Le Romantisme et l’éditeur Renduel/01

Le Romantisme et l’éditeur Renduel
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 650-672).
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LE ROMANTISME
ET L'EDITEUR RENDUEL
(1870-1872)

I.
EUGENE RENDUEL ET VICTOR HUGO


Redis-nous cette guerre,
Les livres faits naguère
Selon le rituel
De Renduel !

Théodore de Banville. — Aube romantique.


C’était pendant la Commune, à l’heure où tous les jeunes gens qui avaient pu fuir de la capitale afin de ne pas être enrôlés par les maîtres de Paris, erraient en province ou gagnaient l’étranger. « Va donc chez nos amis Renduel, » m’écrivirent un jour mes parens, demeurés obstinément dans la capitale. Eh oui, je savais bien que j’avais dans la Nièvre, aux environs de Clamecy, de vieux amis qui m’avaient vu naître et qu’on me menait poliment voir quand ils venaient, par hasard, à Paris ; mais ils ne me semblaient pas très amusans, mes vieux amis Renduel ; et le séjour que j’avais fait avec mes parens à Beuvron, vers ma quatorzième année, avait laissé dans mon esprit un souvenir peu récréatif. Et cependant je me décidai à aller leur dire bonjour. J’étais venu pour quatre ou cinq jours, pensais-je, à Beuvron ; j’y restai cinq semaines. Certes mes parens ne s’étaient pas mépris sur l’accueil qui m’attendait là-bas. En voyant de quels soins j’étais entouré, je compris que j’avais mal répondu jusqu’alors, avec ma légèreté de jeune homme uniquement occupé de ce qui l’amuse, à la chaude amitié de mes hôtes ; je sentis comment des vieillards retirés du monde, ayant eux-mêmes perdu une fille en bas âge, peuvent vouer une affection quasi paternelle à l’enfant d’anciens amis.

Certes la vie n’était pas trop gaie à Beuvron ; mais il y avait quantité de livres. Sitôt que j’eus mis le nez dans la bibliothèque, je n’arrêtai plus de lire, et je fis connaissance avec toutes ces productions-types du romantisme, avec Champavert et Madame Putiphar, avec les Intimes, Une Grossesse et Plick et Plock. J’avais la révélation de tout un nouveau monde littéraire, et je m’y plongeai avec délices. Alors Renduel, heureux de me voir captivé par tous les ouvrages qui avaient rempli sa vie, évoquait peu à peu ses souvenirs, se remémorait une anecdote, une rencontre, ouvrait les tiroirs où il conservait les premières épreuves de ses chères gravures, allait chercher une vieille lettre, un traité jauni, et me mettait sous les yeux ces précieuses reliques du romantisme. Et plus il s’épanchait avec moi, plus je me sentais captivé par ces révélations, par ces exhumations surprenantes ; plus le vieux libraire, alors, apportait de précision dans les faits qui lui revenaient en mémoire, enchanté qu’il était de trouver enfin quelqu’un à qui parler de ses travaux passés. Nos promenades, bientôt, ne furent plus qu’un prétexte à causeries, moi le questionnant toujours, lui me renseignant sans se lasser ; le soir même, après dîner, quand certain détail, nouvellement arraché à sa mémoire, ne me semblait pas s’accorder avec un de ses précédens récits ou bien avec le résultat de mes lectures, je ne me gênais nullement pour lui faire part de mon doute et provoquer ainsi de nouvelles confidences. Bref, de ce long séjour à Beuvron date mon initiation au romantisme, à ses doctrines et à ses secrets.

À présent, presque tous ces livres, ces autographes, ces traités, ces dessins, ces gravures, ces tableaux sont arrivés entre mes mains, et si je n’ai pas rendu plus tôt publics des papiers qui ne changeront rien à l’histoire littéraire de notre temps, j’en conviens, mais qui en éclaireront certains petits côtés amusans, c’est que j’ai voulu, par convenance, attendre au moins que tous les gens dont il devait être ici parlé fussent passés de vie à trépas et même entrés dans l’histoire. Autant il aurait été déplaisant de paraître encenser des personnes vivantes, autant il aurait été peu délicat de jeter une lumière trop crue sur d’autres, mortes d’hier : dans les deux cas, mieux valait différer, et je pense avoir assez reculé la publication de ce travail pour que mes récits ne puissent choquer personne et présentent un caractère impartial… Car mon seul mérite, ici, sera d’être exact en livrant tous les renseignemens vrais que je puis avoir sur une période de notre histoire littéraire très rapprochée de nous et déjà bien confuse à nos yeux.


I. LA CARRIÈRE D’UN ÉDITEUR ROMANTIQUE


Quelle existence fut jamais mieux remplie que celle de ce petit libraire qui partit de la position la plus humble pour arriver au succès par le travail et la volonté, dont la vie fut intimement mêlée à la période littéraire la plus intéressante du siècle, et qui, inconnu d’abord et ne connaissant personne, sut, en peu d’années, grouper autour de lui toutes les forces vives de la littérature et des arts ! Pierre-Eugène Renduel était né le 23 novembre 1798, au gros village de Lormes, situé sous les montagnes, aux confins des bois du Morvan. Ses parents, de petits bourgeois campagnards, n’avaient que des ressources assez modiques pour élever leur nombreuse famille : aussi, dès que le garçon fut en âge de s’occuper, le placèrent-ils comme clerc chez un notaire de Lormes. Renduel s’attacha à son patron et put bientôt lui prouver, d’éclatante façon, son affection et son dévoûment. Lorsque arrivèrent les événemens de 1815, le fils de cet officier ministériel, compromis par ses opinions politiques, dut se sauver et se cacha dans les bois du Morvan, aujourd’hui encore si profonds et alors presque impénétrables. C’était Renduel qui, connaissant sa retraite, lui portait ce dont il avait besoin, vivres et vêtemens ; quelquefois même, il passait les nuits auprès de lui.

En 1816, il suivit ses parens, qui allaient habiter Clamecy, et entra comme clerc chez un avoué de cette ville. Il travailla dans cette étude jusqu’à l’heure où il fut pris par la conscription ; mais il n’eut pas plutôt goûté de l’état militaire qu’il en fut las il obtint facilement de se faire remplacer en ce temps de paix réparatrice et put aussitôt rentrer dans la vie civile. Il se rendit alors à Paris, où il brûlait de tenter la fortune, et se présenta chez un petit libraire, auquel un ami commun l’avait adressé. Celui-ci, qui n’avait besoin d’aucun commis pour faire son modeste commerce, consentit seulement à l’employer jusqu’au jour où il trouverait une place tant soit peu lucrative. Renduel entra peu après dans une grande librairie, mais découvrit bientôt que l’on n’y usait pas des procédés les plus délicats envers les souscripteurs, alléchés par de magnifiques annonces. Ces façons peu loyales choquèrent vivement la nature honnête et un peu rude du jeune homme, qui sortit aussitôt de cette maison : c’était peu après 1820.

À cette même époque, un ancien militaire, épris des opinions libérales, venait d’installer, rue de la Huchette, une librairie où il voulait publier surtout des ouvrages déplaisans au gouvernement et combattant les idées religieuses en faveur sous la Restauration. Le colonel Touquet obtint alors une réputation éphémère en répandant, au meilleur marché possible, des livres d’opposition politique et religieuse, — entre autres les œuvres de Voltaire et de Rousseau, — auxquels l’esprit de parti donna dans l’instant beaucoup de vogue. De cette célébrité passagère, il ne reste aujourd’hui que deux titres inséparables : le Voltaire-Touquet et les Tabatières à la Charte. Ces dernières, qui se vendaient à bas prix, étaient de simples tabatières sur le couvercle desquelles toute la Charte était reproduite en lettres minuscules, avec figures allégoriques, imprimées en lithographie par Godefroy Engelmann c’était encore un procédé d’opposition, afin que les priseurs eussent toujours sous les yeux les droits écrits du citoyen français. Les royalistes répondirent à cette manœuvre en faisant fabriquer d’autres tabatières, avec le testament de Louis XVI et le portrait du roi-martyr ; mais le succès populaire était acquis et assuré aux Tabatières-Touquet.

