Le Roman pastoral en Angleterre

Le Roman pastoral en Angleterre
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 838-866).
LE
ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE

I. Under the greenwood tree, Asher’s Collection, Paris 1873. — II. A pair of blue eyes, London. 1874. — III. Far from the madding crowd, by Thomas Hardy, London 1875.

Les historiens de l’avenir n’auront pas à chercher bien loin le nom caractéristique qui convient à la période littéraire que l’Angleterre traverse depuis vingt ans : ils pourront l’appeler l’âge du roman. Peut-être même faudrait-il dire l’âge d’or des romanciers ; mais tant de gens se sont mis de la partie que le métier semble de jour en jour devenir plus difficile et le succès plus malaisé. Autrefois en effet, quand on avait mis dans deux ou trois volumes un peu d’imagination, d’observation et de style, on s’était fait un nom et l’on pouvait se reposer. Aujourd’hui, lorsque bon an, mal an, on ne publie pas au moins ses deux romans, l’un au printemps et l’autre à l’automne, on risque fort de se laisser oublier. Il est vrai que le public, en devenant plus avide, s’est montré moins délicat. Les émotions littéraires qu’il demande ne sont pas toujours d’un goût très élevé, et le style dont il se contente n’a pas beaucoup de scrupules à l’endroit de la grammaire. Et pourtant tout n’est pas sans valeur dans ces romans innombrables que les éditeurs à la mode servent chaque mois dans les Magazines à leurs lecteurs de tout rang avant de les offrir en volume à des amateurs moins pressés. Il y a bien de la grâce dans les écrits de miss Thackeray, qui porte dignement un nom illustre et difficile à soutenir ; il y a bien de la finesse dans ces récits, où Mme Oliphant raconte les amours et les tribulations des jeunes ministres dissidens, et l’on trouverait même, malgré les titres longs d’une toise dont elle a la passion malheureuse, du sentiment et de l’esprit dans les ouvrages de miss Broughton. On en pourrait citer beaucoup d’autres qu’on écoute avec plaisir et à qui on serait presque tenté de dire, comme la sultane des Mille et une Nuits : « Ma sœur, contez-nous donc encore un de ces contes que vous contez si bien, » n’était que la fécondité charitable de ces aimables auteurs rend superflue toute sollicitation de ce genre. Ce n’est donc pas le talent qui manque, à proprement parler : jamais il n’y en eut plus qu’à l’heure présente. Une légion de romanciers habiles, effroi de la critique, qui ne les peut passer sous silence, a depuis quelques années fait invasion dans le domaine de la fiction, et chaque jour en voit éclore de nouveaux qui ne le cèdent en rien à leurs devanciers. Ce qui est plus rare, c’est ce je ne sais quoi qui ressemble au génie et qui fait une œuvre d’art d’un livre d’amusement ; c’est cette originalité de l’écrivain qui transforme les sujets les plus communs et leur donne d’abord un air de nouveauté ; c’est enfin cette supériorité dans les caractères et dans la mise en scène qui vous fait deviner aussitôt qu’on n’a plus affaire à un auteur qui fait sa besogne, mais qu’on est en présence d’un homme qui a quelque chose à dire. Toutes les fois que George Eliot a pris la parole, on a éprouvé un sentiment semblable. Elle vient de trouver non pas un rival, mais un émule, dans la personne de M. Thomas Hardy.


I

Les débuts de M. Thomas Hardy ne remontent pas très haut et n’ont pas été fort éclatans. On s’est peu occupé de Desperate Remedies, premier roman de l’auteur, semble-t-il, et il faut avouer qu’on n’avait pas tort. En effet, M. Hardy a commencé par sacrifier aux faux dieux en se traînant sur les pas de miss Braddon et de M. Wilkie Collins ; or le genre sensationnel, comme on l’appelle au-delà du détroit, a vu ses beaux jours ; il a l’air de s’user, et ce n’est plus chose facile que de s’y faire une réputation. On est en train de se lasser de ces secrets pleins d’horreur dont on n’a le mot qu’à la dernière page, et de ces personnages patibulaires qui font mouvoir avec tant de précision un monde de marionnettes. Au reste, l’auteur de Desperate Remedies prouva qu’il pouvait, tout comme un autre, dans le premier volume ensevelir une femme sous les décombres d’une auberge incendiée, faire passer ses ossemens calcinés sous les yeux du jury, et, pareille au phénix, la ressusciter au dernier volume pour le malheur d’un mari volage et pour la confusion du mauvais génie de cette vraisemblable histoire. Cependant, soit que le succès n’eût pas répondu à son attente, soit qu’il se sentît naturellement attiré vers un genre plus sérieux, il s’est arrêté court dans cette voie, ce dont on ne saurait trop le féliciter, et, pour mieux marquer sa conversion, il s’est essayé à la peinture des mœurs champêtres, laissant de côté tout l’attirail des passions ténébreuses et des événemens improbables. Rien de plus simple, rien de plus frais que le volume intitulé Under the greenwood tree (Sous la verte feuillée), en mémoire sans doute des jolis couplets que chante dans Comme il vous plaira l’Amiens de Shakspeare. L’auteur annonçait un petit tableau dans le genre de l’école hollandaise, et il a tenu sa promesse. Il a d’un fil léger relié entre elles quelques scènes de la vie rurale dans la partie de l’Angleterre où le cidre est en honneur, et dans un cadre restreint il a su faire apparaître toute la petite société qui s’agite autour d’un clocher de village.

Le sujet par un côté rappelle un peu le Lutrin de Boileau, car il s’agit d’un chœur traditionnel que le vicaire, nouveau-venu, prétend remplacer par un harmonium au grand désespoir des choristes de la paroisse, qui tiennent à garder dans le culte divin le rôle considérable qu’ils ont rempli pendant tant d’années. Il y a là sur l’importance des instrumens de musique, au point de vue purement religieux, de graves discussions prolongées avec cette ténacité dont le paysan a seul le secret. L’un déclare qu’il n’y a rien de pis que le serpent, l’autre jure que jamais les clarinettes ne furent faites pour le service de la Providence ; celui-ci ne voit pas bien en quoi le violon est plus céleste que la clarinette, celui-là tient mordicus pour les cordes ; mais tous s’entendent sur un point, c’est qu’une église où s’introduit un orgue est une église perdue. Aussi convient-on d’aller trouver le vicaire pour lui demander au moins un sursis. Puisqu’il faut mourir et céder la place aux inventions modernes, que cela se fasse virilement, par un beau jour de Noël, et avec un bout de fioritures à la fin, et non par un de ces dimanches insignifians qui n’ont pas même de titre en propre sur le calendrier. La requête est d’autant plus facile à accorder qu’au fond le vicaire tient moins à l’orgue qu’à l’organiste, miss Fancy Day, dont la grâce et le joli visage ont jeté le trouble dans plus d’un cœur. Miss Fancy est la fille du garde-chasse de la forêt voisine et l’institutrice du village. Elle se flatte de faire passer par le trou d’une aiguille tous les vicaires du monde, pourvu qu’ils n’aient pas quarante ans, et, en ce qui concerne le révérend Maybold, ce n’est pas une vanterie, car elle commence par l’employer à planter des clous dans sa chambre pour y pendre les cages de ses serins, et finit par refuser, un peu à regret, la main du trop sensible ecclésiastique. Ce n’est là d’ailleurs que le prétexte de l’idylle, dont la valeur est surtout dans les figures rustiques que l’auteur y a jetées pêle-mêle, et qu’il a marquées au passage d’un trait vigoureux. En les voyant, on se rappelle involontairement les fermiers de George Eliot, si vivans et si originaux. Les principaux personnages de Under the greenwood tree sont de la même race. Ils aiment aussi à exprimer leurs pensées sous la forme de maximes burlesques, à philosopher entre une bouffée de tabac et une gorgée de cidre frais, et à tirer du fait le plus trivial des conséquences extraordinaires. Un chef-d’œuvre en ce genre, c’est la conversation des membres du chœur de Mellstock quand ils s’apprêtent, la veille de Noël, à donner l’aubade aux habitans notables de la paroisse. On entend là, à propos de la bottine de miss Fancy, que le cordonnier musicien a tirée de sa poche pour en faire admirer les proportions élégantes, une kyrielle de réflexions et de théories les plus saugrenues, mais aussi les plus divertissantes du monde, sans compter l’ingénieuse et nouvelle façon de faire connaître l’héroïne au lecteur par cette partie de son costume. Le digne savetier prétend que, pour apprécier le cœur d’un homme, il n’a qu’avoir son pied : assertion étonnante, et qui a besoin, pour trouver quelque crédit, d’être soutenue par une histoire à l’appui. La soirée de Noël que le voiturier du village offre à ses amis est aussi d’un très heureux effet. Dansera-t-on ou ne dansera-t-on pas ? L’ancêtre, le vieux William, attaché aux traditions, ne veut pas qu’il soit question de bal avant que minuit ait sonné. Quand les douze coups auront tinté à l’horloge au cadran vert, on rattrapera le temps perdu, et l’hôte, tout mûr que soit son âge, fera lui-même la proposition de mettre habit bas en considération de la chaleur : idée bien vulgaire et bien basse, comme le fait remarquer Mme Dewy, qui n’a jamais pu former son mari aux belles manières. Miss Fancy y réussira peut-être mieux quand elle entrera dans la famille ; mais elle aura bien des leçons à donner à son beau-père. Il faudra en particulier qu’elle lui enseigne que l’habitude de passer la main sur sa bouche après avoir bu se perd de plus en plus, malgré son antiquité, dans les rangs de l’aristocratie.

Ainsi court le récit de M. Hardy, déroulant maintes scènes de la vie à la campagne, joyeuses nuits d’hiver, rendez-vous charmans dans la saison des noix, brouilles et querelles aux jours de pluie, et, pour conclusion, le nœud qu’on ne défait pas, le mariage.

