Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/02/19
CHAPITRE XIX
l’opéra bouffe
O how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day ;
Which now shows all the beauty of the sun,
And by and by a cloud takes all away !
ccupée de l’avenir et du rôle singulier
qu’elle espérait, Mathilde
en vint bientôt jusqu’à regretter
les discussions sèches et métaphysiques
qu’elle avait souvent avec Julien. Fatiguée
de si hautes pensées, quelquefois aussi
elle regrettait les moments de bonheur
qu’elle avait trouvés auprès de lui ; ces
derniers souvenirs ne paraissaient point
sans remords, elle en était accablée dans de
certains moments.
Mais si l’on a une faiblesse, se disait-elle, il est digne d’une fille telle que moi de n’oublier ses devoirs que pour un homme de mérite ; on ne dira point que ce sont ses jolies moustaches ni sa grâce à monter à cheval qui m’ont séduite, mais ses profondes discussions sur l’avenir qui attend la France, ses idées sur la ressemblance que les événements qui vont fondre sur nous peuvent avoir avec la révolution de 1688 en Angleterre. J’ai été séduite, répondait-elle à ses remords, je suis une faible femme, mais du moins je n’ai pas été égarée comme une poupée par les avantages extérieurs.
S’il y a une révolution, pourquoi Julien Sorel ne jouerait-il pas le rôle de Roland, et moi celui de madame Roland ? j’aime mieux ce rôle que celui de madame de Staël : l’immoralité de la conduite sera un obstacle dans notre siècle. Certainement on ne me reprochera pas une seconde faiblesse ; j’en mourrais de honte.
Les rêveries de Mathilde n’étaient pas toutes aussi graves, il faut l’avouer, que les pensées que nous venons de transcrire.
Elle regardait Julien, elle trouvait une grâce charmante à ses moindres actions.
Sans doute, se disait-elle, je suis parvenue à détruire chez lui jusqu’à la plus petite idée qu’il a des droits.
L’air de malheur et de passion profonde avec lequel le pauvre garçon m’a dit ce mot d’amour, il y a huit jours, le prouve de reste ; il faut convenir que j’ai été bien extraordinaire de me fâcher d’un mot où brillaient tant de respect, tant de passion. Ne suis-je pas sa femme ? Ce mot était bien naturel, et, il faut l’avouer, il était bien aimable. Julien m’aimait encore après des conversations éternelles, dans lesquelles je ne lui avais parlé, et avec bien de la cruauté, j’en conviens, que des velléités d’amour que l’ennui de la vie que je mène m’avait inspirées pour ces jeunes gens de la société desquels il est si jaloux. Ah ! s’il savait combien ils sont peu dangereux pour moi ! combien auprès de lui ils me semblent étiolés et tous copies les uns des autres.
En faisant ces réflexions, Mathilde traçait au hasard des traits de crayon sur une feuille de son album. Un des profils qu’elle venait d’achever l’étonna, la ravit : il ressemblait à Julien d’une manière frappante. C’est la voix du ciel ! voilà un des miracles de l’amour, s’écria-t-elle avec transport : sans m’en douter je fais son portrait.
Elle s’enfuit dans sa chambre, s’y enferma, s’appliqua beaucoup, chercha sérieusement à faire le portrait de Julien, mais elle ne put réussir ; le profil tracé au hasard se trouva toujours le plus ressemblant ; Mathilde en fut enchantée, elle y vit une preuve évidente de grande passion.
Elle ne quitta son album que fort tard, quand la marquise la fit appeler pour aller à l’Opéra italien. Elle n’eut qu’une idée, chercher Julien des yeux pour le faire engager par sa mère à les accompagner.
Il ne parut point ; ces dames n’eurent que des êtres vulgaires dans leur loge. Pendant tout le premier acte de l’opéra, Mathilde rêva à l’homme qu’elle aimait avec les transports de la passion la plus vive ; mais au second acte une maxime d’amour chantée, il faut l’avouer, sur une mélodie digne de Cimarosa, pénétra son cœur. L’héroïne de l’opéra disait : Il faut me punir de l’excès d’adoration que je sens pour lui, je l’aime trop !
Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait ; elle ne répondait pas ; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène, pleine d’une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme madame de Rênal était toujours en pensant à Julien. L’amour de tête a plus d’esprit sans doute que l’amour vrai, mais il n’a que des instants d’enthousiasme ; il se connaît trop, il se juge sans cesse ; loin d’égarer la pensée, il n’est bâti qu’à force de pensées.
De retour à la maison, quoi que pût dire madame de La Mole, Mathilde prétendit avoir la fièvre, et passa une partie de la nuit à répéter cette cantilène sur son piano. Elle chantait les paroles de l’air célèbre qui l’avait charmée :
Devo punirmi, devo punirmi,
Se troppo amai, etc.
