Le Romanesque d’Octave Feuillet

Ernest Seillière
Le Romanesque d’Octave Feuillet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 558-582).
LE ROMANESQUE D’OCTAVE FEUILLET
POUR LE CENTENAIRE DE SA NAISSANCE

Il y aura, le 11 août prochain, un siècle qu’Octave Feuillet naquit à Saint-Lô, le paisible chef-lieu du département de la Manche où son père exerça par la suite les fonctions de secrétaire-général de la préfecture. Trente ans se sont écoulés depuis sa mort et lui ont imposé ce semblant d’oubli, cette quarantaine sur la route des suprêmes honneurs posthumes que se voient épargner peu d’hommes éminents. L’épreuve semble toucher à sa fin en ce qui le concerne. Voici que l’époque de sa maturité féconde, celle dont son art porta l’empreinte et refléta le goût, le second Empire, nous apparaît dans un recul propice aux jugements dictés par le sang-froid. Avec la même curiosité que les recueils d’estampes du XVIIIe siècle, on feuillette désormais les albums où se succèdent les illustrations des Bertall ou des Marcellin : les aquarelles de Lamy ou de Guys ne sont pas moins recherchées que les gouaches de Lawreince et de Mallet. Le grand tableau où l’Impératrice Eugénie se fit peindre par Winterhalter en plein air, au milieu de ses dames d’honneur, passait pour quelque peu conventionnel et maniéré ces années dernières : un mystérieux rayon de poésie vient aujourd’hui caresser le groupe élégant des jeunes femmes, et les reproductions gravées de cette toile, si agréablement officielle, trouvent de nombreux acheteurs. — La souveraine qui s’éteignit ces mois derniers, — presque centenaire elle-même, — semble avoir donné par sa fin le signal de cette transfiguration étrange dont le psychologue est embarrassé de rendre compte : c’est l’entrée en vigueur d’une prescription tacite qui soustrait les hommes ou les choses d’une période décidément périmée aux appréciations dictées par le souci de la lutte vitale. Or Feuillet ayant été, lui aussi, le peintre autorisé des élégances du second Empire, va bénéficier du décret d’opinion qui classe enfin ces quelques vingt années de notre passé national dans la catégorie de l’Histoire de France.

Hier encore, telle noble demeure du Faubourg Saint-Germain retranchée derrière sa cour d’honneur, ouvrant ses salons sur des arbres séculaires, voyait se jouer et se lire, pour un cercle d’intimes, des saynètes et des nouvelles où se retrouvait l’influence de l’écrivain normand : récréations de quelque grande dame lettrée qui, ayant eu vingt ans vers 1860, demeurait fidèle aux admirations de sa jeunesse ! Ceux qui saluèrent les œuvres maîtresses de Feuillet dans leur nouveauté triomphante achèvent de s’éteindre. Nul ne l’imitera plus désormais, mais en revanche il sera goûté de nouveau et plus que jamais dans la perspective du passé où ses traits fins, ses allures discrètes et courtoises, rappelleront une heure d’autorité, de rayonnement pour la France. Les théoriciens du « naturalisme » qui, après 1870 ; l’écartèrent assez brutalement de leur chemin, s’étonnaient de l’entendre affirmer des convictions traditionalistes et chrétiennes en des récits dont s’exhalait, à leur avis, une si capiteuse odeur de femme. Une critique moins hostile le traitait comme un agréable écrivain pour dames, et il en souffrait parce qu’il voulait être mieux qu’un amuseur, parce qu’il prétendait au titre de moraliste. Prétention justifiée selon nous. Par sa tentative de réforme des mœurs, il marquera dans l’histoire de l’âme française, et l’objet de notre étude est de donner, sur ce point, satisfaction aux mânes de ce parfait galant homme. L’hommage ne lui sera sans doute que plus agréable pour être rendu à la place même où furent publiés d’abord, et presque sans exception, ses romans.


I

Son nom commença d’être connu du public au lendemain des événements de 1848, à l’heure où les choryphées de la troisième génération rousseauiste ou romantique venaient d’être balayés par la vague de mysticisme politique et social qu’ils avaient déchaînée sur l’Europe. La réaction s’imposait contre l’anarchie menaçante ; son sens droit, sa solide éducation traditionnelle, sa jeune expérience de la vie lui conseillèrent simultanément d’y concourir. Il combattra donc désormais la psychologie mystique (dont Jean-Jacques a si puissamment vulgarisé les illusions), sous les deux formes les plus spécieuses qu’elle ait revêtues de notre temps : mysticisme social et mysticisme esthético-passionnel : en termes plus clairs, inspiration divine prétendue au profit des éléments les moins cultivés du corps social : interprétation des individuelles fantaisies de l’érotisme comme un commandement venu d’En-haut à la créature humaine.

Sur le terrain politique, il se déclarera tout d’abord pour la révolution rationnelle contre les fanatiques de l’égalité par le bas, pour Hoche et Marceau contre Ma rat ou Carrier. Les utopistes, il les a vus de nouveau au gouvernail après la chute de Louis-Philippe ; il sait rendre justice aux intentions généreuses des plus sincères d’entre eux sans accepter leur chimères dévastatrices. Ces hommes, dira-t-il quelques années plus tard, ont rêvé une société robuste, maîtresse de ses destinées et acceptant à peine de déléguer quelques-uns de ses droits sans aliéner aucun d’eux : une société vivant sans maîtres, sinon sans lois, et cherchant l’indépendance, la dignité, la justice. Par malheur, si de pareilles aspirations ont eu, de tout temps, leurs puritains, leurs héros ou même leurs martyrs, de tout temps aussi elles ont suscité de faux dévots, des Tartuffe qui sont leurs plus dangereux ennemis. — Tel nous sera dépeint l’oncle paternel du comte Louis d’Ardennes de Camors, le héros du meilleur roman de Feuillet. Ce cadet de race noble, se jugeant mal pourvu par le sort, s’est jeté dans le parti de la destruction et s’est baptisé Dardennes jeune (du Morbihan). Il a pris une part active au mouvement de 1848 : puis, déçu dans ses espérances dominatrices par le rapide échec de son parti, il affichera sous l’Empire des convictions froidement terroristes. On ne fait point d’omelettes sans casser des œufs, exposera-t-il à son neveu hésitant sur la route qu’il lui faut suivre dans la vie. Les pionniers de l’avenir doivent marcher la hache à la main, car la Liberté est une déesse avide qui réclame de vastes holocaustes. Si on eût terrorisé la France en février, on l’eût conduite au bonheur ! — Mais Louis de Camors, interprète évident de la pensée de Feuillet sur ce point, estime au contraire que notre seconde République a succombé sous le poids des souvenirs sanglants laissés par la première. A cette Terreur, tant vantée, de Quatre-vingt-treize, la France doit de rester le seul pays du monde où, pour des siècles peut-être, les dangers de la liberté paraissent aux esprits justes l’emporter de beaucoup sur ses bienfaits.