Renduel entra, en 1821, chez le colonel Touquet, avec les idées duquel ses enthousiasmes de jeune homme s’accordaient sur plus d’un point. Les affaires de la librairie amenaient fréquemment le nouveau commis dans les bureaux de M. Laurens, imprimeur-libraire de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice (aujourd’hui rue Bonaparte, de la rue du Vieux-Colombier à la rue de Vaugirard). Là, il eut occasion de voir plusieurs fois l’une des filles de l’imprimeur, la cadette, et la demanda en mariage : cette union allait se faire, et Renduel devait même succéder à son beau-père, lorsqu’un premier malheur, la mort de Mme Laurens, vint entraver l’accomplissement de ces beaux projets.

Le colonel Touquet avait très bien su profiter de son succès au point de vue commercial ; mais sa vogue ne tarda pas à baisser, dès que l’on reconnut que ses éditions, ayant le seul avantage de ne pas coûter cher, étaient fautives et peu soignées. Il en parut de beaucoup meilleures qui rendirent le débit des siennes presque nul ; et, ses affaires allant de mal en pis, il dut enfin se réfugier en Belgique. Comme la librairie de Touquet commençait à décliner, bien qu’elle se fût transportée dans un quartier plus vivant, à la galerie Vivienne, M. Laurens engagea son futur gendre à faire quelques voyages pour mieux se mettre au courant des affaires. Renduel entra alors chez Hautecœur jeune, dont la librairie était rue de Grenelle-Saint-Honoré (aujourd’hui rue J.-J. Rousseau, de la rue Saint-Honoré à la rue Coquillière) ; il espérait bientôt se marier et s’établir, mais il comptait sans les intrigues de gens qui avaient intérêt à ce que l’imprimerie passât en d’autres mains que les siennes. Il en arriva comme ceux-ci voulaient : M. Laurens transmit son brevet d’imprimeur à Honoré de Balzac. Ce nouveau contretemps ne devait pas arrêter Renduel, qui persista dans ses vues et finit par l’emporter : M. Laurens devint Mme Renduel[1].

À partir de ce moment, Renduel redoubla de zèle, pour mettre un peu d’aisance dans son ménage, et il fut vaillamment secondé par sa femme, qui, en digne fille d’imprimeur, lisait et corrigeait tous les ouvrages en cours d’impression. Grâce à leur activité commune, à leur ardeur au travail, ils purent élever peu à peu leur librairie au premier rang. C’est au courant de l’année 1828 que Renduel installa, au numéro 22 de la rue des Grands-Augustins, « ce cabinet de librairie » qui devait être, peu d’années après, le rendez-vous de toutes les célébrités littéraires et artistiques de l’époque, et surtout des chefs de file et des disciples enthousiastes de l’école romantique. Il débuta de la façon la plus modeste, en publiant un tout petit code (format in-32), puis des Contes de Berquin, de moitié avec un ami, et d’autres ouvrages de peu d’importance.

C’est seulement en 1830 que son nom commença à se répandre dans le monde des lettres. Il avait eu, en effet, le mérite de pressentir quelle force, quel avenir il y avait dans le mouvement littéraire qui ne faisait que de naître, et il eut l’adresse de grouper autour de lui tous ces écrivains, aujourd’hui célèbres, alors modestes débutans, qui allaient frapper à la porte des différeras libraires pour leur glisser subrepticement quelques volumes de prose ou de vers. L’habileté de Renduel consista à les appeler tous à lui par des propositions plus avantageuses et à publier franchement leurs ouvrages, au lieu d’en produire timidement un ou deux comme le faisaient les autres éditeurs. Étant venu trop tard dans la librairie pour posséder les premières productions de ces écrivains, il eut le rare talent de les attirer à lui, de les enlever aux libraires qui avaient mis au jour leurs livres de début, de retirer l’un à Ladvocat, l’autre à Gosselin, celui-ci à Paulin, celui-là à Levavasseur ; de publier, sans distinction d’auteur, tous les ouvrages d’un mérite réel, laissant au hasard ou au public le soin de décider lesquels auraient le plus de succès et le dédommageraient des pertes occasionnées par les autres.

Dans son aperçu historique sur la librairie française, Werdet, un ancien éditeur bien connu des bibliophiles, caractérise en ces termes la révolution littéraire commencée sous le règne de Charles et qui reçut une impulsion irrésistible de la révolution politique de 1830 : « Avec l’émeute comprimée, avec le repos forcé imposé à ces chaleureuses imaginations, le culte de la vieille forme classique dut se refroidir, et un avenir littéraire plus en rapport avec les circonstances fut avidement recherché. Lamennais avec ses Paroles d’un croyant, Paul Lacroix avec ses Soirées de Walter Scott, qui obtinrent un brillant succès, ouvrirent à deux battans à la génération nouvelle, l’un les portes de la philosophie, l’autre celles du roman. Deux horizons se découvrirent à la foule nombreuse des littérateurs en herbe, tels que les Léon Gozlan, les Eugène Sue, les Alphonse Rayer, les Alphonse Karr et mille autres encore… » C’est précisément Renduel qui produisit dès l’origine ces deux ouvrages, — comment Werdet n’a-t-il pas un mot de souvenir pour son ancien confrère ? — et, par un heureux retour, ce furent ces deux publications qui mirent à flot la librairie de Renduel et en assurèrent la vogue par leur retentissement.

Le livre du Bibliophile Jacob datait d’avant le changement de régime. Renduel avait édité, dès 1829, ses Soirées de Walter Scott à Paris, — ce curieux recueil des chroniques de France du XIVe au XVIe siècle, demeuré le type des romans de chevalerie romantique, — et qui est précédé d’une gravure-caricature si bien dans le goût du temps, où le Bibliophile Jacob est représenté en robe de chambre, en culotte courte, des bas déchirés tombant sur les talons, feuilletant de vieilles chroniques dans un cabinet rempli d’in-folio poudreux, de tentures et d’armures moyen âge. Quant aux Paroles de l’abbé de Lamennais, c’est seulement en 1833 que parut chez Renduel la première édition de ce livre de révolté, de cette sorte de plainte biblique adressée au nom des classes souffrantes aux heureux et aux puissans du jour, de cet ouvrage qui rendit définitive la scission du prêtre avec la cour de Rome, qui attira enfin sur lui les foudres du pape Grégoire XVI, le condamnant, dans une encyclique solennelle, comme auteur avoué d’un « livre peu considérable, mais d’une immense perversité ».

Combien d’ouvrages de mérite Renduel fit-il paraître ! Combien d’auteurs de génie ou de talent virent leur premier livre édité par lui, ou le vinrent successivement trouver par la force même des choses ! Victor Hugo d’abord, puis Sainte-Beuve, Lamennais, Théophile Gautier, Henri Heine, Paul et Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Alfred de Vigny, Jules et Paul Lacroix, Charles Nodier, Pétrus Borel, Frédéric Soulié, Eugène Sue, Léon Gozlan, Alphonse Royer, d’Ortigue, le vicomte d’Arlincourt, Michel Masson, Louis de Maynard, Raymond Brucker, etc.

