Le Rouge et le Noir (édition Martineau, 1927)/02/05

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome IIp. 68-72).


CHAPITRE V

la sensibilité
et une grande dame dévote

Une idée un peu vive y a l’air d’une grossièreté, tant on y est accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant !
Faublas.


Après plusieurs mois d’épreuves, voici où en était Julien le jour où l’intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses appointements. M. de La Mole l’avait chargé de suivre l’administration de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fréquents voyages. Il était chargé, en chef, de la correspondance relative au fameux procès avec l’abbé de Frilair. M. Pirard l’avait instruit.

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres qui presque toutes étaient signées.

À l’école de théologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d’assiduité, mais ne l’en regardaient pas moins comme un de leurs élèves les plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l’ardeur de l’ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches couleurs qu’il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite aux yeux des jeunes séminaristes ses camarades ; il les trouvait beaucoup moins méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de Besançon ; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait donné un cheval.

Craignant d’être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L’abbé Pirard l’avait mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné ; l’idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d’hypocrisie et d’espoir de gagner de l’argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes l’avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s’ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l’amour de la liberté, le frappa.

Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu’il répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances, s’était prescrit de ne jamais adresser la parole à mademoiselle Mathilde. On était toujours parfaitement poli à son égard à l’hôtel de La Mole ; mais il se sentait déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire, tout beau tout nouveau.

Peut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l’urbanité parisienne était passé.

Dès qu’il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel ; c’est l’effet desséchant de la politesse admirable, mais si mesurée, si parfaitement graduée suivant les positions, qui distingue la haute société. Un cœur un peu sensible voit l’artifice.

Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli ; mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l’hôtel de La Mole l’amour-propre de Julien n’était blessé ; mais souvent, à la fin de la journée, il se sentait l’envie de pleurer. En province, un garçon de café prend intérêt à vous, s’il vous arrive un accident en entrant dans son café ; mais si cet accident offre quelque chose de désagréable pour l’amour-propre, en vous plaignant, il répétera dix fois le mot qui vous torture. À Paris, on a l’attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger.

Nous passons sous silence une foule de petites aventures qui eussent donné des ridicules à Julien, s’il n’eût pas été en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution : il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus fameux maîtres d’armes. Dès qu’il pouvait disposer d’un instant, au lieu de l’employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque régulièrement jeté par terre.

Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son silence, de son intelligence, et peu à peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où sa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait des affaires avec sagacité ; à portée de savoir des nouvelles, il jouait à la rente avec bonheur. Il achetait des maisons, des bois ; mais il prenait facilement de l’humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le cœur haut, cherchent dans les affaires de l’amusement et non des résultats. Le marquis avait besoin d’un chef d’état-major qui mît un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires d’argent.

Madame de La Mole, quoique d’un caractère si mesuré, se moquait quelquefois de Julien. L’imprévu, produit par la sensibilité, est l’horreur des grandes dames ; c’est l’antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti : S’il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s’intéresser à tout dès qu’on annonçait le baron de La Joumate. C’était un être froid, à physionomie impassible. Il était petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en général, ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Madame de La Mole eût été passionnément heureuse, pour la première fois de sa vie, si elle eût pu en faire le mari de sa fille.