Le résultat de cette nuit de folie, fut qu’elle crut être parvenue à triompher de son amour. (Cette page nuira de plus d’une façon au malheureux auteur. Les âmes glacées l’accuseront d’indécence. Il ne fait point l’injure aux jeunes personnes qui brillent dans les salons de Paris, de supposer qu’une seule d’entre elles soit susceptible des mouvements de folie qui dégradent le caractère de Mathilde. Ce personnage est tout à fait d’imagination, et même imaginé bien en dehors des habitudes sociales qui parmi tous les siècles assureront un rang si distingué à la civilisation du XIXe siècle.
Ce n’est point la prudence qui manque aux jeunes filles qui ont fait l’ornement des bals de cet hiver.
Je ne pense pas non plus que l’on puisse les accuser de trop mépriser une brillante fortune, des chevaux, de belles terres et tout ce qui assure une position agréable dans le monde. Loin de ne voir que de l’ennui dans tous ces avantages, ils sont en général l’objet des désirs les plus constants, et s’il y a passion dans les cœurs elle est pour eux.
Ce n’est point l’amour non plus qui se charge de la fortune des jeunes gens doués de quelque talent comme Julien ; ils s’attachent d’une étreinte invincible à une coterie, et quand la coterie fait fortune, toutes les bonnes choses de la société pleuvent sur eux. Malheur à l’homme d’étude qui n’est d’aucune coterie, on lui reprochera jusqu’à de petits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant. Eh, monsieur, un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange, et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former.
Maintenant qu’il est bien convenu que le caractère de Mathilde est impossible dans notre siècle, non moins prudent que vertueux, je crains moins d’irriter en continuant le récit des folies de cette aimable fille.)
Pendant toute la journée du lendemain elle épia les occasions de s’assurer de son triomphe sur sa folle passion. Son grand but fut de déplaire en tout à Julien ; mais aucun de ses mouvements ne lui échappa.
Julien était trop malheureux et surtout trop agité pour deviner une manœuvre de passion aussi compliquée, encore moins put-il voir tout ce qu’elle avait de favorable pour lui : il en fut la victime ; jamais peut-être son malheur n’avait été aussi excessif. Ses actions étaient tellement peu sous la direction de son esprit, que si quelque philosophe chagrin lui eût dit : « Songez à profiter rapidement des dispositions qui vont vous être favorables ; dans ce genre d’amour de tête, que l’on voit à Paris, la même manière d’être ne peut durer plus de deux jours », il ne l’eût pas compris. Mais quelque exalté qu’il fût, Julien avait de l’honneur. Son premier devoir était la discrétion ; il le comprit. Demander conseil, raconter son supplice au premier venu eût été un bonheur comparable à celui du malheureux qui, traversant un désert enflammé, reçoit du ciel une goutte d’eau glacée. Il connut le péril, il craignit de répondre par un torrent de larmes à l’indiscret qui l’interrogerait ; il s’enferma chez lui.
Il vit Mathilde se promener longtemps au jardin ; quand enfin elle l’eût quitté, il y descendit ; il s’approcha d’un rosier où elle avait pris une fleur.
La nuit était sombre, il put se livrer à tout son malheur sans craindre d’être vu. Il était évident pour lui que mademoiselle de La Mole aimait un de ces jeunes officiers avec qui elle venait de parler si gaîment. Elle l’avait aimé lui, mais elle avait connu son peu de mérite.
Et en effet, j’en ai bien peu ! se disait Julien avec pleine conviction ; je suis au total un être bien plat, bien vulgaire, bien ennuyeux pour les autres, bien insupportable à moi-même. Il était mortellement dégoûté de toutes ses bonnes qualités, de toutes les choses qu’il avait aimées avec enthousiasme ; et dans cet état d’imagination renversée, il entreprenait de juger la vie avec son imagination. Cette erreur est d’un homme supérieur.
Plusieurs fois l’idée du suicide s’offrit à lui ; cette image était pleine de charmes, c’était comme un repos délicieux ; c’était le verre d’eau glacée offert au misérable qui, dans le désert, meurt de soif et de chaleur.
Ma mort augmentera le mépris qu’elle a pour moi ! s’écria-t-il. Quel souvenir je laisserai !
Tombé dans ce dernier abîme du malheur, un être humain n’a de ressources que le courage. Julien n’eut pas assez de génie pour se dire : Il faut oser ; mais comme il regardait la fenêtre de la chambre de Mathilde, il vit à travers les persiennes qu’elle éteignait sa lumière : il se figurait cette chambre charmante qu’il avait vue, hélas ! une fois en sa vie. Son imagination n’allait pas plus loin.
Une heure sonna, entendre le son de la cloche et se dire : Je vais monter avec l’échelle, ne fut qu’un instant.