Peut-être pourrait-on reprocher à M. Hardy de prêter à ses personnages trop d’humour, trop de vivacité dans les reparties, des réflexions trop fines sous une forme trop imprévue. Peut-être une pareille tournure d’esprit est-elle aussi rare chez les paysans anglais que chez les autres ; mais il y a si peu de recherche dans, ces saillies, elles semblent jaillir si naturellement, qu’elles ont pour elles tous les dehors de la vraisemblance, d’autant plus qu’elles n’excluent pas certaines niaiseries qui viennent fort à propos rappeler qu’après tout c’est un monde très réel que peint le romancier, un monde où l’ignorance, la sottise et la vanité ne sont pas plus inconnues que dans celui où nous vivons. Au reste, l’auteur n’avait voulu faire qu’une esquisse sans prétentions, et, telle qu’elle est, on ne peut s’empêcher de la trouver aussi bien venue que pittoresque.

Il ne faudrait pas juger d’après le titre insignifiant et malencontreux qu’il a plu à M. Hardy de leur infliger les trois volumes publiés deux ans après Under the greenwood tree. Il y a dans A pair of blue eyes (une Paire d’yeux bleus) une forte étude de caractère féminin, une analyse subtile de sentimens délicats et la sympathie d’un poète pour les âmes où la passion fait vibrer ses plus doux comme ses plus tristes accens. Elfride Swancourt, qui compose les sermons de son père, lequel ne s’en trouve pas plus mal, n’est pas une coquette vulgaire ; c’est plutôt une coquette inconsciente. Avec un caractère ardent et une extrême pureté d’intentions, elle commet des imprudences qu’elle s’exagère, prend pour de l’amour le plaisir d’être aimée, et quand le vrai maître de son cœur se présente à elle, maître peu généreux sans doute, elle fléchit sous le poids de son erreur. Knight, l’homme de lettres qu’elle adore, ne trouve pas dans son amour égoïste la force de pardonner l’illusion innocente d’un moment, une caresse reçue et non donnée ; il s’en va blessé, mais inflexible. Le dévouaient passionné dont il a dédaigné l’offrande cherchera sans y réussir à se reprendre ailleurs, et, si la jeune fille devient la femme d’un autre, ce ne sera pas pour longtemps. À ce drame intime et vraiment puissant M. Hardy a mêlé de belles descriptions et des incidens pleins de nouveauté. Il a voulu montrer qu’au besoin l’imagination ne lui fait pas plus défaut que l’observation, et la preuve est complète. Il n’est pas de romancier, et des plus grands, qui ne pût envier la scène où Knight, retenu par quelques touffes de plantes sauvages au-dessus d’un gouffre, attend la mort ou le retour d’Elfride, qui est allée quérir du secours et qui lui rapporte une corde faite de ses propres vêtemens, c’est-à-dire le salut.

Cette scène est conduite d’une façon supérieure, et ce qui en augmente encore l’effet, c’est qu’en face de Knight, envahi peu à peu par le vertige et le désespoir, le romancier fait voir, incrusté dans le roc, un de ces crustacés fossiles nommés trilobites, qui de ses yeux éteints depuis des milliers d’années semble regarder fixement l’infortuné qui se sent mourir a son tour, et dont la pensée, d’un bond immense, comme il arrive, dit-on, aux momens suprêmes, se plonge dans ce monde primitif, avec lequel elle va se confondre. M. Hardy a trouvé là quelques-unes de ces pages qu’on lit en retenant son haleine et qu’on n’oublie plus. Dans un genre tout opposé, il a repris cette même veine de gaîté paysanne, où il excelle, et il en a très agréablement tempéré le pathétique de ce remarquable roman.

Far from the madding crowd (Loin de la foule insensée) est le dernier ouvrage de M. Hardy. Il a paru au commencement de cette année, et le succès, si grand qu’il ait été, est peut-être resté inférieur au mérite. Peut-être même la plus grande beauté du nouveau roman a-t-elle échappé à bien des lecteurs, qui n’y ont vu qu’une histoire amusante et des situations dramatiques telles qu’on en peut trouver ailleurs. M. Hardy en effet a voulu faire quelque chose de plus : il a voulu rajeunir le genre antique et souvent ennuyeux de la pastorale, et il y a mis une telle vérité d’observation, une passion si profonde, une poésie si fraîche, un style si puissant, tant d’idéal et de réalité à la fois, que cette transformation peut presque passer pour une création originale.


II

« Quand le fermier Oak souriait, les coins de sa bouche se dilataient jusqu’à une distance insignifiante de ses oreilles, ses yeux se réduisaient à de simples fentes, et tout autour apparaissaient des rides divergentes qui s’étendaient sur son visage comme font les rayons dans une esquisse rudimentaire du soleil levant.

« Son nom de baptême était Gabriel. C’était, les jours ouvriers, un jeune homme au jugement sain, aux mouvemens aisés, aux vêtemens convenables, et jouissant généralement d’une bonne réputation. Les dimanches, c’était un homme aux idées troubles, assez porté atout remettre au lendemain, qu’empêtraient ses beaux habits et son parapluie à six shillings six pence, en résumé un homme qui se sentait moralement sur ce vaste terrain de tiède neutralité qui se trouve entre la portion religieuse de la paroisse et celle qui s’enivre. En d’autres termes, il allait à l’église, mais bâillait en secret alors que la congrégation en était au symbole de Nicée, et rêvait à ce qu’il y aurait pour le dîner, tout en croyant écouter le sermon. M. Oak portait sur lui, en manière de montre, ce qu’on aurait pu appeler une petite horloge en argent ; pour mieux dire, c’était une montre quant à la forme et à l’intention, et quant à la dimension une horloge. Cet instrument, ayant un certain nombre d’années de plus que le grand-père de Oak, offrait ceci de particulier, qu’il allait trop vite, ou qu’il n’allait pas du tout. Il arrivait aussi que la petite aiguille glissait parfois autour du pivot de telle façon que, bien que les minutes fussent indiquées avec la plus grande précision, personne cependant ne pouvait dire à quelle heure elles appartenaient. Au premier de ces défauts Oak remédiait par quelques coups violens, suivis de secousses, ce qui faisait aussitôt marcher la montre ; quant aux deux autres, il n’en évitait les fâcheuses conséquences que par des comparaisons constantes avec le soleil et les étoiles, et aussi en collant sa face contre la vitre des fenêtres du voisinage jusqu’à ce qu’il pût distinguer l’heure que marquait à l’intérieur le cadran vert. Il faut ajouter que, le gousset de Oak étant d’accès difficile et pénible, vu la situation assez élevée qu’il occupait dans la ceinture du pantalon, il fallait de toute nécessité, pour en extraire la montre, jeter le corps de côté et, par suite de l’effort requis, comprimer la bouche et la figure en une multitude de plis : la montre, tirée par sa chaîne, arrivait alors comme le seau du puits.

« Oak venait d’atteindre cette époque de la vie où, quand on parle d’une personne, le mot « jeune » cesse d’être le préfixe du mot « homme. » Il était à la période la plus brillante de l’existence masculine, car son intelligence était nettement distincte de ses émotions : il avait passé le temps où, sous l’influence de la jeunesse, elles se confondent et prennent le caractère d’impulsion, et il n’était pas encore arrivé cependant au moment où elles se réunissent de nouveau pour prendre, sous l’influence d’une femme et d’une famille, le caractère de préjugés. En un mot, il avait vingt-huit ans, et il était garçon. »

Voilà le héros de M. Hardy. Il n’est pas beau, surtout quand il sourit, et ce n’est pas dans ses habits du dimanche qu’il faut le contempler ; mais, lorsque sur la cime d’une meule de froment embrasée il risque sa vie pour sauver une récolte qui n’est pas la sienne, ou lorsqu’il réchauffe dans sa hutte les agneaux qui viennent de naître, il y a dans tous ses mouvemens une énergie tranquille et une précision qui ont bien aussi leur grâce, s’il est vrai que la convenance entre les choses et l’usage qu’on en fait soit à la base de toute beauté. Quant à son âme, elle est de la bonne trempe, et la jolie fermière Bathsheba Everdene regrettera un jour de ne pas s’en être plus tôt aperçue. C’est en effet, on le devine, une histoire d’amour que l’auteur de Far from the madding crowd a contée, — une bien vieille histoire, celle de la Belle et la Bête ; mais il l’a fait avec tant de distinction, avec tant de confiance dans l’éternelle nouveauté du sujet, qu’il semble que nul ne l’ait dite avant lui de la même façon. A tout le moins n’a-t-il pas pris son public en traître, car dès les premières pages on sait que le fermier ou plutôt le berger Oak est passionnément épris de sa voisine, la nièce du fermier Everdene, et que celle-ci n’est pour le moment passionnément éprise que d’elle-même. La connaissance s’est faite sur la grand’route et s’est continuée aux champs. Un jour qu’il suivait le chemin de Norcombe à Casterbridge, Oak a entrevu, tout au haut d’un chariot chargé de meubles, d’ustensiles de ménage et de plantes d’agrément, une jeune fille qui se regardait sans dépit dans un petit miroir. Il a souri de la façon que l’on sait, et plus loin, comme il manquait deux sous à la voyageuse pour payer son passage à la barrière, il les a généreusement donnés sans obtenir un mot de reconnaissance. Quelques jours après, un matin de printemps, caché par une haie, il a vu passer sur un cheval la même figure, et dans une position plus originale encore. Pour éviter le coup de fouet des branches, l’écuyère, se croyant seule, s’était, d’un mouvement gracieux et hardi, renversé sur le dos de sa monture, et, les yeux au ciel, galopait silencieusement sous les bois. La vision disparue, Oak, surpris, a ramassé un chapeau tombé dans la course, et l’a rendu le lendemain, sans celer qu’il l’avait vu choir, ce qui était une maladresse, car la jeune fille, honteuse après coup, s’est éclipsée. Il la retrouve pourtant, et cette fois-ci c’est lui qui est l’obligé. Ce soir-là, il avait fait froid, et plus d’un petit oiseau s’était allé coucher sans souper. Gabriel Oak avait fait du feu dans sa hutte, mais il avait oublié de laisser ouvert le panneau de la bergerie. Quand il se réveilla, sa tête était posée sur les genoux de l’étrangère, et il sentait sur son visage et sur son cou une humidité désagréable.