Dans la sphère esthétique et passionnelle, la réaction du débutant de lettres contre les excès rousseauistes de 1830 et des années suivantes ne fut pas moins nettement accusée. Son curieux drame de jeunesse, Dalila, oppose à la théorie spécifiquement romantique de l’Art une conception plus rationnelle des devoirs et des droits de l’artiste. On y entend le gentilhomme napolitain Carnioli plaider la première de ces deux causes, avec une verve entraînante. Un artiste marié, enseigne cet adorateur du Beau, est un artiste fini et il somme le jeune musicien Roswein de renoncer à l’honnête et charmante fille dont celui-ci avait résolu de faire sa femme. « Voyons, lui objecte-t-il avec impétuosité, voyons, qu’est-ce que tu as de commun avec la morale ? Es-tu marguillier ? Es-tu quaker ? Es-tu de la Société biblique ? Bah ! es-tu chrétien seulement ? Tu es artiste, tu es poète ! Ta morale, c’est l’Art. Ton Dieu, c’est l’Art encore. Et l’Art, c’est le Diable ! Ton élément est le feu. Tant pis si cela te gêne, mais tu péris si tu en sors. Tu as la fièvre, dis-tu ? Tu es écorché vif ? Tant mieux ! Les ténèbres dans la tête et l’incendie dans le cœur, la tentation effrénée, l’entraînement et le remords, voilà votre lot, voilà votre pain de vie. Quand tu souffres, dis-toi : Bravo, c’est de la gloire qui me pousse ! Tiens, si l’art est en décadence aujourd’hui, sais-tu pourquoi ? C’est que vous n’êtes plus assez malheureux, faquins sublimes que vous êtes ! On vous paye trop cher et on vous nourrit trop bien, etc.. » Voilà non plus seulement du mysticisme, mais du fakirisme artistique, n’est-il pas vrai ?

Feuillet se sent aux antipodes d’une pareille conception esthétique. Il parle pour son compte par la bouche du vieux maître de Roswein, le Viennois Sertorius, qui tient un tout autre langage : « Tu n’as, dit-il à son disciple préféré, tu n’as qu’une façon de l’acquitter envers Dieu. Il t’a prêté le génie ; rends-lui la vertu. Ceins tes reins en brave. Préserve avec soin ta virile jeunesse. Un corps énervé ne recèle plus qu’un génie fourbu. Ne pense pas, jeune homme, trouver une inspiration sincère et durable dans les émotions du désordre, dans la fougue des sens et dans l’exaspération maladive des passions. Le désir n’est point la force. Palestrina, notre Moïse, Beethoven, noire Homère, Mozart, notre Molière et notre Shakspeare à la fois, n’étaient pas seulement des grands hommes ; ils étaient des saints, etc... » Sages exhortations, que les événements viendront sanctionner dans le cours du drame : car nous contemplerons le naufrage intellectuel et moral du jeune musicien dévoyé par de trop romantiques amours.

Quant au mysticisme passionnel proprement dit, — qui présente la passion, même contraire aux règlements d’hygiène sociale posés par l’expérience des siècles, non plus comme la voix d’un tentateur aux visées antisociales, ainsi que fait la psychologie chrétienne, mais comme la voix d’un Dieu paternel, parlant pour être obéi au cœur de sa créature, — l’œuvre de Feuillet n’est, dans son ensemble, qu’une longue protestation contre cette doctrine d’origine romanesque et quiétiste, puis de développement rousseauiste. « On a découvert depuis trente ans, a-t-il écrit vers 1855, dans l’une de ses agréables scénettes, que la condition la plus glorieuse pour un homme était celle de bâtard et l’état le plus honorable pour une femme celui de gourgandine ou de Gothon de théâtre. Nos pères, qui préféraient les enfants légitimes et les honnêtes femmes, se sont trompés en cela comme en tout ! » Et plus tard, par la bouche d’un libre penseur décidé, le savant Gandrax (de Sibylle), il répétera que le mariage est la sauvegarde de l’espèce et le garant de la virilité du corps social. Où vont, en effet, les sociétés qui pratiquent, plus ou moins ouvertement, la polygamie ? Elles meurent par les vices de la femme dont elles s’imprègnent sans mesure ; elles deviennent exagérément sensuelles et bientôt féroces, en conséquence. Plus le mariage est respecté chez un peuple, plus ce peuple se rapproche de l’idéal social, qui est la force dans l’ordre.


II

Feuillet peut donc être considéré comme un antiromantique un morale. Mais il est en outre, il est même davantage encore un antibourgeois, — si l’on donne au mot de bourgeois le sens péjoratif dont l’affecta, précisément, le romantisme. — Il a vu, en effet, se dessiner, du même pas que la nécessaire réaction politique de 1850, cette orientation toute positive de la génération alors grandissante que les survivants de 1830 baptisèrent ironiquement du nom d’ « esprit nouveau. » Le brasseur d’affaires Montjoye incarne, dans son théâtre, ce peu sympathique état d’âme. « Tu as piétiné toute ta vie dans ce que j’appelle le bleu, dit ce riche financier à un ancien camarade, de tendances idéalistes et de très précaire situation sociale. Mon point de départ à moi, ce fut précisément l’horreur du bleu, en tout et partout... J’appelle bleu, mon ami, tout ce qui n’est pas pratique, tout ce qui n’est pas, en morale, le tien et le mien, en philosophie, deux et deux font quatre. Illusions poétiques, préjugés d’enfance, superstitions romanesques, sensibilités maladives, phrases sonores et vides, voilà le royaume du bleu !... J’ai mis sous mes pieds tout ce qui est de convention, tous les sentiments parasites et littéraires dont cette pauvre humanité se plaît à amollir encore sa débilité naturelle, à tourmenter sa conscience et à compliquer son fardeau... J’ai marché le Code dans une main, l’épée dans l’autre ; et me voilà ! »

Contre ce réalisme brutal, — qui n’empêchait nullement d’ailleurs la persistance du grand courant romantique en profondeur, comme les événements ne tardèrent pas à le démontrer, — Feuillet proteste avec les esprits généreux de son temps. Le livre qui lui a donné la célébrité, le Roman d’un jeune homme pauvre, n’est qu’une variation, fort habilement modulée et bien agréablement attendrissante, sur le thème dont nous allons noter la ligne mélodique fondamentale. A force de raison et de prose, fait-il dire à son très sympathique héros (le Grandisson du XIXe siècle), on finit par diffamer Dieu et par dégrader ton œuvre ; car ce Dieu accorde bien la paix aux morts, mais ils donne aux vivants la passion, pour qu’ils s’en servent et la mettent en œuvre. — Nous avons déjà rappelé qu’il n’entend pas cette mise en œuvre comme les rousseauistes de la génération précédente. — Oui, reprend le jeune marquis de Champcey avec une conviction communicative, malgré la vulgarité des intérêts courants et quotidiens, à laquelle ce serait un enfantillage que de prétendre échapper tout entier, il y a une poésie permise, bien mieux, une poésie commandée ! Telle est, ici-bas, la part de l’âme immortelle. Il faut que cette âme se sente et se révèle à ses heures, fût-ce par des envolées au delà du réel, par des aspirations au delà du possible, fût-ce par des orages et par des larmes ; car certaines souffrances valent mieux que le bonheur, ou, plutôt, sont le bonheur même ! Et tel est le roman que chacun de nous a le droit, ou, pour mieux dire, le devoir de mettre dans sa vie, s’il veut être un homme digne de ce nom, qui oblige !

