Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II/02

Le Roman tragique de l’empereur Alexandre II
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 576-605).
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LE ROMAN TRAGIQUE
DE
L’EMPEREUR ALEXANDRE II [1]

II [2]


IV

Dans le cours de l’année 1876, un grand souffle de nationalisme traversa la Russie. Toute la péninsule balkanique était à feu et à sang. Du Danube à la mer Egée, les Bulgares, les Bosniaques, les Monténégrins et les Serbes luttaient désespérément pour secouer le joug turc.

A la voix éloquente d’Aksakow, de Samarine, de Katkow, de Tioutchew, les rêves du panslavisme orthodoxe hallucinèrent de nouveau la conscience russe. Dans l’atmosphère capiteuse du Kremlin moscovite, les cerveaux s’excitaient sur Byzance, la Corne d’or, Sainte-Sophie, le testament de Pierre le Grand, la mission providentielle du peuple russe. On se répétait les paroles d’Aksakow : « L’histoire de la Russie a la valeur d’une histoire sainte ; elle doit être lue comme une hagiographie. »

Ce fut bientôt dans toutes les classes de la société, depuis les nobles jusqu’aux moujiks, depuis les intellectuels jusqu’aux marchands, une exaltation délirante du mysticisme national.

Très rares étaient ceux qui résistaient à la contagion ; plus rares encore ceux qui osaient y résister ouvertement. L’un d’eux, le prince Wiazemsky, écrivait à un ami, avec une prescience étonnante : « Tout ce qu’on est en train de faire dans la question d’Orient est pour moi un cauchemar. Devons-nous souffrir dans notre corps et sacrifier notre sang, ainsi peut-être que notre prospérité future, afin que les Serbes et les Bulgares soient florissants ? Les Serbes pour les Serbes ! Les Bulgares pour les Bulgares ! Les Russes pour les Russes ! C’est, de notre part, une folie de nous considérer comme plus slaves que russes. La religion n’a rien à faire en tout cela. Une guerre religieuse est la pire des guerres. C’est une anomalie et un anachronisme. Les Turcs ne sont pas à blâmer parce que Dieu les a créés musulmans, et l’on voudrait qu’ils possédassent les vertus chrétiennes ! C’est absurde. Expulsez-les d’Europe, si vous le pouvez, ou baptisez-les, si vous savez comment vous y prendre. Sinon, laissez-les tranquilles, eux et la question d’Orient ! »

C’étaient là sensiblement les idées personnelles d’Alexandre II. Il les affirmait sans cesse devant ses ministres. Et, chaque jour, il les expliquait à Catherine-Michaïlowna, en ajoutant aux considérations politiques l’aveu de l’insurmontable horreur que lui inspirait la guerre. Mais la volonté de l’autocrate le plus puissant n’est rien, aussitôt qu’entrent en jeu les forces profondes, obscures, instinctives, que le travail des siècles accumule dans l’âme d’un peuple.

Aux premiers jours d’avril 1877, le Tsar était débordé : les dernières chances de paix venaient de s’évanouir. Entre Saint-Pétersbourg et Constantinople, on ne négociait plus que pour la forme ; une armée russe était déjà concentrée en Bessarabie, une autre à la frontière méridionale du Caucase. Maintenant que le sort en était jeté, il fallait aborder vaillamment l’épreuve.

Le 9 avril, Alexandre II, qui passait des revues en province, écrivait à la princesse Dolgorouky :

D’après la lettre de mon frère [3], je vois avec plaisir que toutes les mesures sont prises pour que la troupe puisse se mettre en mouvement, dès que l’ordre en sera donné. Que Dieu nous vienne en aide et bénisse nos armes ! Je sais que personne ne comprend mieux que toi ce qui se passe en moi, dans l’attente du commencement de la guerre que j’avais tant désiré pouvoir éviter.

Il lui écrivait encore, le lendemain :

J’ai reçu la confirmation du rejet du protocole ; mais pas un mot de l’envoi de l’ambassadeur, ce qui sera probablement rejeté. Alors seulement, nous pourrons fixer le commencement des hostilités et la publication du manifeste. Tout cela me poursuit, je l’avoue, comme un cauchemar.

Dès lors, les événements se précipitent. Le 24 avril, le chargé d’affaires de Russie à Constantinople, Nélidow, remet au grand-vizir la déclaration de guerre. Ce même jour, l’armée de Bessarabie, commandée par le grand-duc Nicolas, franchit le Pruth et se dirige vers le Danube. Simultanément, l’armée du Caucase, commandée par le grand-duc Michel, envahit l’Arménie turque. C’était la quatrième fois en soixante-huit ans que l’aigle bicéphale des tsars, venu jadis de Byzance à Moscou par l’héritière des Paléologue, assaillait l’empire turc.


L’opinion russe, si exaltée, si impatiente, éprouva tout de suite une déception.

Le transport de l’armée vers le Danube ne s’effectua qu’avec une lenteur extrême, l’Etat-major n’ayant à sa disposition que deux lignes de marche et une seule voie ferrée. Puis les intempéries s’en mêlèrent. Pendant le mois de mai, des pluies torrentielles transformèrent la plaine moldave en un immense marécage, où les troupes s’épuisaient, où les convois s’embourbaient. Il fallut ainsi un mois et demi pour amener 233 000 hommes sur la rive gauche du Danube ; le déploiement stratégique ne fut achevé que le 1er juin.

Alors commença une opération, difficile entre toutes, le passage du fleuve.

Se conformant à l’exemple de son père Nicolas Ier, qui était venu présider en 1828 à la même opération, Alexandre II avait résolu d’être au milieu de ses troupes, quand elles franchiraient le Danube.

Il s’était rendu, le 24 avril, à Kichinew pour y lancer le premier ordre de marche. Dans un manifeste solennel, il avait dit à ses soldats : « En vous ordonnant d’attaquer la Turquie, je vous bénis, mes enfants ! »

Puis il avait attendu là, dans le monotone chef-lieu de la Bessarabie, le jour où il pourrait rejoindre son armée sur la rive septentrionale du Danube. Le 5 mai, la princesse Dolgorouky vint passer quelques jours avec lui.

A la fin du mois, il fut informé que la date choisie par le grand-duc Nicolas pour le passage du fleuve était le 6 juin et que l’opération s’exécuterait à Simnitza, en face de Svistow.

Il partit le 5 juin.

L’adieu des amants les avait déchirés l’un et l’autre. Ils n’avaient pourtant échangé que très peu de paroles et leurs yeux ne s’étaient pas mouillés de larmes. Leurs grandes émotions étaient toujours muettes, parce qu’elles dépassaient toujours infiniment leurs moyens d’expression. Mais ils s’étaient embrassés dans une longue, dans une interminable étreinte, la bouche sur la bouche, sentant leurs âmes se fondre et s’épuiser comme s’ils allaient mourir...

Accompagné de ses trois fils, les grands-ducs Alexandre, Wladimir et Serge, de son chancelier le prince Gortchakof, de son ministre de la Guerre, le général Milioutine, et de son ancien ambassadeur à Constantinople, le général Ignatiew, l’Empereur arriva le 6 juin à Ploïesti, près de Bucarest.

Une contrariété l’y attendait. Depuis quelques jours, la pluie avait recommencé de tomber à torrents. Le Danube roulait ses flots bourbeux à une hauteur qu’on ne l’avait pas vu atteindre depuis quarante ans et il débordait tout le long de la plaine valaque ; le 7 juin, il dépassait encore de cinq mètres son niveau normal. Le passage, différé de jour en jour, ne put être exécuté que le 27 juin.

L’opération, bien préparée et conduite avec adresse, réussit à merveille. Après un combat très vif, les Russes fortifièrent leur tête de pont sur la rive droite.

L’Empereur franchit aussitôt le fleuve pour aller féliciter ses troupes, heureux de fouler enfin le sol bulgare, le sol de ce peuple slave qu’il venait délivrer au nom de la Sainte-Russie orthodoxe. Puis, repassant sur la rive gauche, il établit son quartier impérial à Simnitza, où les soldats du génie construisaient en hâte un pont définitif.

Les Russes poursuivirent avec un élan magnifique leur succès initial. En quelques jours, ils occupaient toute la ligne de la Yantra, tandis que la cavalerie d’avant-garde, commandée par le général Gourko, s’engageait audacieusement à travers les défilés de la chaîne balkanique. Le 7 juillet, dix jours seulement après le passage du Danube, le drapeau russe flottait sur Tirnovo, l’ancienne métropole des Bulgares.

