Le Royaume de Siam et une Ambassade anglaise à Bangkok
L’Europe entreprend depuis quelques années une véritable croisade contre les vieux empires de l’Asie. Ce n’est plus, comme il y a deux siècles, l’esprit d’aventure ou l’ardeur de la propagande religieuse qui l’entraîne vers l’extrême Orient ; elle y est conduite par l’intérêt commercial. Ouvrir de nouveaux marchés, conquérir des consommateurs, voilà, en termes techniques, la principale pensée des nations modernes. On a beau déployer avec orgueil le drapeau de la civilisation, les enseignes de la foi, et se placer en quelque sorte sous l’invocation de ces saintes causes : c’est l’amour du gain qui inspire les croisés de Liverpool et de New-York ; c’est la recherche des profits commerciaux qui les pousse vers les mers de l’Inde, de la Chine et du Japon. Peu importe cependant : la civilisation et la foi chrétienne y trouvent aussi leur compte ; elles s’embarquent avec eux sur les navires ; avec eux, elles descendent sur les rives lointaines, et si le négoce s’établit quelque part, elles s’y fixent avec lui. On a vu récemment les États-Unis, et à leur suite l’Angleterre, la France et la Russie, frapper aux portes du Japon : les États-Unis voulaient posséder des points de relâche pour leurs baleiniers, qui croisent en grand nombre dans les parages de l’Océan-Pacifique, et préparer des dépôts de charbon pour les steamers qui doivent un jour ou l’autre naviguer entre la Californie et la Chine. En ce moment même, une seconde expédition est dirigée par l’Angleterre contre le Céleste-Empire : il s’agit en apparence de venger une insulte faite au pavillon britannique ; au fond, c’est le commerce anglais à Canton qui est en jeu. Toutes ces entreprises, pacifiques ou militaires, procèdent de l’esprit mercantile, et c’est précisément ce qui en assure le succès, car l’intérêt des États-Unis et de la Grande-Bretagne y est engagé au moins autant que leur honneur.
Si, dans leur indolence traditionnelle ou par un sentiment instinctif de défiance, la plupart des souverains asiatiques repoussent les avances de l’étranger, ou ne consentent à les accueillir qu’avec une extrême réserve et sous la pression de la nécessité, il en est un au moins qui se montre sincèrement disposé à nouer des relations avec l’Europe : c’est le roi de Siam. Depuis trois ans, il a vu successivement paraître à sa cour des envoyés de l’Angleterre, des États-Unis et de la France ; il les a reçus avec un véritable empressement, et leur a concédé les facilités commerciales qu’ils réclamaient. De plus, il tient à honneur de pratiquer dans ses états la tolérance religieuse ; les missionnaires catholiques et protestans peuvent sans péril s’y livrer à leur œuvre de propagande, et ils jouissent de la faveur du souverain. Deux ouvrages récemment publiés fournissent sur ce pays d’intéressantes informations ; l’un est la Description du royaume Thaï ou Siam, par Mgr Pallegoix, qui a résidé de longues années à Bangkok ; l’autre est le récit de la mission anglaise à Siam en 1855, par sir John Bowring, plénipotentiaire de sa majesté britannique en Chine. Nous pouvons, à l’aide de ces deux publications, nous former une opinion à peu près exacte sur la situation présente de Siam. La narration de sir John Bowring nous introduit en outre à la cour de Bangkok, elle nous montre le roi et les hauts fonctionnaires dans leurs rapports avec les Européens. Aujourd’hui que tous les regards sont tournés vers l’extrême Orient, il n’est pas sans intérêt de tenter une excursion dans le royaume de Siam sur les traces de deux voyageurs intelligens, placés dans les conditions les plus favorables pour bien voir et pour reproduire exactement la physionomie de cette étrange contrée.
I.
Le royaume de Siam s’étend entre les 4e et 22e degrés de latitude nord et les 96e et 102e degrés de longitude est. Il a pour voisins l’empire chinois, la Cochinchine, le royaume d’Ava, et les Anglais, qui, en Asie, sont plus ou moins voisins de tout le monde. On n’est point d’accord sur le chiffre de sa population : Mgr Pallegoix l’évalue à 6 millions d’âmes, sir John Bowring le réduit à 4 ou 5 millions. Quoi qu’il en soit, Siam ne saurait être mis en parallèle avec la Chine ni avec le Japon quant à la densité de la population. Le pays, couvert de montagnes abruptes et d’épaisses forêts, comprend de vastes espaces complètement inhabités ; on y trouve le désert et la nature vierge à côté des plus belles plaines que le soleil tropical et l’inondation régulière de larges fleuves, tels que le Meinam, puissent féconder.
La population n’est point homogène ; elle se compose de races nombreuses, les unes originaires du pays, les autres fournies par l’immigration étrangère. D’après le calcul de Mgr Pallegoix, les Siamois y figurent pour 2 millions à peine ; puis viennent les Chinois pour 1,500,000, les Malais pour 1 million, les habitans du Laos pour un nombre égal, les Cambogiens pour 500,000. Ici encore on retrouve la colonie chinoise, active, florissante, exploitant le sol et les principales industries, accumulant les capitaux, maîtresse du pays par le travail et par l’usure : singulière fortune de ce peuple qui, sans bruit, sans embarras, sans femmes (les hommes seuls s’expatrient), a fondé dans toutes les contrées de la Malaisie des établissemens prospères. Le roi de Siam est tributaire de l’empire de Chine : il envoie tous les trois ans à Pékin des ambassadeurs chargés de présens ; mais ce n’est là qu’un lien traditionnel, et depuis longtemps le souverain du Céleste-Empire n’a rien à démêler avec les affaires politiques du royaume de Siam. Ce qui est plus sérieux, c’est la domination que les immigrans chinois exercent dans le pays même par la supériorité de leur génie commercial. On peut dire que la population indigène paie à la colonie chinoise un énorme tribut.
La forme du gouvernement est despotique. Le souverain est maître absolu de la vie et des biens de ses sujets ; c’est à son profit que se perçoivent les impôts, c’est lui qui ordonne toutes les dépenses. Les courtisans admis à ses audiences demeurent prosternés ; à son approche, le peuple se jette à terre : malheur à l’imprudent qui oserait lever les yeux sur lui ! Il faut se découvrir quand on passe devant le palais ; les nobles doivent fermer ou baisser le parasol, insigne de leur dignité, devant les murs de la demeure royale. Enfin, pour dernier trait, quand le souverain se promène sur le fleuve, on a soin de placer dans son embarcation plusieurs cocos vides, liés ensemble, pour lui servir de bouée de sauvetage dans le cas où il tomberait à l’eau, car l’étiquette ne permettrait pas que l’on touchât, même dans cet extrême péril, à sa personne sacrée. De son côté, le roi est assujetti à un règlement très sévère : tous les actes de sa vie intérieure et de sa vie publique sont prévus et ordonnés avec le soin le plus minutieux. Il ne peut manger, boire, dormir, faire ses prières, donner audience, recevoir la reine et les dames du palais qu’à des heures fixées. Le mode d’éducation de ses enfans est prescrit par le code, qui condamne ses filles à une perpétuelle virginité, le législateur considérant les gendres comme de mauvais parens qui pourraient abuser de leur situation à la cour pour trahir leur beau-père. Ainsi les Siamois sont les esclaves de leur souverain, le roi de Siam est l’esclave de l’étiquette : tout le monde est esclave dans ce pays, où s’est conservée intacte la tradition du despotisme oriental.
La constitution de la royauté de Siam présente une particularité singulière : il y a un second roi, qui est ordinairement un frère ou un proche parent du premier roi, et qui partage avec celui-ci les prérogatives du pouvoir. Au Japon, on voit également deux souverains, le siogoun et le mikado ; mais le siogoun est le véritable souverain, et il exerce toutes les attributions politiques ; le mikado, relégué dans un somptueux couvent, est une sorte de grand-prêtre investi seulement de l’autorité spirituelle. Il n’en est pas de même à Siam : le second roi est en réalité le collègue du premier. Il a sa cour, ses grands officiers, ses ministres ; il commande les armées, on le consulte pour toutes les affaires de l’intérieur et de l’extérieur. Les envoyés étrangers qui se sont présentés à Siam ont été reçus par lui. Comment ces deux souverains peuvent-ils vivre ainsi l’un à côté de l’autre, sans empiétement, sans conflit, portant ensemble le fardeau du pouvoir suprême ? C’est un problème qui nous paraît insoluble. Quoi qu’il en soit, le fait est exact. Les deux princes qui occupent aujourd’hui le trône de Siam vivent en bonne intelligence : Mgr Pallegoix et sir John Bowring leur rendent ce témoignage.
La famille royale, grâce à la polygamie, est toujours très nombreuse. Mgr Pallegoix évalue à deux ou trois cents l’effectif des princes qui dépendent de la cour de Siam, sans compter les princesses, qui vivent cloîtrées dans le palais de la reine sous la surveillance d’une gouvernante chargée en même temps du service et de la garde des concubines. Il n’y a pour les princes que douze emplois de cour, en tête desquels figure la grande maîtrise des chevaux et des éléphans. Les autres princes font le commerce ou se livrent aux plus humbles métiers ; ils disparaissent ainsi peu à peu dans les rangs du peuple. Quant aux mandarins, ils sont divisés en cinq classes entre lesquelles sont réparties toutes les fonctions civiles et militaires. La plupart des emplois se transmettant par voie d’hérédité, la dignité de mandarin constitue un véritable titre de noblesse. Chaque année, au mois de novembre, le souverain distribue lui-même la solde à tous les fonctionnaires de son royaume. La cérémonie ne dure pas moins de douze jours. Les princes et les ministres reçoivent environ 4,800 fr., les mandarins de dernier ordre de 200 à 400 fr., les employés subalternes de 60 à 120 fr. Il n’est pas besoin de dire que ces fonctionnaires, petits ou grands, savent grossir par leurs exactions le chiffre des émolumens dont les gratifie la main royale.
Mgr Pallegoix distingue dans la population cinq classes : les soldats, les gens de corvée, ceux qui paient un tribut, les cliens et les esclaves. On peut ajouter à cette classification les talapoins ou prêtres de Bouddha. Les gens de corvée doivent trois mois de service par an ; on les emploie aux travaux publics. Il leur est loisible de s’exempter de la corvée en payant une somme de 16 ticaux (48 francs), qui est destinée au trésor royal, mais que les mandarins arrêtent généralement au passage. Les tributaires fournissent chaque année, au lieu de la corvée, un tribut en nature dont la valeur varie de 8 à 16 ticaux (24 à 48 francs). Les cliens sont placés, ainsi que leurs familles, sous la dépendance directe des princes ou des mandarins, à l’égard desquels ils sont tenus à certains services personnels. Il y a des princes qui se trouvent ainsi les patrons ou les suzerains de plusieurs centaines de familles. Les esclaves forment, d’après Mgr Pallegoix, le tiers de la population ; sir John Bowring estime que la proportion est beaucoup plus considérable, si on ne l’établit que sur le chiffre de la population indigène, en laissant les Chinois en dehors du calcul.