Il fallait alors un rare esprit d’initiative, presque de l’audace, pour publier les écrits de Heine et les contes d’Hoffmann. C’est Renduel qui, le premier, demanda à Henri Heine, alors connu seulement par quelques articles de la Revue des Deux Mondes, de réunir en un volume ses études sur notre pays ; de là le premier ouvrage de Heine paru en 1833 et intitulé : De la France. Le succès n’avait pas trompé l’attente de l’éditeur, qui traita ensuite avec Henri Heine pour publier ses œuvres complètes, et qui les fit paraître effectivement, au courant des deux années suivantes, en cinq volumes, dont un sur la France, deux sur l’Allemagne et deux de Reisebilder. Et ce qui prouve qu’il y avait alors un certain mérite à apprécier Henri Heine, quelque courage à l’accueillir, c’est que dix ans plus tard, quand Renduel eut pris ses quartiers définitifs à sa campagne, Heine fut très embarrassé de trouver un éditeur. Hachette n’avait pris qu’en dépôt le restant de l’édition de Renduel, et Heine, redevenu libre de placer ses ouvrages où il voudrait, les alla proposer à Charpentier. Or, celui-ci, qui n’était pourtant pas un homme ordinaire, écrivait dans ce temps à Renduel : « J’ai parcouru les ouvrages de Heine, que j’avais fait prendre, avec votre petit mot, chez Hachette, et franchement, ça n’est pas bon. C’est du dévergondage politique, philosophique, etc., sur tous les points enfin ; et l’esprit qui s’y trouve quelquefois sent diablement le cruchon de bière. C’est d’un étudiant allemand échauffé. Je suis fâché de ne pouvoir les imprimer, car j’aurais eu du plaisir à vous compter encore quelques piles d’écus de 5 francs ; mais c’est impossible. » Effectivement, Charpentier n’édita jamais les ouvrages de Heine, qui fut tout heureux et tout aise, à la fin, de rencontrer un second Renduel en la personne de Michel Lévy[2].

Lorsque Renduel, l’esprit séduit et charmé par les contes d’Hoffmann, avait décidé de les faire tous traduire, il s’était adressé, pour cette tâche délicate, à Loève-Veimars, et il avait eu la main heureuse, à ne juger que le talent de l’écrivain, dont la remarquable traduction est devenue classique. Cette longue publication obtint une vogue considérable, ne dura pas moins de cinq ans, de 1829 à 1833, et s’étendit jusqu’à vingt volumes, tandis qu’une traduction rivale, celle de Théodore Toussenel, suscitée par ce succès inespéré et commencée seulement un an plus tard, s’arrêta à douze volumes d’égale contenance. L’édition des Contes d’Hoffmann, publiée par Renduel, était aussi bien une œuvre de luxe qu’une œuvre littéraire ; car, outre une notice historique de Walter Scott sur l’humoriste allemand, elle renfermait un beau portrait, dessiné par Henriquel-Dupont d’après une silhouette d’Hoffmann par lui-même, puis deux vignettes de Tony Johannot, l’une tirée du conte de Maître Floh et l’autre représentant le chat Murr.

Sue et Soulié contribuèrent aussi à la prospérité de l’entreprise de Renduel. S’il ne publia du second qu’une réédition des Deux Cadavres, il eut en revanche la primeur de deux des plus célèbres romans du premier. Au moment où Renduel entra en rapports avec Eugène Sue, celui-ci venait de quitter la carrière maritime pour s’essayer dans la littérature, après avoir exercé la chirurgie dans les armées de terre et de mer, parcouru l’Espagne, les Antilles, la Grèce et assisté enfin à la bataille de Navarin. Renduel commença par rééditer Atar-Gull, publié d’abord chez Vimont, puis il fit paraître, coup sur coup et à un an de distance, les deux grands romans maritimes de Plick et Plock et de la Salamandre. Plick et Plock était le premier ouvrage d’imagination sur la vie maritime qui fût écrit en France, et il avait d’abord paru dans un recueil littéraire, la Mode, mais il retrouva en volume le succès retentissant qu’il avait obtenu en feuilletons, et la vogue de ces récits fut telle qu’elle établit définitivement la réputation naissante du romancier. En 1837, c’est-à-dire au plus fort de sa réputation, Renduel avait transféré sa librairie au numéro 6 de la rue Christine, tout près de son premier domicile. Mais ce n’était pas sans porter atteinte à sa santé qu’il avait pu arriver à ce succès inespéré son activité infatigable avait usé ses forces, si bien que les médecins lui conseillèrent, d’un avis unanime, de se retirer à la campagne. Un peu avant 1840, il acheta le château et la terre de Beuvron, situés dans l’étroite et charmante vallée du Beuvron, à trois lieues au-dessus de Clamecy, dans un pays où il n’y avait alors que des sentiers abrupts, difficiles à gravir, même à cheval. Cette propriété, d’ailleurs assez étendue et bien placée au bord de la rivière, avait, surtout à ses yeux, le grand mérite de le ramener dans son pays natal, aux confins du Morvan, à quelques lieues de Lormes. Renduel ne se décida pas tout d’abord à abandonner complètement Paris, tant était grand pour lui l’attrait de la vie militante, et il se contenta d’aller passer plusieurs mois chaque année à la campagne ; mais, n’ayant pas tardé à s’apercevoir que sa santé dépérissait dès qu’il rentrait à la ville, il dut renoncer absolument à la librairie et se retirer à Beuvron.

L’arrivée d’un homme d’intelligence et d’action fut une bonne fortune pour ce pays, encore très arriéré. Renduel, qui avait en lui un besoin incessant de s’occuper, reporta toute son activité sur la culture et oublia les jouissances de la vie littéraire pour les plaisirs de la vie rustique ; uniquement préoccupé de la prospérité de ses terres et de ses troupeaux, obtenant des prix aux comices, révélant aux gens de la campagne les inventions modernes et discutant avec eux, se mettant en frais d’éloquence persuasive afin de les décider à adopter quelque instrument nouveau qui leur faisait peur. Les paysans, ou du moins la plupart d’entre eux, reconnurent bien vite les qualités de cet homme excellent, parfois brusque et grondeur, mais si dévoué, et chaque fois qu’ils purent nommer eux-mêmes leur maire, ils ne manquèrent pas de le choisir. Élu à diverses reprises maire de Beuvron, Renduel apporta à ses fonctions municipales le zèle qu’il mettait en toute chose, et s’y donna tout entier. Il veillait à mieux employer les fonds de secours, ne soutenant que les véritables indigens, afin de pouvoir les secourir tous ; il usait de sa légitime influence, souvent avec succès, pour obtenir des chemins praticables ; il en traçait même et en exécutait avec les seules ressources de la commune. Il donnait encore l’exemple du courage en refusant de fuir devant l’épidémie cholérique, afin de ne pas augmenter l’effroi des paysans attachés au sol. Durant la dernière guerre enfin, étant tout nouvellement renommé maire, il bravait cet hiver rigoureux, malgré ses soixante-treize ans, et courait tous les jours du canton à la sous-préfecture pour veiller aux intérêts de sa petite commune. Bien qu’il dût aller presque chaque année aux eaux, pour soigner une ancienne maladie de foie, Renduel était encore alerte et solide lorsqu’il fut subitement frappé d’une paralysie partielle. La maladie parut un instant céder devant un traitement énergique, mais une seconde attaque, plus violente, l’emporta le 19 octobre 1874. Il approchait de ses soixante-seize ans.

Depuis que Renduel s’était retiré à la campagne, il avait peu à peu perdu de vue ses anciennes relations de Paris. Dans les premiers temps de son séjour à Beuvron, quelques lettres d’affaires venaient encore le déranger des travaux des champs, mais ces derniers échos de la vie passée n’avaient pas tardé à s’éteindre ; et l’éditeur à la mode de 1830 s’était si bien incarné dans le campagnard, s’était si complètement isolé, que tous avaient oublié et le lieu de sa retraite et jusqu’à son nom ; la plupart le croyaient mort. Mais lui n’oubliait pas les écrivains qu’il avait édités ou poussés vers le succès, et quand une de ces brillantes intelligences s’éteignait, il en ressentait vivement le contre-coup ; la mort des derniers survivans, celle de Sainte-Beuve, de Jules Janin, l’avait péniblement affecté, et surtout celle de Théophile Gautier.

Tel j’ai connu Renduel vers la fin de sa carrière, tel je le voyais encore un mois avant sa mort. Il était foncièrement bon, dévoué, affectueux, cachant son excellente nature sous des dehors bourrus, fuyant le monde et ne se dépensant pas en vains témoignages d’amitié, mais aimant d’autant plus vivement ceux qu’il aimait. Pendant les quinze plus belles années de sa vie, il se trouva mêlé à ces luttes ardentes qui ont jeté le plus vif éclat, et il y prit une part active, convaincue : là est le secret du succès de son entreprise. Le souvenir de sa librairie est impérissable : il se lie intimement à l’histoire du mouvement littéraire, de notre siècle, et le nom d’Eugène Renduel y restera attaché comme l’est celui de Claude Barbin à la littérature du XVIIe siècle. Cet honneur est mérité, car il sut servir les intérêts des lettres, et c’est justice que son nom soit toujours prononcé avec ceux des écrivains qu’il a publiés et patronnés : il fut pour eux mieux qu’un éditeur ordinaire, un allié et un ami.

