Le Romantisme et l’éditeur Renduel (RDDM)/02

Le Romantisme et l’éditeur Renduel (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 154-182).
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LE ROMANTISME
ET L'ÉDITEUR RENDUEL

II.[1]
EUGÈNE RENDUEL ET PÉTRUS BOREL, LAMENNAIS, ALFRED ET PAUL DE MUSSET, SAINTE-BEUVE


III. JULES ET PAUL LACROIX. — EUGÈNE DE MONGLAVE LOUIS DE MAYNARD. — PÉTRUS BOREL. — F. DE LAMENNAIS.

Au premier rang des écrivains qui alimentèrent la librairie Renduel et qui, aidant à son succès, profitèrent de sa vogue, figurent les frères Lacroix. Ce sont peut-être eux qui, après Hugo, ont fourni à Renduel le plus grand nombre d’ouvrages ; mais, que ce fût accord formel ou convention secrète, chacun d’eux paraissait s’être approprié un genre spécial et l’exploitait à l’exclusion de l’autre. Tous les deux appartenaient au romantisme le plus ardent, mais Jules Lacroix choisissait de préférence ses sujets de romans dans le monde contemporain, tandis que Paul, mettant à contribution toutes les époques de l’histoire de France depuis le moyen âge jusqu’à la Restauration, jetait en pâture aux lecteurs un nombre infini de productions mélodramatiques. De 1833 à 1835, Jules Lacroix fournit chaque année à Renduel un roman à sensation, dont le titre seul était un appât pour les gens avides d’émotions violentes : Une Grossesse d’abord, puis Corps sans âme, enfin Une Fleur à vendre. Mais qu’était-ce que trois romans — cinq volumes en tout — auprès de l’énorme bagage, auprès des dix, vingt, trente histoires, plus pathétiques, plus terrifiantes les unes que les autres, écrites par Paul Lacroix tant sous son propre nom que sous le pseudonyme demeuré célèbre du Bibliophile Jacob ?

C’est sous ce nom d’emprunt qu’il avait produit en 1829 ces Soirées de Walter Scott qui avaient assuré le succès de l’entreprise de Renduel. Ce fut encore sous ce masque transparent qu’il publia à la même librairie les Deux Fous, histoire du temps de François Ier ; le Roi des Ribauds, histoire du temps de Louis XII ; la Folle d’Orléans, histoire du temps de Louis XIV ; Vertu et Tempérament, histoire du temps de la Restauration ; les Francs-Taupins, histoire du temps de Charles VII ; la Danse macabre, histoire fantastique du quinzième siècle ; Pignerol, histoire du temps de Louis XIV ; Un Divorce, histoire du temps de l’Empire ; puis enfin Mon Fauteuil et Quand j’étais jeune, souvenirs d’un vieux, histoires don ne sait quand. Toutes les époques de notre histoire y avaient déjà passé, que l’esprit inventif du romancier semblait toujours intarissable ; si bien qu’il put recommencer la série avec d’autres éditeurs et fournir encore au public palpitant quantité de nouvelles histoires de tous les temps.

Si abondante qu’elle soit, la correspondance des deux frères avec Renduel est malheureusement moins riche que leur imagination romanesque, et il suffira de reproduire une lettre de chacun d’eux. La première est d’un malade à court de santé et d’argent ; la seconde d’un esprit susceptible et prompt à se fâcher pour l’incident le plus inoffensif.

Mon cher ami, je suis depuis quinze jours avec une inflammation d’entrailles et souffrant comme un damné. — Voilà ce qui m’a privé du plaisir de vous voir si longtemps. Cependant je vais mieux, j’ai maintenant la force de corriger mes épreuves.

Les médecins et les apothicaires m’ont ruiné, ruiné complètement, si bien que j’ai recours à votre complaisance et vous prie de m’avancer trois cents francs. Je présume que cette somme ne vous gênera nullement et elle me sera d’un grand secours.

Si vous pouviez ce matin les remettre au porteur, vous m’obligeriez beaucoup.

Votre ami dévoué,

JULES LACROIX.


21, mercredi.

Mon cher Renduel, j’ai été plusieurs fois vous voir avec l’intention de vous entretenir sur un sujet plus important et plus délicat qu’une affaire d’intérêt ; mais je n’ai jamais pu me trouver absolument seul avec vous pour entamer une question qui veut être traitée dans le tête-à-tête, puisqu’il s’agit de mon amour-propre le plus offensif. Depuis longtemps mon buste est exposé au coin de votre comptoir comme un paquet d’affiches : ce n’est pas un honneur que j’ai sollicité, et je vous assure que le don de ma figure s’adressait plus à l’ami qu’au libraire. Il m’est pénible cependant de subir les camouflets du premier drôle venu, qui veut satisfaire peut-être une misérable jalousie sur un plâtre. On laisse les bornes à la portée des chiens pour qu’ils y pissent ; mais je ne pense pas que vous me réserviez ce sort, que je supporterais avec un véritable chagrin : c’est la principale raison qui m’éloigne de votre magasin. Je ne vous demande pas un piédestal, mais un fond d’armoire pour m’y cacher, à moins que vous ne préfériez achever l’œuvre de ceux qui ont mutilé cette sculpture en la brisant. Obligez-moi, mon ami, de me faire disparaître pour toujours de l’exposition perpétuelle où vous m’avez condamné : vous verrez dans une nouvelle que je termine ce que souffre même un homme d’esprit à se voir en peinture le jouet du public. Soyez persuadé que, si j’avais eu votre médaillon, il ne serait pas confondu avec les torchons de cuisine ni affiché à côté du porte manteau.

Votre tout dévoué,

PAUL LACROIX.


20 octobre 1833.

Où l’amour-propre va-t-il se nicher ; et comment une plaisanterie aussi peu offensante qu’un nez cassé ou une paire de moustaches dessinées à l’encre peut-elle troubler le moins du monde un homme de mérite et lui enlever toute quiétude d’esprit ?

Auprès de producteurs aussi féconds que les frères Lacroix, c’étaient de bien petits écrivains qu’Eugène de Monglave et Louis de Maynard ; mais leur plume, pour être moins infatigable, avait cependant du charme et de l’élégance. Combien d’écrivains, à commencer par ces deux-ci, eurent alors une heure de succès qu’ils méritaient à tout prendre, et qui sont, tout de suite après, tombés dans le plus profond oubli !

Eugène Garay de Monglave, d’origine béarnaise, était un ancien militaire qui, après s’être battu dans les deux mondes, ici pour le Portugal, là-bas pour le Brésil, était rentré en France où il continuait à batailler de la plume au service du parti libéral. Frappé plusieurs fois par le parquet pour ses écrits politiques, collaborant à plusieurs petits journaux sous des noms divers, en fondant au besoin, comme il fit pour le Diable boiteux, employé au ministère de l’Intérieur après 1830 et bientôt remercié à cause de sa brochure sur les Colonies de bienfaisance, fondateur et secrétaire perpétuel de l’Institut historique d’où il fut évincé poliment par la suite, auteur de nombreux ouvrages politiques, historiques et littéraires, Monglave, caché sous le nom de Maurice Dufresne, publia chez Renduel en 1830 certain roman du Bourreau qui ne fut pas sans obtenir quelque succès. Et voici, je pense, un curieux échantillon de son style épistolaire où l’ancien officier reparait sous l’homme de lettres :

Mon brave,

Plus d’épreuves depuis quinze jours.

Qu’attendent-ils ?

Paraîtrons-nous à Pâques ou à la Trinité ?

Le diable m’emporte si cela me donne du courage pour Palmeria !

Si je tenais ces b…-là, le diable m’emporte si je ne les écraserais pas tous.

Allons !

Allons !

Allons !

Marchons donc !

C’est embêtant, parole d’honneur !

Eugène.
Votre ami quand même parce que vous êtes un bon enfant.

Ce 24 (janvier 1829).

Louis Maynard de Queilhe était né aux colonies. Durant son séjour à Paris il travailla surtout au recueil de nouvelles le Sachet, et sut se faire de nombreuses amitiés par son excellent caractère et ses façons affables. Il avait publié chez Renduel, en 1835, un roman à grand succès, Outre-mer, puis était retourné à la Martinique, où sa famille le rappelait avec insistance ; deux ans après, le 22 mai 1837, il était tué en duel par son beau-frère, d’un coup de fusil :

Mon cher Renduel,

Envoyez-moi de l’argent pour que je paie, entre autres choses, ma part du dîner de ce soir. Car je vous annonce que la personne a accepté et que c’est pour 6 heures aux Provençaux, cabinet particulier. Vous demanderez M. de Courchamps qui y est connu comme les côtelettes. Je regrette de n’être pas en assez florissante richesse pour vous éviter de payer votre écot et celui de votre futur client, mais il n’y a pas de roses sans épines.

Je travaille toujours, mais j’ai peur que cette justification ne soit trop considérable. À vingt-six, et moins large, je crois que cela suffirait.

Nous verrons. Adieu.

Louis de M.
Lundi, à ce soir, 6 heures, Palais-Royal.

Lorsque Renduel avait eu l’idée de publier une édition exacte et complète des Mémoires de Saint-Simon, il avait prié Maynard de l’aboucher avec M. Gustave de Larifaudière, afin que celui-ci le mît à son tour en rapport avec le pair de France, marquis de Saint-Simon, que le gouvernement de Louis XVIII avait réintégré dans ses droits d’héritier sur les écrits du célèbre mémorialiste. Ce dîner au cabaret, offert par Maynard, n’était qu’une façon de mettre en présence les deux amis qu’il invitait. L’affaire marcha d’abord au gré de Renduel, qui commença cette publication par livraisons. La treizième venait de paraître, — il devait y en avoir 150, — lorsque surgirent des réclamations des libraires Paulin et Renouard, propriétaires d’une édition récente. En présence de leurs droits indiscutables, Renduel dut arrêter l’impression du jour au lendemain. Le pair de France ignorait-il donc ce traité antérieur ou bien faut-il penser qu’il le connaissait et qu’il avait négligé d’en prévenir Renduel ?