En Russie, les impatiences et les déconvenues de ces derniers mois avaient fait place à un enthousiasme fou. Avant la fin de juillet, on aurait pris Andrinople ! Avant la fin d’août, on serait à Byzance ! Et, de nouveau, la croix du Calvaire brillerait sur Sainte-Sophie !

En Europe, on voyait se dérouler avec stupeur ces événements rapides. A Londres surtout, l’émotion était vive ; dans tous les journaux, la même note résonnait : « Il faut arrêter les Russes ! »

De Simnitza, l’Empereur observait, non sans inquiétude, les courants et les remous de l’opinion européenne. Le 30 juin, il écrivait familièrement à la princesse Dolgorouky :

Dépêches, Celles de Vienne sont satisfaisantes et celles de Londres détestables, Mais ce qui est curieux, c’est que, dans le ministère même, la majorité se prononce contre la guerre, ce qui ne veut rien dire, car c’est ce c... de Beaconsfield qui décide tout d’après sa caboche.

Mais les soucis de la politique et de la stratégie n’absorbaient que partiellement la pensée d’Alexandre II. Le spectacle direct de la guerre, les morts, les agonisants, les blessés, les incendies, les dévastations, les massacres déchiraient son cœur humain. Dans sa correspondance quotidienne avec Catherine-Michaïlowna, on en découvre l’aveu continuel, entre deux cris de tendresse :

Après dîner, lui écrivait-il le 5 juillet, j’allai voir deux malheureux Bulgares, horriblement mutilés par les Turcs, que nos cosaques ont trouvés sur la route de Nikopol à Sistowo et qu’on venait d’apporter à l’hôpital de la Croix-Rouge, qui est à cent pas de ma maison, J’engageai Wellesley [4], qui avait dîné avec toute ma suite, à me suivre pour admirer les œuvres de leurs protégés, L’un de ces malheureux Bulgares venait d’expirer, et sa pauvre femme était à côté de lui ; il avait la tête fendue par deux coups de sabre en forme de croix. L’autre avait trois blessures ; on espère le sauver ; sa jeune femme grosse l’avait aussi suivi.


Tandis que les troupes du grand-duc Nicolas se laissaient entraîner par leur offensive foudroyante, et que le brillant Gourko enlevait par un coup de main superbe la passe fortifiée de Chipka, les Turcs se ressaisissaient promptement, organisaient la résistance et se révélaient soudain les merveilleux guerriers qu’ils furent tout au long de leur histoire.

Le 20 juillet, les Russes essuyaient devant Plewna une défaite sanglante.

Alexandre II mandait, le soir même, à sa maitresse :

La grande faute a consisté en ce que le général Krüdener, tout en connaissant la supériorité numérique des Turcs, se soit décidé à les attaquer, comme il en avait reçu l’ordre. Mais, en prenant sur lui la responsabilité de ne pas l’exécuter, il aurait conservé plus d’un millier de vies humaines et évité une déroute complète, car il faut avouer que cela en est une. Heureusement encore que les Turcs n’ont pas poursuivi les débris de nos braves ; sinon, peu de monde se serait sauvé.

J’avais reçu, ce matin, des nouvelles plus satisfaisantes de Londres, à la suite des rapports de Wellesley. Le langage des Anglais était devenu tout autre, et ils étaient tout prêts à employer leur influence sur la Turquie pour qu’elle nous demande la paix, aux conditions que nous exigerions. Je crains malheureusement que le désastre de Plewna ne leur fasse de nouveau changer de ton et ne rende les Turcs encore plus outrecuidants.

C’était en effet un désastre, qui fut aggravé, dix jours plus tard, devant les mêmes positions, par une deuxième défaite encore plus sanglante.

Il fallut arrêter l’offensive sur toute la ligne des Balkans, et même rappeler le général Gourko en arrière des défilés qu’il avait si brillamment conquis. Le grand-quartier général, qui s’était avancé jusqu’à Tirnovo, dut plier bagage en toute hâte pour se réfugier vers le Nord, à Biéla-Cervka, tandis que l’Empereur s’installait à vingt-cinq kilomètres du Danube, dans le village de Gorny-Studena. Enfin, si pénible que ce fût pour l’amour-propre russe, on se vit dans l’obligation de solliciter le concours des Roumains, qui envoyèrent aussitôt 40 000 hommes pour coopérer, sous les ordres du prince Charles, au blocus de Plewna.

En même temps, des nouvelles désolantes arrivaient du Caucase. Après une campagne engagée sous d’heureux auspices, les troupes du grand-duc Michel avaient été contraintes de lever le siège de Kars, puis d’évacuer rapidement l’Arménie. Pendant leur retraite, Mouktar-Pacha les avait taillées en pièces, à Kizil-Tépé.

Par surcroît, l’horizon diplomatique se chargeait de nuages. L’impérialisme britannique, ce « rêve juif, » comme on l’a nommé si justement et qui ne pouvait naître que dans le cerveau hébraïque d’un Disraeli, commençait à passionner l’imagination anglaise ; le ton du Foreign-Office devenait menaçant ; la reine Victoria elle-même se montrait belliqueuse. Et, continuellement, la garnison de Malte recevait des renforts.

A chaque nouvelle qu’il recevait de Londres, Alexandre II frémissait de colère. Le 28 août, il s’en épanchait avec la princesse Dolgorouky :

Retour de Londres de Wellesley. Ses impressions très mauvaises quant aux dispositions du public anglais à notre égard. Malgré cela, il m’a apporté les assurances les plus positives de son gouvernement : qu’il garderait la neutralité et nous désirait du succès pour arriver le plus vite possible à la paix. Mais il m’a prévenu en même temps que, si la guerre durait jusqu’à l’année prochaine, l’Angleterre prendrait fait et cause pour la Turquie contre nous. Et, quand je lui ai demandé : « Pourquoi ?... » alors, il n’a su me répondre rien d’autre que : « Le Gouvernement britannique ne pourrait pas résister à l’opinion du peuple anglais qui désire la guerre avec la Russie. » Voilà un échantillon de la logique anglaise... Quelles canailles !

Le 29 août, il écrivait encore à Catherine-Michaïlowna :

J’ai eu, de nouveau, une assez longue conversation avec Wellesley. J’en ai tiré la conclusion que le Gouvernement anglais ne se montre plus modéré, pour le moment, que parce qu’il espère qu’après le guignon que nous avons eu ce dernier temps, nous n’aurons plus le temps, cette année, de marcher sur Andrinople et Constantinople jusqu’à l’hiver. Si, par contre, Dieu nous accordait des succès, et que nous fassions cette marche, rien ne nous garantirait que l’Angleterre ne nous déclare la guerre encore cette année, malgré les soi-disant bons vœux pour le succès de nos armes, que Wellesley m’a apportés de la part de cette vieille folle de reine. Et il n’a pas osé le nier. J’ai fini par lui dire que ce n’était pas le moment de parler de la paix, mais que, ce moment venu, mon devoir envers la Russie serait de n’avoir en vue que ses véritables intérêts, ce qui ne serait qu’équitable, puisque F Angleterre ne faisait que mettre en avant ses propres intérêts.

Le 12 septembre, Osman-Pacha infligeait aux Russes un troisième échec devant Plewna. Sur les 80 000 hommes qui investissaient la forteresse, 14 000 furent fauchés en deux heures.

Sous le coup de cette nouvelle infortune, l’âme tendre d’Alexandre II s’exhala dans une prière éplorée qu’il envoya aussitôt à sa maîtresse :

O mon Dieu, venez-nous en aide et faites finir cette guerre odieuse pour la gloire de la Russie et le bien des chrétiens ! C’est un cri de ton cœur [5], que personne ne comprendra mieux que toi, mon idole, mon trésor, ma vie !

L’échec du 12 septembre plaçait l’armée russe tout entière dans une situation périlleuse.

Un conseil de guerre fut tenu, le lendemain, sous la présidence de l’Empereur. Tous les visages marquaient l’anxiété. Quel parti prendre ?... Appeler des renforts ? Ils n’arriveraient pas avant deux mois, puisqu’on ne disposait que d’une seule voie ferrée à travers la Moldavie. Et, quand ils seraient arrivés, entreprendrait-on une campagne d’hiver ?... Mais la saison hivernale est si rude en Bulgarie ! Dès aujourd’hui, ne voyait-on pas les crêtes des Balkans toutes blanches de neige ? Puis, comment approvisionnerait-on une grande armée dans un pays aussi montagneux, sans routes, et entièrement dévasté ?... Fallait-il donc se retirer sur la rive gauche du Danube, en faisant couvrir la retraite par la garde impériale, qui venait d’entrer en ligne ?