L’esclavage tient une grande place dans la société siamoise ; c’est une institution qui a ses lois, ses traditions, ses usages particuliers. Le code de l’esclavage forme une législation complète dans laquelle sont prévus les plus minutieux détails. Il doit en être ainsi, puisque ce code s’applique à la majeure partie de la population. On peut remarquer d’ailleurs que nulle part les lois ne sont aussi nombreuses ni les règlemens aussi stricts que dans les états où règne l’absolutisme. Ce n’est point seulement l’intérêt de l’ordre public qui exige une définition très nette des devoirs imposés à chacun, il y a là surtout une garantie de conservation pour le despotisme, et une garantie si essentielle, que le législateur s’est toujours efforcé de confondre avec les préceptes de la religion les lois qui commandent l’obéissance envers le souverain et la déférence des classes inférieures à l’égard des classes aristocratiques. Toutes les royautés orientales reposent ainsi sur le respect. À Siam comme au Japon et en Chine, le respect est un dogme politique ; il se traduit à l’extérieur par les formules les plus hyperboliques de l’adulation et de la soumission ; il inspire, même dans les relations privées, cette politesse extrême que tous les voyageurs ont observée, et qui n’est, à vrai dire, qu’une sorte de politesse légale, dont les termes et jusqu’aux moindres gestes sont dictés et mesurés par le code. Parmi tant de lois siamoises qui fixent le rang et la condition des personnes, le règlement sur l’esclavage est assurément l’un des plus curieux à étudier. On distingue plusieurs catégories d’esclaves : les prisonniers de guerre, les esclaves achetés, les esclaves de naissance. Les prisonniers de guerre sont la propriété des deux rois, qui les incorporent généralement dans l’armée. On évaluait leur nombre, en 1855, à près de 50,000 (habitans de Laos ou du Pégu, Cochinchinois, Birmans et Malais). En leur qualité de gens du roi, les prisonniers de guerre s’attribuent une grande supériorité sur les autres esclaves. Les esclaves achetés forment la classe la plus nombreuse : ce sont, ou des enfans qui ont été vendus par leurs parens, ou des adultes qui se sont vendus eux-mêmes. Les prix ordinaires sont de 80 à 120 ticaux (280 à 420 francs) pour les hommes, et de 60 à 100 ticaux (200 à 300 francs) pour les femmes. La majeure partie des esclaves se compose de débiteurs qui se mettent en condition chez leurs créanciers jusqu’à ce qu’ils soient en mesure d’acquitter leur dette. Leurs services représentent l’intérêt du capital, et comme à Siam l’intérêt de l’argent est de 30 pour 100 par an, il y a beaucoup d’individus qui préfèrent aliéner momentanément leur liberté plutôt que d’acquitter un impôt aussi lourd. Lorsqu’ils ne sont pas satisfaits de leur maître, ils en cherchent un autre qui consente à rembourser au premier le capital de leur dette, et qui les prenne à son service. L’esclavage se trouve ainsi tempéré par le droit réservé à l’esclave de changer de maître. Enfin les esclaves à Siam sont traités avec une grande douceur ; ce sont les familiers, les cliens de la maison. Les mœurs, ainsi que la loi, les protègent contre toute rigueur inutile.
Le règlement sur l’esclavage remonte à près d’un siècle. Les principales lois et les coutumes en vigueur à Siam ne sont pas moins anciennes. Mgr Pallegoix a tenté d’écrire, à l’aide des annales indigènes, un résumé de l’histoire siamoise ; mais il n’a recueilli que des documens très confus. On a peine à se reconnaître au milieu des récits fabuleux qui précèdent la fondation de la capitale, Ayuthia, en 1350 de l’ère chrétienne. L’histoire moderne elle-même n’est pas beaucoup plus claire : ce ne sont que révolutions de palais, luttes intestines ou guerres terribles soutenues contre les habitans du Laos, les Birmans, et surtout contre le Pégu. En 1543, le roi de Pégu vint attaquer les Siamois à la tête de 300,000 hommes et de 700 éléphans. En 1547, il revint mettre le siège devant Ayuthia avec une armée de 900,000 hommes, 7,000 éléphans et 15,000 chevaux. Il était jaloux de la prospérité du royaume de Siam, qui possédait alors sept éléphans blancs ! En 1555, il attaqua de nouveau la ville avec une armée encore plus nombreuse, il s’en rendit maître, et emmena en captivité toute la population. Faut-il ajouter foi à ces chiffres prodigieux, à ces immenses mouvemens d’armées, à ces luttes gigantesques ? Il est permis d’hésiter, et pourtant, quand on visite les ruines d’Ayuthia, on est tenté de ne point trouver trop invraisemblables ces étranges récits. Les vastes palais qui jonchent le sol de leurs débris, les dômes élevés des pagodes sous lesquelles se dressent encore dans leur immobilité séculaire les colossales statues de Bouddha ; plus loin, une pyramide de 400 pieds de haut, dont la flèche d’or va percer la nue, tous ces monumens, muets témoins du passé, attestent que le royaume de Siam a eu ses jours de grandeur et de richesse presque inouïe. Quel contraste présente l’époque actuelle ! Les innombrables armées d’autrefois sont réduites à quelques milliers d’hommes ; les escadrons d’éléphans qui repoussaient les charges des éléphans du Pégu sont licenciés. La dynastie régnante, qui occupe le trône depuis la fin du dernier siècle (1782), et qui en est à son troisième souverain, n’a eu à soutenir que de petites guerres contre les Birmans et les Cochinchinois, et semble avoir oublié les traditions guerrières des anciennes dynasties.
Les Siamois professent le bouddhisme. Mgr Pallegoix a exposé longuement la doctrine et raconté d’après les livres sacrés la vie de Bouddha. Missionnaire chrétien, il a dû se livrer à une étude approfondie de la religion qu’il venait combattre, et il faut lui savoir gré de la modération équitable qui inspire son langage quand il parle du bouddhisme, signalant les erreurs d’une croyance qui aboutit fatalement au complet anéantissement de l’âme humaine fatiguée de ses multiples transmigrations, mais aussi mettant en relief les qualités morales de la doctrine, l’influence que les préceptes de Bouddha ont exercée sur les sociétés orientales, et l’importance incontestable d’une religion qui compte sur le globe près de 200 millions de sectateurs. C’est du reste un trait particulier que l’on a remarqué fréquemment dans le caractère de ces courageux apôtres, qui vont planter sur les terres lointaines, au milieu de la superstition triomphante et en face des temples consacrés à Bouddha ou à Confucius, le drapeau du christianisme. Ils se sentent généreusement portés à l’indulgence pour l’ennemi contre lequel ils ont à lutter. Ils laissent à d’autres le mépris stérile et les déclamations insultantes. Peu suspects de transiger avec l’erreur, ils fouillent patiemment les origines des superstitions pour en dégager le principe philosophique ou moral qui s’y trouve plus ou moins profondément déposé. Comment expliquer autrement l’empire que depuis des siècles ces superstitions ont conservé sur les consciences de tant de générations humaines ? Il semble que, remontant ainsi le courant des traditions, les missionnaires espèrent découvrir au fond de ces antiques doctrines quelques étincelles de l’éternelle vérité pour les rallumer au foyer du christianisme.
Les Siamois sont pieux ; s’ils ne connaissent que très imparfaitement les dogmes fort compliqués du bouddhisme, ils s’acquittent avec ferveur de leurs devoirs religieux, récitent régulièrement les prières et se montrent très respectueux pour leurs bonzes. Ces bonzes ou talapoins vivent dans des couvens ; ils sont au nombre de plus de cent mille pour tout le royaume, et on en compte environ dix mille à Bangkok seulement. Leur costume est jaune ; ils doivent avoir toujours la tête et les sourcils rasés ; ils portent une besace qui contient une marmite en fer ; ils tiennent à la main un éventail de feuilles de palmier (talapot ; c’est de là sans doute que vient le nom de talapoins qui leur a été depuis longtemps donné par les Européens), et ils gardent cet éventail ouvert devant les yeux, afin de ne pas être distraits dans leurs méditations par la vue des objets extérieurs. Les talapoins sont organisés hiérarchiquement. Le roi est le chef de l’église ; le titre de protecteur et de conservateur de la secte de Bouddha figure au premier rang parmi les nombreux titres apposés en tête des actes officiels. Un prince du sang royal, assisté de plusieurs commissaires qui forment, sous sa présidence, une sorte de tribunal ecclésiastique, est chargé de la haute administration des affaires religieuses. Chaque couvent est gouverné par un supérieur que nomme le roi ; puis viennent les vicaires, les secrétaires, les simples moines, et enfin les novices. Autrefois les talapoins étaient liés par un vœu perpétuel : dès qu’ils avaient été admis à porter l’habit jaune, ils ne le quittaient qu’au moment de mourir ; mais peu à peu les vœux perpétuels ont été abolis. On devient talapoin, on rentre dans la vie civile, on redevient talapoin ; quelques formalités suffisent pour ces divers changemens de condition, et cette facilité explique la multiplicité des prêtres siamois. On est talapoin par piété, par ambition pour jouir de certains privilèges et du respect attachés à l’habit ecclésiastique, par paresse pour vivre d’aumônes, ou par passe-temps, quand on n’a rien de mieux à faire. Une grande partie de la population siamoise, les riches comme les pauvres, passent ainsi au moins quelques mois de leur vie dans un couvent. C’est dans leur pensée un acte méritoire, une sorte de purification, qui profite même aux âmes des parens défunts. On voit des riches donner la liberté à des esclaves à la condition que ceux-ci se feront talapoins. Pendant les trois mois de la saison pluvieuse, les bonzes sont tenus de demeurer dans les monastères, où ils sont soumis aux règles de la discipline ; le reste de l’année, il leur est permis de voyager. Le livre des commandemens que doivent observer les talapoins comprend deux cent vingt-sept articles ; il recommande avec les plus minutieux détails la pratique de toutes les vertus et proscrit tous les vices ; de plus, il réglemente jusqu’aux moindres actes de la vie matérielle. La continence la plus absolue est ordonnée, au point que la loi défend d’aller dans une barque qui aurait servi à une femme, ou de monter une jument ou un éléphant femelle. Il ne faut ni tuer ni frapper les animaux ; en conséquence il est interdit de cultiver la terre, parce qu’on s’exposerait à tuer un ver ou un insecte, de couper les arbres, de faire cuire du riz, parce que le riz et les arbres contiennent des germes de vie ; on doit même passer à travers un linge l’eau que l’on veut boire, de peur qu’il ne s’y trouve des animalcules. Les talapoins ne peuvent ni acheter ni vendre ; toute occupation temporelle leur est défendue ; la règle les condamne pour ainsi dire à une insensibilité complète, et dès-lors elle leur prescrit de vivre seulement d’aumônes. On trouve, dit Mgr Pallegoix, dans les livres sacrés de très beaux sermons de Bouddha, dans lesquels il inculque aux talapoins des vertus sublimes et dignes d’un vrai philosophe. Par exemple, en leur parlant de l’instabilité des choses humaines, il leur dit : « Ne vous attachez pas aux biens de ce monde, parce qu’ils vous échapperont malgré vous ; rien dans l’univers ne vous appartient ; votre personne même n’est pas à vous, puisque vous ne pouvez la maintenir dans le même état, et qu’elle change continuellement de forme. » Il leur ordonne aussi de n’avoir ni amour ni haine pour quoi que ce soit, d’établir leur âme dans un état d’indifférence telle que les biens et les maux les trouvent également insensibles, qu’ils ne soient pas plus touchés des louanges que des injures, des bons traitemens que des persécutions, qu’ils supportent la faim, la soif, les privations, les maladies et même la mort avec une égalité d’âme imperturbable. Voilà en quelques mots la philosophie de la doctrine : l’insensibilité morale, l’inaction matérielle, et, comme conséquence logique, la mendicité. De tous les préceptes de Bouddha, celui qui est le mieux observé, c’est l’article qui prescrit de vivre d’aumônes. Chaque jour, les talapoins se mettent en campagne avec leur besace et leur marmite réglementaire, et ils vont recueillir les provisions, les présens de toute sorte que leur prodigue la charité publique. Donner à un talapoin, c’est donner à Bouddha, et la population s’empresse d’accomplir ce pieux devoir. Le roi, la reine et les principales concubines font tous les jours, de leurs propres mains, à un nombre considérable de bonzes des distributions de vivres et d’aumônes. La récolte est rapportée au couvent. Les talapoins lettrés, qui se livrent à la prédication, sont fréquemment invités à se rendre dans les maisons des riches, où leurs sermons sont rémunérés par des présens ; ils parviennent ainsi à se créer un pécule dont ils pourront jouir lorsqu’ils rentreront dans la vie civile. Les talapoins sont d’ailleurs exempts d’impôts, de corvées, de tout service public. Leur costume jaune, honoré et salué par tous, par le roi de Siam lui-même, les élève au-dessus des lois, et leur assigne dans la société un rang exceptionnel.