Pareil accident faillit arriver encore à Renduel, qui voulait toujours aller très vite on besogne, avec deux écrivains très scrupuleux cependant, mais qui avaient accueilli les propositions d’autres éditeurs et ne pouvaient pas recouvrer leur liberté d’action : c’était Pétrus Bore ! et Félicité de Lamennais.

Pétrus Borel n’avait que vingt-trois ans lorsqu’il était venu offrir à Renduel, en 1832, ce recueil de nouvelles brutales et de bizarres fantaisies dont le titre même : Champavert, contes immoraux, était si bien fait pour frapper les yeux et l’esprit. Ce fougueux champion du romantisme, échappé d’un atelier de sculpteur et entraîné par une force irrésistible vers la littérature et la politique, avait déjà publié un petit livre de poésies désespérées, dites Rhapsodies. Renduel accepta volontiers ces contes effroyables, où qualités et défauts étaient si complètement mêlés : une inspiration tour à tour terrible et touchante, une rare vigueur d’esprit et de style, une imagination puissante mais déréglée, une recherche incessante de l’horrible. Il lui paya ce volume assez bon marché, — quatre cents francs, — mais en promettant, si la vente dépassait huit cents volumes, de lui donner soixante-quinze centimes par exemplaire en surplus. Vaine clause de consolation, car le premier tirage s’écoula très lentement, malgré l’étrange surnom de Lycanthrope, adopté par l’auteur, et la terrifiante vignette adjointe au titre de Champavert.

Pétrus Borel composa encore un autre grand roman, Madame Putiphar, qu’il avait promis de donner à Renduel, mais qu’il publia chez le libraire Ollivier, après d’interminables débats entre les trois parties intéressées, l’auteur et Renduel marchant presque toujours d’accord. C’est au moment même où ces difficultés naissaient que Borel écrivit à son éditeur la lettre suivante, où il parle en si bons termes le langage de la pauvreté reconnaissante :


Mon cher Renduel,

Je vous adresse ce billet pour vous accuser réception des cinquante francs qui m’ont été donnés en votre absence par M. Roger, votre commis, et dont je ne lui avais point fait de reçu. Je tiendrai à honneur de vous les rembourser le plutôt (sic) possible, sitôt que j’aurai pu me procurer quelque argent. J’y tiendrai d’autant plus que, par le fait, vous avez moins de confiance en moi. Vous m’avez assuré que vous ne vous blesseriez point de ce que le besoin pourrait m’entraînera faire : le besoin me force à aller vendre et faire marché n’importe où de ce qui peut m’appartenir, ne pouvant me créer des ressources qu’en me repliant sur moi-même. Je ne pourrai vous donner Madame Putiphar. Je ne vous écris point cela par morgue : je ne m’abuse point assez sur mon propre compte pour imaginer qu’un éditeur puisse avoir grand regret de me perdre. Mais une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est que vous soyez convaincu que ce n’est point l’intérêt, mais la pénurie, qui m’oblige à agir ainsi. Ce n’est point parce qu’on m’a fait des offres que j’ai présumées plus avantageuses que celles que vous auriez pu me faire : je ne suis point en position de recevoir des offres. Je vous jure et proteste, et je n’ai jamais menti, que je n’ai pas vu encore d’autres éditeurs ; je vous étais trop attaché pour que la pensée seulement m’en soit venue ; et j’aurais cru d’ailleurs manquer d’exquise délicatesse, car je me regardais et me regarderai toujours votre obligé d’avoir bien voulu vous charger de mon premier livre.

Je vous souhaite tout le bonheur qui me manque,

PETRUS BOREL.

Ce jeudi 25 juillet 1833.


Lamennais, je l’ai dit en commençant, fit en grande partie la fortune de la librairie nouvellement fondée, avec ses Paroles d’un croyant. Ce livre eut un succès foudroyant, si bien que, la première édition étant épuisée en moins d’une année (1833), Renduel en fit paraître coup sûr coup de nouvelles à différens prix. Mais il visait encore plus haut : il voulut — mais trop tard, malgré ses efforts — acquérir d’autres ouvrages du même écrivain, au risque de perdre ainsi les bénéfices réalisés chaque année avec ce livre exceptionnel ; il caressa même un instant le projet de fonder une revue, avec Lamennais comme chef de file et rédacteur principal. Celui-ci répondit à cette double proposition par une fort belle lettre, où il fait en quelques mots toute une profession de foi sur le journalisme :


La Chesnaie, 25 janvier 1835.

Il était naturel et juste que vous eussiez, monsieur, la préférence surtout autre pour la vente de mes ouvrages, dont j’ai cédé la propriété à mon beau-frère. Aussi, avant de terminer et même de traiter avec M. Daubrée, vous proposa-t-il des arrangemens qui ne vous convinrent pas, ce qui ne m’étonna en aucune manière, les livres que j’ai publiés jusqu’ici étant, pour la plupart, d’un genre différent de ceux dont vous êtes l’éditeur. Lié aujourd’hui par les conventions que mon beau-frère a faites avec un autre libraire, je ne pourrais m’occuper sans son concours et sans son aveu d’une édition complète de mes œuvres. Mais s’il était possible que vous vous entendissiez avec lui pour cela, que chacun de vous trouvât ses avantages dans cette affaire commune, et qu’elle m’en offrît à moi-même de suffisans pour me déterminer à entreprendre le travail qu’elle exigerait de moi, je me prêterais, n’en doutez pas, très volontiers à ce qui vous conviendrait à l’un et à l’autre.

Je dois vous dire franchement, au sujet de la Revue dont vous me parlez, qu’une coopération à un recueil de ce genre n’entrerait aucunement dans mes vues. Elle me détournerait de mes travaux et, à mon avis, sans utilité. Ce serait autre chose s’il s’agissait d’un journal quotidien. On pourrait avec celui-ci exercer une action puissante, et je crois à la probabilité du succès matériel, dans le cas où l’on serait à lieu de le préparer et de l’attendre pendant deux ans. Je me consacrerais avec zèle et tout entier à une œuvre semblable, parce que j’y verrais un grand résultat, un moyen plus sûr que tout autre de servir mon pays et l’humanité. Toutefois je ne m’engagerais qu’à deux conditions : l’une que j’aurais la certitude que le journal serait dirigé selon mes principes ; l’autre, que j’y trouverais immédiatement les ressources nécessaires pour vivre aisément, et la garantie d’avantages futurs en cas de succès. Car je n’ai rien, et je dois songer à pourvoir au temps où mes forces usées ne me permettront plus le travail. Les rédacteurs ne m’embarrasseraient pas : on n’en manque jamais, quand on a du reste une direction ferme et une.

Je vous réitère, monsieur, l’assurance de mes sentimens très dévoués.

F. DE LAMENNAIS.


Renduel n’entra pour rien dans la publication des Œuvres complètes de Lamennais, acquises à Daubrée, et n’entreprit ni revue ni journal : c’est ce qu’il pouvait faire de mieux.


IV. AZAÏS. — HENRI DE LATOUCHE. — LE VICOMTE H’ARLINCOURT. — LÉON GOZLAN. — JOSEPH D’ORTIGUE.

Le premier des correspondans de Renduel — par ordre alphabétique — est un sage, Azaïs, le philosophe moraliste, qui professa d’abord à l’Athénée, puis dans son propre jardin, sa consolante doctrine, ce système des compensations qui répondait si bien à la simplicité de ses mœurs, à la douceur de son caractère. Azaïs avait fait, en 1831, un cours d’Explication universelle à la Société de civilisation, et il l’avait fait ensuite imprimer chez Levrault en autant de fascicules qu’il y avait eu de leçons. Le titre était des plus beaux : Ecole de la Vérité. Plus tard, il entreprit de donner à cet ouvrage une suite en soixante séances et autant de livraisons : la première leçon eut lieu le 22 janvier 1834, et la première livraison parut à la fois chez Renduel et chez l’auteur, rue de l’Ouest (aujourd’hui d’Assas), passage Laurette. Pour être philosophe. Azaïs n’en avait pas moins une fière idée de lui-même, et il le laisse assez voir dans une lettre singulière adressée à quelque ami commun qui l’avait mis en rapport avec Renduel :


Vous avez été témoin, mon cher ami, de l’accueil qui m’a été fait avant-hier, et de l’intérêt avec lequel j’ai été écouté. L’empressement à venir m’entendre n’a été que trop grand ; en montant l’escalier je n’ai rencontré que des personnes qui s’en retournaient, n’ayant pu pénétrer dans la salle ; le vestibule était encombré, et si le jeune commis de M. Renduel est venu, il a pu juger inutile de rester, puisque la table même sur laquelle il aurait pu déposer les exemplaires a été saisie, et qu’on la plaçant en face de la porte un grand nombre de jeunes gens s’y sont établis.

L’affluence ne sera pas moindre mercredi prochain. Je vous prie d’aller voir pour moi M. Renduel et de lui dire que, devant développer, mercredi prochain, le sujet de ma première livraison et répondre aux objections qui me seront adressées, nous pourrons faire encore une tentative de vente ; que, dans ce cas, si son jeune homme arrive vers sept heures, je lui aurai fait réserver d’avance une chaise au pied de la tribune, en sorte qu’au terme de la séance, les personnes que j’aurai excitées à me lire, auront la brochure sous les yeux et sous la main.