Ces lignes commenceront de nous éclairer sur l’attitude morale de Feuillet. Si le romantisme, destructeur hâtif et téméraire des antiques synthèses morales et sociales réalisées péniblement par la dure expérience humaine, lui apparaît comme une erreur dangereuse, il est en revanche l’apôtre d’un romanesque permis ou mieux d’un romanesque prescrit. Que, dans l’un de ses récits d’âge mur (Le journal d’une femme), un moraliste spécieux s’avise de définir la femme de devoir comme la femme qui ne cherche pas de romans dans la vie, parce qu’il n’y en a pas de bons, qui n’y cherche pas la poésie, parce que le devoir n’est pas poétique, qui n’y cherche pas enfin la passion, ce nom conventionnel et poli du vice, aussitôt s’élèvera la protestation d’une femme d’âge et d’esprit, prompte à réprimer ce qu’elle juge un excès de zèle : « Oh ! pardon, interrompra cette très vivante douairière, je ne laisserai pas soutenir de pareilles hérésies devant ces jeunes personnes. Sous prétexte d’en faire des femmes de devoir, voudriez-vous donc en faire des sottes ? On peut fort bien mettre la passion dans le devoir. Et non seulement on le peut, mais on le doit ! » Toujours la formule impérative superposée à la simple autorisation consentie, ainsi qu’on le voit ! Cette fusion est même tout le secret des honnêtes femmes, achève la comtesse d’Erra. Le devoir n’est pas poétique, soit. Il faut donc qu’il le devienne pour qu’on ait plaisir à le pratiquer, et c’est précisément à poétiser le vulgaire devoir que nous servent les dispositions romanesques contre lesquelles vous lancez l’anathème... Mesdames et mesdemoiselles, ne vous gênez pas. Soyez enthousiastes, soyez romanesques tout à votre aise... Le sentiment poétique au foyer d’une femme, c’est la musique et l’encens dans une église : c’est le charme dans le bien ! » Tel est, exprimé en termes heureux, le compromis que négocia ce caractère chevaleresque entre le sentiment et la raison.

La vie n’est pas un roman, dit également à sa jeune femme le mari de la Clef d’or, qui s’attire aussitôt cette véhémente réplique : « Et vous l’avez crue, monsieur, cette chose vulgaire, lorsque vous l’ont dite autrefois les vieillards ? Avez-vous alors, sur la foi de l’expérience d’autrui, renoncé subitement à toutes les religions de votre jeunesse ? Avez-vous pu penser que ce Dieu de bonté dont vous ne doutiez pas alors n’avait mis dans votre cœur que fausse monnaie ou décevante promesse ? » Et c’est là frôler de près le mysticisme passionnel, bien que ces promesses divines ne portent, dans la pensée de Mme d’Athol, que sur les affections légitimes. « Oh ! non, c’est impossible, achève alors cette victime d’un long malentendu conjugal ! Vous avez cherché, vous avez trouvé votre roman. Il n’a pas été heureux, soit, peut-être aussi l’aviez-vous cherché trop bas ? Je ne vous demande pas de réponse sur ce point. Quant à moi, je n’avais imaginé de roman qu’en vous. C’est avec vous seul, la main dans votre main, que j’espérais accomplir mon pèlerinage de joies et de douleurs, etc.. » Dix fois Feuillet a fait répéter ce pathétique plaidoyer par les jeunes femmes dont il contait les désillusions ou les souffrances intimes. Voilà le secret de leur inlassable complaisance à son égard.

Toutefois, ce romanesque dont il leur accorde la licence, nous répéterons dès à présent qu’il le veut soigneusement encadré par les disciplines traditionnelles qui, seules, seront capables d’en prévenir les écarts et d’en modérer les excès. Il conserve en effet le culte de ces freins créés par l’expérience des âges aux impulsions antisociales qui naissent en nous de l’essentiel « impérialisme » de l’être, — fût-ce dans cette région du sentiment où nous prenons trop facilement l’habitude de négliger leur présence et d’oublier leur action. — Il salue, à l’occasion, la discipline tout court, quel qu’en soit le principe ou le ressort : « Ce qui vous protège, vous autres militaires, dit-il par la bouche d’un de ses personnages, ce qui vous abrite et vous sauve est la règle ou le joug. Tout humaine qu’est la source de l’autorité qui vous domine, il suffit que vous la reconnaissiez pour qu’elle vous soit salutaire ; il suffit que votre âme et votre intelligence rendent cet hommage au principe supérieur qui, jusqu’à un certain degré, a fait de l’assujettissement des hommes la condition de leur force ! »

Mais il se confie en particulier dans les disciplines inculquées par l’éducation familiale, telle que son temps la donnait encore aux filles des classes dirigeantes ; car il a écrit, — avec une conviction paisible qui montre à quel point il faisait fond sur cette formation préalable de nos futures compagnes, — que les femmes les plus franches, étant habituées dès l’enfance à une sévère contrainte de langage et de tenue, se trouvent avoir, dans les circonstances difficiles, un avantage marqué sur les hommes les plus énergiques. Elles se possèdent, en effet, bien davantage ! Et d’une façon très ferme encore, il soulignera le bienfait de la maîtrise du soi lorsqu’il parlera de l’affection paternelle chez un viveur qui a fort mal élevé sa fille unique : « L’amour qu’on porte à ses enfants n’est pas, en soi-même, une vertu. C’est une passion, qui, comme toutes les autres, est bonne ou mauvaise selon qu’on en est le maître ou le valet ! »

Un autre frein qu’il propose, ou plutôt qu’il suppose, sans conteste possible, à la base de cet esprit romanesque dont il encourage l’épanouissement chez la femme, est la discipline aristocratique, née d’une longue éducation de la race. En tous temps et dans tout pays, remarquait jadis Brunetière (à propos d’Octave Feuillet précisément), les aristocraties sont des créations de leur propre volonté ; habituées par hérédité, puis, par formation dès l’enfance, à mettre leur orgueil et leur honneur en cette volonté robuste, la dernière chose qu’elles perdent est le sentiment ou l’illusion de leur liberté. On verra donc souvent les nobles héroïnes de Feuillet garanties contre les entraînements de leur aspiration romanesque par le souci de ce qu’elles doivent à leur nom, au sang sélectionné qui coule dans leurs veines : « Une femme de bien, remarque la spirituelle baronne de l’Ermitage, — qui parle des évocateurs de l’amour romantique et de leurs suggestions intéressées à leurs lectrices, — une femme de bien ne livre pas les secrets de sa pensée et la nudité de son âme à l’anatomie littéraire. Le scalpel des poètes, comme ils disent, ne fouille que dans les cœurs pervertis et ne dévoile que des âmes malsaines. Il en résulte, dans l’imagination publique, un certain type fabuleux du sexe féminin qui ressemble, j’y consens, aux demoiselles de ces messieurs (les Dames aux Camélias de l’époque), mais pas à moi, j’en réponds. Tenez, j’ai connu un petit jeune homme qui était fort glorieux d’avoir mis à mal deux ou trois servantes d’auberge, mais se plaignait toutefois que les femmes, en général, eussent comme une odeur de torchon. Il ne voulait pas se marier à cause de cela ! » Qui ferait tenir, aujourd’hui, ce langage à une femme, en quelque sphère sociale qu’on la suppose d’ailleurs placée ?

Enfin, sur la plus achevée des disciplines morales, sur celle que propose à ses fidèles le christianisme rationnel, — cet héritier des sagesses antiques et ce promoteur d’un mysticisme admirablement gouverné, — Feuillet a toujours mis l’accent principal au cours de son œuvre entière. Il enseigne en effet que le mariage digne de ce nom doit avoir ses racines dans une adhésion ferme à la religion qui le consacre devant ses autels ; car la foi dans la survie que méritent, par la pensée et par le sentiment, les individus périssables peut seule prêter aux faibles amours de ce monde quelque chose de la solidité, de la durée des amours divines ! C’est la thèse, naguère si discutée, qui est soutenue dans l’Histoire de Sibylle. Quant aux femmes qui n’ont pas trouvé dans le mariage l’amour durable, elles auront grand besoin pour rester de dignes épouses et des mères égales à leur tâche de se souvenir qu’elles sont des chrétiennes, c’est-à-dire les ferventes d’une religion qui annonce l’épreuve et commande le sacrifice.