Ce fut l’éclair du génie, les bonnes raisons arrivèrent en foule. Puis-je être plus malheureux ! se disait-il. Il courut à l’échelle, le jardinier l’avait enchaînée. À l’aide du chien d’un de ses petits pistolets, qu’il brisa, Julien, animé dans ce moment d’une force surhumaine, tordit un des chaînons de la chaîne qui retenait l’échelle ; il en fut maître en peu de minutes, et la plaça contre la fenêtre de Mathilde.
Elle va se fâcher, m’accabler de mépris, qu’importe ? Je lui donne un baiser, un dernier baiser, je monte chez moi et je me tue… ; mes lèvres toucheront sa joue avant que de mourir !
Il volait en montant l’échelle, il frappe à la persienne ; après quelques instants Mathilde l’entend, elle veut ouvrir la persienne, l’échelle s’y oppose : Julien se cramponne au crochet de fer destiné à tenir la persienne ouverte, et, au risque de se précipiter mille fois, donne une violente secousse à l’échelle, et la déplace un peu. Mathilde peut ouvrir la persienne.
Il se jette dans la chambre plus mort que vif :
— C’est donc toi ! dit-elle en se précipitant dans ses bras…
Qui pourra décrire l’excès du bonheur de Julien ? celui de Mathilde fut presque égal.
Elle lui parlait contre elle-même, elle se dénonçait à lui.
— Punis-moi de mon orgueil atroce, lui disait-elle, en le serrant dans ses bras de façon à l’étouffer ; tu es mon maître, je suis ton esclave, il faut que je te demande pardon à genoux d’avoir voulu me révolter. Elle quittait ses bras pour tomber à ses pieds. Oui, tu es mon maître, lui disait-elle encore ivre de bonheur et d’amour ; règne à jamais sur moi, punis sévèrement ton esclave quand elle voudra se révolter.
Dans un autre moment elle s’arrache de ses bras, allume la bougie, et Julien a toutes les peines du monde à l’empêcher de se couper tout un côté de ses cheveux.
— Je veux me rappeler, lui dit-elle, que je suis ta servante : si jamais un exécrable orgueil vient m’égarer, montre-moi ces cheveux et dis : Il n’est plus question d’amour, il ne s’agit pas de l’émotion que votre âme peut éprouver en ce moment, vous avez juré d’obéir, obéissez sur l’honneur.
Mais il est plus sage de supprimer la description d’un tel degré d’égarement et de félicité.
La vertu de Julien fut égale à son bonheur ; il faut que je descende par l’échelle, dit-il à Mathilde, quand il vit l’aube du jour paraître sur les cheminées lointaines du côté de l’orient, au delà des jardins. Le sacrifice que je m’impose est digne de vous, je me prive de quelques heures du plus étonnant bonheur qu’une âme humaine puisse goûter, c’est un sacrifice que je fais à votre réputation : si vous connaissez mon cœur, vous comprenez la violence que je me fais. Serez-vous toujours pour moi, ce que vous êtes en ce moment ? mais l’honneur parle, il suffit. Apprenez que, lors de notre première entrevue, tous les soupçons n’ont pas été dirigés contre les voleurs. M. de La Mole a fait établir une garde dans le jardin. M. de Croisenois est environné d’espions, on sait ce qu’il fait chaque nuit…
À cette idée, Mathilde rit aux éclats. Sa mère et une femme de service furent éveillées ; tout à coup on lui adressa la parole à travers la porte. Julien la regarda, elle pâlit en grondant la femme de chambre et ne daigna pas adresser la parole à sa mère.
— Mais si elles ont l’idée d’ouvrir la fenêtre, elles voient l’échelle ! lui dit Julien.
Il la serra encore une fois dans ses bras, se jeta sur l’échelle et se laissa glisser plutôt qu’il ne descendit ; en un moment il fut à terre.
Trois secondes après l’échelle était sous l’allée de tilleuls, et l’honneur de Mathilde sauvé. Julien, revenu à lui, se trouva tout en sang et presque nu : il s’était blessé en se laissant glisser sans précaution.
L’excès du bonheur lui avait rendu toute l’énergie de son caractère : vingt hommes se fussent présentés, que les attaquer seul, en cet instant, n’eût été qu’un plaisir de plus. Heureusement sa vertu militaire ne fut pas mise à l’épreuve : il coucha l’échelle à sa place ordinaire ; il replaça la chaîne qui la retenait ; il n’oublia point d’effacer l’empreinte que l’échelle avait laissée dans la plate-bande de fleurs exotiques sous la fenêtre de Mathilde.