Si M. Renduel aime mieux suspendre la publication des livraisons suivantes, je lui propose de provoquer de suite la propagation de la première, en faisant insérer dans les journaux la note suivante :

« M. Azaïs fait, en ce moment, un Cours d’explication universelle à l’Ecole Philosophique, dont il est président. Ce cours est suivi avec le plus vif intérêt, et la salle est loin de pouvoir contenir toutes les personnes qui désirent y assister. Pour y faire participer, autant qu’il lui est possible, celles qui ne peuvent entier ou qui n’ont pas le loisir de s’y rendre, M. Azaïs publie chez le libraire Renduel, rue des Grands-Augustins, no 22, une brochure de 50 pages, qui a pour titre : Idée précise de la Vérité première, et dans laquelle le professeur résume la doctrine qu’il développe devant ses auditeurs. »

Cette note, mise dans les principaux journaux, et la brochure mise en vente chez les principaux libraires, elle se répandrait ; vous savez, cher ami, l’heureux effet que l’on pourrait en attendre ; elle exciterait bien des personnes à demander la publication successive des livraisons. M. Renduel, s’il recevait, en effet, un nombre encourageant de demandes, annoncerait, cornue sous presse, celle publication successive, ou, s’il le préférait, la publication du cours en bloc, par volume et sans morcellement.

Ayant encore besoin de ménagemens, mon cher ami, faites-moi le plaisir d’aller ce soir chez M. Renduel : on le trouve vers cinq heures ; lisez-lui ma lettre : ajoutez-y ce que vous avez vu, entendu, ce que vous pensez ; dites-lui que n’ayant d’ardeur personnelle que pour la propagation de mes pensées, je désire que le libraire qui y concourra, non seulement ne compromette pas ses fonds, mais fasse, à l’aide de mon œuvre, d’honorables profits.

Tout à vous, mon cher ami,

AZAÏS.


Dans une lettre écrite le lundi suivant, et cette fois à Renduel, Azaïs revient encore sur ce projet de faire débiter ses brochures pendant son cours, et il le complète par l’idée mirifique d’en faire vendre aussi pendant le cours qui précédait le sien : « N’oubliez pas, je vous prie, que mercredi voire jeune homme devrait être dans le vestibule de la salle avant sept heures, parce que déjà alors il passera devant lui bon nombre de personnes allant prendre place et attendant pendant le cours d’un autre professeur qui se fait à cette heure-là. » Le pauvre Azaïs se donnait-il assez de mal pour débiter sa philosophie en feuillets ? Rien n’y fit. Le premier fascicule, si fort tambouriné, se vendit mal, et l’affaire en resta là : soixante pages au lieu de soixante livraisons.

Après la phraséologie onctueuse du philosophe, la phrase cinglante et cravachante du gentilhomme. Henri de Latouche s’était fait surtout connaître par ses travaux sur André Chénier, et notamment par les soins clairvoyans qu’il avait apportés à la publication des œuvres inédites du poète, entreprise en 1819 par les libraires Foulon et Baudoin. Il était donc tout désigné pour surveiller aussi l’édition complète de Chénier que Renduel publia en 1833, de concert avec Charpentier, et pour laquelle il avait obtenu du neveu du poète, Gabriel de Chénier, plusieurs fragmens inconnus et pièces inédites. Le billet suivant de Latouche à Renduel respire le dépit rageur d’un campagnard, — Gautier l’appelle l’Ermite de la Vallée-aux-Loups, — qui a fait pour rien le voyage d’Aulnay à Paris et devra revenir le lendemain : « Il est dur de venir de la campagne pour des épreuves et de n’être pas même averti qu’on ne les aura pas. Il est dur d’être, de neuf à dix heures, dans le magasin, à attendre le pacha, dont le domicile est tout proche, et de ne trouver personne qui ose avertir Sa Hautesse qu’un simple citoyen le demande. Et l’on parle des ministres difficiles à aborder ! — Honneur aux mœurs turques ! — Libraire d’avant la civilisation, le paysan fera encore ses six lieues demain pour l’amour des corrections poétiques ; il attendra les paperasses quai Voltaire, n° 15. »

Henri de Latouche — de ses vrais noms Hyacinthe Thabaud de Latouche — était sensiblement plus âgé que les principaux représentai de l’école romantique à laquelle il s’était rallié en publiant en 1829 son roman de Fragoletta. Sa réputation littéraire datait du début de la Restauration ; mais, cette période étant considérée par tous les romantiques comme le triomphe absolu du classique bête, de l’antique banal, du poncif glorifié, l’écrivain était très médiocrement flatté d’entendre dire que son renom remontait si loin, et le seul fait de rappeler ses travaux littéraires de cette époque lui semblait un compliment ironique, « plus sanglant mille fois qu’une franche critique. » Il était d’ailleurs d’humeur bilieuse : au moindre contretemps, à la plus petite anicroche, il entrait en colère. Et le voilà qui se fâche tout de bon dans un billet qui montrera de quel ton il traitait les choses les plus simples. Il a bien écrit dix, vingt, trente poulets de ce genre à Renduel, qui ne brillait pas non plus par la patience et qui lui répondait parfois aussi sèchement. Qu’on juge par là de l’agrément qu’offraient des relations suivies avec l’Ermite de la Vallée-aux-Loups !


Si c’est une gageure, je vous donne gagné ; un parti pris, il a été tenu. Jusqu’à la fin, on s’est obstiné à ne point lire en première. Il y a dans la troisième épreuve autant de lettres fausses, de ponctuations imbéciles, de caractères retournés, que dans la première.

Vous-même, Seigneur, je vous avais marqué d’un radical les pièces qui ont été composées sur copie imprimée, et pour lesquelles je me reposais sur vos soins. J’y viens de jeter les yeux par hasard : elles sont pleines d’infamies. Ce sont les écuries d’Augias à nettoyer. Il n’est pas croyable qu’un imprimeur ose mettre de telles turpitudes sous les yeux d’un auteur. Il ne serait pas plus impertinent de nous envoyer ses bottes à cirer. Mais vous, mon cher ami, je ne vous conçois pas de me faire passer toute une semaine à une besogne qui ne fait pas un progrès, qui s’embrouille, se mêle et se bêtifie à chaque épreuve.

Dans les pièces que vous étiez chargé de lire, on a poussé la méchanceté jusqu’à mêler des vers avec la prose et composer en petit-texte ce qui devait être en cicéro (voyez la page 342). Militairement parlant, c’est se f….. du monde. — Je donne ma démission et ne veux plus rien voir que la préface. Envoyez-la par la voiture et écrivez sur le paquet : A porter à Aulnay. Elle vous reviendra dans la même journée ou le lendemain matin.


Si Latouche avait protégé de façon très efficace les débuts communs de Jules Sandeau et de George Sand dans la carrière des lettres, il n’en était pas moins regardé en général comme un « mauvais coucheur ». Irascible, ombrageux, rancunier au premier chef, aimant beaucoup à dire du mal d’autrui et un peu à en faire, Henri de Latouche était plus redouté qu’estimé de ses contemporains : on ne l’aimait pas, mais on le ménageait, de peur d’encourir son courroux. Un auteur prit alors ce singulier individu pour modèle, le décrivit de façon scrupuleuse au moral comme au physique — la rareté de ses cheveux était même indiquée — et le transporta tout vivant dans le roman : il s’agit du personnage peu sympathique de Clérambault dans le roman les Intimes, publié en 1831 chez Renduel, et qui dut son succès à l’intérêt de certaines situations, au « décolleté » de certaines autres. Ce livre, aujourd’hui bien oublié, fit grand bruit quand il parut. Quelques années plus tôt, Michel Masson et Raymond Brucker, gens à l’imagination romanesque, et dont le premier surtout savait faire naître les péripéties les plus émouvantes, avaient publié chez Dupont (1828) un roman de mœurs populaires qui renfermait plusieurs épisodes pathétiques et terribles ; il était intitulé : le Maçon, — bien peu de gens savent que Scribe a puisé dans ce livre le plan et les scènes de son opéra-comique, — et portait sur le titre une signature de fantaisie : Raymond Brucker.

C’était la mode alors de signer d’un faux nom ou de ne pas signer du tout les œuvres littéraires. Mérimée publiait sans nom d’auteur la Chronique de Charles IX, et signait sa Guzla et ses scènes dramatiques des noms imaginaires d’Hyacinthe Maglanovich et de Clara Gazul ; Paul Lacroix se transformait en Bibliophile Jacob ; Jules Janin ne signait pas ses premiers ouvrages : la Confession, l’Ane mort et la Femme guillotinée ; enfin le comte de Pastoret, publiant chez l’éditeur en vogue ses esquisses du temps de la Ligue : Raoul de Pellevé, adressait cette recommandation capitale à Renduel : « Vous vous rappelez bien qu’il ne doit y avoir sur le litre autre chose que : Par l’auteur du Duc de Guise à Naples. » El le vicomte d’Arlincourt lui-même, dont le nom est resté illustre dans les fastes des crimes imaginaires, cédait au goût du jour en ne signant pas son célèbre roman des Ecorcheurs, publié chez Renduel en 1833 ; ce qui ne l’empêcha pas d’adresser à son éditeur un billet dont le post-scriptum doit être unique dans les annales de la librairie : « Mon valet de chambre, qui vous remettra cette lettre, réclame son exemplaire. Tous mes éditeurs lui ont fait ce cadeau, et il tient d’autant plus à cet usage qu’il a eu ainsi la collection de mes œuvres. » Lequel faut-il le plus admirer ici, du maître ou du valet ?