La piété des Siamois n’est point exempte de superstition. On entretient à la cour des astrologues indiens qui prédisent la pluie et le beau temps, la paix et la guerre, et qui déterminent les jours heureux et les jours néfastes. De même le peuple consulte les devins et les diseurs de bonne aventure ; il porte des amulettes, il croit à la vertu des nombres impairs, il dresse des autels aux génies protecteurs de la famille, il craint les sorciers et s’adresse aux magiciens, etc. Bouddha a défendu sévèrement toute pratique superstitieuse ; c’est dans les livres des brahmes que les Siamois ont puisé la plupart de ces croyances ridicules. On se figure généralement, d’après les récits des voyageurs, que les Siamois, de même que les Cochinchinois et les Birmans, adorent l’éléphant blanc comme un dieu, et que ce culte se rattache à la religion bouddhique. Mgr Pallegoix explique que les Siamois ne reconnaissent aucun dieu, pas même Bouddha ; mais comme, d’après leur système de métempsycose, les Bouddhas, dans leurs générations successives, seront nécessairement singes blancs, moineaux blancs, éléphans blancs, ils ont de grands égards pour tous les animaux albinos, et en particulier pour l’éléphant blanc ; ils croient qu’il est animé par quelque héros ou grand roi qui deviendra un jour Bouddha, et qu’il porte bonheur au pays qui le possède. Cette croyance ou plutôt cette superstition est très ancienne. Les éléphans blancs sont logés dans un palais ; ils ont rang de mandarins de première classe ; ils sont servis par des officiers ; leur mort est pour la cour et pour toute la population un grand sujet de deuil. Les envoyés européens qui ont récemment visité la capitale de Siam décrivent, avec les mêmes détails, les honneurs extraordinaires décernés aux éléphans blancs. Cela peut être pittoresque, mais on ne saurait lire de tels récits sans éprouver un sentiment de dégoût. Ces peuples orientaux, que nous voyons si platement obséquieux devant un éléphant, sont policés, intelligens, lettrés même ; rien chez eux n’excuse cette incroyable idolâtrie.
Toutes les religions étrangères sont tolérées à Siam. À côté des pagodes consacrées à Bouddha, on voit s’élever les mosquées des musulmans et les églises des chrétiens. Les lettrés acceptent volontiers la controverse : ils accordent que le christianisme renferme de grandes vérités et des enseignemens sublimes ; mais, suivant eux, les préceptes de Bouddha sont également dignes d’admiration, et pourquoi dès-lors changer de croyance ? Chaque pays a sa religion, et rien n’empêche que toutes les religions ne soient bonnes. Il est de même des fruits ; différens sous chaque latitude, ils peuvent avoir une égale saveur. De tels raisonnemens expliquent la parfaite tolérance des Siamois et la répugnance qu’ils éprouvent à se convertir au christianisme. Il a bientôt deux siècles que le premier missionnaire catholique, l’évêque de Berythe, débarqua à Bangkok (1662) et commença l’œuvre de la propagande. Mgr Pallegoix raconte longuement l’histoire de la mission ; il rappelle les efforts tentés, surtout pendant le XVIIIe siècle, pour étendre dans les divers états dépendans du royaume de Siam l’empire de la foi romaine ; il retrace les périodes de persécution que la mission eut à traverser, non point par suite de sa doctrine, mais à raison de son origine européenne ; il rend hommage à la protection qu’il a obtenue personnellement depuis son arrivée à Siam (1830), et reconnaît les facilités nouvelles qu’il a obtenues du souverain actuel pour l’établissement. d’églises, de séminaires et d’écoles catholiques. Cette histoire, fort intéressante d’ailleurs et très édifiante, de la mission de Siam devait nécessairement occuper une large place dans l’ouvrage de Mgr Pallegoix, et on ne la lira point sans émotion, car les âmes les plus indifférentes et les plus rebellés à l’action de la grâce y trouveront au moins l’attrait qui s’attache invinciblement au spectacle d’une lutte courageuse entreprise contre les idées de tout un peuple par une poignée d’hommes succombant sans éclat et relevés sans interruption au poste de la propagande : lutte ingrate pourtant et bien faiblement récompensée ici-bas, s’il faut en juger par les résultats. On ne comptait encore en 1853, dans tout le royaume de Siam, que 7,050 catholiques, 4,050 à Bangkok, résidence de l’évêque, et 3,000 dans les provinces. Ils habitent en général des villages ou camps séparés sur des terrains qui leur ont été donnés par le roi, et où ils peuvent se livrer en toute liberté à l’exercice de leur culte. La plupart des convertis ont été recrutés dans la population chinoise et annamite ; le nombre des prosélytes siamois est presque imperceptible. Quelques milliers de fidèles à peine, voilà donc le produit de l’œuvre à laquelle se consacrent un vicaire apostolique, neuf missionnaires européens et quatre prêtres indigènes, rivalisant de piété et d’habileté pour faire lever des semences jetées depuis deux siècles dans un sol stérile, possédant un séminaire, quatre couvens de femmes et plusieurs écoles, se multipliant par des prodiges d’organisation qui eussent assuré la prospérité de toute entreprise temporelle, et par-dessus tout, dans un pays où la faveur d’en haut est si puissante, jouissant de la protection du souverain !
Mgr Pallegoix cite avec reconnaissance ce trait du roi de Siam, qui, peu de temps avant son avènement, remit entre les mains d’un mandarin chrétien, général d’artillerie, 3,000 Annamites, prisonniers de guerre, en recommandant de leur enseigner le catholicisme. Le roi a voulu sans doute être agréable à la mission en lui procurant d’un seul coup un bataillon de recrues ; mais il est probable que, s’il a livré si aisément des Annamites, il n’aurait point enrôlé ses Siamois sous la bannière chrétienne. Il y a même, sinon la marque d’une grande indifférence, au moins l’indice d’une certaine naïveté dans ce cadeau fait à la mission. Il convient de signaler encore divers moyens d’augmenter le nombre des baptêmes. Des personnes pieuses parcourent les villages où sévissent des épidémies ; elles portent des médicamens, ce qui leur donne accès dans les cabanes, et elles profitent d’un moment favorable pour baptiser les enfans moribonds. On compte également sur l’achat des petits enfans à l’aide des fonds recueillis par l’œuvre de la Sainte-Enfance. Les enfans d’esclaves s’achèteraient à très bas prix ; on les confierait à des familles chrétiennes, et ils seraient élevés dans la vraie religion. Il est bien plus facile, suivant la remarque judicieuse de Mgr Pallegoix, de faire ainsi des chrétiens que de convertir les grandes personnes, qui tiennent ordinairement beaucoup à leurs superstitions[1].
Sans manquer au respect que commande une œuvre sainte, on est involontairement porté à sourire en présence des procédés appliqués à la conversion des infidèles. Rien n’arrête ces infatigables sauveurs d’âmes : soit qu’ils baptisent par surprise l’enfant qui se meurt dans les bras d’une mère désolée, soit qu’ils achètent à prix d’argent des prosélytes à la mamelle, leur mission est accomplie, ils font des chrétiens ; mais, à envisager les choses sérieusement, n’est-ce point de leur part un touchant aveu d’impuissance que cette ardeur excessive à s’emparer d’âmes sans défense, alors que, parmi « les grandes personnes, » les conversions demeurent si rares ? Le dénombrement des chrétiens à Siam est là qui atteste l’inutilité presque absolue des sacrifices et des travaux de la propagande. Mgr Pallegoix ne se dissimule pas cette situation, qui serait désespérante pour tout autre que pour un missionnaire, et il signale les principaux obstacles qui s’opposent aux progrès de la foi chrétienne. En premier lieu, c’est la polygamie, les nobles et les riches se souciant peu d’embrasser une religion qui les obligerait à congédier leurs concubines ; puis c’est l’éducation que tous les Siamois reçoivent dans les pagodes, où ils passent un temps plus ou moins long en qualité de talapoins. C’est ensuite la défiance qu’inspire, au point de vue politique, un culte importé par des Européens ; il n’est pas surprenant que, témoins des envahissemens successifs de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal, de la Hollande, dans les diverses contrées de l’Asie, les Siamois, de même que les Japonais et les Chinois, se tiennent en garde contre les missionnaires étrangers qui leur apparaissent comme une avant-garde de la conquête. Il faut une confiance bien robuste pour lutter contre de telles difficultés. En Chine et en Cochinchine, où le christianisme a subi de nombreuses et cruelles persécutions, le chiffre des convertis est relativement plus considérable qu’à Siam, où, d’après le témoignage des missionnaires, le travail de la propagande a été favorisé, non-seulement par l’esprit de tolérance qui règne parmi le peuple, mais encore par la bienveillance personnelle de plusieurs souverains. Cette remarque est peu encourageante pour l’avenir des missions catholiques dans l’extrême Orient, et en particulier à Siam : elle démontre en effet que le christianisme rencontre plus d’obstacles dans les dispositions mêmes des peuples, aveuglément attachés à leurs vieilles croyances, que dans les persécutions.