« — Qu’est-il arrivé, dit-il vaguement ?

« — Rien maintenant, répondit-elle, puisque vous n’êtes pas mort. C’est merveille que vous n’ayez pas été suffoqué dans votre bergerie.

« — Ah ! la bergerie, murmura Gabriel. Elle m’a coûté 10 livres ; mais je la vendrai, et je me tiendrai sous une claie de chaume, comme on faisait dans le bon vieux temps, en m’entortillant pour dormir dans une botte de paille. L’autre nuit, elle a failli me jouer le même tour. — Et pour accentuer son langage, Gabriel laissa tomber son poing sur la terre gelée.

« — Ce n’était pas tout à fait la faute de la bergerie, dit la jeune fille. M’est avis que vous auriez dû faire attention et ne pas laisser sottement les panneaux fermés.

« — Oui, c’est là ce que j’aurais dû faire, je suppose, dit Oak d’un air distrait. — Se trouver près d’elle avec sa tête sur sa robe, c’était là une sensation qu’il essayait de saisir et d’apprécier avant qu’elle se fût évanouie. Il aurait voulu lui faire connaître l’impression qu’il éprouvait, mais il aurait plutôt songé à emporter un parfum dans un filet qu’à tenter de faire passer par les mailles grossières du langage un sentiment si impalpable. Aussi garda-t-il le silence.

« Elle l’aida à se lever, et alors Oak se mit à s’essuyer le visage et à se secouer comme un vrai Samson. — Comment vous remercier ? dit-il enfin avec gratitude, tandis que ses joues reprenaient un peu de la rouille rougeâtre qui leur était naturelle.

« — Oh ! cela n’en vaut pas la peine, dit la fille en souriant, et son sourire attendait d’avance ce que Gabriel allait dire, quoi que ce pût être.

« — Comment avez-vous fait pour me trouver ?

« — J’ai entendu votre chien aboyer en grattant à la porte de la bergerie au moment où je venais traire Daisy. Il m’a vue, a sauté sur moi et s’est emparé de ma robe. J’ai traversé le chemin et J’ai commencé par regarder tout autour de la hutte pour voir si les panneaux étaient fermés. Mon oncle, qui en avait une toute semblable, recommandait toujours à son berger de ne s’endormir qu’après les avoir ouverts. Alors je suis entrée ; on aurait dit que vous étiez mort. Comme il n’y avait point d’eau, j’ai jeté mon lait sur vous sans penser qu’étant chaud il ne servirait à rien.

« — Je voudrais bien savoir si je serais mort, dit Gabriel à voix basse.

« — Oh ! non, répliqua la jeune fille. — Elle semblait préférer une probabilité moins tragique. Avoir arraché un homme à la mort entraînait par cela même un genre d’entretien en harmonie avec la dignité d’un acte pareil, et c’est ce qu’elle voulait éviter.

« — Je crois que vous m’avez sauvé la vie, miss…, je ne sais pas votre nom ; je ne connais que celui de votre tante.

« — J’aime autant ne pas vous le dire ; non vraiment, d’autant plus que nous n’aurons sans doute jamais beaucoup affaire ensemble.

« — Cependant j’aimerais le savoir.

« — Vous n’avez qu’à vous en informer auprès de ma tante, elle vous le dira bien.

« — Mon nom est Gabriel Oak.

« — Et ce n’est pas le mien. Il faut que le vôtre vous plaise beaucoup, Gabriel Oak, pour le dire d’une façon si décidée.

« — Voyez-vous, c’est le seul que j’aurai jamais, et j’en dois tirer le meilleur parti.

« — Le mien, à ce qu’il me semble, est drôle et désagréable.

« — Je crois qu’il ne vous serait pas difficile d’en trouver bientôt un autre.

« — Miséricorde ! que d’idées sur les gens vous avez dans la tête, Gabriel Oak !

« — Eh bien ! miss, excusez mes paroles ; je pensais qu’elles vous feraient plaisir. Je sais bien que je ne peux pas vous tenir tête pour exprimer ce que je sens ; mais je vous remercie. Allons, donnez-moi votre main.

« Elle hésitait, assez déconcertée devant cette conclusion sérieuse et à la vieille mode. — Fort bien, dit-elle, et elle lui tendit la main, serrant les lèvres avec une froideur pleine de réserve. Oak ne garda cette main qu’un instant, car, dans la crainte de paraître trop démonstratif, il toucha les doigts de la jeune fille avec la légèreté de l’indifférence.

« — Je suis fâché, dit-il aussitôt après avec une sorte de regret.

« — Et de quoi ?

« — D’avoir lâché votre main si vite.

« — Vous pouvez l’avoir encore, si cela vous plaît : la voici. — Et elle la lui rendit. Cette fois Oak la tint longtemps, beaucoup plus longtemps, à dire vrai.

« — Comme elle est douce ! et encore quand c’est l’hiver ; ni rude, ni rien du tout…

« — Là, en voilà assez, fit-elle sans la retirer pourtant ; mais peut-être pensez-vous que vous aimeriez à la baiser ? Vous le pouvez, si vous en avez envie.

« — Je n’y pensais pas du tout, dit Gabriel simplement ; mais je vais…

« — Non, vous ne le ferez pas, — et elle retira la main.

« Gabriel se sentit coupable d’un nouveau manque de tact.

« — Et maintenant tâchez de découvrir mon nom, dit-elle pour l’agacer. — Et elle s’en alla. »

Nous sommes en pleine idylle ; mais cette idylle est moderne. Miss Bathsheba n’est en effet ni une Galatée ni même une de ces filles des champs très vivantes et très vulgaires que Fielding, au dernier siècle, a dépeintes dans Joseph Andrews et ailleurs ; elle appartient plutôt à la classe des jeunes femmes de la nouvelle Angleterre, telles du moins que le roman contemporain se plaît à les décrire. Les mœurs ont-elles donc tellement changé depuis cinquante ans, ou est-ce l’imagination qui prend chez quelques écrivains la place de l’observation ? Ce qui est certain, c’est que les Edgeworth, les Burney et les Austen, si quelque baguette enchantée leur rendait la vie, ne reconnaîtraient plus leur sexe dans maint auteur à la mode. Que diraient-elles devant ces jeunes personnes aux cheveux rouges et aux manières hardies qui ne jouent pas de la harpe, qui savent au besoin allumer la pipe de leur fiancé, et qui n’entendent plus rien au langage des fleurs ? La surprise glacerait sur leurs traits le sourire et elles s’enfuiraient épouvantées. Elles auraient tort ; après tout, ces nouvelles héroïnes valent souvent mieux que leur apparence, et elles sont aussi capables que les anciennes de dévoûment et de réflexion.

M. Hardy a eu l’idée ingénieuse de transporter dans la vie champêtre un de ces caractères de jeune fille indépendante, rendant ainsi la pastorale vraisemblable, ce qui n’est pas une qualité commune en de semblables sujets, et, ce qui est encore plus rare, intéressante. Il a fort bien vu que l’écueil du genre, c’est l’ennui. On a beau dire que les passions sont les mêmes à la campagne qu’à la ville, encore faut-il tenir compte de l’expression qu’elles revêtent, et c’est justement cet élément d’intérêt qui fait défaut quand on fait parler le paysan, c’est-à-dire le moins expansif des êtres dans les choses qui relèvent du sentiment, et le moins varié dans la forme qu’il donne à sa pensée. Aussi l’auteur a-t-il mis ses principaux personnages un peu au-dessus du niveau commun. Bathsheba n’est pas seulement la nièce d’un de ces fermiers comme on n’en voit qu’en Angleterre, qui conduisent la charrue le matin et qui le soir, les pieds sur un bon tapis, lisent une revue ou un journal ; elle est encore une manière d’institutrice manquée, et si elle trait les vaches, c’est qu’on l’a trouvée, non sans raison, un peu sauvage pour élever les enfans. Quant à Gabriel, il a lu et relu toute sa bibliothèque : le Chirurgien vétérinaire, le Paradis perdu, le Voyage du pèlerin, un traité d’arithmétique et Robinson Crusoé. De plus il joue de la flûte, et rien de ce qui concerne les brebis et les champs ne lui est étranger. Oak et Bathsheba peuvent donc s’aimer tant qu’ils voudront : nous sommes sûrs que, s’ils ont quelque chose à dire, ils sauront bien le dire, l’un avec sa gaucherie piquante et l’autre avec une coquetterie naïve dont l’ignorance et le désir de plaire font tout le charme. Nulle part ce contraste n’est mieux marqué que dans la jolie scène où M. Hardy nous a montré le berger venant frapper, peu de temps après avoir été sauvé par elle, à la porte de sa bienfaitrice. Huit jours ont suffi pour mettre dans son cœur honnête une passion qui ne s’éteindra pas, et il s’est assuré que, si la jeune fille ne devient pas sa femme, il ne sera plus bon à rien sur la terre. En conséquence, sous le poétique prétexte d’offrir à Bathsheba un petit agneau qui a perdu sa mère, il arrive, et tout d’abord découvre sans ambages l’objet de sa visite à la tante de celle qu’il aime. Une chose surtout l’inquiète, c’est de savoir si Bathsheba n’aurait point par hasard quelque amoureux déjà. La tante, pour faire, en bonne parente, valoir sa nièce, répond qu’elle n’en sait rien, mais que, faite comme elle est, elle doit bien en avoir au moins une douzaine.

« — C’est tant pis, dit le fermier Oak contemplant avec tristesse une des crevasses du plancher. Je ne suis qu’un homme ordinaire, et je n’avais qu’une chance, celle d’arriver le premier ; aussi vais-je m’en retourner chez moi, madame.

« Quand Gabriel eut fait environ cent pas le long de la dune, il entendit pousser derrière lui un hé ! hé ! dans une note suraiguë. Il regarda et vit une fille qui courait après lui en agitant un mouchoir blanc. C’était Bathsheba Everdene. Le teint foncé de Gabriel se colora. Quant à elle, elle était déjà toute rouge, non d’émotion, comme il parut bientôt, mais d’avoir couru.