Michel Masson et Raymond Brucker n’avaient donc signé le Maçon que de leurs prénoms réunis. Le roman des Intimes porta la même signature ; mais ce pseudonyme de Raymond Brucker ne couvrait plus ici les mêmes auteurs : Michel Masson s’était retiré sous sa tente et Brucker avait obtenu pour ce second ouvrage le précieux concours de Léon Gozlan. Chose assez particulière, le traité que j’ai sous les yeux fut même écrit en entier de la main de Gozlan, et signé, le 27 janvier 1831, par lui, Brucker et Renduel. Celui-ci achetait le roman moyennant 2 000 francs à payer le jour de la remise du manuscrit complet, mais il se réservait le droit de faire corriger par les auteurs les passages qu’il croirait pouvoir donner lieu à des poursuites judiciaires. Gozlan. de son côté, avait posé comme condition expresse que sa collaboration ne serait jamais divulguée, et il attachait une telle importance à cette clause verbale, même après le succès affirmé, qu’il écrivait tout exprès à Renduel pour la lui rappeler :


Mon cher Renduel,

Je présume que le temps de votre publication des Intimes, réimprimés, est proche, si toutefois vous les avez réimprimés. Vous n’avez pas oublié, mon bon ami, la protestation que je vous ai faite de ne jamais avouer ce roman, et l’entrevue où il fut convenu entre nous que vous ne mettriez pas mon nom sur la couverture de la seconde édition et suivantes. Ce que je vous en écris, c’est par simple mesure de prudence, car je sais qu’on doit toujours compter sur voire loyauté en affaires.

Mille amitiés,

LEON GOZLAN. 4 mai 1834.


D’autres lettres encore de Gozlan à Renduel sont bonnes a connaître. La première, très vive de forme, indique que l’éditeur n’aimait pas à prodiguer ses livres en cadeaux, fût-ce pour obtenir des articles favorables dans les journaux les mieux assis.


Mon cher Renduel,

J’ai parlé de Musset et je n’ai pas Musset ; je veux lire Notre-Dame de Paris et je ne l’ai pas ; j’ai laissé le volume de Sainte-Beuve chez Janin et vous ne l’avez pas réclamé ; j’ai fait des articles sur Nodier et j’attends encore Nodier. En vérité, dites-moi si l’on peut amasser plus de griefs sur sa tête ? Envoyez-moi tout cela, je donnerai 1 franc à votre commis. .

Votre tout dévoué,

GOZLAN.


La seconde est doublement curieuse, en ce qu’elle montre à la fois quel fanatisme les adeptes du romantisme avaient pour leur chef et combien les échappées politiques de celui-ci les gênaient parfois pour donner cours à leur admiration :


2 décembre 1832.

Mon cher ami,

Dès que le drame de Victor Hugo aura paru, envoyez-moi sur-le-champ un exemplaire, afin que je puisse tenir aux lecteurs du Figaro la promesse que je leur ai faite de publier mon opinion sur le style du Roi s’amuse.

Attendez-vous à de grands et magnifiques éloges, et à une large compensation des torts qu’a eus peut-être le journal en attaquant si malencontreusement notre poète. Il ne m’appartient pas d’approuver ou de blâmer ce qui s’est fait ; le journal a des nécessités politiques dont je ne suis pas solidaire, mais qu’à la rigueur je dois subir. Ces nécessités sont si puissantes que l’amitié, l’admiration et l’enthousiasme que j’ai voués à Hugo doivent se taire, Victor Hugo se produisant sous une face politique.

Son drame n’ayant, grâce au ciel, aucun rapport avec sa lettre aux journaux, mon indépendance revient et ma justice aussi… J’ai soif de justice : désaltérez-moi avec le drame de Victor Hugo.

Il est écrit là-haut que dans notre singulier journal il sera couronné un jour et crucifié l’autre. Le jour du couronnement est celui d’aujourd’hui ; je ferai en sorte qu’il n’ait pas de lendemain.

Votre dévoué.

GOZLAN.


Renduel ne lit qu’une seule incursion sur le terrain musical en publiant le livre de d’Ortigue : le Balcon de l’Opéra. Le jeune écrivain méridional, qui sut, durant sa longue carrière, se faire estimer autant par son savoir que par son honnêteté, menait alors une vie assez malheureuse à Paris, et gagnait tout juste de quoi vivre en portant des études de critique ou d’histoire artistique à différens journaux, surtout au National et à la Revue de Paris. C’était vraiment charité que d’accepter et de payer, fût-ce d’une somme modique, les livres qu’il offrait. Renduel le comprit ainsi : non seulement il édita, en 1833, ce recueil d’articles sur la musique et les musiciens, orné d’un élégant frontispice de Célestin Nanteuil, mais encore il lui acheta 1200 francs son roman provençal : la Sainte-Baume, qui n’avait pas grand mérite et n’eut aucun succès. La nécessité de vivre avait provoqué et la douce souvenance du pays natal avait facilité cette métamorphose passagère du musicien en romancier.

Parmi les lettres de d’Ortigue à Renduel, celles-là sont surtout intéressantes où il parle de son Balcon de l’Opéra, parce qu’elles dévoilent un nouveau trait de charité intéressée de Meyerbeer. On n’en est plus à savoir combien Meyerbeer — même quand il fut l’auteur unanimement applaudi des Huguenots et du Prophète — était sensible au blâme le plus léger ; combien il se faisait petit devant le plus médiocre folliculaire ou le moindre musicien d’orchestre ; combien il déploya de diplomatie et dépensa d’argent pour s’assurer les éloges ou désarmer la critique de tous ceux qui pouvaient avoir une influence sur le sort présent ou futur de ses chers opéras. Deux lettres de d’Ortigue en fourniront une nouvelle preuve, et montreront combien la prévoyance de Meyerbeer s’étendait loin dans l’avenir, puisque, dès cette époque, il savait, sous le couvert d’une protection désintéressée, s’assurer la reconnaissance d’un écrivain très peu considérable et qui aurait pu ne jamais acquérir grand crédit.

Il faut dire, à l’honneur de d’Ortigue, qu’il pouvait accepter cet appui sans rougir, car ses jugemens élogieux sur Meyerbeer étaient l’expression vraie de sa pensée, et il n’eut aucunement besoin de faire violence à ses opinions pour louer par la suite l’auteur des Huguenots comme celui-ci désirait qu’on le louât. La sincérité de son admiration est suffisamment prouvée par ce fait qu’après la mort de Meyerbeer, alors qu’il pouvait sinon réfuter, du moins atténuer ses éloges antérieurs, personne n’étant plus là pour lui rappeler le service rendu, il les confirma, tout au contraire, et consacra trois grands feuilletons des Débats à étudier et à louer la partition de l’Africaine. Mais il n’en est pas moins vrai que cet encouragement de Meyerbeer venait à point, car Robert le Diable allait être joué à la fin de 1831, et d’Ortigue en devait faire le compte rendu à la Revue de Paris. L’article fut des plus élogieux, et occupa naturellement une place d’honneur au Balcon de l’Opéra.


25 janvier 1831.

Monsieur,

Il m’est venu dans l’idée qu’il convient, ce me semble, de faire une remise aux personnes qui se chargent d’un certain nombre d’exemplaires : c’est bien le moins, n’est-ce pas, monsieur ? Je puis donc prévenir celles qui prendront la chose à cœur. Meyerbeer m’a bien recommandé de tenir secret l’achat de cinquante exemplaires. J’avais oublié de vous le dire. Cela à cause des autres auteurs.

Ne serait-il pas à propos d’ajouter à la fin du volume la table de tous les auteurs, compositeurs et acteurs dont il est fait mention, avec désignation des pages ? Il me semble que cela pourrait aller.

………………………

Cette lettre est écrite de Montreuil-sous-Bois, où d’Ortigue s’était retiré pour vivre à meilleur marché. La suivante, de trois mois postérieure, fut expédiée de son village natal, de Cavaillon (Vaucluse), où sa famille l’avait rappelé :


18 avril 1831.

Me voici, mon cher éditeur, à deux cents lieues de Paris. Il m’a fallu obéir aux ordres de ma mère qui a craint que je ne fisse connaissance avec le choléra. Bref, me voilà ici, disposé à aller vous rejoindre dès que vous ne serez plus en aussi mauvaise compagnie. Je passai chez vous le samedi 7 avril, veille de mon départ. Je suis maintenant tout consolé du retard de notre publication. Je n’ai pas la moindre envie de lutter de renommée avec le choléra. Autant donc que je puis l’entrevoir, notre affaire est remise aux approches de l’hiver ou à l’automne. Nous ferons suivre alors le Balcon et la Sainte-Baume. Pour ce dernier ouvrage, je profiterai de mon séjour en Provence pour aller faire un voyage sur les lieux quand il sera terminé ; la partie historique et pittoresque y gagnera en exactitude. Ce sera toujours un ouvrage de conscience, bon ou mauvais.

Nos conventions avec Meyerbeer tiennent toujours. Mais je prévois des difficultés de la part de mes parens. Lorsqu’il sera temps de retourner à Paris, ils iront me chercher mille prétextes pour m’empêcher de partir. Je voudrais que vous m’écrivissiez une simple lettre, dans laquelle vous me parlerez de nos engagemens relativement aux deux ouvrages ci-dessus. Non pas, remarquez bien, que j’aie besoin d’une garantie personnelle contre vous, mais pour avoir un motif aux yeux de ma famille. C’est en ce sens que j’en ai parlé à Victor Hugo. Je ne sais s’il vous l’a dit. Ainsi, écrivez-moi un mot à ce sujet. Encore une fois, ce n’est pas une garantie, c’est un service d’ami que je vous demande, et, à ce titre, vous ne me le refuserez pas.

………………………..

Vous pouvez ajouter, si vous voulez, à votre bulletin d’annonces, un ouvrage historique et philosophique sur la musique dont le titre sera : De l’Orgue, par M. J. d’Ortigue, 2 vol. in-8o. C’est Hugo qui a trouvé ce titre, et c’est tout dire. Cet ouvrage est fait en partie.