II. VICTOR HUGO

J’apprends tout à la fois, mon cher éditeur, que vous vous êtes battu, que vous avez été blessé, et que votre blessure est guérie, Si elle l’est, en effet, comme je l’espère, venez me voir un de ces soirs, dîner avec moi, par exemple. Si vous ne pouvez sortir, écrivez-moi comment vous allez. J’irais vous voir et m’informer de vos nouvelles, si je n’étais en plein travail, c’est-à-dire en prison dans une idée.

Votre ami
VICTOR H.
Ce 4 juin.

Tel ce petit billet sans façon, tels cent autres ou deux cents qui n’ont d’auge prix que celui de la signature et qui pleuvaient tous les jours chez Renduel. Quand celui-ci mourut, un journal, le propre journal de Victor Hugo, le Rappel, parla de lui sur ce ton dégagé : « Les familiers de Victor Hugo prétendent qu’Eugène Renduel avait gagné 200 000 francs rien qu’avec Notre-Dame de Paris. Deux cent mille francs, c’était une grosse somme pour l’époque en question. Il a publié de bonnes, mais aussi de mauvaises choses. Dieu fasse paix à son âme ! »

Cela demande explication. Victor Hugo étant de beaucoup le plus illustre entre tant d’écrivains célèbres édités à la librairie romantique par excellence, on croit généralement que c’est lui qui fit la fortune de Renduel : il n’en est rien. D’abord Hugo vendait ses ouvrages extrêmement cher en s’appuyant sur le grand succès remporté par ses premiers recueils de vers bien avant que Renduel n’eût monté sa maison d’édition. Celui-ci, en effet, ne put avoir dès l’origine que trois des volumes de poésies : les Feuilles d’automne, les Chants du Crépuscule et les Voix intérieures, tandis qu’il mit en vente les premières éditions de cinq drames Marion Delorme, le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo. J’ajouterai, pour être complet, les deux volumes de Littérature et Philosophie mélées.

Renduel avait un intérêt évident à réunir en faisceau dans son magasin toutes les œuvres du poète, afin de devenir son éditeur exclusif, et il y arriva au prix de sacrifices pécuniaires qui n’étaient pas toujours suivis de bénéfices. Hugo se faisait payer également cher ses poésies et ses drames, mais autant les unes avaient de succès, autant les autres se vendaient mal, même Marion, même le Roi s’amuse, en sorte que le libraire perdait forcément d’un côté ce qu’il gagnait de l’autre. J’ai sous les yeux l’état des sommes comptées à Victor Hugo par Renduel du mois d’octobre 1835 à la fin de 1838, et le total de cette seule liste s’élève à 43 000 francs. Ce chiffre semblera peu considérable aujourd’hui, rapproché du prix exorbitant que le maître exigea pour les Misérables et les Travailleurs de la Mer ; c’était au contraire une somme extrêmement élevée, même répartie sur trois années, au temps où Gautier s’estimait trop heureux de céder Mademoiselle de Maupin pour 1 500 francs.

Il faut lire les traités rédigés avec une minutie extrême et,Surchargés de ratures restreignant encore les droits du libraire, pour avoir une idée des conditions léonines que le poète imposait dés lors à ses éditeurs et dont il exigeait l’exécution à une minute, à un centime près. Le premier traité conclu avec Renduel, — celui pour Marion Delorme, signé le 20 août 1831, soit neuf jours après la première représentation au théâtre de la Porte-Saint-Martin, — est un des plus simples : l’éditeur avait le droit de tirer autant d’exemplaires qu’il voudrait par série de 500, en payant 2 francs par exemplaire à l’auteur qui paraphait tous les titres, les gardait chez lui, ne les livrait que contre argent donné d’avance, par série de 500, et devait rentrer dans sa propriété au bout d’un an. Les conditions sont sensiblement plus dures pour les quatre autres drames que Renduel acheta dès l’origine, mais, à quelques chiffres près, elles sont identiques pour le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo : je me réserve d’en reparler un peu plus loin.

Les 4 00 premiers exemplaires des Feuilles d’automne furent payés 6 000 francs, toujours pour une seule année. Le poète ne traitant jamais que pour un délai très court, dès que cette période finissait, le libraire se voyait forcé de signer de nouvelles conventions, ne fût-ce que pour empêcher l’auteur de porter telle ou telle œuvre à un autre éditeur qui, en donnant le livre à meilleur compte, aurait arrêté net le débit des exemplaires restant en magasin. Tous ces traités et renouvellemens, accumulés à la file, atteignirent bien vite à un chiffre énorme qui montait toujours d’année en année. En 1835, le libraire paya 9 000 francs le droit de réimprimer les Odes et Ballades, les Orientales et les Feuilles d’automne, pour dix-huit mois, et de vendre pendant un an les premiers exemplaires d’un nouveau recueil : les Chants du Crépuscule. Et dès que ce traité approche de sa fin, Renduel en signe un autre où il payait 11 000 francs le droit de republier les quatre recueils durant dix-huit nouveaux mois ainsi que le volume à venir des Voix intérieures pendant une seule année.

Il n’est question ici que des poésies, mais les drames et les romans n’étaient pas oubliés. En février 1832, Renduel traitait avec Hugo pour réimprimer ses romans, publiés originairement par divers éditeurs : Bug-Jaryal, Han d’Islande, le Dernier Jour d’un condamné et Notre-Dame de Paris avec deux chapitres nouveaux[3]. Les conditions étaient les mêmes pour tous ces ouvrages : quinze mois de délai, un franc par exemplaire, tirage de 1 000 exemplaires, sauf pour Bug-Jargal réduit à 750. Si ces conventions n’étaient pas trop dures, c’est que Renduel, à ce qu’il m’a dit lui-même, avait regimbé contre les propositions d’Hugo qui ne demandait pas moins de 6 000 à 8 000 francs en raison du grand succès de Notre-Dame, publiée auparavant chez Gosselin. Au mois de mai de la même année 1832, l’éditeur s’engageait. par traité écrit en entier de la main d’Hugo, à publier Littérature et Philosophie mêlées à 2 000 exemplaires et avec dix-huit mois de délai, en payant 6 000 francs s’il y avait deux volumes et 3 000 s’il n’y en avait qu’un : il y en eut deux.

Enfin en juillet 1836, Renduel, qui avait déjà tant à payer à Hugo pour ses poésies, œuvres critiques ou romans, concluait avec lui un nouveau traité en vue de rééditer Notre-Dame de Paris, toujours en trois volumes et à 11 000 exemplaires, puis la collection de ses sept drames depuis Cromwell et Hernani[4] jusqu’à Angelo, en six volumes (Marie Tudor et Angelo n’en formant qu’un) et à 3 300 exemplaires. Pour écouler cette énorme quantité de livres, il avait trois ans et demi pour le roman et seulement dix-huit mois pour les drames ; enfin il payait à l’auteur la bagatelle de 60 000 francs, dont 10.000 comptant et le reste échelonné jusqu’à la fin de décembre 1838. Arrivé à ce point, Renduel s’aperçut qu’en suivant plus longtemps cette progression incessante, il irait droit à la ruine : il jugea donc prudent de s’arrêter, et quand parurent Ruy Blas et les Rayons et les Ombres, il passa la main à Delloye[5].

