Le Rosier de Madame Husson (recueil, Ollendorff 1902)/Le Modèle

Le Rosier de Madame HussonOllendorff12 (p. 95-112).
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LE MODÈLE


Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avec ses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposait sous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autre sa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait les baigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise ou marchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin de toilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec de grandes fleurs brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, les calmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohue élégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer, marchait d’un air morne, à côté d’une petite voiture de malade où reposait une jeune femme, sa femme. Un domestique poussait doucement cette sorte de fauteuil roulant, et l’estropiée contemplait d’un œil triste la joie du ciel, la joie du jour, et la joie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

— Arrêtons-nous un peu, dit la femme.

Ils s’arrêtèrent, et le peintre s’assit sur un pliant, que lui présenta le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet le regardaient d’un air attristé. Toute une légende de dévouement courait. Il l’avait épousée malgré son infirmité, touché par son amour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur un cabestan, et le regard perdu vers l’horizon.

— Non, ce n’est pas vrai ; je te dis que je connais beaucoup Jean Summer.

— Mais alors, pourquoi l’a-t-il épousée ? Car elle était déjà infirme, lors de son mariage, n’est-ce pas ?

— Parfaitement. Il l’a épousée… il l’a épousée… comme on épouse, parbleu, par sottise !

— Mais encore ?…

— Mais encore… mais encore, mon ami. Il n’y a pas d’encore. On est bête, parce qu’on est bête. Et puis, tu sais bien que les peintres ont la spécialité des mariages ridicules ; ils épousent presque tous des modèles, des vieilles maîtresses, enfin des femmes avariées sous tous les rapports. Pourquoi cela ? Le sait-on ? Il semblerait, au contraire, que la fréquentation constante de cette race de dindes qu’on nomme les modèles aurait dû les dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles. Pas du tout. Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc ce petit livre, si vrai, si cruel et si beau, d’Alphonse Daudet : les Femmes d’artistes.

Pour le couple que tu vois là, l’accident s’est produit d’une façon spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ou plutôt un drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout, enfin. Était-elle sincère ? Aimait-elle Jean ? Sait-on jamais cela ? Qui donc pourra déterminer d’une façon précise ce qu’il y a d’âpreté et ce qu’il y a de réel dans les actes des femmes ? Elles sont toujours sincères dans une éternelle mobilité d’impressions. Elles sont emportées, criminelles, dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d’insaisissables émotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans le savoir, sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, une franchise absolue de sensations et de sentiments qu’elles témoignent par des résolutions violentes, inattendues, incompréhensibles, folles, qui déroutent nos raisonnements, nos habitudes de pondération et toutes nos combinaisons égoïstes. L’imprévu et la brusquerie de leurs déterminations font qu’elles demeurent pour nous d’indéchiffrables énigmes. Nous nous demandons toujours : « Sont-elles sincères ? Sont-elles fausses ? »

— Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses, parce qu’il est dans leur nature d’être les deux à l’extrême et de n’être ni l’un ni l’autre.

Regarde les moyens qu’emploient les plus honnêtes pour obtenir de nous ce qu’elles veulent. Ils sont compliqués et simples, ces moyens. Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l’avance, si simples qu’après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nous empêcher de nous en étonner et de nous dire : « Comment ! elle m’a joué si bêtement que ça ? »

Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s’agit de se faire épouser.

Mais voici l’histoire de Summer.

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chez lui. Elle était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il, une taille divine. Il devint amoureux d’elle, comme on devient amoureux de toute femme un peu séduisante qu’on voit souvent. Il s’imagina qu’il l’aimait de toute son âme. C’est là un singulier phénomène. Aussitôt qu’on désire une femme, on croit sincèrement qu’on ne pourra plus se passer d’elle pendant tout le reste de sa vie. On sait fort bien que la chose vous est déjà arrivée ; que le dégoût a toujours suivi la possession ; qu’il faut, pour pouvoir user son existence à côté d’un autre être, non pas un brutal appétit physique, bien vite éteint, mais une accordance d’âme, de tempérament et d’humeur. Il faut savoir démêler, dans la séduction qu’on subit, si elle vient de la forme corporelle, d’une certaine ivresse sensuelle ou d’un charme profond de l’esprit.

Enfin, il crut qu’il l’aimait ; il lui fit un tas de promesses de fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégante qu’ont facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, elle babillait, elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles par la manière drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à tout moment des gestes gracieux bien faits pour séduire un œil de peintre. Quand elle levait les bras, quand elle se penchait, quand elle montait en voiture, quand elle vous tendait la main, ses mouvements étaient parfaits de justesse et d’à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s’aperçut point qu’au fond elle ressemblait à tous les modèles.