Adieu, mon cher éditeur, j’attends aussi la suite de Nodier.

Tout à vous de tout mon cœur.

J. D’ORTIGUE.


Que d’illusions juvéniles en ces quelques lignes ! Non seulement les ouvrages convenus ne parurent qu’après deux ou trois ans d’attente ; mais ce dernier travail, si pompeusement annoncé sous le parrainage d’Hugo, ne vit jamais le jour. Encore un ouvrage à joindre à la liste déjà longue des œuvres promises avec des titres retentissans au dos des publications romantiques et dont les auteurs, souvent, n’avaient pas la moindre idée. Le plus connu de ces livres célèbres par leur seul titre est la Quiquengrogne, de Victor Hugo ; et il s’en fallut de peu que le Capitaine Fracasse, de Gautier, ne sortît jamais de ces limbes littéraires. L’Orgue y resta.


V. — ALFRED ET PAUL DE MUSSET. — ALEXANDRE DUMAS. — CHARLES NODIER. — VIENNET. — JULES JANIN.

Alfred de Musset ne se laissa jamais enrôler dans le romantisme au point de perdre son indépendance et sa liberté d’action. Il bataillait en allié, en volontaire, en gentilhomme ; il avait su se faire l’ami de ses partisans juste assez pour avoir leur aide au besoin, tout en les pouvant quitter à l’occasion. Il s’est fort défendu, par la suite, d’être jamais tombé dans les exagérations folles de l’école nouvelle, et rappelait alors sa Ballade à la Lune, composée exprès pour tourner en ridicule de telles extravagances. Celui-là, en vérité, ne dut jamais être un romantique farouche et convaincu qui traita le Cénacle de « boutique » et osa bien — dès 1831 — écrire ces vers des Secrètes pensées de Rafaël :


Salut, jeunes champions d’une cause un peu vieille,
Classiques bien rasés, à la face vermeille,
Romantiques barbus, aux visages blêmis !
Vous qui des Grecs défunts balayez le rivage,
Ou d’un poignard sanglant fouillez le moyen âge,
Salut ! — J’ai combattu dans vos camps ennemis.
Par cent coups meurtriers devenu respectable,
Vétéran, je m’assois sur mon tambour crevé.
Racine, rencontrant Shakspeare sur ma table,
S’endort près de Boileau qui leur a pardonné.


Quand Alfred de Musset fit offrir par son frère à Renduel un recueil de vers, il n’avait encore soumis au public qu’un seul volume : Contes d’Espagne et d’Italie, qui l’avait rendu presque célèbre en soulevant de violentes discussions dans la presse ; et une comédie : la Nuit vénitienne, jouée deux fois seulement à l’Odéon au milieu des rires et des sifflets. Le volume à venir portait comme titre général : Spectacle dans un fauteuil, et ne comprenait que deux ébauches de pièces en vers : le poème dramatique : La Coupe et les Lèvres, et la petite comédie : A quoi rêvent les jeunes filles. L’éditeur hésitait, paraît-il, à publier ce recueil de vers qu’il jugeait d’un écoulement plus difficile qu’un livre en prose, et l’auteur le pressait fort de prendre une décision.


Monsieur,

Je voudrais bien que vous m’écrivissiez franchement quel prix vous voudriez mettre au manuscrit dont j’ai à disposer. — Je vous avouerai franchement aussi que l’on m’a fait ces jours-ci des offres assez avantageuses, dont cependant je n’ai pas voulu profiter avant d’avoir appris les vôtres, qui sont les premières en date.

Veuillez donc me répondre un mot là-dessus, le plutôt (sic) qu’il vous sera possible, — et agréer les sentimens les plus distingués de votre serviteur.

ALFRED DE MUSSET.

Dimanche, 9 septembre 1832.


Musset devait se vanter en parlant d’autres « offres avantageuses », car son frère, qui avait négocié cette affaire avec Renduel, ne dit rien de ces prétendues ouvertures. Finalement Renduel accepta, un peu par égard pour Paul de Musset, avec lequel il avait déjà conclu marché[2]. Malheureusement ces deux pièces réunies ne donnaient guère que deux cents pages, et il en fallait encore une centaine pour former un volume présentable : Musset se remit à l’œuvre et écrivit, en deux ou trois semaines, le conte oriental de Namouna, qu’on accoupla tant bien que mal avec la comédie pseudo-espagnole et le drame tyrolien. L’impression reprit alors de plus belle, sans jamais aller assez vite au gré de l’auteur.

Voilà ce qui s’appelle agir d’une façon aimable et qui vous fait honneur. — Puisque vous le voulez bien, vous trouverez, sous cette enveloppe, un billet que je vous renvoie, et un autre que vous me renverrez (à un mois d’échéance, n’est-ce pas) quand vous l’aurez rempli.

Notre imprimeur n’a qu’un défaut, c’est qu’il m’envoie une épreuve tous les lundis à peu près. Sur ce pied nous paraîtrons en 1834. — J’irai chez lui demain ; — tâchez d’en faire de même, quand vous aurez le temps. — Votre bien dévoué,

ALF. DE M.

Lundi.


Les craintes de Musset étaient exagérées : son livre parut à l’époque fixée, en décembre 1832, et si le tirage faillit en être retardé, ce fut par suite du luxe que Renduel voulait apporter à cette publication et dont le porte préféra se passer. L’éditeur avait commandé tout exprès à Célestin Nanteuil trois vignettes à l’eau-forte, une par pièce ; mais elles déplurent à Musset, qui n’en voulut pas ; les planches furent brisées et tout le travail de Nanteuil se trouva perdu[3]. Les relations entre Renduel et Alfred de Musset cessèrent de la sorte, et lorsqu’en 1834 celui-ci voulut faire deux volumes de ses pièces en prose, cette seconde série du Spectacle dans un fauteuil fut publiée à une librairie innomée qu’on sut plus tard être celle de la Revue des Deux Mondes : là du moins il fut servi comme il désirait l’être, et n’eut même pas à refuser de vignette ou de croquis de Johannot ou de Nanteuil.

Paul de Musset, lui, resta plus longtemps fidèle au libraire qui avait accueilli son premier volume et donna successivement à Renduel trois romans ou recueils de nouvelles, d’allure distinguée et de bon ton : d’abord la Table de nuit, équipées parisiennes, son livre de début ; orné d’une charmante vignette de Tony Johannot ; puis Samuel, roman sérieux, accompagné d’une eau-forte de Nanteuil ; et la Tête et le Cœur, nouvelles équipées, qui retrouvèrent le succès des premières. Il donnait parfois à des amis intimes la primeur de ses romans, afin d’avoir leur avis, d’étudier leurs impressions, et, dans ce cas, il n’oubliait pas, bien entendu, d’inviter à ces lectures en famille son éditeur pour la précieuse santé de qui il affectait d’être aux petits soins :


Mon cher maître,

Est-il convenu que vous venez me voir ce soir ? — et à quelle heure viendrez-vous ? — Il y aura verre d’eau sucrée pour votre estomac paisible et abat-jour sur la lampe pour vos yeux malades. Nous serons seuls absolument parce que nous avons à causer.

Tout à vous.

PAUL DE M.

Soyez donc assez gentil pour remettre au porteur l’exemplaire susdit de la Table de nuit. Je suis embêté depuis huit jours par un clou à la cuisse qui m’empêche de marcher, ce qui m’a empoché de réaliser le projet que j’avais de vous aller voir pour vous prier de venir chez moi ce soir vendredi, entendre une lecture que je fais à mon frère et à deux amis seulement ; tâchez d’y venir. Je commencerai à huit heures et demie précises. C’est un petit roman, où il y a de tout. Je serais bien aise que vous le connussiez. Ma mère est à la campagne. Nous serons seuls dans mon salon avec bière et tabac.

Tout à vous.

PAUL DE MUSSET.

28 juin. Si peu de temps qu’Alfred de Musset eût fréquenté Renduel, il avait pu juger de sa puissance, et lui-même a célébré en riant l’influence mystérieuse et souveraine que le libraire exerçait dans le monde des lettres ; car c’est bien Musset qui rima de petits vers sur l’air du menuet d’Exaudet, à propos d’un des écrivains les plus extravagans de l’école, le romancier Lassailly, l’auteur de cette histoire épouvantable : les Roueries de Trialph, qui s’appellerait aussi bien l’Empoisonné dansant :


Lassailly
A failli
Vendre un livre,
Il n’eût tenu qu’à Renduel
Que cet homme immortel
Pût gagner de quoi vivre.


Le souvenir littéraire de Lassailly n’a pas duré, — si cher que se vende son étrange composition, quand on la retrouve, — et quelques curieux de littérature sont seuls à se rappeler la physionomie de ce « Jeune-France » enragé que Balzac essaya de prendre pour collaborateur, mais qui pensa mourir d’une indigestion de café en compagnie du terrible auteur de la Comédie humaine : l’association projetée fut rompue du coup.

Les moindres billets de Paul de Musset décelaient une nature élégante et fine : il les tournait avec soin, s’efforçait, même dans ses lettres d’affaires, de s’adresser à l’ami plutôt qu’au libraire. Alexandre Dumas, lui, tout rond, tout franc, tout bon garçon, n’avait pas de ces recherches ; deux mots pour dire ce dont il avait besoin, rien de plus, et sans vains témoignages de reconnaissance ou d’amitié :


Mon cher Renduel,

Me prendriez-vous des billets Dondey-Dupré à six mois pour quinze mille francs ?

A vous,

DUMAS.

Soyez assez bon, monsieur, pour me prendre [sans retard ce billet : je suis auprès du lit de ma mère qui se meurt, et je ne puis la quitter.

Mille complimens.

DUMAS.