Victor Hugo faisait volontiers largesse de ses ouvrages, parfois même en les revêtant d’une reliure assortie, et l’on tenait soigneusement compte à la librairie des exemplaires et des frais de reliure à porter au compte de l’auteur ; mais il ne paraît pas que Renduel les réclamât très vivement, le moment venu, car je possède une facture dressée pour tous les exemplaires que le poète avait pris ou fait relier de novembre 1835 à janvier 1837, et elle est restée telle quelle entre les mains du libraire : elle s’élève à 239 volumes et à 179 francs de reliure. Quelques détails curieux : le 20 août 1836, Victor Hugo faisait envoyer au curé de Fourqueux ses œuvres complètes en vingt volumes, reliées pour 40 francs : c’est à Fourqueux, près Saint-Germain-en-Laye, que la famille Hugo allait en villégiature et que la jeune Léopoldine Hugo fit sa première communion. Le 22 mars 1837, il adressait ses Feuilles d’automne, brochées, à Henri Journet, et le 2 avril ses deux volumes d’Odes et Ballades, brochés, à Auguste Vacquerie. Le 17 du même mois, Auguste de Châtillon était gratifié des six volumes de drames, brochés, et le 23, Mlle Taglioni recevait en hommage Notre-Dame de Paris en trois volumes, reliés pour 8 francs ; enfin, le 18 mai Bernard de Rennes recevait à la fois Han d’Islande et les Odes, Cromwell et Hernani, brochés. Le 18 juillet 1837, Hugo adressait à M. de Féletz les Voix intérieures, brochées, et le 31 du mois de juin, il avait fait le même cadeau à Chateaubriand. Voilà pour les envois les plus significatifs.

Une révélation toute littéraire pour clore ces questions d’intérêt, qui ont bien leur importance quand il s’agit d’ouvrages de cette valeur. J’ai vu, de mes yeux vu, le traité en date du 25 août 1832, par lequel Victor Hugo s’engageait à réserver à Renduel les trois mille premiers exemplaires d’un grand roman intitulé le Fils de la Bossue aux conditions antérieurement stipulées pour d’autres ouvrages avec Renduel ou Gosselin. Rien que deux articles, le second atténuant le premier en établissant qu’aucun délai n’était fixé à l’auteur pour la remise du manuscrit. Renduel, on le sait, n’eut jamais à publier le Fils de la Bossue, non plus que la Quiquengrogne ou le Manuscrit de l’Évêque, pour lequel il avait pareil engagement de l’auteur et qui devint l’épisode de l’évêque Myriel dans Fantine, des Misérables. Lorsque l’éditeur Lacroix traita avec Hugo pour les Misérables, il fut averti par l’auteur qu’il devrait s’entendre avec Renduel pour racheter le droit de publication des deux premiers volumes ; mais il n’en coûta pas à Lacroix la grosse somme de 30 000 francs, comme on l’a dit un jour, en plus des droits payés à Victor Hugo. La négociation fut des plus faciles ; Lacroix alla trouver Renduel dans sa retraite de la Nièvre et l’entente se fit rapidement entre eux, sans débat d’aucune sorte : Renduel reçut en tout et pour tout 8 000 francs[6].

J’arrive au Roi s’amuse, sur lequel il convient d’insister.

J’ai dit plus haut que les traités conclus par Hugo avec Renduel pour le Roi s’amuse, Lucrèce Borgia, Marie Tudor et Angelo étaient comme identiques. En voici les conditions principales tirage à 2.000, plus 200 de mains de passe et 50 réservés pour l’auteur ; — tous les exemplaires devant être revêtus de la griffe de Victor Hugo ; — mise en vente dix jours seulement après la première représentation, sauf consentement de l’auteur pour abréger ce délai ; — l’auteur rentrant de droit dans sa propriété au bout d’une année à dater de la mise en vente, ou même auparavant, si les deux mille exemplaires étaient épuisés avant ce délai ; — comme prix, enfin, 4 000 francs, toujours échelonnés en quatre termes, variables selon les traités, mais ainsi fixés pour le Roi s’amuse : 1 000 francs comptant, 1 000 le lendemain de la mise en vente, et 2 000 en deux billets, l’un à six, l’autre à douze mois de l’acte signé.

Dans le traité visant le Roi s’amuse, — et seulement dans celui-là, — un article additionnel prévoyant le cas où la censure interdirait la représentation du drame, annulait le traité dans cette hypothèse et portait que l’auteur serait tenu de restituer à l’éditeur l’argent et les billets reçus. Cela prouve absolument que Victor Hugo, qui joua si bien la surprise et la colère indignée après l’interdiction, pressentait ce coup rigoureux dès le 30 août 1832, jour où fut signé le traité avec Renduel, c’est-à-dire à une époque où les pourparlers avec la Comédie-Française étaient à peine entamés : en effet, c’est seulement dans sa lettre du 7 septembre au baron Taylor que Victor Hugo prend jour pour aller lire sa pièce à la Comédie, et qu’il ébauche une distribution des rôles.

L’ouvrage fut interdit comme Hugo le prévoyait, comme il l’espérait peut-être. Et cependant Renduel, loin d’user du droit qu’il avait de répéter l’argent ou les billets déjà remis au poète, le paya intégralement. Le 5 septembre, soit six jours après le traité signé, Hugo lui donnait quittance « de la somme de trois mille francs, en mille francs comptant et deux billets de mille francs chacun, payables l’un en février, l’autre fin août prochain », ce qui était strictement conforme au traité. Puis le 5 décembre, — soit le lendemain de la mise en vente et malgré l’interdiction, — Renduel lui payait les mille francs encore dus et recevait en échange un reçu définitif des quatre mille francs stipulés pour prix du Roi s’amuse… Est-il beaucoup d’éditeurs qui en eussent fait autant[7] ?

Suivent trois lettres se rapportant au procès du Roi s’amuse. Une seule est datée, mais il n’est pas malaisé de placer les deux autres à leur rang exact. Elles furent, toutes les trois, écrites entre l’interdiction du drame au Théâtre-Français (23 novembre 1832) et l’audience du Tribunal de Commerce (19 décembre) où l’auteur, ayant Odilon Barrot comme conseil, présenta lui-même la défense de sa pièce et de ses intérêts. Le poète était déjà passé maître en l’art si délicat de la réclame ; il en maniait les ressorts avec un art infini, mettant son éditeur en avant pour se couvrir lui-même et lui recommandant bien de faire recopier les notes qu’il adressait aux journaux, de peur que son écriture ne fût reconnue.


Première lettre :

J’ai vu hier au soir Carrel, tout est convenu. Il a été excellent. Je vous conterai la chose en détail. Sainte-Beuve peut faire l’article comme il le voudra et le porter aujourd’hui avec le fragment de préface. Carrel mettra tout. Carrel veut en outre un grand article politique pour un de ces jours sur l’affaire. Vous savez que c’est Odilon Barrot qui plaidera pour moi : venez me voir.

Voici quelques lignes pour le Journal des Débats, qu’un de nos amis m’a fait (sic) hier au soir. Elles sont en trop grosses lettres, ce qui serait ridicule. Vous ferez bien de les recopier et de les porter tout de suite.

Tout à vous,
VICTOR H.


Aux Débats, au National - et ailleurs. Car durant les trois semaines qui s’écoulèrent entre l’arrêté ministériel et le jugement commercial, de petites notes bien senties plurent dans les bureaux de rédaction, et les feuilles de l’opposition négligeaient la guerre et le siège d’Anvers pour publier des réclames dans le goût de celle-ci : « Le Roi s’amuse, drame de M. Victor Hugo, dont les représentations ont été défendues par ordre du ministre, paraîtra lundi sans remise à la librairie d’Eugène Renduel. On assure que plus de mille exemplaires sont retenus d’avance. »

Deuxième lettre, du lundi 3 décembre :


Voyez Sainte-Beuve et les journaux.

Tâchez, mon cher éditeur, de venir demain à dix heures, déjeuner avec moi. J’ai mille choses importantes à vous dire. Il faudrait que nous allassions ensemble chez votre agréé pour que l’assignation au théâtre soit donnée dès demain. Tout cela est convenu avec Odilon Barrot, que j’ai vu ce matin.

Apportez-moi en même temps :

Un exemplaire du Roi s’amuse, un exemplaire de N.-D. de Paris, pour Bernard de Rennes qui s’est si puissamment entremis dans l’affaire.

Un exemplaire du Roi s’amuse, un exemplaire de Marion de Lorme, pour Odilon Barrot.