Cette solution douloureuse avait du moins pour elle la tradition historique. Quatre fois déjà, en 1773, en 1809, en 1810, en 1828, les armées russes avaient été obligées de repasser le Danube pour prendre leurs quartiers d’hiver en Valachie, ne gardant sur la rive droite du fleuve qu’une tête de pont... La stratégie commandait peut-être cette décision ; mais la politique s’y opposait. Ce qu’on avait pu faire en 1828 n’était plus possible en 1877 : on devait compter aujourd’hui avec l’opinion publique. Or, depuis quelques semaines, les rapports que l’Empereur recevait de sa police dénonçaient, dans toute la Russie, des symptômes d’irritation. Que serait-ce, quand le pays apprendrait qu’on avait abandonné tous les avantages obtenus par tant d’efforts, et qu’on avait sacrifié 60 000 hommes en pure perte ? Comment accepterait-il cette humiliation nationale, cette fuite devant le Turc ?... Non, à tout prix, on devait rester en Bulgarie. Et, finalement, ce fut la décision qui prévalut. Mais ni l’Empereur ni aucun des grands-ducs et des généraux, qui l’assistaient dans cette délibération, ne se faisaient illusion sur les terribles épreuves que réservait une campagne d’hiver. Combien faudrait-il encore immoler d’hommes avant de pouvoir reprendre l’offensive ? Et tous pensaient, non seulement aux pertes qu’on éprouverait par le feu de l’ennemi, sur les champs de bataille ou dans les tranchées, mais à ces fléaux, cent fois plus meurtriers, qui ont détruit tant d’armées russes au cours de l’histoire : le choléra, le typhus, la dysenterie.

L’Empereur sortit du conseil de guerre, l’âme accablée de douleur et d’inquiétude.

Comme toujours, il se soulagea en écrivant à la princesse Dolgorouky ; elle était de plus en plus son refuge, son appui et sa consolation. A elle seule, il osait avouer l’insurmontable répulsion physique et morale, que lui inspiraient les atrocités de la guerre et qu’il entretenait, qu’il exacerbait par ses quotidiennes visites aux ambulances et aux hôpitaux. Dans ses lettres, la même plainte revient sans cesse : « Tous ces spectacles me font saigner le cœur, et j’ai de la peine à retenir mes larmes. »


En se décidant à ne pas interrompre durant l’hiver la campagne des Balkans, Alexandre II avait subordonné les arguments stratégiques aux considérations politiques ; il n’avait pas eu tort.

Les échecs successifs de Bulgarie et d’Arménie avaient soulevé, dans la Russie entière, comme une houle d’indignation. Vainement la censure avait-elle essayé d’atténuer les nouvelles désastreuses : le laconisme des télégrammes officiels ne laissait qu’un plus libre champ aux conjectures pessimistes. D’abord, la stupeur avait dominé : on ne pouvait pas croire, on ne voulait pas croire qu’après vingt années de recueillement, la monarchie des Tsars étalât devant le monde les mêmes défauts, les mêmes vices que pendant la guerre de Crimée. Bientôt, la colère était venue, une colère âpre et vitupérative, qui recevait naturellement son expression la plus forte dans les milieux nationalistes de Moscou. On dénonçait de toutes parts la faiblesse et la sottise du Gouvernement, l’incurie et la vénalité de l’administration, l’ignorance et l’ineptie des généraux. On se répandait en récriminations sarcastiques, en moqueries injurieuses contre les grands-ducs Nicolas, Michel, Alexandre, Wladimir, incapables d’exercer les commandements militaires que leur avait distribués la faveur impériale.

On osait même attaquer l’Empereur. Que faisait-il dans son cantonnement de Gorny-Studena ? Pourquoi cette inaction, pourquoi cette attitude effacée ? Les journaux ne parlaient de lui que pour annoncer qu’il avait salué des troupes au passage, visité des ambulances, réconforté des blessés, décoré des mourants, prié sur des tombes. Rien de plus touchant, certes. Mais était-ce là tout le rôle d’un souverain ?

Puisqu’il n’avait pas voulu prendre le commandement effectif de ses armées, pourquoi restait-il au milieu d’elles ? Pourquoi ne rentrait-il pas dans sa capitale, afin d’y ressaisir les rênes du gouvernement ? Il aurait eu cependant de quoi faire pour ramener ses ministres et ses fonctionnaires à la conscience de leurs devoirs publics !...

On en arrivait ainsi, non plus seulement à rechercher les responsabilités personnelles, mais à critiquer les institutions mêmes et jusqu’aux principes du tsarisme. Dans plusieurs salons de Moscou, on parlait ouvertement de changer le régime, auteur de tant de maux. Et le fougueux champion du panslavisme orthodoxe, le principal instigateur de la guerre, Ivan-Serguéïéwitch Aksakow, ne craignait pas de réclamer la convocation immédiate d’une assemblée nationale.


Avec les premiers jours d’octobre, survinrent les grands froids, que les vents de la région arctique apportent chaque année par-dessus la plaine russe. Des rafales de neige déferlaient incessamment sur les montagnes bulgares.

Confiné dans son triste village de Gorny-Studena, l’Empereur vécut alors des jours cruels. Le travail et les soucis dont il était accablé, l’effort constant qu’il s’imposait pour rester maître de ses nerfs et garder en public un visage impassible auraient suffi à ébranler une santé plus vigoureuse que la sienne. Mais ce n’était pas là son épreuve la plus dure : c’était le soir, quand il se retrouvait seul en face de lui-même, avec une lettre de Catherine entre les doigts, son image hallucinante devant les yeux et une affreuse détresse dans le cœur. Les médecins, préoccupés de son amaigrissement et de ses insomnies, lui conseillèrent plusieurs fois de rentrer à Saint-Pétersbourg. Il s’y refusa :

— Je ne quitterai pas mon armée, tant que nous n’aurons pas pris Plewna.

Mais, en dépit du froid et des privations, l’armée d’Osman-Pacha persévérait dans sa résistance héroïque. Depuis le 19 juillet, jour de la première attaque, ces 60 000 hommes, mal équipés, enfermés dans les fortifications improvisées d’une bourgade balkanique, séparés du monde, ravagés par la faim et le typhus, ne recevant plus ni vivres, ni munitions, ni renforts, tenaient tête à trois corps d’armée russes, à toute la garde impériale et à 40 000 Roumains.

Cette situation ne laissait pas d’émouvoir l’Europe. Tous les adversaires de la Puissance russe relevaient la tête. L’un d’eux, le peuple hongrois, qui ne pardonnait pas aux Romanow de l’avoir écrasé en 1849, manifestait bruyamment sa sympathie pour les Turcs et s’efforçait d’entraîner son monarque dans la guerre ; mais François-Joseph, qui avait déjà « étonné le monde par son ingratitude » pendant la guerre de Crimée, affectait cette fois de compatir aux malheurs de la Russie,... en essayant d’obtenir sous-main, à Constantinople, pour prix de sa neutralité, le droit d’occuper la Bosnie et l’Herzégovine. Flairant l’intrigue viennoise, Alexandre II sentait remuer au fond de lui toute sa haine des Habsbourg. « Les dépêches que j’ai reçues de Vienne m’ont fait du mauvais sang, » écrit-il le 6 octobre à la princesse Dolgorouky. Et il lui expose le plan scélérat des Hongrois, qui forment des bandes de francs-tireurs dans les Carpathes pour menacer les communications de l’armée russe en Roumanie.

Vers la fin d’octobre, il fallut reconnaître qu’on ne prendrait jamais Plewna de force et qu’on devait se résigner à investir la place jusqu’au jour où le bombardement et la famine obligeraient les défenseurs à capituler.

Le 12 novembre, le grand-duc Nicolas apprit, par quelques prisonniers enlevés dans l’assaut d’un bastion, que les officiers et soldats de la garnison assiégée ne recevaient plus chacun, pour leur ration quotidienne, que cinquante grammes de pain, une poignée de riz et trois épis de maïs. Il crut donc le moment venu pour proposer à Osman-Pacha de se rendre « par devoir d’humanité, » puisque toute résistance était vaine désormais : « Je saurai, concluait-il, honorer dans votre personne, comme dans les braves troupes placées sous vos ordres, des guerriers dignes d’estime et de considération. » Osman-Pacha répondit : « Quoique je partage le sentiment d’humanité, que Votre Altesse a bien voulu m’exprimer, je ne saurais m’arrêter un seul instant à l’idée de faire mettre bas les armes à mes héroïques soldats. Nous sommes résolus, ma brave armée et moi, à verser jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour l’honneur de notre patrie et la défense de ses droits. »

Consterné par cette noble réponse, Alexandre II reprit le fardeau épuisant de ses inquiétudes et de ses tristesses.