Tels ces deux billets où le bon Dumas se peint au naturel, tels dix ou vingt autres : le peu de mots strictement nécessaires pour implorer quelque prêt ou quelque délai. Il ne pouvait être ici question d’avance, car Dumas n’eut pas de livre publié chez Renduel ; il le connaissait même assez peu pour écrire son nom par un a ; et cependant le libraire, qui n’avait jamais eu avec Dumas que des relations de hasard, qui n’avait jamais conclu d’affaire avec lui, n’hésitait pas à lui rendre service, à ce grand prodigue. Après tout, cela ne valait-il pas mieux que de désobliger un excellent homme, et cette façon si simple de procéder, même entre étrangers, ne prouve-t-elle pas quel esprit de solidarité guidait alors tous les gens qui occupaient une place quelconque dans le monde des lettres ?

Un des plus besogneux, un de ceux qui savaient le moins calculer, était Charles Nodier, auquel ses nombreuses publications si productives, ses traitemens comme membre de plusieurs académies, sa belle place de bibliothécaire à l’Arsenal, logé, chauffé, éclairé, etc., ne pouvaient suffire pour combler ses dettes de jeu : chaque jour il s’efforçait de s’acquitter et chaque nuit il se remettait à jouer, perdant sans émotion, disait-il, gagnant sans plaisir. Nodier publia chez Renduel, dès l’origine ou en réédition, quantité d’ouvrages de tout genre : Contes en prose et envers, la Fée aux miettes, Jean Sbogar, Mademoiselle de Marsan, le Peintre de Salzbourg, Adèle, Thérèse Aubert, Rêveries littéraires, morales et fantastiques, Smarra, Trilby, les Tristes, Hélène Gillet, Souvenirs de jeunesse, Souvenirs et Portraits, le Dernier banquet des Girondins, les Notions élémentaires de linguistique. Il avait apporté chez le nouveau libraire la plupart de ses productions antérieures, de façon qu’en réunissant tous ces romans, tableaux d’histoire et travaux d’érudition, en refondant les anciens avec les nouveaux dans une édition uniforme, Renduel put, de 1832 à 1834, donner au public toutes les œuvres principales de Nodier en douze forts volumes, auxquelles il convient d’ajouter une nouvelle : le Dernier chapitre de mon roman, écartée de la collection générale pour ses allures quelque peu licencieuses. Un treizième volume était même annoncé qui ne parut jamais : Monsieur Cazotte. Et tout cela représentait de grosses sommes à toucher. Aussi ne se passait-il pas de semaine où Renduel ne reçût quelque billet vivement tourné, c’est vrai, mais dont il connaissait le fond, sans même avoir besoin de l’ouvrir.


Mon cher ami, pardonnez-moi de vous talonner, mais c’est aujourd’hui le 3 avril 1833. Il me sembloit que notre marché étoit pour le 1er ou le 3, et je le saurois mieux si vous m’aviez renvoyé mon double. Faites-moi donc le plaisir de remettre deux cent cinquante francs à mon portier et des épreuves, s’il y en a. Je suis diablement pressé selon l’usage avec lequel j’ai l’honneur d’être

Votre ami.

CHARLES NODIER.

Paris, 4 octobre 1834.

Mon cher ami, autrefois les auteurs d’une certaine portée avoit (sic) des Mécènes. Maintenant, ils n’ont plus de Mécènes que leurs libraires, et cependant il faut que les auteurs vivent. Les libraires en reconnoissent la nécessité.

C’est pour vous dire que vous devriez vous décider sur les Mélanges que plusieurs personnes sont pressées d’avoir, et dont je suis encore plus pressé de me défaire. Je vous ai dit qu’ils formeroient deux volumes qui demanderont un mois de travail auquel je me mettrai à l’instant du marché conclu. C’est un ouvrage éprouvé, dont le débit est sur et qui vous coûtera moins encore que d’habitude…

Je n’insiste là-dessus que pour m’acquitter envers vous d’un devoir de cœur et de probité. L’affaire seroit faite à un prix plus avantageux pour moi si je n’avois voulu vous donner le temps de vous résoudre et s’il ne m’étoit d’ailleurs agréable de parfaire ma collection. Je vous ai déjà dit et je vous répète que mon ami M. Crozet m’a témoigné un désir assez vif de s’en charger, et vous pouvez le savoir de lui-même. C’est un homme d’une probité trop connue pour qu’on puisse le soupçonner d’une déclaration de complaisance.

En un mot, donnez-moi une réponse ou la liberté.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

CHARLES NODIER.


Que Nodier fût ainsi devenu, avec tous ses ouvrages, comme n des piliers de la librairie Renduel, il y a là déjà de quoi s’étonner ; mais ce qui confond, c’est d’apprendre que Viennet lui-même, l’ennemi déclaré de l’école romantique dont il railla souvent avec esprit les exagérations calculées, avait été entraîné par le mouvement général et s’était mis en rapport dès le premier jour avec le nouvel éditeur. Il fit paraître chez lui, dès 1829, deux épîtres politiques : l’une, l’Épître aux convenances ou mon Apologie ; l’autre, Aux mules de dom Miguel, où il flétrissait l’effroyable guerre civile que l’ambition du fils de Jean VI, encouragée par la tacite approbation des pays unis dans la sainte alliance, avait déchaînée sur le Portugal. Viennet combattait alors très ardemment pour les idées libérales, comme rédacteur au Constitutionnel et comme député opposant de la ville de Béziers, seul point sur lequel il fût d’accord avec les écrivains qu’il rencontrait chez Renduel. Il prenait ainsi sa revanche de l’arrêté de M. de Clermont-Tonnerre qui lui avait retiré depuis deux ans son grade de chef d’escadron, pour le punir d’avoir écrit la retentissante Épître aux chiffonniers, spirituelle attaque contre la législation actuelle de la presse. Il appartenait à l’homme qui, lieutenant d’artillerie de marine, avait voté contre le Consulat à vie et contre l’Empire, qui avait refusé plus tard de souscrire à l’acte additionnel des Cent-Jours, de s’élever contre ces massacres et ces exactions, contre tant d’horreurs commises de sang-froid par dom Miguel. Un vulgaire accident de voiture lui inspira cette épître, plus ardemment pensée que vigoureusement écrite ; la force poétique manquait à Viennet pour flétrir celui qu’il appelait le « Néron de Lisbonne », et les vers qui suivent, les moins mauvais à tout prendre, ne sont pas bien sanglans :

Lisbonne en ses transports vous prépare des fêtes ;
La liberté pour vous réveille ses poètes,
Oui, vous partagerez les immortels honneurs
Des oiseaux en qui Rome honora ses sauveurs ;
L’olympe vous appelle, et le Pinde en ses joies
Chantera de concert les mules et les oies.
................
Mules, aucun travers, aucune opinion
Ne saurait effacer votre belle action,
Et la France regarde, en couronnant vos têtes,
Ce que vous avez fait et non ce que vous êtes.
C’est trop peu cependant d’un fémur fracasse,
D’un char mis en cannelle et d’un tyran versé ;
Sapez la tyrannie, achevez votre ouvrage,
Aux guerriers d’Oporto soufflez votre courage,
Leur cause en vaut la peine, et dites-leur surtout
De marcher vers Lisbonne et non pas vers Plimouth.
Que des plaines d’Ourique aux rochers de Bragance,
À vos hennissement s’éveille la vengeance !

Cette brochure était sous presse lorsque l’auteur fut informé par un ami sur de la mort de dom Miguel ; il écrivit aussitôt à Renduel pour le presser de faire diligence et de mettre l’épître en vente, avant que la nouvelle ne fût répandue dans Paris :


Monsieur,

Léon Pillet me fait annoncer à l’instant la mort de dom Miguel et demande un exemplaire de l’épître pour l’annoncer demain sans retard, afin qu’on ne m’accuse pas d’insulter aux tombeaux. Je lui ai envoyé une épreuve avec prière de n’en mettre qu’une vingtaine de vers et de dire qu’elle sera mise en vente lundi prochain[4].

Si toutefois vous pouviez en déposer demain ou ce soir au Palais-Royal, ce serait prendre date ; mais alors il faudrait le faire dire de suite à Léon, qui modifierait son annonce.

Brûlez ce billet.

Votre dévoué serviteur.
Vt.
Samedi soir.

Mais la nouvelle était fausse et jamais dom Miguel ne s’était mieux porté. L’épître de Viennet parut au jour dit et suscita grande rumeur ; tous les partis s’en occupèrent avec une égale ardeur, pour exalter le pamphlétaire ou pour le décrier. Les romantiques, eux, partageaient bien les idées politiques de leur ennemi littéraire, mais ils n’avaient pas si grand tort de trouver ses vers pitoyables, et leur opinion se résume dans un court billet de Janin à Renduel :


Monsieur,

Faites-moi le plaisir de remettre au porteur trois exemplaires de la sale brochure de M. Viennet ; vous m’obligerez beaucoup.

J. JANIN.


Sans avoir jamais rien publié chez Renduel, Janin était dans les meilleurs termes avec lui, mais il avait su garder son franc parler dans ses relations de critique à libraire, et sa qualité d’ami ne l’empêchait pas d’exprimer nettement son opinion. Témoin ce post-scriptum ajouté ab irato à une lettre fort calme d’ailleurs :


… A propos de complimens, je ne vous fais pas les miens de l’Homme blanc ! C’est bien le plus insipide bavardage qui se soit écrit sous le soleil. Comment vous, Eugène Renduel, homme d’esprit et de goût, et, qui plus est, libraire de votre métier, avez-vous pu vous charger d’une pareille drogue ? Cela est illisible, croyez-moi.