III

Bien que le Roman d’un jeune homme pauvre, ce premier et éclatant succès de Feuillet, présente l’homme honnêtement romanesque et la femme provisoirement antiromanesque (par la faute des hommes au surplus), il a presque toujours opposé ensuite des romanesques chrétiennes à des désabusés sans religion qui, de l’inspiration chevaleresque de leurs ancêtres, ne gardent plus que les gestes conventionnels et les formes extérieures. Le gentilhomme français tel qu’il le dépeint est donc, sauf exceptions, un assez triste personnage.

Mais les bons ménages, comme les peuples heureux, n’ont pas d’histoire : leur évocation ne saurait tenter la plume d’un romancier, et rarement Feuillet rend la femme responsable dans les mauvais. C’est pourquoi les maris coupables sont véritablement légion dans son œuvre. Au seuil même de cette œuvre et précédant d’une génération l’aimable Jeune homme pauvre, voilà le père de celui-ci, le marquis de Champcey d’Hauterive, qui, sous des dehors exquisement courtois, cache l’irréflexion habituelle, la légèreté incurable, la fureur du plaisir, et, en trois mots, le plus parfait égoïsme. Causeur éblouissant, type achevé de grâce virile dans le monde, il devient, aussitôt franchi le seuil de sa demeure, un vieillard inquiet, morose et violent ! Voici le père de Louis de Camors, viveur impénitent, dépravé jusqu’aux moelles et avec cela de mine haute, d’allure superbe, rayonnant d’on ne sait quel charme souverain. Le père de la tragique Julia de Trécœur est un oisif, dépourvu, comme tous les hommes de sa génération, du sentiment du devoir, un esclave de ses instincts et de ses passions, une victime de son tempérament impulsif et des fâcheuses influences morales de son époque. Pourtant celui-là, au sortir de ses bonnes fortunes, va volontiers crier son repentir et son désespoir aux pieds de son épouse : en sorte que la douce Clotilde se sent troublée, par ces scènes de mélodrame, dans sa résignation mélancolique. Elle eût préféré, écrit joliment l’historien de ses souffrances, une infortune plus tranquille et, plus volontiers, supporté un malheur sans phrases !

La plupart de ces maris peu dignes d’inspirer un sentiment élevé sont des antiromanesques par principe, comme il est facile de le prévoir. Ainsi M. de Talyas dans Les amours de Philippe, ou M. de Vardes dans La Tentation. Ce n’est pas ma faute à moi, répond ce dernier à de trop justes doléances, si je ne puis m’élever jusqu’à vos sommets, si j’ai été pétri d’une argile inférieure ou d’une fange subalterne ! Je ne puis me reconnaître qu’un tort envers vous, celui de ne point passer ma vie à vos pieds avec une guitare... J’avoue qu’après plus de quinze ans de mariage, j’ai cru, par intervalles, pouvoir déposer la guitare ! » La guitare est aussi le refrain ironique de l’odieux Maurescamp dans l’Histoire d’une parisienne. Cet homme vulgaire s’est méthodiquement appliqué à détruire, dans l’âme de sa charmante compagne, la disposition romanesque dont il fait la véritable ou même l’unique cause de l’insatisfaction des épouses délaissées. Tout ce qui peut leur échauffer l’imagination, opine-t-il, la poésie, la musique, l’art sous ses diverses formes ou même la religion ne doit leur être permis qu’à fort petites doses. Il se prend donc à bouffonner lourdement dès que la baronne chante à son piano avec sentiment, ou s’avise de lui traduire des vers de Tennyson. Il affecte alors des émotions caricaturales, des pâmoisons imminentes. « Ah ! épargnez-moi, de grâce... Je vais m’évanouir ! » Après quoi, il estime avoir refroidi, de façon fort prudente et fort efficace, ce qu’il traite de sottes exaltations romantiques !

Feuillet a peint avec plus de détail encore, parce qu’ils lui parurent mériter ce surcroit d’attention de sa part, des maris moins déplaisants. Ceux-là sont les produits spécifiques de l’époque moderne, les « enfants du siècle « romantique, rebelles au dogme chrétien désormais, et tourmentés néanmoins par de persistantes aspirations mystiques qu’ils tentent, sur diverses voies, de satisfaire. — Voici par exemple Bernard de Vaudricourt, dans la Morte : il a versé des larmes amères quand il a perdu la religion de son enfance, quand il a vu, dit-il de pittoresque façon, disparaître à l’horizon derrière lui cette belle tête de vieillard qu’il avait appris à nommer le bon Dieu dans ses prières naïves. Il n’en cherchera pas moins, de façon plus courtoise seulement que les Maurescamp ou les Vardes, à précipiter son admirable femme des hauteurs morales sur lesquelles il ne saurait plus se mouvoir à l’aise avec elle. Mais voici surtout Raoul de Chalys qui a pris tout le cœur de la fière Sibylle de Féryas, ce Raoul si flottant entre le mal et le bien que son évocateur a flotté quelque peu lui-même dans l’appréciation qu’il nous en suggère, nous laissant finalement incertains, ou même déroutés devant cette énigme vivante. Raoul est-il « une intelligence profondément dépravée, » comme on nous l’a présenté tout d’abord, ou seulement un sceptique désespéré de son scepticisme et appelant à grands cris le Dieu qui se cache, comme le fit trente ans plus tôt Lélia ? Vers le dénouement du récit, on le voit près de revenir à ce Dieu sous l’influence de celle qu’il aime ; puis soudain se détourner, par un motif peu plausible (le suicide d’un ami athée, à la suite d’une déception d’amour), de la voie sur laquelle nous le croyions engagé : puis enfin revenir à ce chemin de la foi quand il est trop tard pour le suivre aux côtés de Sibylle. Cette très perceptible hésitation dans les intentions de l’auteur à l’égard de son héros diminue la portée d’un roman qui a des pages si attachantes et laisse à un autre récit la première place dans l’œuvre dont nous étudions les tendances.

En effet, ce reproche d’incertitude et d’inconséquence ne saurait plus être fait au comte Louis de Camors qui passe cependant par d’analogues oscillations de sa volonté virile, mais dont les finales concessions à une vue idéaliste de la destinée humaine sont préparées d’une main plus sûre et nous donnent l’impression de la vérité. — Camors a été formé par un père que façonnèrent au préalable, lui-même, les conquérants du romantisme byronien, les Julien Sorel ou les Rastignac Ce jeune homme, si hautement doué, nous apparaît donc aujourd’hui comme un précurseur (à une génération de distance) du magistral Disciple de M. Bourget qui aura les mêmes éducateurs. Le testament paternel qui lui dicte les principes de sa conduite future est vraiment une admirable page : « La religion de l’honneur, a écrit, pour son unique enfant, le suicidé, doit pour vous suppléer à tout. Usez sans scrupule des femmes pour le plaisir et des hommes pour la puissance, mais ne faites rien de bas. Préparez-vous l’ambition pour votre âge mûr... mais défaites-vous de je ne sais quelle faiblesse de cœur que j’ai remarquée en vous et qui vous vient sans doute du lait maternel... Modifiez votre escrime ; votre jeu est trop large. Ne vous fâchez point. Riez peu. Ne pleurez jamais ! »

La religion de l’honneur, d’origine chevaleresque et chrétienne en réalité, est, à ce titre, peu capable de régir l’orientation pleinement égoïste de la vie, comme Louis de Camors ne s’en apercevra que trop tôt, par les graves manquements que ses appétits le conduiront à commettre contre cette religion de renoncement. A la conception paternelle de la vie, il ne saurait adapter qu’une sorte de mysticisme esthétique, analogue à celui dont fit profession un Stendhal ou un Barbey d’Aurevilly. C’est à quoi il se résout enfin, faute de mieux. Désormais le mal se résumera pour lui dans la laideur, l’ignorance, la sottise ou la lâcheté : le bien résidera dans la beauté, le talent, la science ou le courage. Persuadé que la fleur du savoir-vivre, la délicatesse du goût, l’élégance des formes constituent la beauté morale convenable à un gentilhomme, il ornera sa personne de ces grâces légères et suprêmes, comme un artiste consciencieux qui ne veut laisser dans son œuvre aucun détail imparfait.