« — Fermier Oak, je,… dit-elle en s’arrêtant pour reprendre haleine, et portant la main à son côté.

« — J’étais justement allé vous voir, dit Gabriel…

« — Oui,… je le sais, dit-elle, haletante comme un rouge-gorge, le visage en feu et humide de l’effort qu’elle venait de faire, toute semblable aux pétales d’une pivoine avant que le soleil en ait séché la rosée. Je ne savais pas que vous fussiez venu pour me demander en mariage ; autrement je serais revenue tout de suite du jardin où j’étais. J’ai couru après vous pour vous dire… que ma tante s’est trompée en vous renvoyant et en vous empêchant de me faire la cour.

« Gabriel s’épanouit. — Je suis fâché de vous avoir fait courir si vite, ma chère, dit-il avec un sentiment de gratitude pour les faveurs à venir. Attendez un peu que vous ayez retrouvé votre haleine.

« — Elle s’est tout à fait trompée, ma tante, en vous disant que j’avais déjà un amoureux, poursuivit Bathsheba. Je n’ai pas de bon ami du tout, et je n’en ai jamais eu, et j’ai pensé que par le temps qu’il fait pour les femmes, c’était dommage de vous renvoyer avec l’idée que j’en avais plusieurs.

« — Vraiment et sans mentir je suis heureux d’apprendre cela, dit le fermier Oak, souriant d’un de ces larges sourires qui lui étaient familiers et rougissant de plaisir. — Il tendit la main pour prendre celle que la jeune fille avait gracieusement posée sur son cœur afin d’en contenir les violens battemens. Dès qu’il voulut la saisir, elle la mit derrière elle, de sorte qu’elle lui échappa des doigts comme une anguille.

« — J’ai une bonne petite ferme, dit Gabriel avec moitié moins d’assurance qu’il n’en avait mis à lui prendre la main.

« — Oui, je sais.

« — On m’a avancé de l’argent pour commencer, mais tout de même ce sera bientôt payé, et, quoique je ne sois qu’un homme ordinaire, j’ai fait un peu de chemin depuis que j’étais jeune garçon. — Ce mot « un peu, » il le prononça de façon à montrer à la jeune fille que c’était une forme de complaisance pour « beaucoup. » Il ajouta : — Marié, je suis sûr de pouvoir travailler deux fois aussi dur que je le fais maintenant.

« Là-dessus il s’avança et tendit le bras de nouveau. A l’endroit où Bathsheba l’avait rattrapé, il y avait un buisson de houx couvert en ce moment de baies rouges. Bathsheba, voyant dans ce pas en avant une attitude menaçante, et que sa personne pourrait bien être entourée, sinon étreinte, mit le buisson entre elle et lui. « — Quoi, donc, fermier Oak ? dit-elle, regardant par-dessus-avec de grands yeux, je n’ai jamais dit que j’allais vous épouser.

« — Eh bien ! voilà une histoire ! fit Oak avec consternation. Courir ainsi après le monde, et puis me dire que vous ne voulez pas de moi !

« — Voici seulement ce que je voulais vous dire, reprit-elle vivement, et commençant à sentir l’absurdité de la position où elle s’était placée, c’est que personne ne m’a eue pour bonne amie, au lieu d’une douzaine, comme disait ma tante. Je hais de passer ainsi pour être la propriété des gens,… quoiqu’il ne soit pas impossible que cela ait lieu un jour, Vraiment, si j’avais voulu de vous, je n’aurais pas couru après vous de cette façon, c’eût été la chose la plus effrontée du monde ; mais il n’y avait pas de mal à me hâter de corriger les faux renseignemens qu’on vous avait donnés.

« — Oh ! non, pas le moindre mal. — Cependant, comme il y a des jugemens où l’on montre machinalement trop de générosité instinctive, Oak, appréciant mieux l’ensemble des circonstances, ajouta ces mots : — Tout de même, je ne suis pas bien sûr qu’il n’y eût pas de mal à cela.

« — En vérité, je n’ai pas eu le temps, avant de partir, de me demander si je voulais ou non me marier, car vous étiez déjà derrière-la colline.

« — Allons, dit Gabriel tout soulagé de nouveau, réfléchissez-y une minute ou deux. J’attendrai, miss Everdene. Voulez-vous m’épouser ? Dites oui, Bathsheba. Je vous aime bien au-delà de l’ordinaire.

« — Je vais essayer d’y penser, dit-elle, si toutefois je peux penser en plein air, car mon esprit s’éparpille tellement…

« — Au moins pouvez-vous faire une conjecture ?

« — Alors donnez-moi du temps. — Et d’un air pensif elle regarda dans le lointain, du côté où Gabriel n’était pas.

« — Je puis vous rendre heureuse, dit celui-ci s’adressant pardessus le buisson à la nuque de la jeune fille. Vous aurez un piano dans un an ou deux, les femmes des fermiers se mettent maintenant à en avoir, et je m’exercerai bien sur la flûte pour vous accompagner le soir…

« — Oui, j’aimerais assez cela.

« — Et une de ces petites voitures de dix livres pour aller au marché, et de belles fleurs, et des oiseaux, je veux dire des coqs et des poules, parce que c’est utile, continua Gabriel se sentant balancer entre la prose et la poésie.

« — Cela me plairait beaucoup.

« — Et une serre pour les concombres comme en ont une les messieurs et les dames… « — Oui.

« — Et, la noce terminée, nous la ferions publier dans le journal à la liste des mariages…

« — J’aimerais passionnément cela.

« — Et les enfans à la liste des naissances,… tous des garçons. Et à la maison, au coin du feu, toutes les fois que vous lèverez les yeux, je serai là, et toutes les fois que je lèverai les yeux, vous serez là.

« — Attendez, attendez, et ne soyez pas inconvenant. — Sa physionomie perdit de son animation, et elle resta silencieuse un instant. Lui, il contemplait les baies rouges qui étaient entre eux, et quand il avait fini recommençait, si bien que dans tout le reste de sa vie le houx demeura pour lui l’emblème d’une proposition de mariage. — Non, dit-elle en se retournant, cela ne sert de rien. Je n’ai pas envie de vous épouser.

« — Essayez.

« — J’ai essayé ferme tout le temps que j’ai pensé, car en un sens ce serait très joli, un mariage : on parlerait de moi, on penserait que j’ai fait ma petite conquête, et je me sentirais triomphante, et ainsi de suite ; mais un mari…

« — Eh bien ?

« — Eh bien ! il serait toujours là comme vous dites ; toutes les fois que je lèverais les yeux, il y serait.

« — Naturellement il y…, c’est-à-dire j’y serais.

« — Eh bien ! ce que je veux dire, c’est qu’il ne me déplairait pas d’être la fiancée dans une cérémonie de mariage, si je pouvais l’être sans avoir un mari ; mais, puisqu’une femme ne peut pas par elle-même se faire voir de la sorte, je ne me marierai pas,…. du moins maintenant.

« — Voilà une bien sotte histoire !

« Devant cette critique élégante de ses sentimens, Bathsheba crut devoir ajouter quelque chose à sa dignité par un léger mouvement en arrière.

« — Sur mon cœur et mon âme, je ne sais pas ce qu’une fille pourrait dire de plus sot ; mais, ma très chère, ajouta Oak d’un ton conciliant, ne soyez pas comme cela. — Il poussa un profond, un honnête soupir. — Pourquoi ne voulez-vous pas de moi ? reprit-il, et il se glissait autour du houx pour arriver à ses côtés.

« — Je ne peux pas, dit-elle en faisant retraite.

« — Mais pourquoi ? — Et, comme il désespérait de jamais l’atteindre, il finit par se tenir immobile et lui faire face par-dessus le buisson.

« — Parce que je ne vous aime pas. « — Oui, mais…

« Ici elle réprima un bâillement rendu inoffensif par sa petitesse. — Je ne vous aime pas, dit-elle.

« — Mais je vous aime, moi, et pour ma part je me contente d’être accepté.

« — Oh ! monsieur Oak, voilà qui est très joli. Vous finiriez par me mépriser.

« — Jamais, répondit M. Oak, et avec tant d’ardeur que la force seule de ces mots semblait le pousser tout droit à travers le buisson dans les bras de la jeune fille. Il est une chose que je ferai sûrement dans cette vie, c’est de vous aimer, de soupirer après vous, et de ne cesser de vous désirer jusqu’à ce que je meure. — Sa voix avait maintenant un accent vraiment pathétique, et ses grandes mains brunes tremblaient. »

Pourquoi Bathsheba se laisserait-elle fléchir ? Quand on n’a en ce monde que son cœur et sa beauté, c’est bien le moins qu’on en dispose comme on l’entend. Oak s’éloigne donc sans rien obtenir et bien résolu à ne plus rien demander, mais avec la mine d’un homme qui va désormais consacrer ses jours et ses nuits à la lecture de l’Ecclésiaste.

Un jour de marché, les fermiers qui se réunissent sous la halle séculaire de Casterbridge pour y échanger leurs produits et les nouvelles du jour remarquèrent avec surprise une jeune femme élégamment habillée qui se glissait dans la foule, et faisait voir aux acheteurs les échantillons de ses grains que, suivant l’universel usage, elle agitait dans le creux de deux petites mains blanches. C’était Bathsheba, qui, devenue fermière à son tour par la mort de son oncle, avait résolu de diriger sa ferme elle-même. Peut-être se serait-elle mal trouvée de cette entreprise audacieuse, si une tête plus ferme que la sienne n’eût, sans qu’elle s’en doutât, fait bonne garde autour d’elle. Pour Gabriel Oak, aussi peu de temps avait suffi pour changer toutes choses : un jeune chien trop zélé avait une nuit chassé dans le trou béant d’une carrière le troupeau du berger et ruiné son maître. La providence des romanciers avait fait le reste, et l’amoureux, repoussé, mais non guéri, s’était trouvé un beau matin, comme autrefois Jacob chez Laban, chargé du soin des brebis de celle dont le service et le nom lui étaient également doux. Gabriel s’est-il dit qu’il servira sans espoir, ou a-t-il dans la simplicité de son âme héroïque fait le plus savant des calculs ? Peu importe, il entrevoit obscurément devant lui un rôle sans gloire et tout de dévouaient ; il le remplira jusqu’au bout. Il peut penser avec le poète qu’un moins aimant aura sans doute mieux que lui ; mais il est résigné d’avance à tous les sacrifices d’amour-propre que lui tient en réserve l’étrange position où le hasard l’a réduit autant que sa volonté. Il n’a probablement pas lu les œuvres de Tennyson, mais il sait que jamais les belles dames ne furent le prix des cœurs faibles, et que ce n’est pas seulement dans les poèmes de chevalerie que la victoire reste au plus endurant.