Il reçut pourtant, le 19 novembre, une nouvelle heureuse.. En Arménie, le général Loris-Mélikow venait d’enlever la citadelle de Kars, qui résistait depuis quatre mois. Ce fut un précieux réconfort pour les assiégeants de Plewna.

Mais, quelques jours plus tard, l’armée du grand-duc Nicolas fut exposée à une catastrophe. Par l’effet d’une crue soudaine, le Danube rompit ses glaces qui, dans leur débâcle, arrachèrent les ponts de Braïla et de Simnitza. Une offensive des Turcs, en ce moment critique, aurait pu contraindre l’armée russe à capituler tout entière. Tant que les ponts n’eurent pas été rétablis, le Tsar vécut dans une angoisse mortelle, qui tendait éperdument son âme vers Catherine.

Enfin, le 10 décembre, à l’aube, par un brouillard épais et glacial, les sentinelles des avant-postes russes qui encerclaient Plewna, signalèrent un grand mouvement de troupes dans les tranchées turques.

Bientôt, on aperçut la petite armée d’Osman-Pacha qui se déployait dans la plaine et qui, d’un élan superbe, montait à l’assaut des ouvrages russes pour se frayer un passage ; toute la garnison était là, 38 000 hommes environ.

Après six heures d’une lutte opiniâtre, ces vaillants soldats enlevèrent la première ligne ennemie ; mais, de trois côtés, une artillerie formidable les écrasait. Alors, mais alors seulement, leur chef, blessé, s’inclina devant le destin. Refusant de signer une capitulation, Osman-Pacha se remit à la discrétion de son vainqueur avec les débris glorieux de son armée.

Le lendemain, Alexandre II fit célébrer un Te Deum dans la principale redoute de la ville conquise. Il procéda ensuite à une ample distribution de médailles et de récompenses : le grand-duc Nicolas, généralissime, reçut la grand croix de Saint-Georges.

Comme la cérémonie se terminait, les assistants furent stupéfaits de voir approcher dans une voiture, le torse enveloppé de bandages, Osman-Pacha. La veille au soir, tandis qu’on le transportait à Svistow pour le conduire à Bucarest, le chef de son escorte avait reçu l’ordre de le ramener à Plewna : le Tsar exigeait qu’il lui remit, à lui-même, son épée. En apprenant cette exigence cruelle, si étonnante de la part d’un monarque chevaleresque, le héros turc avait dit simplement : « Je ne croyais pas avoir mérité cette humiliation suprême. »

Arrivé dans la redoute où l’Empereur l’attendait avec tout son état-major, Osman-Pacha fut descendu de voiture par deux de ses soldats qui le portèrent, sous les bras, jusqu’auprès du souverain. Malgré la gêne de ses bandages et la douleur de sa blessure, il n’accepta aucune aide pour tirer son épée du fourreau et, d’un geste noble, il la remit à son vainqueur.

Alexandre ne fit que la saisir entre ses doigts :

— Je vous rends votre épée, dit-il aussitôt. Gardez-la toujours en témoignage de mon admiration et de mon respect.


V

La prise de Plewna permettait à l’armée russe de reprendre sa marche à travers les Balkans ; la guerre allait donc entrer dans une nouvelle phase.

Après avoir hâtivement réglé, avec son état-major, le programme des opérations futures, Alexandre II s’empressa de revenir à Saint-Pétersbourg.

Il y arriva le 23 décembre, à dix heures du matin.

La famille impériale, tous les dignitaires de la Cour, tout le clergé de la capitale, tous les ministres, tous les membres du Conseil de l’Empire et du Sénat dirigeant l’attendaient en grande pompe sur la place de la gare Nicolas. Une multitude innombrable se pressait au fond de l’esplanade, sur la Perspective Newsky et dans les rues adjacentes. Ce n’était pas la foule banale qui s’amusait d’ordinaire aux spectacles impériaux ; c’était une foule grave et silencieuse, vibrante et recueillie.

Dès qu’il parut, les acclamations se déchaînèrent en rafales frénétiques de cris enthousiastes, comme s’il rapportait avec lui toutes les ambitions accomplies, tous les rêves exaucés de la Sainte-Russie orthodoxe.

Mais lorsqu’on le vit de près, lorsqu’on put discerner ses formes et sa figure, on demeura stupéfait ; on le reconnaissait à peine. Un témoin de cette journée a noté ainsi l’impression générale : « Quand le Tsar était parti pour la guerre, c’était un grand et beau soldat, très droit, un peu enclin à l’embonpoint. Quand il revint, il avait les muscles détendus, les yeux ternes, la taille courbée, tout le corps si mince qu’il semblait n’avoir plus que la chair sur les os. Quelques mois avaient suffi pour en faire un vieillard. »

Aussitôt libéré des cérémonies officielles et des obligations familiales, il s’enferma jusqu’au soir avec la princesse Dolgorouky.


La foule de Saint-Pétersbourg ne s’était pas méprise en interprétant le retour de l’Empereur comme un heureux présage pour l’issue de la guerre ; mais le jour était loin encore où la Sainte-Russie orthodoxe verrait enfin toutes ses ambitions satisfaites et tous ses rêves exaucés. Le 26 décembre, Alexandre II, recevant notre ambassadeur, le général Le Flô, qu’il avait en affection, lui exposa très sincèrement, comme s’il parlait à un de ses généraux, la situation nouvelle où se trouvait l’armée russe depuis la chute de Plewna ; il conclut ainsi : « Nous avons déjà fait beaucoup. Malheureusement, ce n’est pas encore le commencement de la fin. »

Dès le 1er janvier, le grand-duc Nicolas entreprit la traversée des Balkans. Au plus fort de l’hiver, par 20° de froid, en face d’un ennemi acharné qui s’accrochait désespérément aux obstacles naturels, les Russes enlevèrent, l’un après l’autre, tous les ouvrages qui barraient les abrupts défilés de Chipka. L’histoire ne cite aucune guerre de montagne qui ait imposé aux combattants un effort si dur et si meurtrier.

Mais le passage de ces défilés eut un résultat énorme, au point de vue stratégique. La route de Constantinople était désormais libre ; la Turquie n’avait plus que des tronçons d’armée ; la guerre était virtuellement finie.

Le 31 janvier, le grand-duc Nicolas et les plénipotentiaires ottomans signaient à Andrinople une convention d’armistice, tandis que la cavalerie s’avançait, à toute vitesse, jusqu’à la mer de Marmara.

Cette avance rapide mit l’Europe et surtout l’Angleterre en alarme. Une escadre britannique pénétra aussitôt dans les Dardanelles et vint mouiller aux îles des Princes, à cinq milles de Constantinople.

Le grand-duc Nicolas n’en imposait pas moins à la Turquie le traité de San-Stéfano, qui établissait l’hégémonie russe dans toute la péninsule des Balkans, depuis le Danube jusqu’à la Propontide.

Alors, le Gouvernement britannique, ne voulant pas admettre que la Russie réglât seule, à son profit, la question d’Orient, ordonna la mobilisation générale de ses forces militaires et maritimes. S’il ne pouvait aligner que peu de troupes et d’une instruction médiocre, il avait du moins assez de navires pour porter la dévastation sur les côtes russes, dans le golfe de Finlande, dans la Mer-Blanche, dans la Mer-Noire et jusque dans les parages de Vladivostock.

Cette attitude résolue provoqua en Russie une explosion de colère. Le même cri s’élevait de toutes les poitrines : « Le traité de San-Stéfano est intangible ; le peuple russe a dit son dernier mot. C’est par un défi que nous devons répondre à l’insolence de l’Angleterre. »

Mais le Tsar, le prince Gortchakof, le grand-duc Nicolas lui-même reconnaissaient qu’il fallait, à tout prix, éviter une rupture. Deux motifs graves, que l’on cachait soigneusement, leur dictaient cette résignation : le trésor de l’Empire était à bout de ressources ; l’armée, qui campait aux portes de Stamboul, était ravagée par le typhus. Le comte Schouvalof fut donc chargé d’ouvrir confidentiellement une négociation avec Lord Salisbury pour adapter le traité de San-Stéfano aux exigences de la thèse britannique : il dut abandonner ainsi toutes les clauses qui fondaient la prédominance de la Russie dans la péninsule balkanique. Une convention secrète, signée le 30 mai, termina la crise.

Deux mois plus tard, le congrès de Berlin proclama solennellement les principes de cette convention, qui enlevait au peuple russe les plus beaux fruits de sa victoire ou, du moins, ceux qui flattaient le plus son orgueil national.

Et ce fut en effet avec une amère douleur que le peuple russe accueillit le traité de Berlin. Dédaigneux des grands avantages politiques et territoriaux que ce traité lui maintenait, il ne voulut y voir qu’une banqueroute de l’honneur national.