Les missionnaires protestans se sont établis à Bangkok vers 1830. C’est le docteur Gutzlaff qui leur a ouvert la voie. Il a résidé trois ans dans le pays, et, à son départ, il promettait à ses successeurs une abondante moisson de chrétiens. Ses espérances ont été complètement déçues. Le témoignage de Mgr Pallegoix pourrait, à cet égard, paraître suspect ; mais nous avons celui de sir John Bowring, qui constate sans détour l’insuccès de ses coreligionnaires. Les missionnaires protestans, au nombre de huit ou dix, mariés pour la plupart, résident à Bangkok ; ils dépendent de trois associations différentes, qui ont leur siège aux États-Unis. Leurs principales occupations consistent à traduire et à imprimer la Bible en siamois, à la répandre par milliers d’exemplaires, à tenir des écoles, et, pour quelques-uns, à exercer la médecine. Ils sont généralement respectés, le roi et les mandarins les consultent volontiers sur les matières de science ; mais, quant à l’effet de leur propagande religieuse sur les populations, il est à peu près nul. Les bonzes ou talapoins étant astreints au célibat, les Siamois ne comprennent point qu’un prêtre puisse être marié et avoir une famille. Selon leurs idées, empruntées à la doctrine bouddhique, les ministres protestans ne seraient pas, au même degré que les prêtres catholiques, revêtus du caractère sacré. L’entretien des missions américaines doit être fort coûteux : l’impression et la distribution des Bibles entraînent des dépenses considérables. On sait que les sociétés religieuses de l’Angleterre et des États-Unis ont couvert de bibles le monde entier : sir John Bowring estime avec raison que ce mode de prédication, très facile assurément, est tout à fait stérile. Les Siamois, les Chinois, les Annamites, ramassent ces bibles, qu’on leur jette ainsi à profusion, et ils les rangent soigneusement dans leurs bibliothèques ; mais il n’est pas bien sûr qu’ils les lisent, et peut-être cet empressement qu’ils mettent à se saisir des exemplaires colportés par les ministres protestans, provient-il uniquement du sentiment de respect que ces peuples professent pour les livres en général. Il serait cruel de penser, comme le déclarait ingénument un missionnaire américain à sir John Bowring, que les Siamois aimeraient encore mieux recevoir des brochures de papier blanc que des bibles imprimées. Le résultat le plus clair de tant d’efforts, c’est d’entretenir à Bangkok une sorte d’académie européenne pour l’étude de la langue et de la littérature siamoise. On compte parmi ces infatigables traducteurs et distributeurs de la Bible des philologues distingués ; les prêtres catholiques ne se sont point laissé distancer sous ce rapport, témoins le dictionnaire et la grammaire de la langue thaï publiés par Mgr Pallegoix. La connaissance approfondie de l’idiome indigène facilitera singulièrement, dans un prochain avenir, les recherches de l’érudition européenne sur les vieilles annales de Siam, ainsi que les progrès de notre civilisation, de nos idées, de notre commerce. On doit donc, à ce point de vue, suivre avec intérêt les travaux des presses chrétiennes établies à Bangkok.
Les relations du royaume de Siam avec l’Europe remontent aux premiers temps où les Portugais devinrent si puissans dans l’Inde. Dès 1511, Albuquerque envoya une ambassade à Ayuthia, et les Portugais obtinrent l’autorisation d’y fonder une factorerie. En 1548, l’histoire nous montre un détachement de soldats portugais combattant vaillamment sous les drapeaux du roi de Siam pour défendre la capitale attaquée par une armée du Pégu. Pendant tout le XVIe siècle, le pavillon de Portugal fut le seul qui se montrât dans les eaux du fleuve Meïnam, et il y a laissé un tel prestige, que trois siècles plus tard, en 1822, le roi de Siam demandait à un envoyé anglais, M. Crawfurd, si le roi de la Grande-Bretagne était l’allié de la cour de Lisbonne, indiquant, par cette question inattendue, que la qualité d’allié du Portugal était à ses yeux la plus haute marque de grandeur et la plus précieuse recommandation. Dans les premières années du XVIIe siècle, les Hollandais et les Anglais parurent à Siam et commencèrent à ébranler la suprématie du Portugal. Leurs comptoirs d’Ayuthia devinrent florissans. En 1685, se présentèrent les Français dans des conditions assez singulières. Un Grec, Constantin Phaulcon, qui, d’aventures en aventures, était arrivé à occuper la première place dans les conseils du roi de Siam, imagina d’établir des relations diplomatiques entre la cour d’Ayuthia et Louis XIV. Flatté dans son orgueil par les avances qui lui étaient faites du fond de l’Asie, et désireux de conquérir à la foi romaine comme à l’influence française un état dont on lui avait vanté la richesse, le grand roi envoya à Siam M. de Chaumont, avec une suite brillante et six jésuites. L’abbé de Choisy et le père Tachard, qui accompagnaient M. de Chaumont, ont raconté les curieux détails de cette ambassade. Les rapports établis et soigneusement entretenus par Phaulcon se continuèrent pendant quelques années. En 1687, Louis XIV fit partir pour Siam une seconde mission sous la conduite de M. La Loubère, et un millier de soldats français qui devaient, en vertu d’un traité, occuper les places de Mergui et de Bangkok. Tout allait au mieux, lorsqu’en 1690 une révolution renversa Phaulcon et fut suivie de l’expulsion des troupes françaises : étrange épisode qui se détache, au milieu des grandeurs épiques du règne de Louis XIV, comme un chapitre de roman !
En 1717, sous Philippe V, le capitaine-général des îles Philippines envoya à Siam un ambassadeur, don Gregorio Bustamente Bustillo, qui réussit à conclure un traité de commerce et obtint un emplacement pour l’érection d’une factorerie espagnole ; mais un malentendu amena une rupture avant même que le traité eût été mis à exécution. — Durant le XVIIIe siècle, l’attention se détourna du royaume de Siam. Lorsque la paix eut été rendue à l’Europe en 1815, les principales nations maritimes explorèrent de nouveau les contrées de l’extrême Orient. En 1822, la compagnie des Indes expédia à Bangkok M. Crawfurd, et en 1826 le capitaine Burney, pour négocier une alliance politique et une convention commerciale. Le premier de ces ambassadeurs échoua complétement, le second fut plus heureux ; mais les conditions qu’il arracha à la défiance ombrageuse de la cour de Siam ne tardèrent pas à être jugées insuffisantes, et en 1850 sir James Brooke, le fameux rajah de Sarawak, se rendit à Bangkok en qualité de plénipotentiaire de la reine Victoria : il revint sans traité. Le gouvernement anglais ne se tint pas pour battu, et en 1855 il chargea sir John Bowring de faire une nouvelle tentative pour ouvrir définitivement au pavillon et à l’industrie britanniques le marché siamois. Cette dernière mission aboutit à la signature d’un traité. Les États-Unis, qui dès 1833 avaient conclu une convention avec Siam (par l’intermédiaire de M. Roberts), voulurent en 1850 rouvrir les négociations ; mais leur représentant, M. Ballestier, ne fut même pas reçu à la cour. L’avénement du souverain actuel et le succès obtenu par sir John Bowring les engagèrent à envoyer vers la fin de 1855 un nouveau plénipotentiaire, M. Townsend Harris, qui remporta de Bangkok une convention analogue à celle que l’Angleterre avait conclue avec Siam. Enfin la France se présenta à son tour, et le 15 août 1856, un traité d’amitié et de commerce fut signé à Bangkok par M. de Montigny.
Tel est le résumé des négociations successivement engagées par les puissances européennes et par les États-Unis avec le royaume de Siam. Il a fallu longtemps et à plusieurs reprises frapper au seuil pour faire pénétrer dans ce pays le commerce de l’Occident. En lisant l’intéressante relation que sir John Bowring a récemment publiée sur sa mission, on appréciera les difficultés que devaient rencontrer les diplomates européens dans leurs rapports avec la cour de Bangkok. C’est une étude instructive égayée par de curieuses scènes de mœurs. Nous avons raconté déjà les impressions de voyage d’un ambassadeur américain au Japon[2] : voici le journal d’un ambassadeur anglais à Siam. Ce sont deux tableaux d’une même galerie où sont représentés d’après nature, avec leurs traits singuliers et sous de vives couleurs, les hommes et les choses de l’Orient.
Sir John Bowring arriva, le 25 mars 1855, à l’embouchure du fleuve Meïnam. Il était embarqué sur le Rattler, corvette à hélice. La première visite qu’il reçut à bord fut celle de la douane. On eut assez de peine à s’entendre. Sir John s’adressait en chinois mandarin à un lettré de sa suite ; le lettré traduisait la phrase en chinois de Canton ; un Cantonais la transmettait en chinois du Fokien ; un Fokienois la rendait en siamois. On se figure ce que pouvait devenir la pensée de deux interlocuteurs à la suite de ces transformations presque aussi nombreuses que celles de Bouddha. Les douaniers prirent le parti de retourner, dans leur embarcation, au port de Paknam, où ils furent suivis par plusieurs officiers de la corvette chargés de voir le gouverneur et d’annoncer la venue du plénipotentiaire anglais. Le gouverneur était un frère du premier ministre, et il fit aux envoyés de sir John Bowring un accueil favorable. On apprit néanmoins qu’il existait à la cour un parti hostile aux Européens, et qu’on y agitait la question de savoir s’il ne vaudrait pas mieux éconduire le nouvel ambassadeur en persévérant dans la politique d’exclusion qui avait été adoptée, sous le règne précédent, à l’égard de sir James Brooke et de M. Ballestier. Il régnait donc une certaine anxiété à bord du Rallier, où l’on attendait une marée assez haute pour franchir la barre du fleuve.
Ces inquiétudes furent en partie dissipées, le 28 mars, par une lettre du roi de Siam, qui exprimait à son « respectable et gracieux ami », son excellence sir John Bowring, combien il était heureux de sa visite. Il lui annonçait en même temps que des ordres étaient donnés pour le recevoir dignement à Paknam et pour l’amener à Bangkok. La lettre du roi, écrite en anglais, était rédigée dans les termes les plus aimables ; mais elle omettait un point essentiel : le Rattler serait-il autorisé à remonter le Meïnam jusqu’à la capitale, et pourrait-il ainsi déplier, aux yeux de la population siamoise, le pavillon de l’ambassadeur britannique ? La question fut décidée le 29 : on convint que sir John Bowring et sa suite seraient transportés à Bangkok dans les embarcations royales, conformément au cérémonial en usage pour les ambassades étrangères, que le Rattler se mettrait en route le lendemain et mouillerait à l’entrée de la ville. Jusqu’au 3 avril, le temps fut exclusivement employé à débattre tous les détails de la réception qui serait faite à l’envoyé anglais. Sir John Bowring avait une trop grande expérience des habitudes de la politique orientale pour ne point savoir combien sont importantes, dans les relations officielles avec les souverains de ces pays, les moindres formalités de l’étiquette. On proposa en effet de lui appliquer les règles usitées à l’égard des ambassadeurs de Cochinchine ou d’Ava. Sir John Bowring avait et devait avoir des prétentions plus hautes : il exigea que le représentant de la reine d’Angleterre obtint tous les honneurs qui avaient été décernés à l’ambassadeur du roi Louis XIV, et repoussa vivement l’assimilation que l’on semblait vouloir établir entre lui et les envoyés des nations asiatiques. La cour de Siam n’opposa point de sérieuse résistance à cette demande, et l’on s’entendit assez promptement sur les préliminaires des négociations.