Telle est la naïve histoire que l’auteur de Far from the madding crowd s’est plu à raconter avec tant de grâce et tant de suite que l’on se sent presque coupable envers le romancier comme envers le lecteur lorsqu’on essaie d’en faire goûter le charme dans une sèche analyse. C’est dans l’original même qu’il faut voir le beau développement du caractère de Gabriel Oak, sa patience, sa fierté, et en même temps son humeur inaltérable et vaillante. Miss Everdene n’est pas une maîtresse facile à contenter. Sa rapide élévation a fait tourner sa jolie tête, et elle traite durement l’esclave qui s’est donné à elle tout entier, jusqu’à étouffer son amour sous les formes banales de la civilité mercenaire. Et pourtant Bathsheba n’est point une coquette au sens ordinaire du mot ; elle veut choisir, voilà tout. Or, jusqu’ici un seul amoureux s’est présenté et qui n’a pas même su lui dire qu’elle était belle. Au fond, c’est peut-être la plus grande faute qu’ait commise le berger Oak. Le fermier Boldwood sera-t-il plus heureux ou moins maladroit ? Celui-là, il a ceci pour lui, qu’il possède six chevaux dans son écurie, et qu’il est plus près du gentleman que du paysan. Une chance de plus en sa faveur, c’est qu’étant d’un naturel sauvage, il n’a pas fait la moindre attention à sa nouvelle voisine, qui s’est vengée de cette impardonnable négligence en lui envoyant, au jour traditionnel de la Saint-Valentin, une devise de confiseur avec un cachet où éclatent ces mots d’une signification peu voilée : épousez-moi. Cette fois-ci Boldwood a levé les yeux. L’enveloppe flamboyante est là, sur sa cheminée, éclairant sa chambre de célibataire, où tout à la gravité d’un dimanche puritain. Il ne sait pas encore, il devine à peine d’où vient le coup, et déjà la paix de son passé et le calme de sa vie présente sont pour jamais troublés. Il voit une main de femme tracer les caractères de la vulgaire devise, y ajouter ce sceau hardi qui le fait rêver, et pour la première fois peut-être depuis vingt ans il s’aperçoit qu’il a vécu dans l’isolement, qu’il n’a ni mère, ni sœur, ni liens au monde, et qu’il ne fait pas bon être seul. Quand la passion se met, à la quarantième année, dans un cœur que rien n’a rempli, elle risque fort de le faire éclater. Bathsheba a beau fermer sa porte à celui qu’elle a si imprudemment provoqué, Boldwood finit par se présenter à la jeune fille, au milieu de ses occupations de fermière. Il vient lui offrir sa protection, son amour et le luxe que lui permet son aisance. La proposition est la même que celle faite naguère par Oak, et, comme celui-ci, Boldwood oublie de prononcer le mot décisif, le seul qui pourrait faire pencher la balance de son côté. S’il aime Bathsheba, c’est, dit-il, parce qu’elle lui est devenue nécessaire. La force de l’argument échappe à la fermière. Embarrassée de cet hommage, elle demande du temps pour réfléchir. Les remords, car elle en éprouve, la pousseraient peut-être à accepter un mariage de raison ; mais le troisième larron va venir. Il arrive de la caserne de Casterbridge, dans le brillant costume écarlate des dragons de la garde, avec les trois chevrons de son grade au bras. Un soir qu’elle venait de faire sa ronde, ignorant qu’un autre prenait fidèlement ce soin pour elle, un soir, en traversant le petit bois de pins qui protège la vieille ferme contre les coups du vent, Bathsheba embarrasse sa robe dans l’étroit sentier à l’éperon du sergent Troy. Effrayée et confuse, elle veut fuir ; mais la guipure résiste, et la robe est toute neuve. Une autre raison qui la retient peut-être plus qu’elle ne croit, c’est que le dragon, beau parleur, à mille complimens assez soldatesques a mêlé l’expression d’une admiration qui n’est pas jouée. Tandis que Gabriel et Boldwood n’avaient su lui parler que de son bonheur futur dans leur compagnie et de leur profonde affection, il lui a parlé de sa beauté. Ce miel tout grossier l’a enivrée d’abord ; elle pourra bien dégager son vêtement, mais son cœur reste pris.

Au reste, ce n’est pas un soldat vulgaire que le nouveau-venu, et, s’il a quelques peccadilles sur la conscience, en revanche il a si bon caractère. Il a déjà séduit, il est vrai, une fille de la contrée qui a disparu, mais il ne demandait pas mieux que de l’épouser : il l’a même attendue toute une heure à l’église, où elle ne s’est pas rendue. C’est un homme pour qui les souvenirs sont un embarras et les préoccupations une superfluité, pour qui le passé se réduit à hier et l’avenir à demain, un homme dont le jugement et les penchans n’ont entre eux aucune influence réciproque, vu qu’ils se sont séparés depuis longtemps de consentement mutuel. Comme le vice est chez lui affaire de premier mouvement et la vertu le résultat d’une froide méditation, il arrive souvent que cette dernière a une tendance modeste à rester invisible. Sa mère, institutrice parisienne, lui avait légué le don des paroles dorées, et comme il n’en avait pas trouvé l’emploi chez l’attorney où, devenu orphelin, on l’avait mis en apprentissage, il s’était engagé dans l’armée. Bien élevé pour un homme de la classe moyenne, il l’était extraordinairement pour un soldat. Il s’exprimait avec facilité et babillait sans cesse, ce qui lui permettait d’être tout différent de ce qu’il paraissait, par exemple de parler d’amour et de penser à son dîner, de se montrer empressé à payer et d’être bien résolu à faire des dettes. On peut trouver que Bathsheba ne fait pas preuve de bon goût en se laissant admirer par le sergent Troy. Aussi le romancier ne l’excuse-t-il guère. Il se borne à faire voir une fois de plus combien tout ce qui reluit fascine, et il étudie son héroïne sans chercher à dissimuler que sa cervelle manque d’équilibre. La rencontre du sous-officier a laissé la pauvre fermière troublée ; une seconde entrevue l’achève. Sous prétexte de voir Troy faire devant elle cette escrime du sabre dont elle a entendu raconter des merveilles, elle lui accorde un véritable rendez-vous. La scène est très originale, et quand la villageoise, au milieu des passes brillantes que le sergent exécute autour d’elle avec l’art d’un prévôt d’armes, se trouve enveloppée d’un cercle de fer étincelant au soleil, quand elle voit la lame agile venir enlever sur son front une boucle rebelle qui s’y est égarée, quand elle sent la pointe aiguë du sabre s’abattre sur son corsage pour y transpercer une chenille tombée d’une branche voisine, la malheureuse, épuisée par la variété de ses émotions et cédant au charme qui la maîtrise, s’assoit sur une touffe de bruyère et garde le silence.

« — Il faut maintenant que je vous quitte, dit doucement Troy, Je prends la liberté de garder ceci en souvenir de vous.

« Elle le vit se baisser vers le gazon, ramasser la boucle frisée qu’il avait séparée de ses tresses nombreuses, l’enrouler autour de ses doigts, de faire un bouton du revers de sa tunique et la glisser soigneusement au dedans. Elle se sentait incapable de résister ou de refuser. Cet homme était trop fort pour elle.

« Il s’approcha d’elle et dit : — Il faut vous quitter. — Il s’approcha encore, et une minute plus tard elle vit sa forme écarlate disparaître derrière les bouquets de fougère avec la rapidité de l’éclair, comme un tison ardent vivement agité. »

L’espace de cette minute a décidé de la destinée de Bathsheba : Troy aura la fermière et la ferme. Il est aimé avec cet abandon complet que font de leur personne les caractères forts une fois qu’ils ont livré leur indépendance. Qu’il y ait dans l’entraînement de son héroïne une petite dose de folie, l’auteur ne le nie pas. C’est un trait de plus dans l’âme qu’il a décrite avec tant de soin, âme virile par la volonté et par la passion enfantine. De ses trois prétendans, Bathsheba va choisir, a déjà choisi le moins digne ; mais personne ne lui a enseigné qu’on est coupable de ne point contrôler ses sentimens et d’en négliger les conséquences. Son malheur, c’est de n’être tout à fait ni une femme du monde ni une fille de la campagne, d’appartenir par les goûts et par l’intelligence à ce qu’on appelle la société sans en avoir l’expérience, et de vivre aux champs avec les bestiaux pour voisins de maison et les journaliers pour compagnie. Cependant quelqu’un vient à son secours, et la raison fait entendre un conseil. Oak en effet a su la passion et l’offre de Boldwood, et il a deviné le triomphe du sergent. Son plus grand chagrin avait été jusqu’alors de se sentir dédaigné ; mais voir tomber Bathsheba dans les filets du sous-officier lui cause une peine plus vive encore. C’est un noble amour que celui qui ne craint pas de combattre l’erreur du cœur aimé au risque d’y faire naître l’aversion. C’est un noble amour, mais un amour qui ne se promet rien de bon, et qui ferait mieux peut-être de garder le silence. Toujours est-il que Gabriel Oak veut parler et plaider la cause de Boldwood. Ce qu’il y gagnera, il ne le sait pas trop ; à tout le moins il aura sauvé son âme. Il apparaît donc pour la seconde fois sous le jour de conseiller désintéressé, et, comme la première fois, sa maîtresse le prie d’aller porter ses avis et ses services dans une autre ferme que la sienne ; elle le renvoie. Il y a un proverbe anglais qui assure qu’à force d’être foulé aux pieds le ver de terre finit par se redresser. Oak, dans une situation semblable, fait à peu près de même. Aux ordres irrités de la jeune furie, il ne répond que par le calme ironique du bon sens qui connaît sa force et sa valeur.