Ils louèrent pour l’été une petite maison à Andressy.

J’étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudes dans l’esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tour au bord de la rivière. La lune versait dans l’eau frissonnante une pluie de lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous, dans le courant, dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vague exaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurions voulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus, délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases, des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions, pénétrés par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante, par cette fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, le pénétrer, baigner l’esprit, le parfumer et le tremper de bonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s’appelle Joséphine) poussa un cri :

— Oh ! as-tu vu le gros poisson qui a sauté là-bas ?

Il répondit sans regarder, sans savoir :

— Oui, ma chérie.

Elle se fâcha.

— Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu avais le dos tourné.

Il sourit :

— Oui, c’est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien.

Elle se tut ; mais, au bout d’une minute, un besoin de parler la saisit, et elle demanda :

— Iras-tu demain à Paris ?

Il prononça :

— Je n’en sais rien.

Elle s’irritait de nouveau :

— Si tu crois que c’est amusant, ta promenade sans rien dire ! On parle, quand on n’est pas bête.

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinct pervers de femme, qu’elle allait l’exaspérer, elle se mit à chanter cet air irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles et l’esprit depuis deux ans :

Je regardais en l’air.

Il murmura :

— Je t’en prie, tais-toi.

Elle prononça, furieuse :

— Pourquoi veux-tu que je me taise ?

Il répondit :

— Tu nous gâtes le paysage.

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec les reproches inattendus, les récriminations intempestives, puis les larmes. Tout y passa. Ils rentrèrent. Il l’avait laissée aller, sans répliquer, engourdi par cette soirée divine, et atterré par cet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liens invincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notre vie. Elle le tenait, l’opprimait, le martyrisait. Ils se querellaient du matin au soir, s’injuriaient et se battaient.

À la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendit toutes ses toiles, emprunta de l’argent aux amis, réalisa vingt mille francs (il était encore peu connu) et il les laissa un matin sur la cheminée avec une lettre d’adieu.


Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l’après-midi, on sonna. J’allai ouvrir. Une femme me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans mon atelier : c’était elle.

Il s’était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l’enveloppe contenant les billets de banque, avec un geste vraiment noble, et, d’une voix brève :

— Voici votre argent. Je n’en veux pas.

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes les folies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère et d’exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences.

Il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Elle répondit :

— Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m’avez implorée, vous m’avez prise. Je ne vous demandais rien. Gardez-moi !

Il frappa du pied :

— Non, c’est trop fort ! Si tu crois que tu vas…

Je lui avais saisi le bras :

— Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire.

J’allai vers elle, et doucement, peu à peu, je lui parlai raison, je vidai le sac des arguments qu’on emploie en pareille circonstance. Elle m’écoutait, immobile, l’œil fixe, obstinée et muette.

À la fin, ne sachant plus que dire, et voyant que la scène allait mal finir, je m’avisai d’un dernier moyen. Je prononçai :

— Il t’aime toujours, ma petite ; mais sa famille veut le marier, et tu comprends !… Elle eut un sursaut :

— Ah !… ah !… je comprends alors…

Et, se tournant vers lui :

— Tu vas… tu vas… te marier ?

Il répondit carrément :

— Oui.

Elle fit un pas :

— Si tu te maries, je me tue… tu entends.

Il prononça en haussant les épaules :

— Eh bien… tue-toi !

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par une angoisse effroyable :

— Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?… répète !

Il répéta :

— Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir !

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur :

— Il ne faudrait pas m’en défier. Je me jetterais par la fenêtre.

Il se mit à rire, s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, et, saluant comme une personne qui fait des cérémonies pour ne point passer la première :

— Voici la route. Après vous !

Elle le regarda une seconde d’un œil fixe, terrible, affolé ; puis, prenant son élan comme pour sauter une haie dans les champs, elle passa devant moi, devant lui, franchit la balustrade et disparut…

Je n’oublierai jamais l’effet que me fit cette fenêtre ouverte, après l’avoir vu traverser par ce corps qui tombait ; elle me parut en une seconde grande comme le ciel et vide comme l’espace. Et je reculai instinctivement, n’osant pas regarder, comme si j’allais tomber moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Elle ne marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché de reconnaissance, l’a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulut partir ; et le domestique se remit à rouler vers le village la petite voiture d’invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme, sans qu’ils eussent échangé un mot, depuis une heure.