Ces événements allaient retentir d’une façon étrange sur la destinée d’Alexandre II.


Dès son retour dans sa capitale, il avait repris, avec Catherine-Michaïlowna, les relations quotidiennes d’autrefois. Mais, si les épreuves de la guerre balkanique l’avaient exténué physiquement, elles ne l’avaient pas moins altéré moralement. Sa sensibilité affectueuse, déjà si prompte à s’émouvoir, s’était encore avivée : elle l’entretenait dans un continuel besoin d’effusion tendre et d’intimité secrète. Parfois aussi, une lourde mélancolie, un immense découragement l’accablait soudain. Son rôle de tsar ne l’intéressait plus. Tout ce qu’il avait tenté au cours de son règne avait échoué. Aucun empereur plus que lui n’avait souhaité le bonheur de son peuple : il avait aboli le servage, supprimé la peine des verges, institué le jury, opéré dans toutes les branches de l’administration les réformes les plus sages et les plus libérales. Il n’avait jamais ambitionné, comme tant d’autres tsars, les lauriers sanglants de la gloire. Cette guerre d’Orient, que n’avait-il fait pour la conjurer ? N’était-ce pas son peuple qui la lui avait imposée ? Enfin, ne venait-il pas d’empêcher un nouveau conflit ?... Et quelle était sa récompense ? Tous les rapports de ses gouverneurs provinciaux lui montraient que la nation, déçue dans ses rêves, s’en prenait à lui ; tous les rapports de sa police lui dénonçaient un effrayant progrès de la fermentation révolutionnaire.

Alors, dans le désarroi de son âme, il se retournait éperdument vers la belle créature qui lui avait sacrifié son honneur ; qui avait renoncé pour lui aux plaisirs du monde et aux succès de la société ; qui ne pensait qu’à le rendre heureux, à l’envelopper de sa fervente adoration.

Elle lui était devenue si continuellement nécessaire, qu’il osa l’installer au Palais d’hiver, sous le même toit que l’Impératrice.

On aménagea donc pour elle, au deuxième étage du palais, une suite de trois grandes pièces, qui correspondaient exactement, porte pour porte et fenêtre pour fenêtre, aux chambres que le Tsar occupait en dessous : un ascenseur établissait une communication directe entre les deux appartements.

L’impératrice Marie-AIexandrowna, dont l’appartement était contigu à celui de l’Empereur, ne fut pas longtemps à connaître l’étrange voisinage qui lui était imposé. Elle accepta, sans un mot de plainte, cette épreuve nouvelle. Usée de chagrin, consumée de phtisie, sentant venir la mort, elle trouva dans le souci de sa dignité la force de paraître plus hautaine et plus inabordable encore. Une fois pourtant, une seule fois, elle s’épancha devant son unique et très discrète amie, la comtesse Alexandrine Tolstoï, qui avait été la gouvernante de sa fille, la grande-duchesse Marie, avant qu’elle n’épousât le duc d’Edimbourg. Montrant du doigt l’appartement de sa rivale, l’infortunée Tsarine laissa tomber ces mots : « Je pardonne les offenses qu’on fait à la souveraine ; je ne peux prendre sur moi de pardonner les tortures qu’on inflige à l’épouse. »

L’installation de la favorite dans le majestueux Dvoretz, qui semble évoquer sur les bords de la Néwa toute la gloire des Romanow, fit scandale. Ce fut bientôt la fable indignée des salons ; car, si retirée que vécût Catherine-Michaïlowna, si attentive qu’elle fût à éviter les regards et à se confiner dans son appartement, le fait de sa présence au palais se manifestait à chaque instant. Puisqu’elle habitait la demeure des souverains, elle ne pouvait y avoir d’autres serviteurs que ceux de la domesticité impériale ; elle devait forcément recourir, pour son ménage personnel, aux intendants de la Cour, aux valets de la Cour, aux cuisines de la Cour, aux écuries de la Cour ; ce n’était plus la liaison discrète et clandestine : c’était l’adultère affiché.

On reprit donc, mais sur un ton beaucoup plus vif, les critiques anciennes que les émotions de la guerre balkanique avaient fait oublier peu à peu. On y ajoutait d’antres reproches qui visaient principalement la maîtresse : on lui attribuait une lourde part de responsabilité dans la marche déplorable des affaires publiques. Elle détournait l’Empereur de sa tâche souveraine ; elle l’endormait dans la volupté ; elle lui enlevait toute vigueur et toute résolution. Pour s’en convaincre, il suffisait de le regarder. Comme il était changé physiquement ! Le visage creux, la taille courbée, le geste indécis, le souffle asthmatique, tout le corps fourbu, — voilà dans quel état elle le mettait !

Ces remarques, très exagérées, s’affirmèrent en termes encore plus désobligeants, au mois de septembre 1878, lorsqu’on apprit que la princesse venait de donner le jour à une seconde fille, qui reçut le nom de Catherine.


Pourtant, jamais la Russie n’avait eu besoin d’être gouvernée par un cerveau plus lucide et une main plus ferme. L’agitation révolutionnaire s’étendait maintenant à tout l’Empire : il ne se passait plus de semaine qui ne fût marquée par un exploit des nihilistes.

Le 7 février 1878, Véra Zassoulitch avait inauguré la période tragique, en tirant deux coups de revolver sur le préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trépow, qu’elle avait blessé grièvement. Cette jeune fille, appartenant à une famille noble, s’était imposé le devoir de venger un de ses camarades terroristes, Bogolioubow, détenu à la Forteresse et que le général Trépow, dans un emportement de colère, avait fait passer par les verges. Elle comparut, le 12 avril, devant la cour d’assises, qui, depuis les réformes libérales d’Alexandre II, comportait un jury. Le verdict ne semblait pas douteux, puisque le crime s’était accompli au grand jour et que la jeune fille se targuait de sa culpabilité. Mais, dès que l’audition des témoins commença, il se produisit, dans la salle enfiévrée, une étrange interversion des rôles, transformant l’accusée en accusateur public et la victime en accusé. Pourtant les jurés appartenaient tous aux classes élevées de la société. Quant aux assistants, les cartes d’entrée ne leur avaient été distribuées qu’à bon escient et les hauts fonctionnaires de l’Empire étaient les plus nombreux. A chaque témoignage nouveau, à chaque réponse de la nihiliste, la fièvre de la salle montait. Pendant la plaidoirie, l’auditoire devint frémissant, comme s’il sentait passer sur lui des effluves électriques. Enfin le jury se retira pour délibérer.

Après quelques minutes, il rapporta un verdict d’acquittement. Résolus à ne pas condamner la coupable, les représentants de la conscience sociale n’avaient pas hésité à nier le crime. A peine le président eut-il achevé la lecture de ce verdict imprévu, que tout le public éclata en applaudissements. Véra Zassoulitch sortit au milieu d’une ovation, qui se changea en un délire d’enthousiasme, quand elle parut devant la foule qui attendait sur la place du Palais de justice. Un cortège se forme aussitôt. Dans un concert d’acclamations furieuses, l’héroïne est portée en triomphe vers la maison du général Trépow. Mais une charge de gendarmes et de cosaques arrête soudain cette marche triomphale. Un régiment d’infanterie ouvre le feu. La multitude se disperse, laissant derrière elle une traînée de morts et de blessés. Dans cette déroute, Véra Zassoulitch disparaît, enlevée par ses amis.

L’incident éveilla, en Russie, un terrible écho. A Kiew, à Moscou, à Kharkow, à Odessa, les manifestations révolutionnaires se suivirent sans trêve, comme si elles s’engendraient l’une l’autre. Celles d’Odessa furent particulièrement graves : elles avaient eu pour organisateur un des plus redoutables chefs du parti nihiliste, Kowalsky. La police réussit à découvrir sa retraite et à s’emparer de lui. Condamné à mort, il fut exécuté le 14 août.

Les représailles ne se firent pas attendre.

Deux jours plus tard, le général Miézentsew, chef de la Troisième section, qui traversait à midi une des places les plus fréquentées de la capitale, reçut en pleine poitrine un coup de poignard, dont il mourut aussitôt. L’agresseur exécuta son geste avec une telle audace, une telle promptitude, une telle sûreté de l’œil et de la main, que tous les passants demeurèrent ahuris, comme s’ils étaient frappés d’un éblouissement ; personne n’essaya de poursuivre l’assassin, qui ne fut jamais retrouvé.