Il ne se passait d’ailleurs pas de jour sans que sir John Bowring reçût du roi une épître familière attestant des dispositions très amicales et accompagnée de cadeaux. Les nombreux messagers ou visiteurs qui venaient à bord du Rattler se montraient aussi pleins de prévenances. Plusieurs d’entre eux savaient l’anglais ; quelques-uns avaient même voyagé en Europe ; ils causaient volontiers, interrogeant sur tout ce qu’ils voyaient à bord, provoquant les explications et les confidences, flattant l’orgueil de leurs hôtes par d’ingénieux complimens et esquivant ainsi l’obligation de répondre aux questions qu’on leur adressait sur leur pays. Ils avaient probablement un mot d’ordre : ils étaient chargés d’observer les allures des Anglais et de pénétrer leurs intentions, car l’arrivée d’un navire de guerre européen est toujours dans ces contrées un sujet de défiance ; les bâtimens anglais notamment ont le privilège d’inspirer aux souverains et aux peuples de l’extrême Orient certaines inquiétudes. Est-ce la paix, est-ce la guerre qu’ils apportent dans les plis de leur pavillon ? L’histoire des royaumes de l’Inde et la guerre des Birmans sont pour les cours orientales un épouvantail bien naturel. Aussi les ministres siamois devaient-ils être fort désireux de connaître à l’avance le but réel de la présence du Rattler et de la mission confiée à sir John Bowring, et ce n’était point simplement par politesse que leurs agens, sous prétexte de porter des lettres ou des présens, se succédaient sans interruption à bord de la corvette. En tout cas, les impressions qu’ils recueillirent furent complètement favorables à l’ambassade, et le 3 avril, dans une entrevue avec le premier ministre, que le roi avait envoyé à Paknam, l’ambassadeur reçut de nouveau l’assurance qu’il trouverait à Bangkok le meilleur accueil.
Le même jour, à midi, sir John Bowring partit pour la capitale. On avait disposé quatorze embarcations, appartenant au roi, pour le transport de la mission. Le canot destiné à l’ambassadeur était magnifiquement orné. Avec deux yeux peints à l’avant et une queue se prolongeant à l’arrière, il avait la forme d’un poisson. D’élégantes peintures, où l’or brillait à profusion, couvraient les bordages. De riches tapis étaient étendus dans la chambre, que d’épais rideaux protégeaient contre les rayons du soleil. Le capitaine se tenait à la proue auprès d’une idole dorée, placée là sans doute pour conjurer les périls du voyage ; deux grands avirons, manœuvrés à la poupe, dirigeaient la marche du canot, qui s’avançait rapidement sous les efforts de quarante rameurs. Les autres embarcations suivaient à distances égales. L’ensemble de cette flottille pavoisée, d’où s’échappaient par momens les bruyantes chansons des matelots, présentait un magique coup d’œil. C’était ainsi qu’au XVIIe siècle l’ambassade de Louis XIV avait solennellement remonté le Meïnam, et sir John Bowring pouvait reconnaître dans les honneurs qui lui étaient rendus sur les eaux siamoises le cérémonial minutieusement décrit par l’abbé de Choisy et par La Loubère.
À moitié route, la flottille s’arrêta pendant une demi-heure devant un petit port nommé Praklan, où la mission fut reçue par un mandarin qui offrit une copieuse collation. Ce fonctionnaire était d’origine portugaise ; mais on eût hésité à deviner, sous l’uniforme grotesque dont il était fièrement affublé, sa descendance européenne. Il existe encore à Siam un certain nombre de vieilles familles portugaises ; elles sont pour la plupart misérables, et se trouvent confondues avec les classes infimes de la population indigène : tristes débris qui rappellent le temps d’Albuquerque ! Il faut, quand on les rencontre, s’incliner devant de tels souvenirs. Après avoir pris congé du mandarin, sir John Bowring se remit en route vers Bangkok, où il arriva à six heures du soir. Pendant tout le trajet, il avait admiré la végétation brillante et vigoureuse qui couvre les rives du Meïnam. Des deux côtés s’étendent de belles forêts, dont le feuillage, toujours vert, est émaillé de fleurs et de fruits, et peuplé d’une multitude d’oiseaux aux mille couleurs. Par intervalles, on aperçoit les hameaux abrités sous des bouquets de bambous, ou la pointe dorée d’une pagode qui resplendit à travers un rideau d’arbres. Aux approches de Bangkok, le tableau s’anime sur le fleuve et sur les rives. Une foule de bateaux sillonne les eaux du Meïnam ; les villages sont plus nombreux, les pagodes plus grandes ; on reconnaît à leurs vastes proportions les monastères où vivent les talapoins, que l’on distingue de loin à leur costume jaune et à leur démarche solitaire. On entre enfin dans la ville, dont le fleuve, bordé de maisons construites sur pilotis, forme la principale rue. Sur une étendue de plusieurs milles, le Meïnam est couvert de bateaux de toute sorte, habités par une population très active. C’est, comme à Canton, une seconde ville assise sur l’eau. Au milieu du fleuve sont mouillées les grosses jonques qui font le voyage de Chine, les trois-mâts qui appartiennent au roi de Siam et qui visitent d’ordinaire les ports de Java et de l’Inde, où leur pavillon rouge, au centre duquel se détache l’image sacrée de l’éléphant blanc, commence à être bien connu.
L’entrée de Bangkok présente ainsi l’aspect le plus pittoresque ; mais sir John Bowring ne pouvait, dès le premier jour, satisfaire sa curiosité de touriste. Le roi d’ailleurs ne lui en laissa point le loisir. À Paknam, l’ambassadeur recevait messages sur messages de son auguste ami. À peine installé à Bangkok, dans la maison qui lui avait été préparée par ordre du roi, il vit recommencer de plus belle cette correspondance infatigable. La grosse question du moment était le salut de vingt et un coups de canon que devait faire le Rattler, quand il arriverait à Bangkok. Le roi écrivit une lettre et envoya deux de ses favoris à sir John ; il craignait que le bruit du canon n’effrayât le peuple, et jugeait nécessaire de publier une proclamation pour rassurer à l’avance les habitans de sa capitale. À onze heures du soir, seconde lettre du roi, accompagnée du texte de la proclamation. Le lendemain matin, le peuple était averti, et quand, à une heure de l’après-midi, le Rattler jeta l’ancre, il lui fut permis de faire le salut, que lui rendit immédiatement, par un nombre égal de coups de canon, l’artillerie d’un fort voisin du mouillage.
Le roi était très impatient de recevoir sir John Bowring. Aussi, en attendant que les dispositions eussent été prises pour l’audience officielle, voulut-il avoir une entrevue avec l’ambassadeur, qu’il manda le 4 au soir dans son palais. Dans ce premier entretien, il manifesta le désir d’entrer en relations avec l’Angleterre et de favoriser le commerce avec l’étranger. Il expliqua par divers motifs plus ou moins plausibles les échecs éprouvés par les ambassadeurs qui avaient précédé sir John Bowring à Bangkok ; mais ce qui paraissait surtout le préoccuper, c’était l’impression que produirait en Cochinchine la conclusion d’un traité entre Siam et l’Angleterre. Peut-être, pensait-il, vont-ils s’imaginer que le roi de Siam a eu la main forcée, qu’il s’est humilié devant les exigences des Anglais, que sa dignité est atteinte ! Et alors il engageait l’ambassadeur à passer par la Cochinchine avant de retourner à Hong-kong, et à conclure avec le souverain de ce pays une convention analogue au traité qui aurait été signé à Bangkok. De cette façon, il n’aurait plus à craindre de commentaires fâcheux, et les Cochinchinois seraient réduits au silence. Ce détail ne manque pas d’intérêt : il démontre que les cours de l’Asie ne sont point aussi indifférentes qu’on le suppose aux impressions de l’extérieur. Tout en paraissant se replier dans un isolement systématique, elles tiennent à connaître ce qui se passe au-delà de leurs frontières, et elles consultent attentivement l’opinion des contrées voisines. Cette attitude d’observation que les gouvernemens orientaux gardent les uns vis-à-vis des autres est assurément l’un des plus grands obstacles qui arrêtent les progrès de l’influence européenne. En effet, aux yeux des peuples asiatiques, toute concession faite à l’Europe est un acte de trahison et une marque de faiblesse ; de là, parmi les souverains de l’extrême Orient, une profonde répugnance à traiter avec l’étranger. Ils craignent qu’on ne les accuse de compromettre la cause commune, d’ouvrir la porte à l’invasion des barbares et d’introduire lâchement l’ennemi dans la place. Si l’un d’eux, par hasard, se montre disposé à suivre les inspirations d’idées plus libérales, il désire au moins ne pas être seul à marcher dans de nouvelles voies, et demande pour ainsi dire qu’on lui fournisse une excuse en lui faisant des complices. Telle était la situation d’esprit du roi de Siam, lorsqu’il invitait l’ambassadeur anglais à se rendre également en Cochinchine, et ce conseil ou plutôt cette prière fut reproduit avec instance dans le cours des négociations. Sir John Bowring ne crut point devoir prendre à cet égard d’engagement formel ; il donna seulement à entendre qu’il se concerterait avec le ministre de France pour faire une visite à l’empereur d’Annam. La conversation se porta ensuite sur d’autres sujets, et se prolongea plus de deux heures. Il fut entendu qu’avant d’engager officiellement une discussion diplomatique, l’ambassadeur et ses attachés se mettraient en rapports avec les hauts fonctionnaires, afin de préparer les bases d’un traité, et les deux interlocuteurs se séparèrent, fort satisfaits l’un et l’autre de cette première entrevue.
Dès le lendemain 5 avril, sir John Bowring visita le phra-klang, premier ministre, et le phra-kalahom, ministre des affaires étrangères. Le 6, il eut une conférence avec l’un des deux somdetches ou régens, qui, dans la hiérarchie du royaume, prennent rang immédiatement après les princes. Le même jour, il eut une seconde audience du roi, qui l’introduisit dans ses appartemens particuliers. Cette partie du palais est presque entièrement meublée à l’européenne. Tous les ornemens, parmi lesquels figurent des bustes de la reine Victoria et du prince Albert, de riches pendules, des baromètres, des thermomètres, etc., ont été apportés d’Angleterre. Quelques pièces renferment de belles collections de porcelaines de Chine. Le roi montra sa bibliothèque, composée de nombreux ouvrages anglais. Il discourut longuement sur l’histoire de Siam et sur les sciences de l’Europe ; il récita en latin et en anglais les noms des signes du zodiaque, et, pour prouver qu’il était au courant des plus récentes découvertes, il demanda des nouvelles de la planète Neptune. Malheureusement l’éducation siamoise reparaissait par momens à travers ce brillant vernis d’érudition européenne. Ainsi le roi annonça que l’audience solennelle aurait lieu un lundi, les astrologues de la cour ayant déclaré que ce serait un jour propice, et cela fut dit le plus sérieusement du monde. Sir John Bowring dut s’incliner devant le décret des astrologues, qu’il ne s’attendait pas à voir apparaître dans cette conversation scientifique ; mais en présence d’un tel argument pouvait-il se fier complètement aux bonnes dispositions du roi et de ses ministres ? Qu’arriverait-il s’il prenait fantaisie aux astrologues de faire parler les étoiles contre le traité, et d’éconduire la mission anglaise sur l’avis de la planète Neptune ? Sir John sentit involontairement sa confiance quelque peu ébranlée à la suite de cette seconde entrevue, pendant laquelle le roi, sauf une nouvelle insinuation sur l’affaire de la Cochinchine, évita soigneusement d’aborder la question du traité. Le plénipotentiaire anglais résolut donc d’insister plus énergiquement pour que les négociations officielles s’ouvrissent sans retard.