L’Homme blanc des rochers ou Loganie et Délia était un des premiers ouvrages mis en vente par Renduel, en 1328, et l’auteur, répondant au nom de Toulotte, était un ancien sous-préfet qui n’aimait pas les prêtres. Il pensait peut-être s’égaler à Diderot par des romans comme Eugénie ou la Sainte par amour et le Dominicain ou les Crimes de l’intolérance et les effets du célibat religieux ; puis, quand il avait pourfendu sans pitié ses noirs ennemis, il élaborait d’énormes études historiques, ornées de titres interminables. Voici le moins long : la Cour et la Ville, Paris et Coblentz, l’ancien régime et le nouveau, considérés sous l’influence des hommes illustres et des femmes célèbres par leur conduite, leurs doctrines et leurs écrits depuis Charles IX, Henri IV et Louis XIV, jusqu’à Napoléon, Louis XVIII et Charles X.

Chaque homme a son idée fixe, chaque écrivain sa caractéristique : chez Toulotte, homme ou écrivain, c’était une égale horreur des prêtres et des titres brefs.


VI. — SAINTE-BEUVE. — DAVID D’ANGERS. — ALOÏSIUS BERTRAND.

Sainte-Beuve était peut-être, entre tant d’écrivains batailleurs, celui qui faisait le plus de besogne et le moins de bruit : aussi apportait-il chaque année à Renduel quelques-unes de ses premières productions de critique, de poète ou de romancier, tous ouvrages notables et dont le succès, qu’il fût rapide ou longuement disputé, contribuait également au renom de l’auteur, à la prospérité de l’éditeur. Il était entré en relations avec le nouveau libraire en lui offrant de réimprimer les Vie, poésies et pensées de Joseph Delorme, dont le premier tirage avait filé en moins d’un an, grâce au scandale soulevé dans le camp classique par cet ouvrage qui attira sur Sainte-Beuve les foudres vengeresses de Jay. Cette seconde édition, publiée en 1830, fit naître d’excellens rapports entre deux hommes d’un caractère parfois assez difficile : ils se convinrent si bien que Renduel se chargea de rééditer aussi les Consolations et que Sainte-Beuve lui vendit dès l’origine Volupté, cinq volumes de Critiques et Portraits littéraires, les Pensées d’Août et enfin son grand travail sur Port-Royal.


23 août (1841).

Mon cher Renduel,

C’est pour vous obéir que je viens vous rappeler que nous sommes convenus de 200 francs à toucher par moi chez Hachette ou ailleurs au 31 août. Je dois les payer à M. Naudet le lendemain pour des frais de logement. Cela ruine d’être propriétaire ou locataire établi : je n’ai jamais été si endetté que depuis que je suis logé aux frais de l’Etat. Je n’entrerai au reste dans mon nouveau gîte que dans un mois à peu près. Nos vacances n’ont plus qu’une vingtaine de jours. Sans aller à la campagne, je me suis un peu reposé ici, et je n’ai pas autant travaillé que précédemment. Pourlant tout continue et, j’espère, ira à bon terme. J’ai dit votre reproche au père Guénot. Ils viennent de perdre un procès qui leur fait des frais : ce sont d’honnêtes gens et qui ont du malheur.

Rien ici de bien nouveau. La librairie sommeille… Voilà le temps qui se relève : tout annonce une belle fin d’été. Vos bleds vont se relever aussi, et votre cœur rural doit s’épanouir.

Mille amitiés, mon cher Renduel,

SAINTE-BEUVE.

Il y a un joli sonnet de ce pauvre Bertrand à vous : Compère, etc.


Ce samedi (25 septembre 1841).

Mon cher Renduel,

Vous avez dû recevoir quatre feuilles du père Guénot : nous en avons quatre autres sur le métier. Mes vacances sont finies, et je suis depuis le 15 rattaché à mon collier. Je dois être logé à l’Institut le 1er ou le 2 octobre définitivement.

Charpentier est revenu avec sa femme, très contens tous deux de leur tournée dans le Midi. La Bibliothèque travaille à force et se vend très bien. Il a conclu avec le comte de Vigny. Il donnera un volume des Poésies choisies de Mme Valmore.

Pendant que vous rentriez vos moissons et que révoltiez vos vignes, nous avons eu ici le tapage trop ordinaire, coups de pistolet et le reste : c’est par trop fort ! Tenez bon là-bas et bridez bien vos campagnards : qu’ils n’aillent pas faire comme à Clermont !

En vieillissant, on revient au pouvoir absolu pur et simple.

Tout à vous d’amitié, mon cher Renduel,

SAINTE-BEUVE.

Cour du Commerce Saint-André-des-Arcs, n’ 2, ou à l’Institut.


Sainte-Beuve avait patronné auprès de Renduel un pauvre diable du nom de Bertrand qui était bien l’adepte le plus excentrique du romantisme, mais aussi le plus modeste et le plus effarouché. L’excellent garçon s’appelait tout simplement Louis Bertrand, mais il avait poétisé ce prénom par trop vulgaire et se faisait appeler Ludovic, ou mieux encore Aloïsius. Il était né en Italie de parens français, mais il s’était attaché comme un fils à la ville de Dijon où il était venu habitera l’âge de sept ans : tourmenté du démon poétique dès la fin de ses études, il avait fait insérer dans un journal du cru de gracieuses poésies d’un rythme léger et quelques-unes de ses curieuses ballades en prose. Il composait alors des vers, et de charmans, mais il y renonça peu à peu par la suite et, comme son destin était de se consumer dans le prélude et l’escarmouche à l’exemple de tant d’imaginations trop vives et trop ardentes, naturellement difficile et toujours mécontent de lui-même, il passait un temps précieux à retoucher sans fin les œuvres de la veille et n’en écrivait plus de nouvelles : dans ces fantaisies de débutant se retrouve le premier jet de ce qu’il ne fit, depuis, qu’agrémenter et repolir. Il prenait déjà une peine infinie à ciseler mot par mot, syllabe à syllabe, ses ballades, œuvres imaginaires d’un certain Gaspard de la Nuit qui devait donner son nom comme titre au volume, et ce volume n’était qu’un bizarre chapelet de pièces poétiques, constellées d’épigraphes dans toutes les langues. Voici, comme spécimen de cette prose artistement fouillée et de ces versets si bien ouvrés, certaine ballade italienne, une des plus jolies et des plus simples aussi qui soient sorties de la plume d’Aloïsius :


LA VIOLE DE GAMBA
Il reconnut, à n’en pouvoir douter, la figure blême de son ami intime Jean-Gaspard Deburau, le grand paillasse des Funambules. qui le regardait avec une expression indéfinissable de malice et de bonhomie.
THEOPHILE GAUTIER, Onuphrius.
Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n’ai plus de feu :
Ouvre-moi ta porte
Pour l’amour de Dieu.
Chanson populaire.


Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l’archet la viole bourdonnante, qu’elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme. si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne.


C’était d’abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot d’avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à perruque de M. Cassandre et répandu toute la poudre sur le plancher.

Et M. Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin de détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine d’essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d’élargir jusqu’aux oreilles une grimace enfarinée.

Mais bientôt, au clair de la lune, Arlequin, dont la chandelle était morte, suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux.

— « Au diable Job Hans le luthier qui m’a vendu cette corde ! » s’écria le maître de chapelle recouchant la poudreuse viole dans son poudreux étui. — La corde s’était cassée.


Bertrand était venu pour la première fois à Paris sur la fin de 1828, lorsqu’il s’était trouvé libre par suite de la suspension du Provincial de Dijon : sitôt débarqué dans la capitale, il était allé frapper à la porte de ses amis politiques et littéraires qui lui avaient plus d’une fois adressé de précieux éloges. « C’était un pauvre diable, écrit-il lui-même en parlant de Gaspard, dont l’extérieur n’exprimait que misère et souffrances. J’avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive, qu’effilait une barbe nazaréenne, et mes conjectures l’avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu’une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif errant. » Ce profil disgracieux était, paraît-il, d’une ressemblance douteuse, même en admettant les droits de la caricature, et Sainte-Beuve oppose à la silhouette trop fantaisiste de Gaspard le vrai portrait physique et moral d’Aloïsius : «… Grand et maigre jeune homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux noirs et vifs, à la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu chafouine peut-être, au long rire silencieux : il semblait timide ou plutôt sauvage… Singulière, insaisissable nature que les gens du monde auraient peine à comprendre et que les artistes reconnaîtront bien ! Rêveur, capricieux, fugitif ou plutôt fugace, un rien lui suffit pour l’attarder et le dévoyer… Un rayon l’éblouit, une goutte l’enivre, et en voilà pour des journées. »

Sur les instances de Sainte-Beuve, Renduel avait accepté ce livre excentrique dont le sous-titre n’était guère plus clair que le titre : Gaspard de la Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot ; il l’avait même payé, si bon marché que ce fût, mais il ne se pressait pas de l’éditer. D’ailleurs Bertrand nourrissait alors de plus vastes projets et il n’entendait que préluder par ces bambochades. Ses amis et lui-même se flattaient de voir bientôt paraître quelque roman historique qui aurait remué leur chère Bourgogne. Mais un long effort suivi ne lui convenait guère et le livre destiné à frapper ce grand coup resta toujours en l’air. Cependant la vie se retirait peu à peu de ce corps qu’une maladie de poitrine minait depuis longtemps et le pauvre garçon avait dû à deux reprises se faire admettre à l’hôpital : c’est alors qu’il connut toute l’amitié de Sainte-Beuve et le dévouement d’un artiste illustre dont il avait conquis l’affection dès sa venue à Paris : le sculpteur David d’Angers. « Eh ! comment ne seriez-vous point malade ? lui écrivait-il de son lit d’hôpital. Votre amitié prodigue et ardente s’est consumée du matin au soir en démarches sans nombre depuis quinze jours pour un pauvre barbouilleur de papier que ses visions chagrines et son orgueil sauvage et insociable gîtent au lit de Gilbert, qui était, lui, parfois, un admirable poète… Vous m’accablez d’une dette qu’une longue vie ne pourra jamais acquitter, et j’ai peut-être si peu de jours devant moi ! »

Sainte-Beuve et David, jugeant leur ami perdu, voulurent se mettre en mesure de rendre à sa mémoire l’hommage le plus profitable, en publiant aussitôt après sa mort son cher volume, le seul vestige qu’il dût laisser de son passage en cette vie. Il fallait avant tout rattraper le manuscrit qui sommeillait depuis longtemps dans les cartons de Renduel et que celui-ci pouvait bien avoir égaré.


