Le Rouge et le Noir/Chapitre IX

Michel Lévy frères (p. 51-59).

IX

Une soirée à la Campagne.

La Didon de M. Guérin, esquisse charmante !
Strombeck.

Ses regards le lendemain, quand il revit madame de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à madame de Rênal ; elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

La présence de madame Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de madame de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

On s’assit enfin, madame de Rênal à côté de Julien, et madame Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien ; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres, pour ne pas voir l’état de son âme.

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à madame de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire, était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de madame de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible, pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de madame de Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât madame de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que madame Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de madame de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : Si madame de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.

Au moment où madame Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.

Madame de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante :

— Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que madame Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever, et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec madame de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à madame de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant madame Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, un peu amusant. Pour madame de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire, furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vent dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré ; madame de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.

Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin ; on se sépara. Madame de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.

Le lendemain on le réveilla à cinq heures ; et, ce qui eût été cruel pour madame de Rênal, si elle l’eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la grande armée, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton léger en descendant au salon : Il faut dire à cette femme que je l’aime.

Au lieu de ces regards chargés de volupté, qu’il s’attendait à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s’occuper des enfants. Rien n’était laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer.

Chaque mot aigre de son mari perçait le cœur de madame de Rênal. Quant à Julien, il était tellement plongé dans l’extase, encore si occupé des grandes choses qui, pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’à peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement :

— J’étais malade.

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s’est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera Élisa, et dans les deux cas, au fond du cœur, il pourra se moquer de moi.

Malgré la sagesse de ses réflexions, le mécontentement de M. de Rênal n’en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu, irritèrent Julien. Madame de Rênal était sur le point de fondre en larmes. À peine le déjeuner fut-il fini, qu’elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade, elle s’appuyait sur lui avec amitié. À tout ce que madame de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix :

Voilà bien les gens riches !

M. de Rênal marchait tout près d’eux ; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s’aperçut tout à coup que madame de Rênal s’appuyait sur son bras d’une façon marquée ; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras.

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de madame Derville ; son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentier abusif, et traversait un coin du verger. — Monsieur Julien, de grâce modérez-vous, songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement madame Derville.

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

Ce regard étonna madame Derville, et l’eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression ; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre.

— Votre Julien est bien violent, il m’effraie, dit tout bas madame Derville à son amie.

— Il a raison d’être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu’il a fait faire aux enfants, qu’importe qu’il passe une matinée sans leur parler ; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

Pour la première fois de sa vie, madame de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer, avec des fagots d’épines, le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances, dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. À peine M. de Rênal s’était-il éloigné, que les deux amies se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pâleur hautaine, l’air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes, et tous les sentiments tendres.

Quoi, se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études. Ah ! comme je l’enverrais promener !

Absorbé par ces idées sévères, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin.

À force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à madame de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu’il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maïs, que l’on remplit les paillasses des lits.)

— Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta madame de Rênal ; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.

Julien changea de couleur ; il regarda madame de Rênal d’un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Madame Derville les laissa s’éloigner.

— Sauvez-moi la vie, dit Julien à madame de Rênal, vous seule le pouvez ; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, madame, que j’ai un portrait ; je l’ai caché dans la paillasse de mon lit.

À ce mot, madame de Rênal devint pâle à son tour.

— Vous seule, madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre ; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.

— Elle renferme un portrait ! dit madame de Rênal, pouvant à peine se tenir debout.

Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.

— J’ai une seconde grâce à vous demander, madame : je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret.

— C’est un secret ! répéta madame de Rênal, d’une voix éteinte.

Mais, quoique élevée parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d’argent, l’amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l’air du dévouement le plus simple que madame de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission.

— Ainsi, lui dit-elle en s’éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.

— Oui, madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes.

Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal ; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.

Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.

Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement, ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.

À peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.

Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime !

Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, madame de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.

Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur ! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité ! et pour comble d’imprudence sur le carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main ! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excès de mon admiration ! et chacun de ces transports d’amour est daté ! Il y en a d’avant-hier.

Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment ! se disait Julien, en voyant brûler la boîte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu !

Une heure après, la fatigue et la pitié qu’il sentait pour lui-même le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra madame de Rênal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincérité qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en madame de Rênal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain et s’éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin ; bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps ! Je ne m’occupe pas des enfants ! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

Les caresses du plus jeune, qu’il aimait beaucoup, calmèrent un peu sa cuisante douleur.

Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a acheté hier.