« — Voici la seconde fois que vous prétendez me congédier, et à quoi cela sert-il ?

« — Que je prétends ! Vous partirez, monsieur ; je n’ai que faire de vos leçons. Je suis maîtresse ici.

« — Allons, vraiment quelle autre folie allez-vous dire encore ? Me traiter comme le premier venu quand vous savez que naguère encore ma position était aussi bonne que la vôtre ! Sur ma vie, Bathsheba, cela est trop impudent. Vous n’ignorez pas que je ne peux m’en aller sans vous mettre dans un embarras d’où vous sortirez je ne sais comment. Promettez-moi de prendre avec vous quelque homme entendu pour intendant, ou régisseur, ou tout ce que vous voudrez, faites-moi cette promesse, et je pars à l’instant.

« — Je ne veux point d’autre intendant que moi-même, dit-elle avec fermeté.

« — Fort bien ; alors vous me devriez remercier de ce que je consens à rester chez vous. Comment irait la ferme, s’il n’y avait qu’une femme pour s’en occuper ? Mais, remarquez-le bien, je ne vous demande pas de sentir que vous m’en êtes redevable. Non, ce que je fais, je le fais… Parfois je me dis que je serais heureux comme l’oiseau de quitter la place, car ne supposez pas que je sois satisfait de n’être rien du tout. J’étais né pour mieux que cela. »

Singulier langage pour un amoureux. Alceste, à sa façon, ne parlait pas autrement à Célimène, et, comme Alceste, Oak aurait bonne envie de rattraper son cœur, seulement il n’en a pas la force.

Et maintenant c’est Boldwood qu’il faut affronter, Boldwood qui se croit joué, et qui parle avec la rage de la jalousie et l’emportement du désespoir. L’entretien est terrible, et Bathsheba épouvantée, entrevoyant dans le lointain le fouet du fermier sur le beau visage du sergent qu’elle aime, se demande comment elle a pu, dans un puits si profond et si calme, soulever des vagues si furieuses. Le châtiment commence pour elle. Dans son angoisse, elle résout d’aller trouver secrètement Troy à Bath, où il est en congé, pour l’écarter du chemin de Boldwood, pour lui demander conseil et pour lui dire adieu : elle revient avec lui, mais mariée, et le châtiment est complet.

Au moment où l’idylle menace de tourner à la tragédie, M. Hardy, suspendant pour un moment l’analyse des passions de l’homme, s’est rappelé que les élémens ont aussi leurs colères, et qu’il n’y a pas de pastorale bien faite sans un orage au moins. Celui qu’il a déchaîné sur la ferme de Weatherbury, pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux époux, est un des mieux amenés qui se puisse imaginer. La moisson est terminée : huit meules de froment et d’orge se dressent dans la cour attendant qu’on les couvre. C’est le moment qu’a choisi le soldat devenu fermier pour célébrer à sa manière son joyeux avènement. Il a fait apporter du rhum et de l’eau bouillante, et, malgré les instances de sa jeune épouse, il contraint de boire à sa santé les ouvriers, plus habitués au cidre et à l’ale qu’au punch des dragons de la garde. En vain le fidèle Oak vient l’avertir que le ciel se voile de nuages ; il refuse d’entendre raison et remet les affaires au lendemain. Pendant que le maître s’enivre et force les moissonneurs à l’imiter, Oak laissera-t-il les meules exposées à l’éclair qui s’approche ? Permettra-t-il à la foudre de faire un tas de cendres avec la fortune de la femme qu’il a aimée en vain ? Non, cela ne sera pas. Il rentre dans la grange, salle du festin champêtre, pour y chercher du secours ; il y trouve la fin de l’orgie : tous sont étendus sur le sol alourdis par l’ivresse. Il faut que seul il sauve la récolté. Seul ? non, Bathsheba, redevenue vaillante, se tiendra à ses côtés sur les meules menacées par le feu du ciel ; elle l’aidera à couvrir les gerbes ou à les retourner à la lueur et au grondement du tonnerre, et, quand, tout dégouttant de pluie et de sueur, Oak aura fait son œuvre périlleuse, entre le mercenaire dévoué, fier du devoir accompli, et le maître qui ronfle dans le sommeil de la débauche, elle n’aura plus à se demander de quel côté sont le courage et la beauté. Elle le sent si bien qu’à ce moment même elle ne résiste pas au désir de donner à l’homme dont elle a refusé l’affection un témoignage, le premier, de sa confiance. Elle voudrait qu’il ne la crût pas aussi folle qu’elle a paru l’être, et, sans rougir encore de son amour pour Troy, elle fait entendre à Gabriel que les ruses du sergent n’ont pas été étrangères à sa prompte résolution.

Dès lors un sentiment nouveau, celui de la pitié, vient s’ajouter dans l’âme du berger Oak à la passion qu’il éprouve pour Bathsheba. Pas plus qu’un autre, il n’est doué du don de prophétie ; mais il n’a pas de peine à conjecturer que Troy ne sera jamais un fermier de la vieille roche, et c’est ce qui arrive en effet. L’ancien sous-officier montre beaucoup plus de goût pour la nouvelle école que pour toute autre. Il s’occupe fort des chevaux, il est vrai ; mais il ne pense que rarement aux vaches, et l’argent de Bathsheba s’en va grand train dans les paris de courses. L’amour aussi s’en va, et la jalousie arrive. Troy a sottement fait allusion, toutes les fois qu’il avait besoin de quelques livres sterling, à une belle fille qu’il aurait pu jadis épouser. Il a gardé sans y penser, sous le couvercle de sa montre, une boucle de cheveux blonds, et les cheveux de Bathsheba sont noirs. Un jour, au milieu d’une querelle à propos de paris perdus, une inconnue qui se traînait à grand’peine sur la route s’est approchée de Troy, qui, changeant de visage, s’est hâté d’éloigner sa femme. Est-il bien étonnant que celle-ci se surprenne à faire parfois des retours sur l’adoration respectueuse de Boldwood, sur le dévoûment silencieux de Gabriel ? Dans cette voie, la pente est glissante, et l’on y roule vite. Elle apprend alors qu’une jeune fille, autrefois servante chez son oncle Everdene, est allée mourir dans la maison de refuge de Casterbridge ; elle entend chuchoter autour d’elle et se fait raconter l’histoire de cette malheureuse, qui avait, dit-on, dans le régiment de Troy un bon ami qui ressemblait beaucoup à ce dernier. Tout le passé du beau sergent se dévoile aussitôt aux yeux de la nouvelle mariée.

Ici commence la partie pathétique du roman. Faut-il le dire ? quoique M. Hardy y ait déployé un singulier talent, ce n’est peut-être pas celle qui lui fait le plus d’honneur. On y côtoie le bord du mélodrame, et, si l’on n’y tombe pas tout à fait, c’est que les situations, tout en étant violentes, ne deviennent jamais communes. Ainsi la jalousie rétrospective de Bathsheba paraît vraiment exagérée. On ne comprend guère l’espèce de fureur qui la pousse à percer jusqu’au bout le mystère des amours passées de Troy, et à s’assurer que dans ce cercueil rendu par l’hospice de Casterbridge à la paroisse de Weatherbury reposent le cadavre de la servante Fanny Robin et celui de son petit enfant. Et lorsque Troy, emporté par la violence de ses remords, vient à son tour s’agenouiller près de la bière que dans une pieuse ignorance Bathsheba elle-même a fait placer pour une nuit dans sa demeure, lorsqu’à la faute par lui commise il en ajoute une autre en outrageant la vivante par l’expression sauvage de sa passion pour la morte, lorsque enfin il écarte avec une colère méprisante l’épouse qui pardonne, le lecteur se demande s’il n’a pas quitté le terrain de la réalité pour le royaume de l’hallucination. L’auteur, à vrai dire, cherche bien un peu à plaider les circonstances atténuantes pour la conduite extraordinaire de ses personnages ; il n’y réussit pas complètement. Il explique par exemple les actes romanesques de son sergent en disant qu’il avait du sang français dans les veines ; l’excuse paraît insuffisante. Les argumens tirés de l’hérédité ont assurément beaucoup de poids ; seulement il est des cas où il vaut mieux ne pas s’en servir. La vérité, c’est que chez Troy comme chez Bathsheba la raison est en train de déménager. Aussi éprouve-t-on un certain soulagement lorsque l’auteur, leur donnant la clé des champs, envoie l’une errer dans les bois pour y retrouver le calme nécessaire, et exile l’autre dans les hasards d’un cirque ambulant.