Plus tard encore, Feuillet incarnera ce romantisme moral qu’il réprouve, non plus dans un stendhalien à la façon de Camors, mais dans un renanien (d’origine hégélienne par conséquent) qui fera plus franchement l’aveu de son mysticisme foncier. Le docteur Tallevaut (de la Morte) cherche son point d’appui métaphysique dans la religion de l’humanité. Un homme bien né qui ne croit plus à rien et qui s’y résigne, exposera-t-il tout d’abord contre les byroniens que nous venons d’évoquer, se trouve encore soutenu quelque temps par l’impulsion première de son éducation (chrétienne et sociale) ou par les convenances extérieures de la vie civilisée. Pourtant, le sentiment du devoir et la dignité morale ne reposant plus en lui sur aucune base effective, il descendra bientôt vers les jouissances faciles et basses, et, sous son Vernis d’Européen, tendra vers le niveau moral du nègre. Telle est la destinée des hommes ou des peuples qui n’ont pas cultivé dans leur sein l’idéal. — Une religion est donc indispensable, selon Tallevaut. La sienne enseigne le progrès indéfini de l’Univers et le devoir, pour l’humanité supérieure, de collaborer activement à ce progrès. Mais cette religion, complétée par certaines considérations que Feuillet emprunta des Dialogues philosophiques de Renan, le laissera sans force (comme le Gandrax de Sibylle) devant l’immoralisme terrifiant que ses leçons engendrèrent dans la femme dont il avait fait son disciple, pour en faire, un jour prochain, sa compagne.


IV

En présence d’hommes disposés mentalement de la sorte, comment réagissent les femmes de Feuillet, appuyées sur les concessions romanesques du sexe masculin, — concessions qui favorisent si évidemment, depuis quelques siècles, leur naturel, leur instinctif effort vers le pouvoir social ? — Tel est l’aspect de son œuvre que nous devons examiner maintenant. Celles de ces femmes qui affrontent les hasards du mariage dans la haute sphère sociale, qu’il a presque exclusivement décrite, sont le plus souvent animées, selon lui, d’une très sincère bonne volonté morale. Il ne leur manque que ce complément d’éducation intellectuelle et sociale dont leur époux doit leur procurer le bienfait. Par malheur, les hommes se marient sans avoir médité sur les devoirs dont ils vont assumer la charge. En faisant choix d’une compagne, il obéissent à l’impulsion de l’exemple, aux conseils de la tradition ou même de la routine ; c’est d’un cœur léger qu’ils se préparent à enfermer toute la vie d’une femme dans un épisode, assez indifférent à leurs yeux, de leur propre existence. Leurs principes flottants, leur scepticisme insouciant les mettent-ils en situation de cultiver, dans leur jeune épouse, le respect de ses devoirs et le dévouement à sa tâche éducatrice ? C’est là une question qu’ils ne se posent guère ; et, trop souvent, par les manifestations irréfléchies de leur incroyance ou par de vaniteuses allusions à leur passé galant, ils s’emploieront à saper, à dégrader l’édifice moral élevé à grand frais par les soins éclairés d’une mère dans l’âme de leur compagne, à substituer dans cet esprit, encore malléable et docile, le désordre et la confusion des idées aux traditions de la discipline familiale, source d’équilibre et de paix. De leurs propres mains, ils mineront les digues qui contenaient à leur profit la passion de ces jeunes cœurs dans les limites, étroitement mesurées, du devoir.

Quelles conséquences engendre cette totale incapacité éducatrice des modernes chefs de famille ? Voilà le sujet même de la plupart des romans de Feuillet. — Il nous montre certaines de ses héroïnes sauvées par leur frivolité de la chute et s’étourdissant, aux vacarmes mondains, sur le vide de leur existence intime. Tel est le cas de la grand’mère maternelle de Sibylle, la comtesse de Vergnes, dont le réquisitoire contre son mari a été si souvent cité : « Moi aussi, j’étais une enfant quand vous m’avez épousée, et si je suis restée ce que j’étais, à qui la faute, etc. » D’autres, dévoyées et désorientées par leur guide naturel, vont à la chute presque involontaire qui les abat soudain par surprise et dont quelques-unes meurent, lorsque leur nature était foncièrement honnête. La Petite Comtesse de Palme, Mme Lescande, dans Camors, la Cécile du Journal d’une Femme ou même l’énigmatique Julia de Trécœur auront ce destin. D’autres enfin survivent sans peine à leur défaillance et s’endurcissent alors dans le péché pour devenir ces « monstres » de cynisme et d’audace perverse qui gardent l’œuvre de Feuillet de la fadeur par leur scandaleuse présence : Mme de Talyas, Marianne de La Pave (La Veuve), Mme de Maurescamp (celle-ci après une belle défense contre le vice), enfin Blanche de Chelles ou le Sphinx appartiennent à ce troupeau de brebis noires qui le sont devenues par la faute de leur mauvais berger ou du moins de leur berger distrait.

Le type le plus achevé toutefois de cette sorte de femmes, c’est la marquise de Campvallon, que vient égarer, elle aussi, un homme inégal à son devoir d’éducateur. Non pas un mari cette fois cependant, car Louis de Camors l’engagera, sans l’épouser, sur la voie du désordre. Cette belle et noble fille dépourvue de fortune a dit un jour à son charmant cousin, laissé, lui aussi, à peu près sans ressources par les dilapidations de son père : « Je suis prête à vous donner ma vie. Vous me jugerez bien romanesque, mais je me fais de nos deux pauvretés réunies une image très douce. Si, comme on me l’a dit, vous projetez de quitter la France pour refaire votre fortune, je vous suivrai. » Et, tandis qu’elle hasarde cet aveu insolite, elle contemple celui qu’elle aime avec une expression de candeur et d’angoisse extraordinaire, comme un être qui joue sa destinée sur une seule carte.