Je crois que nous allons faire un bruit du diable.


La troisième et dernière lettre est du lundi 17 décembre, avant-veille de l’audience.


C’est mercredi que je plaide.

Je crois, mon cher éditeur, qu’il est important pour vous, pour moi, pour le retentissement du livre et de l’affaire, que la chose soit énergiquement annoncée la veille par les journaux. Voici sept petites notes que je vous envoie, en vous priant d’user de toute votre influence pour qu’elles paraissent demain dans les sept principaux journaux de l’opposition. Vous ferez bien de les porter vous-même et d’en surveiller un peu l’insertion. Faites-en d’autres copies et ajoutez-y une ligne pour votre livre, si vous voulez. Je me repose de ceci sur vous, n’est-ce pas ? Vous comprenez combien c’est important. Répondez-moi un mot et venez donc dîner avec moi un de ces jours.

Votre ami,
VICTOR HUGO

Voudrez-vous aussi remettre à la bonne six exemplaires du Roi s’amuse sur mon reste ?

Les notes sus-indiquées furent immédiatement données aux journaux d’opposition, qui les publièrent tous le 18 décembre au matin. Voici celle insérée au Courrier Français :


C’est décidément mercredi 19 à midi, que sera appelé,, devant le Tribunal de Commerce, le procès de M. Victor Hugo contre la Comédie-Française pour le Roi s’amuse. M. Odilon Barrot plaidera pour l’ouvrage si illégalement arrêté par le ministère. M. Victor Hugo compte prendre aussi la parole. Le succès de lecture que le drame obtient et la mesure arbitraire du gouvernement donnent à cette audience un grand intérêt de curiosité.

Ce devait être là la rédaction-type, ce journal étant le plus serviable de tous envers Hugo et son éditeur ; mais il suffisait d’y changer quelques mots pour dissimuler l’origine commune : on ne fera pas mieux soixante ans plus tard.

Une des dernières fois que Renduel passa par Paris, il dînait avec sa femme au restaurant Magny lorsque Gautier vint à entrer. Les deux amis, ravis de se revoir, entamèrent alors une longue causerie à bâtons rompus, parlant de leur jeune temps avec une volubilité extrême, évoquant à la file le souvenir de tant d’amis morts ou perdus dans la foule. « Vous souvient-il, dit tout à coup Gautier, qu’autrefois, chez Victor, le rôti était toujours brûlé ? — Certes oui, on l’attendait tandis qu’il s’oubliait chez Juliette. » Hugo demeurait alors au n° 6 de la place Royale (aujourd’hui place des Vosges), et la belle actrice de la Porte-Saint-Martin, tout auprès, rue du Pas-de-la-Mule (aujourd’hui rue des Vosges, entre la place des Vosges et le boulevard Beaumarchais). Ces dîners d’Hugo n’avaient rien de cérémonieux ; ils étaient le plus souvent improvisés pour prolonger la causerie commencée. Les convives étaient d’habitude quelques visiteurs retenus par la maîtresse de maison et qui se faisaient un devoir de rester par égard pour Mme Hugo, ainsi délaissée par son mari : celui-ci s’attardait souvent de deux heures, et le dîner reculait d’autant, Un jour que Renduel hésitait à rester, prévoyant le retard habituel et le jugeant trop long pour son estomac : « N’ayez pas peur, lui dit Mme Hugo pour le garder auprès d’elle ; le dîner sera exact ; Victor reviendra sûrement de bonne heure, il me l’a promis. » Renduel demeura : ce soir-là, on ne dîna qu’à neuf heures.

La liaison d’Hugo avec Juliette Drouet (de son vrai nom Julienne-Joséphine Gauvain) ne faisait alors que de commencer ; elle a duré, comme on sait, jusqu’au dernier jour, la maîtresse ayant complètement supplanté l’épouse auprès du poète et n’ayant cessé de demeurer avec lui, même en exil. Mais dès l’origine de ces relations, Mme Hugo n’en était plus à faire son apprentissage des caprices galans de son mari ; elle les connaissait mieux que personne et s’y résignait, tant était grande son admiration, sa dévotion pour le maître et l’époux. Hugo était dans le plus fort de sa passion pour Juliette, lorsque sa fille Léopoldine, qui fut plus tard Mme Charles Vacquerie, atteignit l’âge de la première communion. Les Hugo passaient l’été à Fourqueux et voulurent faire de cette cérémonie, fixée au 8 septembre 1836, une véritable fête de famille, où tous les amis intimes seraient conviés, Renduel et Gautier en première ligne. Aussitôt après le dîner, le maître de la maison s’éclipse, et l’on apprend bientôt qu’il a couru prendre la voiture de Paris. Les convives se récrient sur cette fuite inattendue Hugo, disent-ils, aurait bien pu les attendre et revenir avec eux ; mais ils se rappellent bientôt que toutes les places de la diligence étaient retenues dès le matin et qu’eux-mêmes n’en avaient pu louer que pour le dernier départ. « Ne faites pas attention, leur dit tristement Mme Hugo, Victor saura bien se tirer d’embarras ; vous n’avez pas pu avoir de places pour vous, il saura en trouver une à tout prix pour aller là où il va. »

Tous les amis de la maison déploraient l’abandon où Hugo laissait sa femme, et tous auraient pu le lui reprocher, tous hormis celui qui avait profité de ses absences pour s’installer en son lieu et place[8]. Et ce fut celui-là qui parla. Sainte-Beuve, un beau jour, — c’était en 1835, lorsque les Chants du Crépuscule parurent chez Renduel, — ne se tint plus de colère en voyant le poète confondre en la même page l’éloge de sa famille et celui de sa maîtresse, chanter alternativement les joies du foyer domestique et les enivremens de l’amour en des pièces brûlantes du souvenir de Juliette. Il devait parler de ce nouvel ouvrage à la Revue des Deux Mondes, et la moindre convenance lui commandait de s’abstenir ; il n’en fit rien et résolut, au contraire, de souligner combien il était scandaleux de mettre en quelque sorte sous la protection de la femme légitime, par la pièce finale à elle adressée, un livre tout imprégné de la passion la plus vive pour la maîtresse. Il écrivit alors et fit paraître un article, véritable modèle de louange circonspecte et de critique acerbe, où il multipliait les restrictions sur le développement du génie poétique d’Hugo, qui lui avait proclamé si haut ses étonnantes facultés créatrices dans an précédent compte rendu des Feuilles d’Automne. Il y avait déjà quatre ans de cela et l’admiration du critique avait diminué en même temps que l’estime de l’ami. Il s’agissait d’ailleurs pour lui d’aboutir à ce paragraphe, où l’allusion est à peine voilée et porte à chaque coup :

«… Les douze ou treize pièces amoureuses, élégiaques, qui forment le milieu du recueil dans sa partie la plus vraie et la plus sincère sont suivies de deux ou trois autres, et surtout d’une dernière, intitulée Date lilia, qui a pour but, en quelque sorte, de couronner le volume et de le protéger. Littérairement, ces pièces finales, prises en elles-mêmes, sont belles, harmonieuses, pleines de détails qui peuvent sembler touchans. En admirant dans le voile l’éclat du tissu, il nous a paru toutefois qu’il y a eu parti pris de le broder de cette façon pour l’étendre ensuite sur le tout. Cette mythologie d’anges, qui a succédé à celle des nymphes, les fleurs de la terre et les parfums des cieux, un excès même de charité aumônière et de petits orphelins évoqués, tout cela nous a paru, dans ces pièces, plus prodigué qu’un juste sentiment de poésie domestique n’eût songé à le faire. On dirait qu’en finissant l’auteur a voulu jeter une poignée de lis aux yeux. Nous regrettons que l’auteur ait cru ce soin nécessaire. L’unité de son volume en souffre ; son titre de Chants du Crépuscule n’allait pas jusqu’à réclamer cette dualité. Le même manque de tact littéraire (au milieu de tant d’éclat et de puissance !) qui plus haut, nous l’avons vu, lui a fait comparer l’harmonie de l’orgue à l’eau d’une éponge et parler du sourire fatal de la résignation à propos de Pétrarque, lui a inspiré d’introduire dans la composition de son volume deux couleurs qui se heurtent, deux encens qui se repoussent. Il n’a pas vu que l’impression de tous serait qu’un objet respecté eût été mieux honoré et loué par une omission entière. »