Enfin le 8 avril, le pkra-kalahom fit connaître que cinq plénipotentiaires siamois étaient nommés, que l’on procéderait immédiatement à la discussion du traité, que l’audience solennelle suivrait la signature de l’acte diplomatique, et que plus tard le roi enverrait une ambassade en Angleterre. C’étaient de bonnes nouvelles. Le ministre ajouta que l’on serait disposé à concéder les principaux points débattus dans les conférences officieuses qui s’étaient succédé depuis l’arrivé du Rattler, et que probablement tout pourrait être terminé en trois jours. Les plénipotentiaires désignés par les deux rois étaient : un prince royal, les deux somdetchcs, le phra-kalahom et le phra-klang. Le prince royal passait pour un homme très éclairé et partisan des Européens ; le premier ministre et le ministre des affaires étrangères avaient déjà donné la mesure de leurs dispositions libérales par l’empressement avec lequel ils avaient, dans les conférences officieuses, accueilli les ouvertures de l’ambassadeur anglais. L’un d’eux, le phra-klang, était depuis longtemps convaincu des avantages que le royaume de Siam doit retirer du commerce avec l’étranger, car dès 1835 il avait fait construire à Bangkok des navires marchands sur le modèle des bâtimens européens, et inauguré, pour le pavillon siamois, les voyages de long cours. Quant aux deux somdetches, on pouvait supposer que, soit par attachement à la politique traditionnelle du pays, soit par intérêt personnel, ils tenteraient de s’opposer au traité, ou tout au moins de repousser les clauses les plus importantes. Ces deux dignitaires exerçaient depuis plus de trente ans une influence prépondérante à la cour de Siam ; c’étaient eux qui avaient fait échouer la mission de M. Crawfurd en 1822 et celle de sir James Brooke en 1851. Le plus jeune, chargé de l’administration des impôts, était d’ailleurs intéressé au maintien d’un système qui l’avait enrichi. Les somdetches représentaient ainsi, avec une autorité incontestable, le parti de la résistance ; mais le choix des trois autres plénipotentiaires qui devaient décider la majorité était de nature à rassurer sir John Bowring et son principal secrétaire, M. Parkes, consul d’Angleterre à Canton, qui joua un rôle important dans ces négociations.
La mission confiée à l’ambassadeur anglais présentait, il faut le reconnaître, de graves difficultés. Il ne s’agissait de rien moins que de détruire presque entièrement le système économique en vigueur dans le royaume de Siam, et de remplacer par une législation précise le régime d’arbitraire auquel étaient jusqu’alors soumis les Européens résidant à Bangkok. Les produits du sol étaient grevés de lourdes taxes ; toutes les branches d’industrie et de commerce formaient autant de monopoles affermés par le trésor royal. La plupart de ces monopoles étaient peu à peu tombés entre les mains des Chinois, passés maîtres en matière de perception et d’exactions. Sir John Bowring vit comparaître devant lui un vieux Chinois qui, pour sa part, en avait accaparé quatre-vingt-dix. Le malheureux, qui comptait sans doute aller jusqu’à la centaine, fut terrifié quand on lui annonça la chute imminente de ses chers monopoles. On s’explique aisément que sous un tel régime la production, entravée de mille manières, fût à peine suffisante pour les besoins du marché intérieur : tout élément d’échanges avec l’étranger avait disparu. Les marchandises importées et exportées par les navires européens étaient exemptes de droits de douane ; mais ces navires avaient à payer des taxes exorbitantes de tonnage, qui pesaient en définitive sur leurs cargaisons. Quant aux résidens européens, il leur était interdit de posséder des établissemens fixes, de circuler en dehors de Bangkok ; ils ne jouissaient d’aucune garantie pour leurs opérations de commerce, ni même pour leurs personnes. Aussi la population européenne était-elle toujours demeurée presque nulle.
Supprimer les taxes qui frappaient les produits de l’agriculture, abolir tous les monopoles, réviser les tarifs de douane et de navigation, fixer la condition des étrangers, instituer des consulats investis d’attributions judiciaires analogues à celles qui sont attachées aux consulats du Levant et de la Chine, voilà les mesures que le représentant de la Grande-Bretagne proposait de consacrer par un engagement solennel. Or, en supposant même qu’au point de vue politique le gouvernement siamois fût sincèrement décidé à nouer des relations régulières avec les puissances européennes, il était permis de douter qu’il acceptât une révolution aussi complète dans son système d’impôts, au risque de compromettre une portion considérable de ses revenus. Sir John Bowring, qui a été en Angleterre l’un des premiers et des plus ardens docteurs en free-trade, ne devait pas être embarrassé pour exposer aux Siamois les avantages que leur procurerait, particulièrement sous le rapport fiscal, la libre circulation de leurs produits ; mais ses argumens seraient-ils bien compris ? Quel résultat pouvait-il se promettre d’un cours d’économie politique professé sur les rives du Meïnam ? Bien qu’il ne nous ait pas fait connaître dans sa relation trop sommaire les détails des discussions engagées sur les principaux articles du traité, il en dit assez pour que nous saisissions la physionomie des conférences, qui durèrent près de huit jours. À certains momens, il désespéra du succès ; en écoutant les objections subitement opposées à des désirs qui paraissaient avoir été accueillis la veille, en voyant les délais apportés à la solution des points les moins contestables, il se demandait s’il n’était pas lui-même le jouet et la dupe de la diplomatie siamoise, si ce phra-klang, qui se donnait pour un partisan des étrangers, si ce phra-kalahom, qui s’emportait si violemment contre les scandales des monopoles et prêchait déjà le free-trade avec la ferveur d’un nouveau converti, si tous ces faux amis, y compris le roi, ne s’entendaient pas pour l’éconduire et le renvoyer à sa colonie de Hong-kong avec force complimens et sans traité ! Une fois même, à l’occasion d’une conférence ajournée, il crut devoir manifester ouvertement sa défiance et recourir presque à la menace. Il se trompait : les plénipotentiaires étaient de bonne foi, la majorité insistait pour que le traité fût conclu au plus vite ; mais à chaque réunion, et surtout dans les intervalles des séances, elle avait à lutter contre l’énergique opposition des somdetches. À la fin, elle l’emporta, et le 15 avril la rédaction des articles était arrêtée dans un sens conforme aux demandes de l’ambassadeur anglais.
Ces longues discussions auraient suffi pour occuper tous les instans de sir John Bowring ; mais il fallait en outre subir les visites officielles, les réceptions, les fêtes, les dîners de cérémonie, etc., et la cour de Siam, qui compte deux rois, plusieurs princes, une foule de hauts dignitaires, y compris les éléphans blancs, est réellement trop fatigante pour les ambassadeurs européens. Ce n’est pas une légère corvée que d’endosser l’uniforme par une chaleur de 35 degrés, de se tenir dignement assis au milieu d’une nuée de moustiques, et de se mettre au régime de la cuisine orientale ! Il n’y a pas moyen cependant d’échapper à ces mille petites misères de la vie diplomatique. Ce n’est pas tout : à Siam, les détails de la mise en scène ne sont parfois réglés qu’à la suite de négociations très sérieuses. Les officiers européens seront-ils admis à se présenter devant le roi avec leurs armes ? Déposera-t-on ses chaussures à la porte de la salle d’audience ? Quelle place occupera l’ambassadeur ? Où se tiendra chacun des membres de la mission ? Questions fort graves, qui ne sauraient être résolues du premier coup. Sir John Bowring se reportait invariablement aux dispositions qui avaient été adoptées à l’égard de l’ambassade de Louis XIV, et l’on parvenait ainsi à s’entendre. L’audience solennelle, fixée au 16 avril, avait été précédée de nombreux pourparlers, qui firent sans doute passer plus d’une nuit blanche au grand-maître des cérémonies. Nous voici arrivés, dans la relation de sir John Bowring, à cette représentation extraordinaire. Le roi avait, on s’en souvient, désigné le lundi, jour cher aux astrologues !
Les canots du roi vinrent prendre l’ambassadeur et sa suite, qui furent conduits en grande pompe au débarcadère le plus voisin du palais. Là sir John monta dans une magnifique chaise à porteurs, soutenue par huit hommes et ombragée par un large parasol de couleur écarlate. Des chaises avaient été également préparées pour ses attachés et pour les officiers du Rattler. La longue procession se mit en marche sous une bonne escorte, et arriva promptement à l’une des portes de la résidence royale. Dès ce moment, elle eut à passer à travers une double haie de troupes. Ce déploiement militaire présentait le tableau le plus varié. Aux troupes régulières, vêtues à la façon des cipayes de l’Inde, armées de fusils et de sabres et disciplinées à l’européenne, succédait un détachement de soldats du Camboge ; puis venaient les irréguliers du Laos, un bataillon d’Annamites, une bande de Malais ; à chaque pas, des uniformes différens, si l’on peut donner le nom d’uniformes aux costumes singuliers qui couvraient, parfois très incomplètement, ce ramassis de soldats de tous les pays. Quant aux armes, il y avait là une collection de lances, de haches d’armes, d’arcs, de carquois, de boucliers, etc. ; c’était un véritable musée. Des chevaux richement caparaçonnés et des éléphans chargés de leur attirail de guerre avaient leur place dans la haie. Sur le passage du cortège, les soldats réguliers présentaient les armes ; les tambours, les tamtams, les fifres et les autres instrumens de la musique siamoise faisaient un effroyable vacarme, auquel se mêlaient, sans que l’harmonie pût en être troublée, les cris de la foule, qui remplissait les cours et bravait, dans son empressement désordonné, les injonctions et les bambous de la police. Les chaises à porteurs s’arrêtèrent au seuil d’un édifice où la mission dut attendre les ordres du roi. On offrit du café et des cigares, et au bout de quelques instans les Anglais, sur une invitation apportée par un messager, se rendirent à pied à la salle d’audience, où ils trouvèrent les nobles et les hauts fonctionnaires réunis en grand nombre pour la solennité, tous à genoux et la tête inclinée dans l’attitude du plus profond respect.