Or le trop docile élève du précédent comte de Camors lui répond froidement qu’il a décidé de ne jamais se marier, mais que, en revanche, il va lui donner les conseils de l’amitié véritable qu’il ressent à son égard. Il a jugé dès longtemps que l’intelligence de la jeune fille était aussi exceptionnelle que sa beauté. Qu’elle devienne donc une grande artiste de théâtre, indépendante, fêtée, adorée, maîtresse de Paris et du monde ! « Et la vôtre aussi, n’est-ce pas ! » a interrompu avec âpreté Mlle d’Estrelles, trahissant, par la cruelle amertume de cette riposte, le ravage déjà produit dans son âme par l’attitude de son impassible parent. « Vous me conseillez d’être une courtisane ? » ajoute-t-elle. — Il proteste aussitôt, sans grande conviction d’ailleurs, et cite les exemples connus d’actrices honnêtes femmes ; mais il continue par un catéchisme d’immoralisme esthétique dont le sens est bien de donner à Charlotte le conseil qu’elle vient de résumer par un mot cru. Elle terminera donc leur décisif entretien sur ces paroles énigmatiques : « J’ai un grand respect de moi. Je resterai fidèle à un seul amour, simplement par fierté. » Et elle fera comme elle le dit, mais en même temps comme il le lui a tacitement conseillé, car l’amour unique auquel nous la verrons demeurer fidèle est son amour pour Louis de Camors et elle mettra tout en œuvre pour devenir enfin sa maîtresse, alors que tout devrait interdire au comte de jouer le rôle qu’elle lui a réservé dans sa vie. Elle accepte en effet le nom, le titre et l’immense fortune d’un vieillard qui est le bienfaiteur, presque le père adoptif de Camors ; puis, par des manèges d’infernale coquetterie, elle conduit peu après « le seul homme qu’elle aime » à trahir odieusement les lois de l’honneur pour répondre à son amour sans frein. — Plus tard, elle prétendra le mener jusqu’à l’assassinat au profit de ce même amour ; il repoussera toutefois cette exigence suprême, moins gâté en son fond que celle dont la corruption fut son œuvre. Mais pourquoi refusa-t-il naguère à cette femme d’élite le roman permis qui eût associé leurs vies pour la fortune peut-être et pour le bonheur à coup sûr ? Poursuivant, à travers tous les obstacles sociaux, ce roman désormais coupable, elle est devenue le mauvais génie de l’homme dont elle était née pour être l’ange tutélaire. Une haute leçon d’idéalisme irréprochable, ainsi qu’on le voit !

Dans les dernières années de sa vie, Feuillet retourna, par son roman de la Morte, vers les deux sujets de Sibylle et de Camors, fondus par lui en un seul dans une intéressante synthèse : ce qui nous montre bien ces deux situations sentimentales (la romanesque victimée et la romanesque dévoyée par l’homme), comme les thèmes favoris de son imagination d’artiste. — Il a dessiné dans ce récit un nouveau monstre féminin d’assez énergique allure. Sabine Tallevaut fut jetée, elle aussi, hors de la voie droite par l’erreur éducatrice de celui qui a souhaité d’être son époux. Son oncle et tuteur, le savant dont nous avons parlé déjà, a prétendu se préparer, en elle une compagne selon son rêve romantique et renanien. Il n’a fait de la jeune femme, après Camors, qu’une autre immoraliste par principe, de nuance plutôt scientifique qu’esthétique seulement. Non contente de suggérer, comme Mme de Campvallon, un assassinat à celui qu’elle aime afin d’écarter de son chemin une rivale, celle-ci agira par elle-même et empoisonnera froidement Mme de Vaudricourt dont elle désire épouser le mari. Son oncle a cependant pressenti d’abord, puis constaté indubitablement le crime. Il en a été foudroyé, comme le général de Campvallon le fut par la trahison de celle et de celui qui lui devaient tout ; mais, avant de succomber à son tour au choc de l’apoplexie, Tallevaut sera contraint d’entendre, pour son tourment suprême, le plaidoyer de sa trop docile disciple : « L’arbre de la science, mon oncle, ne porte pas les mêmes fruits sur tous les terrains. Les prétendues vertus naturelles dont vous attendez le bonheur social sont, en réalité, facultatives, puisqu’elles ne sont en nous que des instincts, de véritables préjugés dont la nature gratifie ses créatures parce qu’elle en a besoin pour la conservation et le progrès de son œuvre, etc.. »

Mariée selon ses désirs, la terrible Sabine se tournera vers ce flottant et insuffisant Bernard de Vaudricourt qui lui offrit si vite de prendre à son foyer la place de la sainte dont elle a secrètement abrégé les jours. Elle l’avertira tout d’abord de ne pas compter sur une postérité de son fait : « La nature, lui expose-t-elle crûment et avec un parfait sang-froid, a inventé le plaisir comme appât de la maternité. Or le privilège d’un esprit émancipé est de saisir l’appât pour laisser là le reste. Vous me direz que si chacune et chacun pensait de la sorte, le monde finirait bientôt. Je vous répondrai que cela m’est tout à fait égal ! La nature, vous le savez, ne montre qu’un souci, c’est de conserver l’espèce ; elle a, du reste, le mépris de l’individu. Eh bien, de plus qu’elle, j’ai le mépris de l’espèce ! »

Enfin, et toujours s’adressant à son époux, ahuri devant un pareil cynisme, elle lui déclarera qu’elle se croit fort libre de satisfaire (telle la Fernande de Jacques) à ses impulsions amoureuses vers tel ou tel des jeunes gens qui l’entourent. Le mariage, explique-t-elle, offre d’incontestables avantages pour la femme au point de vue social, et elle en a donc souhaité la sauvegarde ; mais, avec la Société, il lui plait d’en user comme avec la Nature, c’est-à-dire d’utiliser les commodités qu’elle présente tout en répudiant les servitudes que cette Société prétendrait imposer en retour ! — On le voit, la figure de ce Camors féminin, plus logique avec ses convictions que son prototype mâle, a été tracée avec une belle vigueur par le vieillard qui revenait, une fois encore, à plaider, devant les lecteurs de la cinquième génération rousseauiste à son aurore, les causes jadis défendues par lui devant ceux de la quatrième, à laquelle il appartenait par la date de sa naissance. :


V

Et pourtant, les femmes qu’il a dessinées avec la plus tendre complaisance, ce sont ces angéliques créatures qui ont trouvé pour ainsi dire dans leur berceau la règle du bien, qui n’ont nul besoin d’éducateur masculin pour réaliser la perfection de leur type mais aspirent au contraire à élever quiconque les approche jusqu’au niveau moral supérieur où elles se sentent solidement établies pour leur part. Ces femmes-là, — dans l’influence de réciproque perfectionnement dont se targue toute morale érotique depuis Platon, — réclament le rôle actif et prépondérant que leur réservait si volontiers notre tradition romanesque depuis le haut moyen âge, ou même depuis le roman néoplatonicien des siècles hellénistiques. En un mot, ce sont des romanesques au sens le plus sérieusement moral et par conséquent le plus acceptable de ce terme, dont on a si fort abusé. — On prévoit déjà qu’elles se verront finalement les victimes d’une époque qui, du romanesque en partie discipliné des époques classiques, a fait le romantisme, c’est-à-dire le mysticisme de la passion débarrassée de tout frein d’origine sociale. — Nous évoquerons les plus intéressantes et les plus instructives d’entre elles.

Celle qui a peut-être le moins à souffrir des hommes et de la vie, c’est la douce Charlotte d’Erra qui consigne à notre profit ses réflexions quotidiennes dans Le Journal d’une femme : Charlotte, dont la conviction romanesque de fond sait s’adapter courageusement aux nécessités de la lutte vitale jusqu’à devenir l’hygiène psychologique et morale la plus rationnelle de toutes pour qui sait la pratiquer sans faiblir. Car sa règle de conduite consiste à vaincre en soi l’impulsion passionnelle interdite avec tout l’élan impétueux qu’on porte trop souvent dans l’obéissance aux conseils de la passion. Docile aux enseignements de son aïeule dont nous avons plus haut rappelé le piquant plaidoyer en faveur de l’enthousiasme légitime et de la poésie licite, cette fille de grand cœur oppose aux amertumes qui naissent d’une défaite sentimentale la diversion d’un grand devoir, aussitôt accepté des mains de la Providence ou créé, au besoin, de toutes pièces. Son expérience, confirmant celle de sa race, lui enseigne en effet que ce devoir jettera sur le passé, le présent, et, ce qui importe davantage encore, sur le futur de quiconque le remplit sans faiblesse, un apaisement rapide, une consolation certaine et même un charme imprévu.