Une année s’écoule : Oak, qui seul a gardé l’égalité d’âme du sage, Oak mûri par la souffrance des autres, est devenu le régisseur en titre de sa maîtresse. Rien n’est changé dans sa vie, si ce n’est qu’il a quitté la blouse blanche de l’ouvrier rustique pour un costume plus élégant. Pour Bathsheba et pour chacun, Troy est mort. N’a-t-on pas trouvé ses vêtemens sur la plage ? De son côté, Boldwood reprend espoir. Il croit qu’une réparation lui est due, et il la demande en termes touchans. Au moment où la veuve domptée par le malheur va, cédant pour la première fois à une voix autre que celle de la passion, accorder au fermier non une promesse, mais une espérance que semble légitimer en quelque sorte le silence de Gabriel Oak lui-même, quelqu’un s’approche qu’on n’attendait plus. La bûche monstrueuse de Noël a été allumée dans le foyer solitaire de Boldwood. Les convives sont arrivés, et parmi eux Bathsheba inquiète et tremblante. L’engagement qu’elle redoute, Boldwood l’arrache à ses larmes : elle sera sa femme dans six ans, si tous les deux vivent encore. Le reste, on le devine. Troy, las de courir le monde et ayant d’ailleurs usé ses remords, s’est dit que sa femme est belle et qu’il a été bien sot de l’abandonner. Il entre dans la salle et réclame son bien. « Allez avec votre mari, » s’écrie Boldwood dans un gémissement, et dans le temps que Troy, irrité du silence de Bathsheba éperdue, la tirait brutalement à lui par le bras, un coup de feu retentit, une fumée grise emplit la salle : cette fois-ci le mari ne reviendra plus. Le fusil qui pendait au-dessus de la cheminée, Boldwood l’a déchargé à bout portant sur l’ancien dragon. Ici encore l’hérédité est intervenue comme le dieu d’Horace dans les nécessités tragiques : le meurtrier comptait des fous dans sa famille. H uit mois après, Oak recevait une visite imprévue dans sa modeste demeure : c’était Bathsheba qui venait lui demander pourquoi il voulait s’en aller au loin, et si elle l’avait offensé.

« — M’offenser ? dit-il, comme si vous en étiez capable, Bathsheba !

« — Non, vraiment ? demanda-t-elle joyeusement ; mais alors pourquoi partez-vous ?

« — Je me suis arrangé pour prendre la Basse-Ferme, qui sera à mon compte à dater du jour de l’Annonciation. Vous savez que j’y avais un intérêt depuis quelque temps. Cependant cela ne m’aurait pas empêché de surveiller la vôtre comme auparavant ; mais on a dit des choses sur nous.

« — Quoi ! s’écria Bathsheba tout étonnée, et quelles choses a-t-on pu dire sur vous et sur moi ?

« — Je ne saurais vous les répéter.

« — Il serait pourtant plus sage, je crois, de le faire. Vous avez souvent été pour moi un mentor, et je ne vois pas pourquoi vous craindriez de l’être encore maintenant.

« — Vous n’y êtes pour rien cette fois. Le fin mot de l’affaire, c’est qu’on dit que je m’attarde ici pour attendre la ferme du pauvre Boldwood avec la pensée de vous attraper aussi quelque jour.

« — M’attraper ? Qu’est-ce que cela signifie ?

« — Vous épouser, en bon anglais. Vous m’avez demandé de vous le dire, il ne faut donc pas m’en vouloir.

« Bathsheba ne semblait pas aussi alarmée que si on eût tiré un coup de canon à ses oreilles, comme Oak s’y attendait. — Je ne savais pas que c’était cela que vous vouliez dire, reprit-elle tranquillement ; pareille chose est trop absurde,… trop prématurée, pour y songer.

« — Oui, naturellement, c’est trop absurde. Je ne désire rien de semblable ; il me semble que cela se voit assez à cette heure. Certainement, certainement, vous êtes la dernière personne qu’il me viendrait à la pensée d’épouser. C’est trop absurde, comme vous dites.

« — Trop… prématuré, voilà les mots que j’ai employés.

« — Je suis forcé de vous demander pardon si je vous reprends, mais vous avez dit « trop absurde, » et je dis de même.

« — Et moi aussi je vous demande pardon, répondit-elle avec des larmes dans les yeux, a Trop prématuré, » voilà tout ce que j’ai dit. C’est vrai, monsieur Oak, et vous devez me croire. « Gabriel la regarda longuement ; mais, comme la lumière du foyer était faible, on ne pouvait pas voir grand’chose. — Bathsheba, dit-il tendrement en s’approchant d’elle, si je pouvais seulement savoir si vous me permettriez de vous aimer, de vous gagner et de vous épouser après tout ? Si je pouvais seulement savoir cela !

« — Mais vous ne le saurez jamais, murmura-t-elle.

« — Pourquoi ?

« — Parce que vous ne le demanderez jamais.

« — Oh ! oh dit Gabriel riant tout bas de joie, ma chérie…

« Il l’accompagna jusqu’à la colline. Ils parlèrent très peu de leurs sentimens mutuels. Les jolies phrases et les expressions passionnées n’étaient sans doute pas nécessaires à des amis aussi éprouvés. Leur affection était de ces affections solides qui naissent (si jamais il s’en trouve de semblables) quand les deux êtres qui se rencontrent ne se sont connus d’abord que par les côtés rudes de leur caractère et ne sont arrivés que plus tard à sentir ce qu’ils ont de bon en eux, après que leur roman a grandi dans les interstices des dures réalités prosaïques. Il est malheureusement bien rare que cette camaraderie, produite ordinairement par la similitude des occupations, vienne s’ajouter à l’amour d’un sexe pour l’autre, parce que les hommes et les femmes ne s’associent guère que pour leurs plaisirs et non pour leurs travaux. Toutes les fois cependant que d’heureuses circonstances en permettent le développement, le sentiment composé qui en provient se trouve être le seul amour qui soit fort comme la mort, l’amour que ni les eaux ne peuvent éteindre, ni les déluges noyer, et en dehors duquel la passion communément appelée de ce nom se dissipe comme une vapeur. »


III

Ce serait se faire une idée incomplète de son talent que de juger uniquement M. Hardy sur ses qualités de conteur. A tout prendre, ce n’est pas toujours le choix du sujet qui fait la valeur d’un roman, mais c’est surtout la quantité d’observation et de philosophie morale qu’il renferme et l’impression qu’il laisse dans l’esprit du lecteur. Parmi les œuvres d’imagination, les plus simplement construites sont souvent les plus grandes comme les plus durables. Que les situations soient suffisantes pour montrer les caractères, il n’en faut pas davantage. A cet égard, l’auteur de Far from the madding crowd a fait bonne mesure. Peut-être même, vers la fin, a-t-il accumulé des incidens qui jurent un peu avec l’aimable simplicité du début. On ne saurait pourtant lui en vouloir beaucoup, car le tempérament est difficile à garder, et après tout un roman n’est ni un traité de morale, ni un livre de maximes, ni un recueil de sentences. C’est une œuvre beaucoup plus compliquée, aujourd’hui surtout, et qui a bien son utilité aussi quand on songe au nombre infini de gens qui en font leur seule lecture, sans compter ceux qui, sans s’en douter, vont y chercher des règles pour la conduite de leur vie. En effet le roman devient de plus en plus une petite encyclopédie où toute une société se retrouve avec ses idées, ses occupations et ses goûts. Il y a dans la pastorale de M. Hardy un tableau complet de la vie rustique en Angleterre. Pendant que le drame de la grande passion éternelle se joue sur le premier plan, au second s’agite la foule des paysans qui vient, comme le chœur dans la tragédie, dire son mot sur les événemens et sur les héros. L’auteur y a rassemblé des traits admirables d’observation, des bouts de conversations saisies au vol et que l’on croit entendre, des drôleries pleines de finesse et une infinité de ces remarques jetées en passant et qui peignent un caractère en une ligne. C’est la partie épisodique du roman ; bien des gens peut-être la préféreront à l’autre, mais on ne peut les séparer, car l’auteur, en homme qui sait son métier, ne s’accorde pas un détail qui n’ait son importance dans l’effet général : chacun fait entendre sa note dans cette symphonie pastorale, et l’ensemble reste parfait. Si l’on voulait pousser au bout la comparaison, on pourrait dire que ce sont les ouvriers de la ferme qui forment la basse continue, soit aux champs où ils travaillent sous la conduite de Gabriel Oak, soit surtout dans la petite chambre enfumée où le vieux Warren fabrique la drêche pour les habitans du village. Là est le quartier-général des oisifs et le lieu de repos après le labeur de la journée. On y boit du cidre dans un vaste pot à anses surnommé le Dieu-me-pardonne pour des raisons assez incertaines, à moins que ce ne soit à cause de la grandeur du vase. On y conte aussi mille histoires véridiques accompagnées de réflexions profondes sur la nature de l’homme considéré en tant que créature faible et naturellement altérée.

Tout en buvant à la bouche du four du vieux Warren, Jean Coggan, Mark Clark, Joseph Poorgrass et les autres ne craignent pas de soulever à leur façon le problème de la destinée humaine. Ils ont en général des opinions très décidées sur ce grave sujet ; mais, si quelque contre-temps est venu troubler leur égalité d’âme, si l’augmentation de salaire qu’on espérait recule dans un douteux lointain, si la fermière a fait entendre des reproches ou s’est rendue coupable d’injustice en favorisant celui-ci aux dépens de celui-là, alors, sous l’influence de la mauvaise humeur, la foi vacille, la libre pensée apparaît, et le scepticisme prend les formes les plus audacieuses. Heureusement qu’il en reste toujours au moins un qui, n’ayant pas à se plaindre, demeure ferme dans la défense des vérités menacées, soutient que la vertu a sa récompense tôt ou tard, que toutes les promesses faites au juste finissent par s’accomplir, et que « Dieu est un parfait gentleman. » Sur ces matières, comme sur la question de savoir quelle est la meilleure église, Jean Coggan est tout particulièrement remarquable, tant par la solidité des principes que par l’imprévu des raisonnemens. La profession de foi qu’il fait à Joseph Poorgrass, que l’on soupçonne un peu d’incliner vers la chapelle dissidente, peut en donner une idée.

« — Pour ma part, dit Coggan, je tiens fermement à l’église d’Angleterre. Je ne parlerai pas beaucoup de moi-même, je n’aime pas à le faire ; mais je n’ai jamais varié en une seule doctrine, je me suis attaché comme taffetas à la vieille foi où je suis né. Oui, il y a ceci à dire en faveur de l’église d’Angleterre, c’est qu’un homme peut lui appartenir et continuer à fréquenter sa bonne vieille taverne sans jamais se mettre l’esprit à la torture à propos de doctrines. Pour être dissident, il vous faut aller à la chapelle par tous les vents et par tous les temps. Ce n’est pas que les membres de la chapelle ne soient d’assez habiles gaillards à leur manière. Ils sont capables de trouver dans leur propre tête de belles prières à propos de leurs familles et des naufrages qui sont dans les journaux.