Cet article jeta Victor Hugo dans une violente colère, et un duel faillit s’ensuivre entre le critique et le poète. Celui-ci ne tarissait pas sur la défection de Sainte-Beuve, et contait partout ses griefs contre celui qui osait bien dire que les Chants du Crépuscule manquaient « d’harmonie et de délicate convenance[9]. » Les propos de Sainte-Beuve, d’autre part, n’étaient pas faits pour apaiser la querelle, encore qu’il ne s’exprimât pas avec tout le monde aussi violemment qu’avec Renduel. « Cette immoralité est honteuse, clamait-il tout rouge, et bien que j’aie été autrefois l’ami d’Hugo, je lui flanquerais volontiers ma main par la figure. Mme Hugo, de son côté, s’épanchait avec Renduel, son confident habituel dans la peine, et le suppliait de tout mettre en oeuvre afin d’empêcher un duel probable et prochain. Renduel la calmait de son mieux ; mais les deux ennemis, surtout le critique, étaient toujours très montés l’un contre l’autre. Ils se rencontrèrent un jour chez Villemain, alors ministre de l’Instruction publique, et Sainte-Beuve évita de se trouver près d’Hugo : « Je lui aurais lancé quelque chose à la tête ! » disait-il avec une emphase terrible. Il s’exagérait d’ailleurs et sa vaillance et le danger ; il s’en fut trouver Renduel et lui remit non sans émotion un paquet cacheté renfermant des manuscrits et son testament, avec mission de l’ouvrir si le malheur voulait qu’il fût tué par Hugo. Renduel reçut gravement ce dépôt, mais chercha à rassurer le fougueux critique : « Est-ce qu’un duel est possible entre vous deux, entre deux poètes ? » Là-dessus, Sainte-Beuve s’en alla, tout ragaillardi.

Et ce duel entre « deux poètes » n’eut pas lieu, pas plus que celui dont Hugo, précédemment, avait été menacé par Vigny. Voici dans quelles circonstances : Buloz, en ce temps-là, traitait fort bien l’auteur d’Eloa et donnait volontiers des extraits de ses nouveaux ouvrages, mais il se gardait d’en faire autant pour Hugo. Celui-ci se plaignait un jour en termes peu flatteurs pour Vigny, qu’il semblait rejeter au dernier rang ; alors, Buloz lui expliqua avec sa rudesse habituelle les motifs de la réserve qu’il gardait à son égard : s’il ne publiait jamais de fragment de ses ouvrages, lui dit-il tout net, c’est qu’il était assuré de recevoir le lendemain une quittance à solder, et qu’il n’avait pas l’habitude de payer les services qu’il rendait. Cette conversation aurait dû rester secrète ; mais le monde littéraire est aussi bavard que curieux. Finalement, les propos désobligeans d’Hugo revinrent à Vigny, qui, en sa qualité d’ancien officier, voulut en tirer réparation par les armes ; mais cette ferraillade aurait été extravagante, et les témoins, dont Renduel, traînèrent si bien les choses en longueur que Vigny finit par se calmer, sans avoir seulement égratigné son détracteur[10].

Je reviens à Juliette. Elle était, paraît-il, d’une beauté accomplie, et Gautier a tracé d’elle, dans l’ancien Figaro, un brillant portrait qui finissait ainsi : « Le col, les épaules, les bras sont d’une perfection tout antique chez mademoiselle Juliette ; elle pourrait inspirer dignement les sculpteurs, et être admise au concours de beauté avec les jeunes Athéniennes qui laissaient tomber leurs voiles devant Praxitèle méditant sa Vénus. » Sa principale création fut la princesse Negroni, de Lucrèce Borgia, et Théophile assure qu’elle y jeta « le plus vif rayonnement ». Hugo, de son côté, termine ainsi ses remerciemens aux acteurs : « Certains personnages du second ordre sont représentés à la Porte-Saint-Martin par des acteurs qui sont du premier ordre et qui se tiennent avec une grâce, une loyauté et un goût parfaits dans le demi-jour de leurs rôles. L’auteur les en remercie ici. Parmi ceux-ci, le public a vivement distingué mademoiselle Juliette. On ne peut guère dire que la princesse Negroni soit un rôle : c’est, en quelque sorte, une apparition. C’est une figure belle, jeune et fatale, qui passe, soulevant aussi son coin du voile sombre qui couvre l’Italie au seizième siècle. Mademoiselle Juliette a jeté sur cette figure un éclat extraordinaire. Elle n’avait que peu de mots à dire, elle y a mis beaucoup de pensée. Il ne faut à cette jeune actrice qu’une occasion pour révéler puissamment au public un talent plein d’âme, de passion et de vérité.

Quelques mois après, Hugo confiait à Mlle Juliette le rôle important de Jane dans Marie Tudor ; mais cette fois la comédienne fut tellement inférieure à sa tâche qu’elle dut, sous prétexte d’indisposition, céder le personnage à Mlle Ida, et cela dès le second soir : « L’actrice qui remplissait le rôle de Jane, écrit méchamment la Revue de Paris, l’a cédé, ce qui l’a beaucoup indisposée, à Mlle Ida… » Mais l’auteur consola sa bien-aimée de cette déconvenue en proclamant pour les âges futurs « qu’elle avait montré dans ce rôle un talent plein d’avenir, un talent souple, gracieux, vrai, tout à la fois pathétique et charmant, intelligent et naïf. »

C’est à cette époque, ou peu s’en faut, que se rapportent les trois billets suivans adressés à Renduel, dont deux sont de la main d’Hugo :


Voici les quelques lignes que vous m’avez promis de faire passer au Courrier Français. Je compte sur votre bonne amitié. V. H.


Mlle Juliette, cette jeune artiste pleine de beauté et de talent, que le public a si souvent applaudie à la Porte-Saint-Martin, est sur le point de quitter ce théâtre. Plusieurs administrations dramatiques lui font en ce moment des offres d’engagement. Il est probable que c’est à la Comédie-Française que Mlle Juliette donnera la préférence. Son talent, si digne et si intelligent, l’appelle à notre premier théâtre.


Renduel envoya cette note au journal, — non sans l’avoir fait copier pour ne pas compromettre Hugo,- et quelques jours après il recevait la réponse suivante, en date du 1er février :


Mon cher ami,

Il m’est impossible de mettre la note que vous m’avez envoyée dans le Courrier. Quand je vous verrai, je vous expliquerai les nombreux motifs de cette impossibilité. L’un d’eux est la crainte de choquer un de mes collaborateurs qui porte, dans ses articles Théâtres, un jugement tout différent sur la personne. Chez nous, tous les collaborateurs sont amis et s’entendent entre eux ; ils sont, je puis le dire, consciencieux : ainsi il ne serait pas bien de se mettre en contradiction aussi ouverte.

Dans toute autre circonstance, je suis votre tout dévoué,

MOUSSETTE.


Remarquez la date de la réponse (1er février) ; rappelez-vous qu’Angelo fut joué à la Comédie-Française le 28 avril 1835, un an et demi après Marie Tudor, et vous saurez en quelle année cette lettre fut écrite ; vous comprendrez pourquoi le poète tenait tant à faire entrer Juliette aux Français : c’était pour lui confier quelque rôle, peut-être celui de la camériste Dafné qui fut créé par Mlle Thierret, alors toute jeune et toute mignonne. Hugo n’en arriva pas à ses fins, et « la princesse Negroni » ne put jamais forcer les portes du Théâtre-Français.