Sir John alla immédiatement se placer devant un coussin qui lui avait été préparé à côté des premiers dignitaires. Le roi fit son entrée et s’assit sur un trône élevé. Il était couvert de vêtemens d’or ; il portait sur la tête un bonnet orné de gros diamans, et on voyait briller à ses doigts de magnifiques bagues : sa couronne était posée auprès de lui. Dès qu’il apparut, les Siamois se couchèrent presque à terre, collant leurs fronts au parquet ; les Anglais saluèrent et prirent place sur leurs coussins. La musique joua encore pendant quelque temps, puis sir John Bowring se leva et lut en anglais une harangue dans laquelle, après avoir remercié sa majesté de son excellent accueil, il exprima la confiance que le nouveau traité serait à la fois utile et honorable pour les deux pays. Ce discours fut immédiatement traduit en siamois et répété à voix haute par le frère du premier ministre. Le roi répondit assez longuement. Il reprit l’historique des diverses ambassades européennes qui s’étaient présentées à Siam. « Il y a peu d’années, dit-il, que nous connaissons la grandeur de la Grande-Bretagne et que nous pouvons apprécier la valeur de son alliance. » Il demanda avec intérêt si les négociations étaient complètement terminées, et voulut voir le texte du traité, en anglais et en siamois, pour juger par lui-même si la traduction était exacte et pour en conférer avec le second roi. « Siam, ajouta-t-il, est un bien pauvre pays, c’est une jungle ; il ne faut pas s’attendre à y trouver les élémens d’un grand commerce. » Les Orientaux ne s’expriment jamais autrement sur leur pays, et cette modestie apparente n’a d’autre objet que d’éloigner autant que possible les Européens, dont ils suspectent plus ou moins les intentions et redoutent les convoitises. « Votre jungle deviendra un jardin, répondit sir John Bowring. Ce sera l’œuvre du commerce. » Le roi fit connaître son intention d’écrire une lettre à la reine Victoria. La conversation, assez banale d’ailleurs, dura près d’une demi-heure. Quand le roi se fut éloigné, on tira un rideau devant son trône ; la musique joua de nouveau, et la noble assistance, fatiguée sans doute de l’attitude peu comfortable que lui avait trop longtemps imposée l’étiquette, se releva avec empressement pour entourer et complimenter les membres de la mission. Sir John Bowring fut ensuite mandé auprès de sa majesté, qui lui réitéra, dans une audience particulière, les expressions de son bon vouloir à l’égard des Anglais, mit à sa disposition tous les produits de Siam que la mission désirerait emporter comme échantillon, et lui offrit en cadeau deux jeunes éléphans.
Une gracieuse scène de famille termina cette entrevue : le roi fit apporter une jolie petite fille de huit mois, qu’il présenta à sir John Bowring comme son vingt-troisième enfant. Trois mois après, il en était au vingt-septième. La polygamie produit ces énormes familles qui remplissent les demeures des princes, des nobles et des riches. Le premier roi possède, dit-on, pour sa part six cents concubines qui habitent un quartier de son palais, et qui sont gardées ou servies par plus de deux mille femmes, chargées de différentes fonctions au sein de ce vaste harem. Les étrangers ne sont pas admis à visiter les appartemens occupés par les concubines ; on assure que ces mystérieuses retraites renferment, en mobilier, en costumes et en bijoux, de grandes richesses, accumulées pendant plusieurs règnes ; mais il vaut mieux n’accepter qu’avec une certaine défiance les récits fantastiques qui entassent si aisément les trésors dans le palais du roi de Siam. Le chiffre même de six cents femmes est assez suspect. Le roi, qui tient à honneur de connaître les mœurs européennes, ne se dissimulait pas l’effet que devait produire sur les civilisés de l’Occident la polygamie élevée à une si haute puissance. « Expliquez-leur bien, dit-il plus d’une fois à sir John Bowring, que c’est une habitude orientale, consacrée par la loi et par l’usage, conforme à la religion de Bouddha. » Et en vérité on serait tenté de croire qu’en conservant dans son harem autant de concubines, il obéissait plutôt aux mœurs de son pays et aux exigences de sa dignité royale qu’à de grossiers et sensuels penchans, car, après avoir eu onze enfans, il se retira dans une pagode où, pendant vingt-six ans, il observa la plus stricte chasteté, et ce fut seulement à dater de son avénement au trône qu’il connut de nouveau, après une continence aussi longue, les douceurs de la paternité. Seize enfans de 1851 à 1855, complétant, avec les onze enfans nés antérieurement, le chiffre de vingt-sept, attestent cependant que l’ancien talapoin a pris la polygamie fort au sérieux, quoi qu’il pût en coûter à ses prétentions philosophiques. Posséder de nombreuses femmes, c’est, aux yeux du peuple, un signe de richesse et de grandeur ; les nobles suivent du plus près qu’ils peuvent l’exemple du roi, et la polygamie est tellement enracinée dans les mœurs, que les missionnaires chrétiens y voient, non sans raison, l’un des obstacles les plus sérieux qui s’opposent à la propagation de leur foi.
L’ambassade profita de l’occasion solennelle du 16 avril pour visiter le palais, qui, avec ses hautes murailles blanches embrassant une circonférence de près d’un mille, forme au milieu de Bangkok une véritable ville. Les cours, pavées de granit ou de marbre, sont entourées de beaux édifices qui servent de bureaux, de casernes, de magasins, etc. Les bâtimens consacrés à la demeure du roi et au harem se distinguent par une architecture plus élégante, mais ils sont éclipsés par les temples du bouddhisme. Mgr Pallegoix cite une de ces pagodes dont le pavé est recouvert de nattes d’argent, et dans laquelle se trouvent deux statues de Bouddha, l’une en or massif, l’autre faite d’une seule émeraude qui serait évaluée à plus d’un million de francs. Sir John Bowring s’accorde avec le savant évêque pour exalter la magnificence intérieure et extérieure des pagodes qu’il a visitées à Bangkok. La plupart de ces temples sont construits dans des proportions gigantesques : l’un d’eux renferme une statue de Bouddha endormi, qui mesure plus de cinquante mètres de long. L’or est répandu à profusion ; chaque souverain se croyant obligé de marquer son règne par l’érection de splendides pagodes, toutes les richesses de Siam ont été enfouies dans ces monumens de la piété ou plutôt de la vanité royale.
Voici maintenant les écuries où vivent les éléphans. Ce fut un prince qui reçut du roi l’honorable mission d’introduire l’ambassade auprès de l’éléphant blanc. Ce noble animal est d’une couleur assez douteuse, plutôt rose que blanche ; il a les yeux d’un Albinos. Il occupe un vaste appartement, où il est servi par un grand nombre de domestiques qui veillent attentivement à son bien-être. Il est richement caparaçonné et couvert d’étoffes brochées d’or, qu’il s’avise parfois de déchirer avec sa trompe ; ces distractions attirent à sa seigneurie quelques coups de baguette qui la rappellent aux convenances. Pendant le jour, l’éléphant blanc demeure attaché à un poteau et reçoit ainsi les visites respectueuses des Siamois ; la nuit, on le laisse libre. Il mangea avidement des cannes à sucre que lui présenta le prince, et il déploya ses grâces et ses talens devant l’ambassade, qu’il daigna saluer à plusieurs reprises en relevant sa trompe au-dessus du cou ; c’est ainsi qu’on lui a appris à faire le salam. D’autres éléphans sont renfermés dans des écuries voisines, mais ils ne jouissent pas des mêmes honneurs ; ce ne sont que des animaux de ménagerie. Le roi fit distribuer aux principaux membres de l’ambassade anglaise des gravures représentant l’éléphant blanc, et il offrit à sir John Bowring quelques poils de la queue de ce rare quadrupède ; de plus, il eut soin de comprendre, parmi les cadeaux qu’il envoya à la reine d’Angleterre, une touffe de poils coupés sur la tête de l’éléphant. Un tel cadeau était aux yeux du roi de Siam l’une des plus grandes marques d’amitié qu’il pût donner à sa puissante alliée. Sir John Bowring nous apprend que l’éléphant blanc, qu’il avait vu si beau, si bien portant, entouré de tant de respects, mangeant dans la main d’un prince, mourut le 8 septembre 1855. La cour de Siam fut profondément affligée de cette perte douloureuse, dont le roi fit part à sir John par une dépêche mélancolique, à laquelle étaient annexés, comme pièces à l’appui, un morceau de la peau de l’animal et des touffes de poils conservés dans l’esprit de vin. Ce précieux envoi figure aujourd’hui au musée de la Société zoologique de Londres. L’auguste défunt a été immédiatement remplacé par le plus blanc de la troupe ; la royauté légitime de l’éléphant blanc ne saurait mourir.
Le 17 avril, sir John Bowring fut reçu par le second roi, dont le palais est à peu près aussi grand que celui du premier roi. Il y eut absolument les mêmes formalités, les mêmes cérémonies que la veille. Déploiement de troupes de toutes armes et de tous costumes, café et cigares dans une salle d’attente, prostration des nobles en présence de sa majesté, harangue de l’ambassadeur, réponse du roi, questions sur la santé de la reine Victoria et de sa famille, etc., toute cette mise en scène était calquée sur celle de la première audience. On crut remarquer dans le langage et dans l’attitude du second roi plus de distinction, une connaissance plus intime des habitudes européennes, un goût plus éclairé et plus intelligent pour les sciences de l’Occident. Le repas qui fut offert à l’ambassade après le départ du roi confirma cette première impression. Les mets, bien préparés et proprement servis, attestaient que les idées de progrès et de civilisation avaient pénétré dans les cuisines de sa majesté, et la renommée ; d’accord avec la reconnaissance des courtisans, attribuait au roi lui-même cette importante réforme. Toutefois ce fut surtout dans ses entrevues particulières avec le second roi que sir John Bowring put apprécier par des, signes plus sérieux la supériorité réelle de ce souverain. Il parle et écrit correctement l’anglais et paraît être tout à fait familiarisé avec les mœurs de l’Europe. Ses appartemens sont meublés à l’anglaise, avec le goût simple et élégant qui révèle le gentleman. Sa bibliothèque renferme les meilleurs ouvrages et les plus nouveaux. Des instrumens de mathématiques et d’astronomie, des modèles de bateaux à vapeur, des trophées d’armes décorent ses salons. Il aime la musique et joue agréablement de la flûte. Il prend un vif intérêt aux affaires de l’armée et de la flotte : son artillerie manœuvre à l’européenne et les chantiers placés sous sa direction construisaient, en 1855, un clipper de 700 tonneaux, destiné à la navigation entre Siam et la Chine. Quant à la politique, bien qu’il ait ses ministres et ses hauts dignitaires aussi bien que le premier roi, il n’y intervient pas activement. Même après la signature du traité anglais, il déclarait à sir John Bowring n’avoir point connaissance des articles de cet acte diplomatique, dont le préambule le mentionne cependant comme partie contractante en qualité de second roi de Siam. Est-ce par goût qu’il se tient à l’écart ou par calcul ? Craint-il de porter ombrage au premier roi ? Quoi qu’il en soit, la cause européenne possède en lui, à Siam, un partisan fervent et éclairé.