Entre le tsarisme et le parti révolutionnaire, ce fut dorénavant un duel à mort. Aucun moyen ne répugna aux illuminés du terrorisme, aucune pitié ne les arrêta, aucun forfait ne leur parut trop odieux, aucune répression ne les intimida. En vain, la police multiplia-t-elle les arrestations préventives et les déportations dans les bagnes sibériens ; en vain, le Gouvernement retira-t-il au jury la connaissance des crimes contre la sûreté de l’Etat pour les déférer à des cours martiales qui se montrèrent implacables : un immense complot mina de toutes parts la société russe, où la contagion de l’assassinat politique se répandit furtivement à travers les masses comme une effroyable épidémie. On ne comptait plus les procureurs impériaux, les juges d’instruction, les maîtres de police, les officiers de gendarmerie, les directeurs de prison, qui servaient de cible aux nihilistes.

Dans la matinée du 14 avril 1879, l’Empereur faisait, comme d’habitude, un tour de promenade aux environs de son palais, quand un jeune homme qui venait en sens inverse tira sur lui quatre coups de révolver. Les quatre balles se perdirent dans le mur de la maison voisine.

L’assassin fut arrêté à l’instant même. Tandis qu’on l’entraînait au poste, il essaya de s’empoisonner.

Agé de trente ans, il s’appelait Alexandre Soloview et il exerçait la profession d’instituteur. Sur la genèse et les circonstances de son crime, il refusa de s’expliquer. Cependant, le juge d’instruction le pressait de tout dire, lui exposant avec douceur que des aveux complets profiteraient beaucoup à sa défense. Il répondit froidement : « N’insistez pas ; vous ne saurez rien de moi. J’ai fait depuis longtemps le sacrifice absolu de ma vie. D’ailleurs, si je me laissais arracher des aveux, mes complices me feraient tuer,... oui, dans cette prison même où nous sommes. »

L’attentat de Soloview éclaira d’une lueur sinistre toute la situation de l’Empire. Mais que faire ? Au sein du Gouvernement, c’était le désarroi. Les ministres se disputaient, incapables de s’accorder sur aucune mesure pratique, de se rallier à aucune opinion, sauf pour déblatérer contre les services de la police secrète et particulièrement contre le général Drenteln, qui avait succédé au général Miézentsew comme chef de la Troisième section. Personnellement, Alexandre II répugnait aux remèdes extrêmes ; il consentit enfin à proclamer « l’état de siège renforcé » dans les régions où le mal était le plus profond.

Six gouverneurs généraux furent désignés pour assumer, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, à Varsovie, à Kiew, à Kharkow et à Odessa, l’exercice de l’autorité supérieure avec des pouvoirs extraordinaires : droit d’arrêter ou d’expulser toute personne suspecte ; droit de suspendre ou d’interdire toute publication périodique ; droit de prendre, par initiative directe et sans recours possible, toute mesure nécessaire au maintien de l’ordre. Parmi ces potentats, le Tsar avait tenu à inscrire trois des généraux qui s’étaient le plus distingués pendant la dernière guerre, le général Todleben, qui s’était emparé de Plewna, le général Gourko, qui avait le premier franchi les Balkans, le général Loris-Mélikow, qui avait enlevé l’imprenable citadelle de Kars.

Ayant ainsi pourvu aux décisions urgentes, l’Empereur partit, le 24 avril, pour Livadia ; l’Impératrice l’accompagnait, haletante et décharnée, le Visage d’une pâleur mortelle avec des yeux brûlés de fièvre.

La princesse Dolgorouky s’était mise en route la veille, afin qu’il la trouvât tout installée, toute fraîche et reposée, dans leur chère villa de Buoÿouk-Séraï.


Mais, pour le Tsar-Autocrate, pour le maître absolu de l’Empire, ce n’était pas l’heure de s’attarder aux enchantements de la volupté dans le jardin d’Armide.

Il dut revenir bientôt dans sa capitale, où la lutte engagée contre le nihilisme réclamait sa présence. Le ministre de l’Intérieur, Makow, le ministre de la Justice, Nabokow, le ministre de la Guerre, général Milioutine, et le chef de la Chancellerie secrète, général Drenteln, secondés par les six gouverneurs généraux, menaient cette lutte avec une intrépide énergie. Au terrorisme révolutionnaire, ils opposaient le terrorisme gouvernemental. On accrut encore la puissance des moyens répressifs, en abrégeant les procédures. D’après l’ukaze du 17 août 1879, toute personne, accusée d’un crime politique, put dorénavant être jugée sans enquête préalable, être condamnée sans l’audition d’aucun témoin, être exécutée sans la garantie suprême d’un pourvoi en cassation. La rigueur de ces mesures parut efficace. Vers la fin de l’été, les nihilistes ne faisaient plus parler d’eux ; l’épidémie d’assassinat semblait enrayée.

Profitant de cette accalmie générale, Alexandre II repartit, au début de septembre, pour la Crimée, avec l’intention d’y résider jusqu’à l’hiver.

La Tsarine, arrivée au dernier état de l’épuisement, se reposait à Kissingen, avant de se rendre à Cannes, où elle espérait qu’un long séjour lui restituerait un peu de forces.

Alexandre-Nicolaïéwitch s’en trouvait encore plus libre dans ses relations avec son amie, chez laquelle il passait régulièrement tout le temps qu’il pouvait soustraire à ses devoirs officiels.

Il venait à cheval, suivi par un cosaque et montant, à tour de rôle, un des trois superbes étalons, noir, aubère et blanc, que lui avait donnés le sultan Abdul-Hamid. Elle l’attendait, entourée de ses enfants. Il jouait d’abord avec eux.

Puis il se consacrait tout à elle ! Durant des heures, il restait là, près d’elle, sous une véranda fleurie ou sur un balcon, d’où la vue découvrait à l’infini l’azur argenté du Pont-Euxin. Il lui racontait, dans les moindres détails, ce qu’il avait fait depuis la veille, les personnages qu’il avait reçus, les requêtes qu’on lui avait adressées, les rapports qu’il avait dû lire, les ordres qu’il avait donnés. Enfin, la prenant sur son cœur, il lui répétait son éternel refrain d’amour.

Souvent même, dans la soirée, il lui écrivait pour lui redire encore son bonheur, sa gratitude, son adoration, l’insatiable besoin qu’il avait d’elle.

Il aurait voulu prolonger indéfiniment cette existence de loisirs délicieux. Mais, dans les derniers jours de novembre, le vent du Nord rendit soudain inhabitable la côte de Chersonèse ; il fallut échanger les installations sommaires de Livadia pour les appartements somptueux et surchauffés du Palais d’hiver.

Au retour, l’Empereur fit halte à Moscou ; il y arriva le 1er décembre, vers dix heures du soir. Un télégramme, qu’il avait reçu de l’Impératrice, en cours de route, l’avait inquiété : la pauvre Marie-Alexandrowna traversait, depuis quelques jours, une crise affreuse d’angoisse et d’étouffement. Aussitôt parvenu au Kremlin, il lui télégraphia :


Je viens d’arriver heureusement à Moscou, avec 14° de froid. Reçu tes nouvelles à Toula. Désolé que tu sois dans le même état. Je me sens bien et pas fatigué. T’embrasse tendrement.

Alexandre.

Je viens d’arriver heureusement à Moscou… Il avait failli ne pas arriver du tout.

Une demi-heure après qu’il était sorti de la gare, une explosion fracassante avait retenti, arrachant hors des rails un train qui entrait et faisant voler en éclats toutes les vitres. Ce train apportait les bagages du Tsar et le personnel de la chancellerie impériale : c’était le train de la suite, qui réglementairement aurait dû précéder d’une demi-heure le train de Sa Majesté ; mais un accident de machine, survenu près de Kharkow, avait interverti l’ordre des deux trains.

A deux mètres sous le ballast, on découvrit les traces d’une mine et les débris d’un appareil électrique. L’engin communiquait par un souterrain de quatre-vingts mètres avec une masure contiguë à la voie, et qui avait été louée quelques semaines plus tôt par un ingénieur, prétendant s’appeler Soukhorokow : le locataire avait disparu après l’explosion.

En apprenant le péril auquel il venait d’échapper, Alexandre II s’écria :

— Mais qu’ont-ils contre moi, ces misérables ? Pourquoi me traquent-ils comme une bête fauve ?


L’attentat de Moscou inaugura une nouvelle tactique des nihilistes. Désormais, tous leurs plans, tous leurs calculs, toutes leurs audaces, toutes leurs haines, toutes les puissances de leurs âmes ténébreuses et forcenées se concentrèrent sur la personne de l’Empereur.

Le 17 février 1880, à six heures et demie du soir, les habitants de Saint-Pétersbourg sursautèrent au bruit d’une détonation formidable. En même temps, on vit s’élever au-dessus du Palais d’hiver un épais nuage de fumée. La salle à manger de la résidence impériale venait de sauter.