Conduite par ces fermes maximes, elle sacrifie d’abord un amour légitime et partagé au bonheur de sa plus chère amie, qu’elle tentera de maintenir ensuite dans les bornes du devoir conjugal. Puis encore, elle écarte de sa vie une seconde possibilité de bonheur, uniquement pour sauver d’un soupçon la mémoire de cette amie trop légère : « Je ne suis pas heureuse, écrira-t-elle dans son journal après le premier de ces sacrifices ; je ne peux même plus l’être, car j’ai entrevu un bonheur trop grand. Mais enfin l’obsession de cette pensée unique a cessé ; ma vie a retrouvé un avenir et un but car je me suis fait un devoir qui en remplit le vide, qui m’occupe et qui m’attache. C’est une œuvre attrayante que de relever peu à peu une âme désolée, de la tirer du désespoir, de lui rendre la paix et le sourire, de la ramener à la soumission et à Dieu. » Puis encore, après le second de ces héroïsmes muets : « Tu me restes, ma fille ! Un jour, ces lignes te feront peut-être aimer ta pauvre mère romanesque. Tu apprendras d’elle que la passion et le roman sont quelquefois bons, avec l’aide de Dieu ! » Voilà qui est fort bien dit, car les restrictions indispensables figurent à côté de l’avis quelque peu téméraire, et nous avons fait connaître à quelles sortes de « romans » cette rare personne dévoua son austère existence.

Moins souple et moins ferme à naviguer entre les écueils que doit éviter l’enthousiasme permis, se montrera cette autre romanesque, d’un cœur égal cependant, Mme de Tècle, mère de la comtesse Marie de Camors. De celle-ci, Feuillet ne nous dissimule pas que le roman de renoncement fut aussi inconsidéré que généreux ; en elle, ce genre d’inclination, essentiellement noble, que les femmes d’élite éprouvent quelquefois pour les libertins séduisants, l’attrait de la conversion, le platonisme pris au sérieux, a en effet suscité un projet étrange. Camors osa lui parler d’amour dans son veuvage sévère et dans sa provinciale retraite. Transposant alors, avec une admirable pudeur, dans le diapason maternel, l’émoi inavoué que lui causa cette folle tentative, elle décide d’élever désormais sa fille Marie, à peine sortie de l’enfance, pour en faire un jour la femme de cet homme si évidemment supérieur. Car elle croit de toute son âme à la possible rénovation morale des chevaliers errants de notre époque, des aventureux « enfants du siècle » romantique par une dame de leurs pensées qui leur apporterait l’intimité d’un cœur honnête, les saines émotions de la famille, les douces religions du foyer.

Or, le Parisien prestigieux épousera un jour en effet, et contre toute attente, la fille, à ses yeux fort insignifiante, de sa voisine de campagne ; mais ce sera par surprise et par force, sans aucune inclination de sa part et sur l’injonction péremptoire de sa redoutable maîtresse, la marquise de Campvallon, réduite à cet expédient par les soupçons menaçants de son mari. Alors, dans des lettres charmantes à sa mère, la jeune comtesse lui dira ses efforts pour réaliser le programme d’ange gardien que lui traça cette mère audacieuse et qu’elle a sanctionné d’ailleurs, ensuite, de tout le feu de son jeune amour pour un être tout de séduction. Efforts infructueux pour son bonheur qui bientôt s’écroule en l’écrasant presque sous ses ruines : efforts non entièrement superflus toutefois, puisqu’ils amèneront Louis de Camors à renier enfin, par ses actes, le criminel testament de son père, et à expier, par un trépas précoce autant que pénible, le mauvais emploi qu’il a fait de ses qualités sans égales.

Aliette de Vaudricourt, la douce Morte, sera conseillée à son tour dans le sens de ses propositions natives par son oncle, le pieux mais romanesque prélat qui la décide à épouser l’homme qu’elle aime, en dépit de la divergence de leurs idées religieuses, parce qu’il vient la confirmer dans l’espoir de convertir cet homme à toutes les religions du foyer. Certes, l’amoureux Bernard a protesté tout d’abord, et avec une entière loyauté, qu’il se croyait incapable de jamais revenir à la foi de son enfance. Mais l’évêque et la jeune fille lui ont alors répondu, à l’unisson, que Dieu a ses voies et qu’ils espèrent mieux de lui que lui-même. Ils auront d’ailleurs vu juste en fin de compte, mais après que les voies divines auront passé, comme ce fut le cas pour Sibylle, sur le tombeau d’Aliette, après que cette infortunée aura gravi au préalable tout l’escarpement du calvaire conjugal déjà décrit par Feuillet à propos de Mmes de Champcey, de Camors, de Trécœur, de Vardes, de Cambre ou de Vergnes.

Enfin, le type le plus achevé de ces platoniques chrétiennes, nées pour sauver l’homme qu’elles élurent, fût-ce au prix de leur vie, — comme le Christ dont elles ont fait leur modèle, — c’est Sibylle de Feryas dont la disposition d’âme suscita naguère, chez les lecteurs de son aventure sentimentale, presque autant de protestations et de colères que d’enthousiasmes et de ferveurs ; c’est Sibylle la romanesque-née qui, dans les bras de sa nourrice, prétendit dérober une étoile au ciel, et, sous les yeux de sa bonne, chevaucher un des cygnes de l’étang. Par malheur, et de même qu’il lui dessinait, nous l’avons dit, un trop flottant amoureux, son peintre a tracé d’un pinceau parfois hésitant son portrait moral. Tout en la désirant sympathique au plus haut degré, sans nul doute, il ne lui a pas épargné les objections et les critiques. Or, ces critiques sont souvent si judicieuses et portent sur de si essentielles attitudes, qu’elles font hésiter la sympathie dans les esprits de sang-froid. Il nous l’a montrée pourvue dès son enfance du don fatal de concevoir les fantaisies les moins raisonnables et d’en exiger alors la satisfaction avec une ardeur impérieuse que l’obstacle irritera jusqu’à la frénésie ! Certes, L’éducation attentive et affectueuse qu’elle reçoit de ses grands-parents dans leur château normand vient corriger jusqu’à un certain point son impulsivité native ; mais le vieux marquis de Feryas n’en est pas moins contraint de lui dire, non sans tristesse, au cours de cette enfance quasi-miraculeuse, et tandis qu’elle convertit autour d’elle institutrice, grand’mère, curé même, — en attendant de ne pouvoir convertir celui qu’elle aime : « Vous voulez toujours monter sur le cygne ! Vous voulez l’impossible. Ce sera, je le crains, l’écueil de votre vie ! » Et voilà un avertissement de plus aux illusions de l’esprit romanesque.


VI

On aurait donc tort de juger que Feuillet n’a point aperçu le danger de sa thèse fondamentale sur le romanesque permis. Aussi bien, dans son théâtre où il s’est montré notablement moins romanesque que dans ses romans, il a proposé lui-même avec insistance les corrections nécessaires aux licences émotives ou imaginatives qu’il concéda si largement par ailleurs à ses contemporaines. Et, par exemple, dans sa Belle au Bois dormant, il a dessiné un autre Raoul de Chalys qu’une autre Sibylle de Feryas épouse bel et bien sans exiger son acte de foi préalable et qui tient même décidément le rôle sympathique en face d’une enfant étroite autant qu’obstinée dans son appréciation follement romanesque de la vie moderne.