Comme dans l’obscurité il promenait sa main sur la terre molle pour s’assurer que l’empreinte était entièrement effacée, sentit tomber quelque chose sur ses mains, c’était tout un côté des cheveux de Mathilde, qu’elle avait coupé et qu’elle lui jetait.
Elle était à sa fenêtre.
— Voilà ce que t’envoie ta servante, lui dit-elle assez haut, c’est le signe d’une obéissance éternelle. Je renonce à l’exercice de ma raison, sois mon maître.
Julien, vaincu, fut sur le point d’aller reprendre l’échelle et de remonter chez elle. Enfin la raison fut la plus forte.
Rentrer du jardin dans l’hôtel n’était pas chose facile. Il réussit à forcer la porte d’une cave ; parvenu dans la maison, il fut obligé d’enfoncer le plus silencieusement possible la porte de sa chambre. Dans son trouble il avait laissé, dans la petite chambre qu’il venait d’abandonner si rapidement, jusqu’à la clef qui était dans la poche de son habit. Pourvu, pensa-t-il, qu’elle songe à cacher toute cette dépouille mortelle !
Enfin, la fatigue l’emporta sur le bonheur, et comme le soleil se levait, il tomba dans un profond sommeil.
La cloche du déjeuner eut grand’peine à l’éveiller, il parut à la salle à manger. Bientôt après Mathilde y entra. L’orgueil de Julien eut un moment bien heureux en voyant l’amour qui éclatait dans les yeux de cette personne si belle et environnée de tant d’hommages ; mais bientôt sa prudence eut lieu d’être effrayée.
Sous prétexte du peu de temps qu’elle avait eu pour soigner sa coiffure, Mathilde avait arrangé ses cheveux de façon à ce que Julien pût apercevoir du premier coup d’œil toute l’étendue du sacrifice qu’elle avait fait pour lui en les coupant la nuit précédente. Si une aussi belle figure avait pu être gâtée par quelque chose, Mathilde y serait parvenue ; tout un côté de ses beaux cheveux, d’un blond cendré, était coupé à un demi-pouce de la tête.
À déjeuner, toute la manière d’être de Mathilde répondit à cette première imprudence. On eût dit qu’elle prenait à tâche de faire savoir à tout le monde la folle passion qu’elle avait pour Julien. Heureusement, ce jour-là, M. de La Mole et la marquise étaient fort occupés d’une promotion de cordons bleus, qui allait avoir lieu, et dans laquelle M. de Chaulnes n’était pas compris. Vers la fin du repas, il arriva à Mathilde, qui parlait à Julien, de l’appeler mon maître. Il rougit jusqu’au blanc des yeux.
Soit hasard ou fait exprès de la part de Madame de La Mole, Mathilde ne fut pas un instant seule ce jour-là. Le soir, en passant de la salle à manger au salon, elle trouva pourtant le moment de dire à Julien :
— Croirez-vous que ce soit un prétexte de ma part ? maman vient de décider qu’une de ses femmes s’établira la nuit dans mon appartement.
Cette journée passa comme un éclair. Julien était au comble du bonheur. Dès sept heures du matin, le lendemain, il était installé dans la bibliothèque ; il espérait que mademoiselle de La Mole daignerait y paraître ; il lui avait écrit une lettre infinie.
Il ne la vit que bien des heures après, au déjeuner. Elle était ce jour-là coiffée avec le plus grand soin ; un art merveilleux s’était chargé de cacher la place des cheveux coupés. Elle regarda une ou deux fois Julien, mais avec des yeux polis et calmes, il n’était plus question de l’appeler mon maître.
L’étonnement de Julien l’empêchait de respirer. Mathilde se reprochait presque tout ce qu’elle avait fait pour lui.
En y pensant mûrement, elle avait décidé que c’était un être, si ce n’est tout à fait commun, du moins ne sortant pas assez de la ligne pour mériter toutes les étranges folies qu’elle avait osées pour lui. Au total, elle ne songeait guère à l’amour ; ce jour-là, elle était lasse d’aimer.
Pour Julien, les mouvements de son cœur furent ceux d’un enfant de seize ans. Le doute affreux, l’étonnement, le désespoir l’occupèrent tour à tour pendant ce déjeuner qui lui sembla d’une éternelle durée.
Dès qu’il put décemment se lever de table, il se précipita plutôt qu’il ne courut à l’écurie, sella lui-même son cheval, et partit au galop ; il craignait de se déshonorer par quelque faiblesse. Il faut que je tue mon cœur à force de fatigue physique, se disait-il en galopant dans les bois de Meudon. Qu’ai-je fait, qu’ai-je dit pour mériter une telle disgrâce ?
Il faut ne rien faire, ne rien dire aujourd’hui, pensa-t-il en rentrant à l’hôtel, être mort au physique comme je le suis au moral. Julien ne vit plus, c’est son cadavre qui s’agite encore.