« — Oui, c’est ce qu’ils savent faire, dit Mark Clark avec sentiment ; mais nous, gens de l’église établie, voyez-vous, nous sommes forcés de les avoir tout imprimées d’avance, ou sans cela, le diable m’emporte, nous ne saurions pas plus parler à un grand personnage comme la Providence que des enfans qui ne sont pas nés.

« — Oui, reprit Coggan, nous savons parfaitement que, si quelqu’un va au ciel, ce seront eux. Ils ont travaillé dur pour cela, et ils le méritent bien. Je ne suis pas assez fou pour prétendre que nous, qui nous attachons à l’église, nous ayons la même chance qu’eux, parce que nous savons que nous ne l’avons pas ; mais je ne peux pas souffrir les gens qui vont changer leurs bonnes vieilles doctrines dans l’idée d’aller au ciel. Autant vaudrait révéler ses complices pour les quelques livres qu’on y gagne. Eh bien ! voisin, lorsque toutes mes pommes de terre gelèrent jusqu’à la dernière, notre ministre Thirdley fut l’homme qui me donna un sac de semences, quoiqu’il en eût à peine pour son propre usage, et pas d’argent pour en acheter. Sans lui, je n’aurais pas eu une pomme de terre à mettre dans mon jardin. Croyez-vous après cela que je voudrais tourner casaque ? Non, je m’attacherai à mon parti, et si nous sommes dans l’erreur, soit ; je tomberai avec ceux qui sont tombés. »

Voilà, on en conviendra, une argumentation spécieuse. Il ne faut pas avoir fréquenté beaucoup certaines classes de la société pour reconnaître combien sous une forme moins plaisante de pareils procédés de raisonnement sont fréquens. Ce sont là de ces traits généraux qui, rencontrés au nord et au midi, font paraître en définitive le monde bien étroit et les hommes bien semblables. L’âme des paysans ne semble pas avoir de mystères pour l’auteur de Far from the madding crowd. Il en fait jouer les secrets ressorts avec une sûreté de main parfaite, et, si le monde qu’il nous découvre n’est pas toujours beau à contempler, il est du moins singulièrement intéressant dans le cadre original où il se présente aux yeux. Aucun détail n’est oublié pour le faire ressortir davantage, et à chaque instant derrière l’observateur pénétrant apparaît le poète. Il y a deux genres de description : celle qui s’attache seulement à rendre avec exactitude les objets extérieurs, et qui croit avoir atteint le bout de l’art quand elle a fait une nature morte, et celle qui, ne se contentant pas à si peu de frais, voit dans les objets extérieurs des personnages qui ont leur rôle à jouer, des êtres vivant d’une vie inférieure dont il s’agit de saisir et de rendre les caractères innombrables et les aspects variés à l’infini. Ce qui n’est qu’un décor pour ceux-là est pour ceux-ci un drame animé. Il faut bien l’avouer, le roman anglais en général penche un peu vers la description banale, et l’enthousiasme qu’il apporte dans ses admirations ne les empêche pas de paraître souvent d’autant plus factices qu’elles éclatent à propos de tout, ou pour mieux dire à propos de rien. Au moindre buisson couvert de chèvrefeuille ou d’aubépine, au moindre mur revêtu de lierre, au moindre chêne seigneurial, ce sont des extases sans fin, des dithyrambes interminables : le chêne ne manque jamais de remonter à la conquête normande, et le lierre amène avec lui tout le cortège des souvenirs d’enfance et de famille. La bruyère occupe aussi une place exagérée dans ces effusions lyriques, et quant à l’océan, quel usage n’en a-t-on pas fait depuis Byron ! Dire simplement les choses nouvelles, et donner aux choses simples une expression neuve, c’est là un vieux précepte que plus d’un devrait méditer. M. Hardy le connaît, et, ce qui est mieux encore, il le pratique. Il aime la nature, mais il ne s’amuse pas à la décrire longuement. Il vous met au milieu des champs ; là il vous dit ce qu’il sent, et on le sent avec lui. Ce n’est pas chez lui besoin de suivre la coutume et la foule, c’est parce qu’il est poète, et, s’il tire de spectacles bien connus des effets nouveaux, c’est, parce qu’il y porte un sentiment personnel. On a souvent parlé de l’impression que fait ressentir une nuit étoilée et calme ; mais qui ne distingue, en lisant les lignes suivantes par exemple, je ne sais quoi d’original qu’on n’avait pas rencontré ailleurs ?

« Le ciel était clair, remarquablement clair, et le scintillement de toutes les étoiles semblait n’être que les palpitations d’un seul corps cadencées par un commun battement. On apercevait distinctement, ce qui en Angleterre se voit plus souvent dans les livres que dans la réalité, une différence de couleur entre les astres. L’éclat royal de Sirius perçait les yeux de son brasillement d’acier, l’étoile appelée Capella paraissait jaune, Aldebaran et Betelgueuse brillaient d’un rouge de feu.

« Pour ceux qui au milieu d’une nuit claire se tiennent seuls sur une colline, la marche du monde vers l’orient devient presqu’un mouvement palpable. Ce qui fait naître cette sensation, c’est peut-être le glissement panoramique des étoiles au-delà des objets terrestres, glissement qui devient perceptible, si l’on reste tranquille quelques minutes, c’est peut-être qu’en dominant d’une hauteur une plus grande étendue de terrain, on s’imagine avoir une idée plus réelle de la révolution terrestre, peut-être aussi est-ce la solitude ou le vent ; mais, pour une cause ou pour une autre, on a l’impression vive et persistante d’être porté en avant. La poésie du mouvement est une expression fort en usage : pour jouir de cette volupté, il faut vous tenir debout sur une colline à une heure avancée de la nuit et surveiller tranquillement notre marche majestueuse à travers les étoiles. Après une reconnaissance nocturne par un ces groupes d’astres, bien au-dessus des lieux que fréquentent ordinairement la pensée et la vue, il en est plus d’un qui tout à coup s’est élevé jusqu’à se sentir capable d’éternité. »

On ne saurait dire que M. Hardy appartient à une école, car par l’indépendance de son talent il ne relève que de lui-même. Cependant il n’est pas défendu de signaler les traits de ressemblance que l’on peut trouver entre lui et quelques écrivains récens qui semblent vouloir donner une direction nouvelle à la littérature romanesque.

Un des préjugés les plus répandus contre le roman anglais, c’est qu’il ne sait pas se borner. Il ne fait, dit-on, pas grâce au lecteur du moindre geste de ses héros : il compte les tasses de thé qu’ils boivent ; il les prend le matin au saut du lit et ne les abandonne le soir que sous les couvertures, étendant sa sollicitude sur eux de leur naissance à leur mort. Ce reproche pouvait être fondé autrefois : aujourd’hui même encore le roman biographique rencontre des amateurs ; mais parmi les romanciers de la jeune école il y a au contraire une tendance marquée à concentrer l’intérêt sur un point spécial, à faire du roman une succession de crises ou une suite de scènes détachées. La part laissée à l’action est devenue singulièrement plus restreinte, et celle donnée à l’analyse psychologique d’autant plus considérable. On pourrait citer tel ouvrage célèbre Où les portraits tiennent la plus grande place. L’auteur étudie ses personnages, il les dissèque curieusement, il promène sur eux un regard affectueux ou étonné selon l’occasion. Il ne se moque pas d’eux, il ne les hait pas comme faisaient Thackeray par exemple et d’autres avec lui. Il ne prend parti ni pour eux ni contre eux : il les explique. Il semble souvent, comme un magistrat, résumer simplement les témoignages, l’accusation et le plaidoyer, laissant aux jurés, c’est-à-dire aux lecteurs, le soin de décider s’ils ont bien ou mal agi. Cette méthode n’a qu’un inconvénient : c’est qu’elle fait bien vite envoler l’illusion, si l’auteur n’y apporte des ménagemens extrêmes. Hâtons-nous de dire que dans Far from the madding crowd M. Hardy ne l’a employée que dans une mesure légitime. Il a su, sauf une ou deux fois tout au plus, s’arrêter à temps et rester romancier. Si maintenant on ajoute que M. Hardy est réaliste, peut-être aura-t-on suffisamment indiqué ce qui le rapproche de quelques-uns de ses confrères. Il est réaliste, mais à sa manière, avec une nuance de rêverie pleine de grâce. Il sait décrire les choses comme elles sont, dans toute leur laideur. Ainsi il ne vous cachera point que Jean Coggan et Joseph Poorgrass, chargés de conduire à sa dernière demeure le corps de la pauvre Fanny, se sont outrageusement enivrés en route. En même temps il mettra dans la peinture des objets les plus vulgaires une distinction qu’ils n’ont pas en réalité, mais qui les relève et les rend dignes de l’art. Il ne craint même pas de glisser à l’occasion une leçon morale dans l’œuvre d’imagination. Il n’est ni des habiles qui estiment que l’homme peut tout pour son bonheur, ni des désespérés qui pensent qu’il ne peut rien. Ce qu’il a voulu montrer dans le personnage si heureux de Gabriel Oak, c’est que l’âme patiente et droite qui se possède obtient toujours pour prix de la lutte la sérénité et quelquefois le bonheur par surcroît. Cette leçon bien modeste, l’auteur la laisse deviner plus encore qu’il ne la donne dans un style qui n’est pas un des moindres charmes de son livre, et qui permet de ranger Far from the madding crowd dans la classe de jour en jour moins nombreuse des romans qui se relisent. À ces derniers seulement appartient l’avenir, et si M. Hardy continue à donner à la forme le même soin et la même élégance virile, il est permis de prédire qu’il sera toujours fêté par les lecteurs sérieux. Il ne rencontrera peut-être plus souvent de sujet aussi heureux que celui qu’il vient de traiter, car il y a certaines œuvres dont on n’est capable qu’une fois ; mais ceux qui aiment à trouver dans le romancier un véritable écrivain sauront lui faire une place à part et le distinguer dans la foule.


LEON BOUCHER.