Alexandre II avait engagé à dîner ce soir-là son neveu, le prince Alexandre de Battenberg, récemment élu prince de Bulgarie ; mais il s’était un peu attardé à s’entretenir avec lui dans son cabinet de travail, et ce retard fortuit l’avait sauvé.

L’explosion avait fait néanmoins de nombreuses victimes. Placée dans les soubassements de l’édifice, la mine avait détruit tout le corps de garde situé au rez-de-chaussée, juste en dessous de la salle à manger : soixante-sept soldats du régiment de Finlande étaient ensevelis sous les décombres, d’où l’on retira dix-neuf morts et quarante-huit blessés.

L’appartement de l’Impératrice, contigu à la salle à manger, avait trépidé sous la violence de la commotion. Marie Alexandrowna venait de rentrer à Saint-Pétersbourg. Désespérant de guérir, obsédée par les attentats qui menaçaient continuellement son époux, elle avait quitté Cannes, malgré les supplications de ses médecins, pour s’épargner au moins l’horreur d’expirer loin des siens. Mais, ce jour-là, 17 février, une crise d’asphyxie l’avait plongée dans une torpeur léthargique. Elle n’entendit pas l’explosion : elle ne l’apprit que le lendemain.

A l’étage supérieur, les chambres de la princesse Dolgorouky avaient trépidé pareillement. Le drame lui apparut soudain, comme dans un éclair. D’un geste brusque, elle groupa ses enfants et se précipita vers l’Empereur. Mais déjà, sur le palier même, il la serrait contre sa poitrine ; car sa première pensée, à lui aussi, l’avait précipité vers elle.

Trois jours plus tard, Alexandre II se fit un devoir d’assister aux obsèques des soldats qui étaient morts en gardant son palais.

La tête haute, il s’avançait de son grand pas égal et majestueux ; mais sa figure blême, ravagée, trahissait la souffrance de son âme. Quand il vit tous les cercueils alignés, il ne put retenir un sanglot et il murmura, d’une voix brisée :

— On se croirait encore là-bas, dans les tranchées de Plewna !

Ce nouvel exploit du terrorisme produisit, dans toutes les classes du peuple russe, un accablement de stupeur et d’effroi. Devant un forfait aussi énorme, on restait abasourdi. Comment les nihilistes avaient-ils pu concevoir, machiner, accomplir un pareil attentat ? Quelles connivences avaient-ils donc trouvées parmi les domestiques de la Cour, sinon même dans les services préposés à la sûreté des souverains ?...

On apprit, quelque temps après, tous les dessous du complot.

Un révolutionnaire de vingt-huit ans, nommé Khaltourine, s’était déguisé en charpentier. Depuis une dizaine de mois, il travaillait dans les ateliers d’un entrepreneur de bâtisses, où on l’estimait pour son zèle, sa douceur et sa bonne conduite. Or, cet entrepreneur fut requis d’exécuter un important travail de plafonnement dans les sous-sols du Palais d’hiver. Il y employa ses meilleurs ouvriers, dont Khaltourine, sur qui nul soupçon ne planait. Chaque matin et chaque après-midi, les charpentiers subissaient une visite corporelle avant de pénétrer dans le palais. Puis bientôt, comme on les connaissait tous, on ne les fouilla plus. Khaltourine avait même réussi à se lier avec un des gendarmes chargés de ce service, et à obtenir qu’il lui donnât sa fille en mariage. Le nihiliste eut ainsi toute facilité pour introduire quotidiennement, au milieu de ses outils, un paquet de dynamite, qu’il cachait ensuite sous des gravats. Quand il eut apporté cinquante kilos d’explosif, il les disposa dans une excavation, d’où partait une longue mèche. Ses calculs étaient si exacts qu’il put s’enfuir tranquillement après avoir mis le feu.

La divulgation de ces détails ne fit qu’augmenter l’affolement de l’esprit public. A quelle catastrophe nouvelle fallait-il s’attendre ?... Eugène-Melchior de Vogüé, qui se trouvait alors à l’ambassade de France, a dépeint en termes saisissants la panique générale : « Ceux qui ont vécu ces journées peuvent attester qu’il n’y aurait pas de termes assez forts pour traduire l’épouvante et la prostration de toutes les classes de la société. On annonçait pour le 2 mars, anniversaire de l’émancipation des serfs, des explosions de mines dans plusieurs quartiers de la capitale ; on désignait les rues menacées : des familles changeaient de logement, d’autres quittaient la ville. La police, convaincue d’impuissance, perdait la tête ; l’organisme gouvernemental n’avait plus que des mouvements réflexes ; le public s’en rendait compte, implorait un système nouveau, un sauveur.


Ce sauveur n’allait pas tarder à paraître ; dans beaucoup de milieux, on le nommait déjà.

Le 25 février, un conseil extraordinaire fut tenu au Palais d’hiver, sous la présidence de l’Empereur. Pour cette délibération solennelle, Alexandre II avait convoqué autour de lui le Césaréwitch, héritier du trône, le grand-duc Constantin, président du Conseil de l’Empire, le chancelier, prince Gortchakof, les ministres, le chef de la Chancellerie secrète et les gouverneurs généraux en mission dans les provinces. Il ouvrit la séance d’un air morne, la taille affaissée, la voix sourde et enrouée, avec des gestes fébriles dans les mains. Faute d’être conduite, la discussion se traîna en paroles vaines, en avis contradictoires, en stériles récriminations sur le passé. Un seul des assistants demeurait silencieux, le comte Loris-Mélikow, gouverneur général de Kharkow. Quand le Tsar réclama enfin son opinion, il exposa limpidement un programme politique, où les doctrines autoritaires et les principes libéraux se conciliaient en formules heureuses ; il conclut par une proposition pratique, à laquelle il subordonnait tout son système :

— Ce qui importe par-dessus tout, dit-il, c’est d’assurer dans l’Empire l’unité de commandement. Il faut pour cela que tous les pouvoirs soient concentrés dans les mains d’un homme, d’un seul homme, qui ait l’entière confiance de Votre Majesté. Se redressant tout à coup, les yeux brillants comme s’il sortait d’un mauvais rêve, le Tsar interrompit l’orateur :

— C’est toi qui seras cet homme !

Puis il leva la séance.

Le 27 février, un ukaze institua une « commission suprême pour la défense de l’ordre social » et confia la présidence à l’aide de camp général comte Loris-Mélikow. Le rôle assigné à la commission était vague et figuratif : les pouvoirs attribués à son président n’étaient pas moins explicites qu’étendus. Prérogative de commandement sur toutes les autorités administratives, droit de réquisition sur toutes les forces publiques, travail personnel avec l’Empereur sur toutes les affaires de l’Etat, — aucun tsar n’avait encore délégué à l’un de ses très humbles sujets une pareille puissance.

Par quels services le comte Loris-Mélikov avait-il mérité cette soudaine élévation à la dictature ?

D’origine arménienne, âgé de cinquante-cinq ans, il avait gagné tous ses grades, et non sans éclat, dans les troupes du Caucase.

Pendant la guerre de 1877, il commandait une des armées d’Asie et, le 18 novembre, il avait pris Kars, l’inexpugnable citadelle, rendant ainsi un peu de prestige aux armes russes qui, à cette époque, fléchissaient partout, des Balkans à l’Aghri-Dag. Une mission difficile, dont il s’était habilement acquitté ensuite durant une épidémie de peste sur la basse Volga, l’avait de nouveau signalé à l’opinion publique. Enfin, après l’attentat de Soloview, il avait été l’un des six gouverneurs généraux, l’un de ces grands proconsuls, que l’Empereur avait chargés d’appliquer « l’état de siège renforcé. » On lui avait attribué la région de Kharkow, qui était un repaire d’anarchistes et dont le gouverneur, prince Kropotkine, venait d’être assassiné. Il y avait réussi à merveille, par un mélange d’adresse et de vigueur, où se révélait son atavisme oriental. Quelques initiatives intelligentes dans l’ordre économique lui avaient attiré la faveur de la noblesse terrienne et de la caste marchande. Il avait même su capter, par des mots heureux ou des attentions discrètes, la sympathie des journalistes, des professeurs, des étudiants, ce qui ne l’avait pas empêché d’avoir la main extrêmement dure à l’égard des conspirateurs et des factieux. Aussi, après deux mois de ce régime, le « héros de Kars » s’était acquis une popularité qui dépassait de beaucoup la zone de son commandement.

A peine investi de sa mission dictatoriale, Loris-Mélikow fut servi par sa chance.