Les deux rois faisaient, à l’égard des Anglais, assaut de politesses ; les princes et les ministres, se conformant sans doute ans ordres qu’ils avaient reçus, multipliaient les fêtés et les repris en l’honneur de l’ambassade. Le premier roi donna dans la salle de spectacle de son palais deux représentations extraordinaires, où furent jouées plusieurs comédies dont les sujets étaient empruntés à l’histoire de Siam ou aux légendes de la Chine. Les rôles étaient tous remplis par de jeunes filles. On sait que dans le Céleste-Empire il est interdit aux femmes de paraître sur la scène, et que les rôles des comédies chinoises sont exclusivement confiés à des hommes. Faut-il croire, d’après le feuilleton consacré par sir John Bowring au théâtre du roi, que la règle contraire est observée à Siam ? Cette opinion serait trop absolue, car, d’un autre côté, en signalant le goût extrême des Siamois pour la comédie et en retraçant la physionomie générale des représentations, Mgr Pallegoix parle d’acteurs aussi bien que d’actrices. Bornons-nous donc à dire que les comédies auxquelles assista l’ambassade étaient jouées par des femmes du harem, revêtues de costumes splendides et déployant dans leur jeu un certain talent mimique. Les pièces se chantent en récitatifs accompagnés par un orchestre ; les principaux rôles sont muets et consistent simplement en pantomimes. La troupe royale se compose d’une centaine d’actrices, qui paraissent, ensemble ou successivement, sur la scène, et obéissent aux ordres de vieilles duègnes, maîtresses de chœurs ou de ballets. N’oublions pas les souffleuses, qui viennent en aide aux mémoires hésitantes, rappellent à l’ordre les actrices étourdies, et signalent les désordres de toilette qui peuvent se produire pendant le feu de l’action. Après cette rapide excursion dans les coulisses, regagnons les places destinées aux spectateurs : on est en plein air, des lampes, des bougies et de grosses mèches alimentées par des bassins d’huile de coco répandent une vive clarté ; les courtisais et les privilégiés admis à la fête se tiennent respectueusement dans l’enceinte sous l’œil du roi, qui, assis à une fenêtre de ses appartenons en face du théâtre, domine le tableau. La pièce commence ; l’intrigue se noue et se poursuit, à travers de nombreuses péripéties, entre un roi, une reine et deux concubines. Une scène représente le roi menant la reine au bain, où elle rencontre les concubines : jalousie, dispute, réconciliation. Dans une autre scène, la reine et les concubines se font apporter des miroirs, et elles luttent à qui saura s’habiller avec le plus de grâce. Puis viennent des réceptions à la cour ; tous les figurans défilent en costumes de cérémonie et assistent à un intermède de danse. — Dans certaines pièces, le fantastique tient une grande place : voici, par exemple, un singe qui habite une sombre forêt où des dames du plus haut rang viennent lui rendre visite ; il veut enlever les belles curieuses, mais toujours sa proie lui échappe ; enfin après mille poursuites vaines il réussit à saisir une victime. Survient un prêtre pour délivrer la malheureuse, qui est sauvée ainsi que la morale. En général, les scènes se passent à la cour, ce qui fournit l’occasion d’un grand déploiement de costumes luxueux et brillans, de processions à pied et à cheval, de danses et de chants. Bouddha paraît également sur le théâtre, où l’on reproduit avec pompe les solennités religieuses. Souvent encore on assiste à des batailles, où le pugilat, les combats au sabre, les tours de force et d’adresse animent et varient le tableau. On passe ainsi, parfois dans la même pièce, d’une scène de drame à une scène d’opéra. Il en est de même dans les représentations du théâtre chinois. Sir John Bowring ne s’est point chargé d’expliquer le sens des pièces que la troupe ordinaire de sa majesté joua, par ordre, devant l’ambassade : c’eût été une trop rude tâche. Son attention était d’ailleurs détournée de la scène par les messages que le roi lui expédiait soit à propos d’une actrice ou d’un incident de la pièce, soit au sujet de l’exécution du traité : pure coquetterie de souverain voulant montrer à un envoyé d’Europe qu’un roi de Siam est toujours occupé d’affaires sérieuses, même au théâtre ! Mais, suivant l’impression de sir John, on se lasse vite des représentations siamoises ; chaque pièce ramène à peu près les mêmes récitatifs et les mêmes scènes ; il y a de la monotonie dans ce perpétuel éclat de costumes, dans ces interminables processions, et cela dure ainsi toute la nuit. Souvent même le théâtre demeure ouvert sans interruption pendant plusieurs jours : c’est un nouveau trait de ressemblance avec les spectacles chinois. Après une séance de trois heures, sir John osa demander grâce, et fut bien heureux que le roi lui permît gracieusement de se retirer.
Il faut renoncer à décrire toutes ces fêtes, un combat d’éléphans et un jeu de balles à cheval chez le second roi, un concert de musiciens du Laos et des danses siamoises chez un prince, un grand repas chez un autre dignitaire. Revenons au traité. Les signatures furent apposées par les plénipotentiaires le 18 avril, et le même jour le Rattler, après avoir salué de vingt et un coups de canon cet heureux événement, quitta Bangkok pour retourner à son premier mouillage devant Paknam, où l’ambassade devait le rejoindre sous peu de jours. Sir John Bowring n’attendait plus pour partir que l’audience de congé, pendant laquelle le roi devait lui remettre une lettre autographe adressée à la reine Victoria. L’audience fut fixée au 24 avril. Sa majesté prit l’ambassadeur par la main, et lui montra les présens qu’elle le chargeait d’envoyer en Angleterre, notamment une caisse richement ornée qui contenait les cadeaux destinés à la reine, ainsi que la royale dépêche écrite en siamois sur des feuilles d’or et accompagnée d’une traduction en anglais, qui était l’œuvre du roi. La caisse devait s’ouvrir au moyen d’une clé d’or, qui fut confiée à M. Parkes. Le roi fit savoir qu’il comptait bien que la reine d’Angleterre répondrait à sa lettre, et il exprima le désir de recevoir deux exemplaires des journaux qui contiendraient des détails sur la remise de son auguste missive. Étrange préoccupation de cet excellent prince siamois, qui veut qu’on parle de lui dans les journaux, qui tient, à ce qu’il paraît, à l’opinion des journalistes, et qui, du haut de son trône, demande une annonce dans le Times ! La boîte renfermant la lettre fut placée sur un siège d’or que l’on transporta, au milieu d’un cortège royal, jusque sur la rive du Meïnam. Le second roi avait de son côté envoyé sur le même point la dépêche autographe qu’il écrivait également à la reine. Quand les derniers adieux eurent été échangés, sir John Bowring et ses attachés prirent place dans les embarcations du roi, et la brillante flottille, précédée par deux magnifiques canots, qui portaient les lettres des deux souverains, descendit le fleuve et arriva dans la soirée à Paknam. Le lendemain 25 avril, l’ambassade se rembarqua à bord du Rattler, qui leva l’ancre et mit le cap sur Hong-kong. Ainsi se termina, dit sir John Bowring, cette singulière aventure, cette romanesque mission, qui exercera sans doute sur l’avenir politique et commercial du royaume de Siam une influence décisive !
Au mois de mai 1856, les ratifications du traité furent échangées à Bangkok. M. Parkes, chargé de cette mission par le gouvernement anglais, obtint l’addition de diverses clauses destinées à compléter l’œuvre de sir John Bowring. La cour de Siam se montra disposée à interpréter largement le traité conclu l’année précédente et à l’exécuter de la façon la plus libérale. Déjà plusieurs navires anglais s’étaient présentés à Bangkok : une convention signée avec l’envoyé des États-Unis, M. Townsend Harris, allait amener dans ce port le pavillon américain, et l’on attendait impatiemment l’arrivée du plénipotentiaire français. Les vieux monopoles étaient décidément abolis, au grand désespoir des Chinois, mais au profit des populations et du trésor. Dès la première année d’expérience, les ministres siamois purent se convaincre que le nouveau régime devait être avantageux à leur pays, et que les leçons d’économie politique professées par sir John Bowring étaient bonnes à mettre en pratique.
Il ne faudrait pas exagérer les ressources que le royaume de Siam offre au commerce européen. La population est peu nombreuse, le sol mal cultivé : la production et la consommation ne sauraient prendre immédiatement un grand essor ; mais le contact de l’Europe ne tardera pas à faire sentir son action bienfaisante, et les profits de la culture et du négoce convertiront bientôt à la civilisation occidentale ce peuple, demeuré insensible à la propagande du christianisme. L’exemple donné par la cour de Siam doit porter ses fruits et entraîner d’autres cours asiatiques dans les voies d’une politique nouvelle. Croit-on que les gouvernemens du Japon, de Chine, de Cochinchine, d’Ava, ont vu avec indifférence le roi de Siam recevoir ainsi des ambassadeurs étrangers, envoyer lui-même une ambassade en Europe, rompre enfin avec les vieilles traditions ? Non sans doute. À l’indignation du premier moment succédera le désir d’adopter une semblable politique en présence des bénéfices que le royaume de Siam retirera de ses rapports avec l’Europe. Il n’y a réellement pas d’antagonisme entre les deux races. Nous pouvons refuser nos hommages à la majesté de l’éléphant blanc et notre confiance aux astrologues : quelques superstitions, plusieurs détails de mœurs, nous font peut-être sourire ; mais en définitive, d’après les relations de Mgr Pallegoix et de sir John Bowring, nous voyons un peuple doux et bienveillant, un roi et même deux rois très éclairés, des princes et des ministres polis, distingués, habitués à la discussion des affaires et tout à fait dignes de figurer, dans une conférence, en face de la diplomatie européenne. On retrouverait les mêmes caractères dans d’autres contrées de l’Asie. Ce ne sont ni des enfans ni des sauvages, et l’on se tromperait fort, si on les jugeait seulement sur quelques traits étranges ou grotesques dont certains voyageurs, abusant de la permission accordée aux gens qui arrivent de loin, ont trop complaisamment égayé leurs faciles récits. Le royaume de Siam veut rentrer aujourd’hui dans la grande famille des peuples ; il se rapproche amicalement de l’Europe : qu’il soit le bien-venu ! Encourageons ses efforts, faisons en sorte qu’il ait à se féliciter de s’être compromis avec nous et pour nous. L’ambassade des deux rois de Siam est récemment débarquée en Angleterre ; elle visitera bientôt la France. Nous lui devons, en retour de l’accueil que notre plénipotentiaire a reçu à la cour de Bangkok, une hospitalité bienveillante, et il est à souhaiter qu’elle remporte dans son pays une haute idée de notre civilisation et de nos mœurs, d’agréables impressions et de grands souvenirs.
- ↑ Voici, sur le même sujet, d’intéressans détails extraits de la relation du comte de Forbin, qui accompagnait l’ambassade de M. de Chaumont : « Le roi (Louis XIV) me demanda si les missionnaires faisaient beaucoup de fruit à Siam, et en particulier s’ils avaient déjà converti beaucoup de Siamois. — Pas un seul, sire, lui répondis-je ; mais comme la plus grande partie des peuples qui habitent ce royaume n’est qu’un amas de différentes nations, et qu’il y a parmi les Siamois un grand nombre de Portugais, de Cochinchinois, de Japonais, qui sont chrétiens, ces bons missionnaires en prennent soin et leur administrent les sacremens. Ils vont d’un village à l’autre et s’introduisent dans les maisons sous prétexte de la médecine qu’ils exercent et des petits remèdes qu’ils distribuent ; mais, avec tout cela, leur industrie n’a encore rien produit en faveur de la religion. Le plus grand bien qu’ils fassent est de baptiser les enfans des Siamois qu’ils trouvent exposés dans les campagnes, car ces peuples, qui sont fort pauvres, n’élèvent que peu de leurs enfans, et ils exposent tout le reste, ce qui n’est pas un crime chez eux. C’est au baptême de ces enfans que se réduit tout le fruit que les missions produisent dans ce pays. »
- ↑ Une Ambassade américaine au Japon, Revue des Deux Mondes du 1er avril 1857.