ADOLPHE JULLIEN

  1. Mme Renduel, qui survécut treize ans à son mari et mourut au château de Beuvron le 14 juillet 1887, à près de quatre-vingt-six ans, était née à Paris le 21 septembre 1801, au n° 211 de la rue d’Argenteuil, où son père avait alors sa maison d’imprimerie. Mme Rose-Célestine Laurens de Pérignac (son père avait abandonné ce second nom pendant la Révolution et ne l’avait jamais repris) était la plus jeune des enfans de l’imprimeur et remarquablement jolie ; malgré les rides qui sillonnaient son visage, on retrouvait en elle, jusqu’à l’âge le plus avancé, des traces de sa rare beauté.
  2. Lettre de Hachette à Renduel du 42 octobre 1840 ; lettres de Charpentier à Renduel des 14 octobre et 9 décembre 1841. — Je pourrais insister sur les rapports d’amitié qui unirent toujours Charpentier à Renduel, celui-ci ayant conservé quelques lettres charmantes du premier ; mais je me contenterai, pour le moment, de donner ici un simple éclaircissement bibliographique. Le livre de Heine sur la France parut isolément en 1833 ; mais, quand Renduel dut publier ensuite les Reisebilder, il voulut réunir toutes les œuvres de Heine sous une rubrique générale. Il marqua donc les Reisebilder comme tomes II et III ; la seconde édition de la France réédition fictive, car le titre seul était changé) forma le tome IV, puis l’Allemagne les tomes V et VI. La série est complète ainsi, et l’on y chercherait vainement le tome Ier, qui n’a jamais paru. Renduel voulait peut-être attribuer cette place à la France ou à quelque autre ouvrage en un seul volume, mais le fait est qu’elle resta toujours vacante.
  3. C’est alors que Renduel fit sa magnifique édition de Notre-Dame avec douze belles gravures de Boulanger, de Raffet, de Camille Rogier, de Tony et d’Alfred Johannot. Cette édition était en trois volumes in-8o, mais l’éditeur s’était expressément réservé le droit de publier deux mille exemplaires (sur les onze mille) en un seul volume, genre keepsake anglais, pour le jour de l’an. Renduel avait fait tirer pour lui, sur grand papier de Chine, chacune de ces deux éditions ; elles sont aujourd’hui en ma possession ainsi que la collection complète des douze gravures avant la lettre et sur papier fort à très grandes marges.
  4. La première édition de Hernani avait paru chez Mame en 1829. Étourdi par le bruit qu’on faisait autour de ce drame, le libraire, à ce que m’a dit Renduel, avait fait la folie de le payer 6 000 francs. Ce fut autant de perdu, la vente ayant couvert tout juste les frais de publication.
  5. À ce moment-là, d’ailleurs, toutes les œuvres antérieures de Victor Hugo, portant l’indication des deux librairies Renduel et Delloye, subirent un rabais considérable, de moitié ou même des deux tiers, selon qu’elles étaient de vente plus ou moins facile. On en trouve le détail dans les journaux du temps : Notre-Dame, en trois volumes, se vendait 12 francs au lieu de 22 fr. 50 ; chaque volume de poésies, 4 francs au lieu de 7 fr. 50 et 8 francs ; chaque drame, 2 fr. 50 au lieu de 7 fr. 50 et 8 francs, etc. On voit que cette diminution confirme ce que Renduel m’a dit sur le débit très lent des drames et ouvrages en prose comparé à celui des poésies et de Notre-Dame de Paris.
  6. A propos de la Quiquengrogne, on lit ce qui suit dans la Revue de Paris (n° de septembre 1832) : « M. Victor Hugo, dont le dernier drame, le Roi s’amuse, est en répétition, doit publier cet automne un nouveau volume de poésies et deux romans. Le premier, qui a pour titre la Quiquengrogne, a été acheté 15 000 francs par les libraires Charles Gosselin et Eugène Renduel. Ce titre a quelque chose de bizarre. Qu’est-ce que la Quiquengrogne ? Nous avons entendu faire déjà si souvent cette question que nous sommes heureux de pouvoir répondre par un document à peu près officiel. Voici l’extrait d’une lettre de M. Victor Hugo lui-même à ses éditeurs : « La Quiquengrogne est le nom populaire de l’une des tours de Bourbon-l’Archambault. Le roman est destiné à compléter ses vues sur l’art du moyen âge, dont Notre-Dame de Paris a donné la première partie. Notre-Dame de Paris, c’est la cathédrale ; la Quiquengrogne, ce sera le donjon. L’architecture militaire, après l’architecture religieuse. Dans Notre-Dame j’ai peint plus particulièrement le moyen-âge sacerdotal ; dans la Quiquengrogne, je peindrai plus spécialement le moyen-âge féodal, le tout selon mes idées, bien entendu, qui, bonnes ou mauvaises, sont à moi. Le Fils de la Bossue paraîtra après la Quiquengrone et n’aura qu’un volume. » — La Quiquengrogne et le Fils de la Bossue, autant en emporta le vent.
  7. Ces chiffres, tirés de papiers indiscutables, font bonne justice de la fable inventée par Hugo, sans mauvaise intention, je m’imagine, et transcrite par son secrétaire, M. Richard Lesclide, dans les Propos de Table de Victor Hugo. D’après lui, Renduel devait tirer le Roi s’amuse à deux mille exemplaires (ce qui est exact) et payer 1 franc l’exemplaire (ce qui est faux) ; seulement Renduel aurait déclaré un tirage de vingt mille au ministère de l’intérieur, et Victor Hugo, instruit par hasard du fait, se serait fait délivrer par Renduel confus un bon de 20 000 francs, représentant juste 1 fr. par exemplaire. Ce n’est pas 20 000 francs qu’il toucha, mais 4 000 francs, soit exactement le prix convenu pour les deux mille exemplaires, et cela par pure générosité de son éditeur.
  8. On ne se permettrait pas de faire allusion à ces relations si Sainte-Beuve lui-même ne les avait contées par le menu dans un recueil de poésies imprimé plus tard pour quelques amis, on ne sait trop à combien d’exemplaires. Ce volume, sans nom d’auteur ni d’éditeur, porte simplement pour titre : Livre d’amour, Paris, 1843, avec cette épigraphe de Dante en regard : Amor ch’a nullo amato amor perdona. Sainte-Beuve, par la suite, détruisit ce livre et recommanda à ses amis de brûler les exemplaires qu’ils retrouveraient, mais il ne put pas se résigner à le sacrifier en entier et republia plus de la moitié des pièces — 25 sur 45 — dans les deux volumes de ses Poésies complètes (Michel Lévy, 1863). Livre rare s’il en fut que ce Livre d’amour et dont quelques exemplaires ont passé en vente dans ces derniers temps à des prix très élevés. M. Pons en a tiré bon profit pour deux ou trois chapitres de son curieux livre : Sainte-Beuve et ses inconnues (chez Ollendorff, 1879) et M. E. Lemaitre, un bibliophile avisé, vient de publier à ce sujet une brochure intéressante, avec une lettre-préface de M. Arsène Houssaye et un autographe de Sainte-Beuve (Le Livre d’amour, Reims, chez Michaud, 1895).
  9. Cet article, qui parut à la Revue des Deux Mondes en novembre 1535, se retrouve en entier dans le premier volume des Portraits contemporains (Paris, Didier, 1846).
  10. La rupture de Sainte-Beuve avec Hugo a inspiré à Henri Heine une de ses facéties les plus plaisantes : «… Presque tous ses anciens amis l’ont abandonné (Victor Hugo), écrit-il à Auguste Lewald en mars 1838, et, pour dire la vérité, l’ont abandonné par sa faute, blessés qu’ils étaient par cet égoïsme, très nuisible dans le commerce social. Sainte-Beuve lui-même n’a pu y résister ; Sainte-Beuve le blâme aujourd’hui, lui qui fut jadis le héraut le plus fidèle de sa gloire. Comme en Afrique, quand le roi de Darfour sort en public, un panégyriste va criant devant lui de sa voix la plus éclatante : « Voici venir le buffle, véritable descendant du buffle, le « taureau des taureaux ; tous les autres sont des bœufs : celui-ci est le seul véritable buffle ! » Ainsi Sainte-Beuve, chaque fois que Victor Hugo se présentait au public avec un nouvel ouvrage, courait jadis devant lui, embouchait la trompette et célébrait le buffle de la poésie. »