Comme il rentrait, vers deux heures de l’après-midi, à son hôtel de la Morskaïa, un passant tira sur lui trois coups de revolver : les trois balles s’égarèrent dans la fourrure de sa pelisse. D’un bond, Loris sauta sur le meurtrier, l’empoigna, le terrassa, puis le livra aux gendarmes qui accouraient.

Cet acte de courage et de sang-froid personnels ravit l’opinion publique. Elle s’exalta bien plus encore le surlendemain, quand, après un jugement très sommaire, l’assassin, Molodetsky, fut pendu en plein jour, sur l’esplanade Séménowsky, devant une foule immense. Depuis plus d’un demi-siècle, c’était la première fois qu’une exécution capitale avait pour théâtre une place publique de Saint-Pétersbourg ; toutes les pendaisons et fusillades s’opéraient mystérieusement, dans un bastion de la Forteresse, aux premières lueurs de l’aube et sans témoin. Des milliers et des milliers de personnes se pressèrent donc au passage du sinistre convoi. Le spectacle leur démontra éloquemment la nécessité d’opposer au fanatisme des nihilistes la toute-puissance d’un dictateur.

Assis sur le banc élevé d’une charrette noire, les bras liés derrière le dos à une barre transversale, portant sur la poitrine cette inscription : Gossoudarstvéïmyï Prestoupnyk , « Criminel d’État, » le condamné regardait avec une arrogante dérision tous ces gens qui venaient le voir mourir. Par instants même, il leur lançait des sarcasmes gouailleurs ou d’horribles menaces. Au pied de l’échafaud, pendant la lecture de son arrêt, il redoubla d’insolence, de goguenardise et d’intrépidité. Puis il repoussa, en ricanant, le prêtre qui lui approchait le crucifix de la bouche. Enfin, le bourreau lui jeta sur la tête un grand linceul blanc. lui glissa prestement la corde autour du cou et le précipita dans l’espace.

On ne pouvait inaugurer une dictature avec plus d’énergie. Les conservateurs s’en réjouissaient comme d’un retour éclatant aux traditions de la manière forte. Les libéraux ne s’en félicitaient pas moins, sachant bien que la politique des réformes n’avait chance de s’accomplir que sous la protection d’une autorité impitoyable aux anarchistes.

Ce concours unanime de la faveur et de la confiance publiques, venant s’ajouter aux pouvoirs arbitraires dont il était investi, ouvrait devant Loris-Mélikow un champ d’action illimité. Mais, pratiquement, que pouvait-il faire ?


Depuis l’avènement d’Alexandre II, il y avait toujours eu, dans la société russe, un parti libéral, ou, du moins, un groupe nombreux d’hommes éclairés, indépendants, épris des idées occidentales, désireux de faire évoluer l’autocratisme vers les principes modernes du droit public. Ces hommes, qui s’appelaient Milioutine, Tcherkassow, Samarine, avaient trouvé leur chef aux abords mêmes du trône, en la personne d’un frère du Tsar, le grand-duc Constantin.

D’un caractère énergique et entreprenant, d’une intelligence vive, d’une instruction solide et variée, Constantin-Nicolaïéwitch s’était passionné pour les grandes réformes administratives et sociales qui remplirent si glorieusement les premières années du règne. Son idéal était d’assurer ainsi à sa patrie le moyen de se gouverner elle-même, avec ses ressources nationales, sans être obligée de toujours recourir à ces Allemands, plus ou moins déguisés, qui obstruaient les hauts emplois de la cour, de l’armée, de la bureaucratie, et qui barraient la route à l’avancement des Russes en leur propre pays.

Un étrange paradoxe voulut que, dans cette œuvre d’affranchissement national, il eût pour principal auxiliaire une Allemande, une femme éminente par les dons du cœur et de l’esprit, la grande-duchesse Hélène-Pavlowna, née princesse de Wurtemberg et qui avait épousé en 1824 le grand-duc Michel, frère de Nicolas Ier. C’est autour d’elle, c’est dans son salon que se réunissaient habituellement les champions du programme libéral : elle les stimulait de son ardeur ; elle les dirigeait de ses conseils ; elle les soutenait enfin de son autorité contre le clan réactionnaire de la cour. Alexandre II lui témoignait de grands égards et se plaisait à l’entendre parler de politique. S’il la jugeait parfois trop aventureuse, trop prompte aux illusions, trop insouciante des obstacles, il ne lui cédait rien pour la générosité des sentiments et le libéralisme des principes.

Mais le temps avait passé : les déceptions étaient venues. Les réformes n’avaient rien amélioré dans le fonctionnement de la machine administrative ; les difficultés renaissaient continuellement ; les abus se perpétuaient, si même ils ne s’aggravaient, sous d’autres noms. Fatigué, attristé de cette lutte incessante et vaine, n’ayant jamais la joie ni la consolation d’aucun succès, le Tsar émancipateur avait peu à peu fléchi dans l’effort. Un scepticisme découragé alanguissait son âme trop sensible. Bientôt, il avait perdu toute confiance dans son peuple.

Simultanément, le parti réactionnaire s’était fortifié. Les défenseurs de l’absolutisme orthodoxe avaient pour chef l’héritier du trône. Le palais Anitchkow était devenu leur quartier général. On y affirmait couramment que la politique des réformes était la négation même du tsarisme ; qu’elle conduisait la Russie à sa perte ; que d’ailleurs elle n’était pas moins sacrilège que désastreuse, car l’Empereur détruisait de ses propres mains l’autorité suprême qui lui venait de Dieu. Et l’on se répétait, à tout propos, cette parole de Nicolas Ier : « En s’inclinant devant les premières exigences de la Révolution française, Louis XVI a failli au plus sacré de ses devoirs. Et Dieu l’en a puni. »

Le mouvement d’idées, qui se centralisait au palais Anitchkow, avait fini par impressionner Alexandre II. S’il n’abjurait aucune de ses opinions premières, s’il ne désavouait aucun de ses principes libéraux, il reconnaissait mélancoliquement la nécessité d’ajourner, peut-être sine die, la poursuite de ses grands desseins. A la faveur de cet ajournement, les influences réactionnaires prévalurent peu à peu dans sa politique intérieure ; les conseillers dont il s’inspirait le plus volontiers, ne cachaient pas leur attachement aux anciennes doctrines : c’étaient le comte Schouvalow, le général Timaschew, le comte Pahlen.

Loris-Mélikow allait-il reprendre l’œuvre interrompue ?

Doué d’un esprit fin, alerte et mesuré, avec un bizarre mélange d’idéalisme abstrait et de machiavélisme pratique, ayant beaucoup lu autrefois dans ses garnisons du Caucase, ayant beaucoup appris pendant son proconsulat de Kharkow, il ne voyait qu’un remède aux souffrances de la Russie : accorder sans retard au peuple russe toutes les libertés compatibles avec le maintien du pouvoir absolu, afin de transformer progressivement ce pouvoir en monarchie constitutionnelle.

Au fond, c’était là ce que réclamaient les sages du parti libéral quand, pour traduire leurs aspirations, ils parlaient « d’adapter les règles anciennes aux besoins nouveaux, » d’assurer « le développement légal des réformes antérieures, » de réaliser enfin « le couronnement de l’édifice. » Mais, par ces euphémismes obligatoires, les meneurs du parti entendaient beaucoup plus : ils signifiaient l’appel à la nation, l’établissement immédiat du système représentatif.

Le dictateur mesura vite l’énorme difficulté de sa tâche. Il avait tous les pouvoirs nécessaires pour écraser le nihilisme, restaurer l’ordre dans le pays, réformer au besoin quelques rouages trop défectueux du vieil Empire : il n’était pas le maître de toucher aux prérogatives souveraines et d’instituer en Russie le gouvernement de l’opinion publique. Une rénovation radicale du tsarisme ne pouvait émaner que de la volonté impériale. Or, si Alexandre II était fermement résolu à s’avancer très loin dans la voie des concessions libérales, il hésitait encore beaucoup à risquer l’aventure du régime constitutionnel.

Loris-Mélikow s’aperçut bientôt qu’il lui faudrait longtemps pour vaincre la répugnance de son maître. Alors, pour calmer les impatiences de l’opinion libérale, il l’amusa par des mesures de détail, par des réformes illusoires, qui lui attirèrent opportunément les critiques de la presse conservatrice. Après trois mois de pouvoir, l’esprit inventif du « sauveur » était à bout d’expédients, lorsqu’un événement survint qui lui découvrit tout à coup des perspectives inespérées.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1923.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier.
  3. Le grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch, désigné comme généralissime éventuel.
  4. Le colonel Wellesley, attaché militaire britannique au grand quartier général.
  5. Ton cœur... Il veut dire « ce cœur qui est à toi. »