20 mars (1841).

Mon cher Renduel,

Vous souvient-il d’un manuscrit d’un pauvre jeune homme, Bertrand, que vous avez payé et non imprimé ? C’étaient des espèces de petites ballades en prose. Ce pauvre garçon, pris de la poitrine, a l’air de vouloir mourir ; il est à l’hôpital Necker. David, le statuaire, qui s’intéresse à lui, voudrait ravoir le manuscrit. On verrait à le faire imprimer chez Pavie, à Angers, qui l’imprimerait gratis. Il ne s’agirait que de le ravoir de vous. Qu’en avez-vous fait ? Tâchez, mon cher Renduel, de vous en souvenir ; cela réjouirait les derniers instans du pauvre jeune homme Île songer. qu’il restera quelque chose de lui.

Port-Royal va, bien qu’assez lentement ; mais je suis décidé à ne plus faire d’articles et par conséquent à suivre sans désemparer.

J’envie votre bonheur, par ce. printemps naissant, à vous qui avez fini par réaliser le vœu d’Horace et du Sage. Mille amitiés,

SAINTE-BEUVE,

Rue Montparnasse, 1 ter.


Renduel était alors retiré à Beuvron : six semaines après, il recevait la lettre suivante de David d’Angers qui lui annonçait la mort de son ami :


Monsieur,

Le pauvre Bertrand vient de mourir à l’hôpital ; il laisse une vieille mère dans la plus affreuse misère. Elle va vous écrire pour vous prier de lui renvoyer le manuscrit de son fils ; elle pourra vous envoyer en accompte (sic) la somme de cent francs, restant d’un petit secours que nous étions parvenus à lui faire donner. Sainte-Beuve et moi comptons beaucoup sur voire caractère pour nous mettre à même, en rendant ce manuscrit, d’élever un monument à la mémoire du jeune littérateur dont la vie a été si misérable. Sainte-Beuve fera une préface, et moi je ferai graver son portrait d’après mon dessin. Au moins son nom aura une petite place dans la mémoire des hommes.

Je désire que vous répondiez favorablement à la demande de la pauvre mère et vous prie de croire à ma parfaite considération et à mon entier dévouement de cœur.

DAVID[5].

Paris, 8 mai 1841.


Le malheureux Bertrand était mort, en effet, à peine âgé de quarante ans, dans une telle misère, un tel isolement que David avait dû se charger de le faire enterrer et l’avait accompagné seul au cimetière, sous une pluie battante. Renduel n’eut pas de peine à retrouver ce manuscrit, qu’il rendit, pour la somme qu’il l’avait payé, à David ; la femme de celui-ci le remit soigneusement au net et l’impression en fut confiée à l’imprimeur d’Angers, Victor Pavie, ancien adepte du Cénacle et qui avait conservé les rapports les plus affectueux avec ses alliés d’autrefois, surtout avec Sainte-Beuve et David. « J’espère que vos greniers aussi sont bien chargés, écrivait Sainte-Beuve à Renduel le 30 octobre 1841. On imprime le Bertrand et chez Pavie, très enthousiaste du livre. Ce sera assez élégant. » Gaspard de la Nuit parut effectivement à Angers, mais seulement en novembre 1843, plus de deux ans et demi après la mort du poète-prosateur. « J’ai enfin à votre disposition un volume des Fantaisies de ce pauvre Bertrand, écrivait alors le même au même. Après bien des retards et des lenteurs que la province sait encore mieux que Paris, l’édition est prête. » Mais ces retards provenaient bien un peu de Sainte-Beuve. Fidèle à son devoir d’ami, il avait voulu écrire quelques pages en tête de ce volume et ses nombreux travaux, ses recherches sur Port-Royal, ses démarches en vue de l’Institut, ne lui avaient pas permis de donner plus tôt cette touchante notice où revit un garçon timide et sauvage, amoureux de l’ombre et du silence, en un mot Pierre Gringoire ressuscité.

«… A travers cela, dit Sainte-Beuve, il avait trouvé, chose rare ! et par la seule piperie de son talent, un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût et il ne s’agissait plus que de l’imprimer. Mais l’éditeur, comme l’auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet ! Bref on attendit, et le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand, une fois l’affaire conclue et le denier touché, s’en était allé, selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant, il revint, et, ne trouvant pas l’éditeur au gîte, il lui laissa pour memento gracieux la jolie pièce qui suit :


A M. Eugène Renduel.
SONNET
Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l’aube, à mi-coteau, rit une foule étrange.
C’est qu’alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
Maîtres et serviteurs, joyeux, s’assemblent tous.
A votre huis, clos encor, je heurte.
Dormez-vous ? Le matin vous éveille, éveillant sa voix d’ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange ;
Nous avons une vigne : — eh bien ! vendangeons-nous ?
Mon livre est cette vigne où, présent de l’automne, »
La grappe d’or attend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.
J’invite mes voisins, convoqués sans trompettes,
A s’armer promptement de paniers, de serpettes :
Qu’ils tournent le feuillet ! sous le pampre est le fruit.

5 octobre 1840.


« Cependant, à trop attendre, sa vie frêle s’était usée, et cette poétique gaieté d’automne et de vendanges ne devait pas tenir. Une première fois, se trouvant pris de la poitrine, il était entré à la Pitié dans les salles de M. Serres, sans en prévenir personne de ses amis ; la délicatesse de son cœur le portait à épargner de la sorte à sa modeste famille des soins difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit mois qu’il y resta, il put voir passer souvent M. David le statuaire, qui allait visiter un jeune élève malade. M. David avait de bonne heure, dès 1828, conçu pour le talent de Bertrand la plus haute, la plus particulière estime, et il était destiné à lui témoigner l’intérêt suprême. Bertrand lui a, depuis, avoué l’avoir reconnu de son lit, mais il s’était couvert la tête de son drap, en rougissant. Après une espèce de fausse convalescence, il retomba de nouveau très malade, et dut entrer à l’hôpital Necker vers la mi-mars 1841. Mais, cette fois, sa fierté vaincue céda aux sentimens affectueux, et il appela auprès de son lit de mort l’artiste éminent et bon, qui, durant les six semaines finales, lui prodigua d’assidus témoignages, recueillit ses paroles fiévreuses et transmit ses volontés dernières. Bertrand mourut dans l’un des premiers jours de mai. M. David suivit seul son cercueil ; c’était la veille de l’Ascension ; un orage effroyable grondait ; la messe mortuaire était dite, et le corbillard ne venait pas. Le prêtre avait fini par sortir ; l’unique ami présent gardait les restes abandonnés. Au fond de la chapelle, une sœur de l’hospice décorait de guirlandes un autel pour la fête du lendemain[6]… »

Pauvre Aloïsius Bertrand, il emportait en mourant la douce certitude que son Gaspard de la Nuit paraîtrait enfin au grand jour de la librairie : quelle n’eût pas été sa satisfaction s’il avait pu prévoir que ses fantaisies rembranesques seraient assez goûtées des gourmets littéraires pour qu’il en dût être publié une seconde et même une troisième édition, à Paris, environ trente et cinquante ans après sa mort !


ADOLPHE JULLIEN.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1895.
  2. C’est du moins Paul de Musset qui le dit dans la biographie de son frère éditée à la librairie Charpentier, en 1877. Je crois bien découvrir dans son récit deux ou trois pointes à l’adresse de Renduel ; mais ce sont là malices obligées en quelque sorte et presque amicales. Bienheureux les éditeurs qu’on traite de si douce façon !
  3. Ces gravures sont de toute rareté. Asselineau doit se tromper en en marquant quatre et lui-même ne doit pas avoir vu le frontispice qu’il indique, car il n’aurait pas manqué de le décrire comme il fait toujours pour les dessins qu’il a vus. Renduel avait fait tirer spécialement pour lui, sur papier teinté vert, un exemplaire du Spectacle dans un fauteuil, avec les gravures de Nanteuil, et il les avait aussi réunies en épreuves sur une seule feuille. Dans le volume comme sur l’épreuve, qui sont à présent chez moi, il ne se trouve que trois gravures : double indice qu’il n’y en eut jamais plus.
  4. Léon Pillet dirigeait alors la France nouvelle, Nouveau Journal de Paris, dont il s’était chargé en août 1827. C’est le même Pillet qui prit la direction de l’Opéra en juin 1840.
  5. David, ici, me parait jouer un peu de la « vieille mère » afin d’apitoyer Renduel, car il écrivait, d’autre part, à Victor Pavie : « Mon bon et cher ami, je te remercie bien de ta généreuse décision à l’égard de l’impression de Gaspard de la Nuit… Quand tu auras retiré tes frais, le reste de la vente sera pour la vieille mère. La mère de Bertrand et ses parens n’étaient pas dignes de lui ; il y a là un drame de famille sur lequel il est mieux de jeter un voile. » (Victor Pavie, sa jeunesse et ses relations littéraires, Angers, 1887, p. 234. )
  6. La notice si émouvante de Sainte-Beuve, à laquelle il en faut toujours revenir quand on veut parler d’Aloïsius Bertrand, parut d’abord en tête de Gaspard de la Nuit et fut insérée ensuite dans les Portraits littéraires.