Son drame de la Tentation, qui est de 1860, nous montre la comtesse de Vardes, victime d’un époux inégal à sa tâche éducatrice (son thème favori comme nous le savons) ; mais cette belle personne plaintive entreprend son examen de conscience et ne se trouve pas non plus sans reproches. Elle prononce en effet ce mea culpa fort explicite, en s’adressant à sa fille, — qui vient de se fiancer, pourtant, de la façon la moins romanesque du monde et n’a donc nullement besoin d’une pareille leçon : « Ne demande pas trop à la vie ! Elle est douce, la vie. Elle a des heures divines, mais, enfin, ce n’est pas le ciel. N’exige pas trop du cœur de ton mari. Les hommes les meilleurs, les plus nobles ont leurs instants de distraction, de défaillance ; et puis ils ont leurs goûts, leurs plaisirs comme les nôtres, et enfin il ne faut pas oublier qu’ils soutiennent la part la plus lourde de l’existence commune. Ne laisse jamais se glisser dans ton cœur ni dans ton langage cette amertume, cette aigreur qui flétrit peu à peu, qui détruit toute confiance et toute intimité. Un seul mot de tendresse peut prévenir tant de douleurs ! » Conseils excellents, dont Sibylle elle-même aurait pu faire, à l’occasion, son profit : antidote de tout romanesque qui dépasserait les limites « permises » et engendrerait donc à nouveau ces femmes « incomprises » du romantisme passionnel qui remplissent les premiers récits de Balzac ou de Sand : pâture intellectuelle des Béatrix ou des Emma Bovary.

Toutefois, c’est dans une piécette en un acte, encore plus oubliée que la Tentation, c’est dans l’Acrobate, représenté sur le Théâtre-Français en 1873, que Feuillet a pris en quelque sorte le contre-pied de ses voies habituelles et donné pleinement gain de cause au mari, homme d’expérience et de sang-froid, dans son procès contre l’épouse rêveuse, exaltée et bientôt tentée par conséquent. — Ainsi George Sand, assagie par la vie, publia son Valvèdre, quelque trente ans après son déplorable Jacques. — Mme de Solis vient de commettre une grave imprudence de conduite qui l’a mise à la discrétion de son époux ; et celui-ci de l’apostropher en ces termes : « Il est dur pour un galant homme de voir pendant des années les meilleures, les plus dignes inspirations de sa raison et de son cœur dédaignées, repoussées presque comme des outrages. Ah ! je le savais, allez ! Vous attendiez, vous vouliez de votre mari les sentiments romanesques (c’est la guitare de M. de Maurescamp), les ivresses dramatiques dont les conversations du monde, les livres, les théâtres remplissent et enflamment l’imagination des femmes. Si bien que ces femmes finissent par y voir le fond et le but même de l’existence. Eh ! bien, non ! Cet amour-là, je ne vous l’ai pas donné ; je m’en serais bien gardé et je vais vous dire pourquoi d’un seul mot. C’est que le mariage n’est pas une aventure galante ; c’est qu’il vit et dure par des sentiments d’un autre ordre, par des émotions plus vraies, plus saines et moins fugitives ; c’est que je vous aimais comme ma femme et non comme ma maîtresse, comprenez-vous ? Il faut, cela est certain, qu’une honnête femme renonce aux joies... des autres. On ne peut pas tout avoir. » Et ce langage, très évidemment approuvé par l’auteur, nous conduit assez près des convictions jadis condamnées par lui chez MM. de Vardes ou d’Athol.

Mais continuons d’écouter avec intérêt la profession de foi de cet époux offensé : « Est-ce qu’il s’agit d’ailleurs de vous condamner à une vie d’austères devoirs où votre cœur n’ait rien à entendre et rien à dire, de vous résigner à vivre sans aimer, sans être aimée ? Quoi, un homme vous choisit entre toutes pour vous confier son nom, son foyer, son honneur ! Il vous livre sa destinée ; c’est par vous seule qu’il veut être à jamais heureux ou misérable, honoré ou flétri. Toutes les choses de son cœur, de son intelligence, les secrets de sa pensée, son courage, ses défaillances tout vous appartient si vous le voulez. Ce qu’il a de plus intime, de plus sacré, il le met dans vos faibles mains, et vous n’êtes pas aimée ! Il vous faut autre chose ! Eh bien ! vous l’avez trouvé. Soyez heureuse ! »

Mme de Solis vient de constater au contraire, et dès le début de sa tentative d’émancipation passionnelle, l’égoïsme foncier du séducteur banal en qui elle avait cru pouvoir incarner son rêve romanesque : « Ah ! sanglote-t-elle alors, que ne m’avez-vous parlé une fois, une seule fois comme vous le faites ! » Ce qui semble un retour machinal de Feuillet vers ses enseignements ordinaires sur la culpabilité du mari dans le naufrage de l’intimité conjugale. Mais cette fois le mari riposte avec le sentiment de son innocence : « Je l’ai essayé à vingt reprises. Vous ne m’avez pas entendu. Ma fierté s’est lassée ! » Et voilà donc retournée de bout en bout, pour ainsi dire, la thèse si souvent défendue par le romancier d’Un mariage dans le monde ou de l’Histoire d’une Parisienne. Ne serait-ce pas qu’il s’arrête instinctivement, dans son plaidoyer pour la femme contemporaine, quand l’aspiration de celle-ci va passer du romanesque légitime au romantisme passionnel ? Et ceci nous démontre bien qu’il s’est fait l’avocat de cette femme sans arrière-pensée d’intérêt personnel, sans prétendre à justifier un passé discutable ou à se préparer quelque galant avenir, comme ce fut le cas pour la plupart de nos moralistes romantiques.

En ceci, il s’apparente de près aux romanciers de notre siècle classique. La gracieuse jeune femme sur laquelle il concentra, peu avant sa fin, toutes ses complaisances, Aliette de Vaudricourt, — une Sibylle qui n’a ni les étroitesses, ni les contradictions de Mlle de Feryas, — a été élevée par son père dans le culte de notre XVIIe siècle français. Ce baron normand, issu de l’un des compagnons du duc Guillaume, semblait en effet, dans notre époque, comme un survivant de cette société si bien ordonnée, si polie, croyante et lettrée dont Mme de Rambouillet fut le centre. Il aurait souhaité de naître, disait-il, en ces temps de foi raffermie et de vie stable, de pur et beau langage, de goût délicat et d’urbanité noble. Ayant lu toutefois Tallemant, Bussy et Saint-Simon, il n’ignorait pas les désordres qui persistèrent sous ces apparences pompeuses ; mais, selon lui, les fautes elles-mêmes se développaient en ce temps sur un fond sérieux et solide qui se retrouvait à la fin. On voyait de grands scandales sans doute, mais aussi de grands repentirs parce que le regard se tournait quelquefois vers une région supérieure où tout ramenait à la longue, même le mal !

Cette page nous dit les prédilections de Feuillet que Brunetière envisageait naguère comme un fils spirituel de Racine. Mais, puisque son nom doit vivre par ses romans, non par ses drames, nous le rapprocherions encore plus volontiers des virtuoses de notre roman classique, de la Calprenède en particulier, ce préracinien, trop oublié, dont les Cassandre ou les Cléopâtre ont la dignité aimable, la haute conception du devoir et le charme irrésistible qui pare les Aliette de Vaudricourt ou les Charlotte d’Erra : parfois aussi les vivacités d’humeur et les fantaisies de sentiment qui font plus vivantes les Marguerite Laroque ou les Sibylle de Feryas. Pour être revenu, — à travers Racine en effet, c’est fort probable, — vers le romanesque classique, cette trop fugitive étape de notre évolution morale, Feuillet mérite comme il l’a souhaité, outre l’admiration des artistes et des gourmets de pure langue française, l’estime du psychologue d’expérience et l’adhésion du moraliste rationnel.


ERNEST SEILLIÈRE.