Le Roman juif en Allemagne - M. Léopold Kompert

Le Roman juif en Allemagne - M. Léopold Kompert
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 5-32).

LE ROMAN JUIF


EN ALLEMAGNE.




M. LEOPOLD KOMPERT.

I. — Aus dent Ghetto (Scènes du Ghetto), par M. Léopold Kompert ; Leipzig, 1848.

II. — Bœhmische Juden (les Juifs de la Bohême), par le même ; Vienne, 1851.




Ce sera un des caractères de ce temps-ci que le réveil des traditions nationales d’un bout de l’Europe à l’autre. Le XVIIIe siècle avait effacé l’esprit particulier de chaque peuple ; ardent à se séparer du passé et dédaigneux de ses meilleurs souvenirs, l’homme semblait ne plus avoir de relations avec le sol qui l’avait nourri ; une pensée uniforme et des sentimens convenus se substituaient presque partout aux émotions, aux idées, à tous les phénomènes moraux suscités en notre ame par la réalité qui nous entoure ; la figure abstraite de l’humanité avait pris la place de la créature vivante. De toutes les causes qui ont amené, il y a un siècle, l’appauvrissement général de la poésie européenne, il n’en est pas de plus sérieuse que celle-là. Lorsque la langue et la pensée de Voltaire gouvernaient les intelligences de Saint-Pétersbourg à Londres et de Berlin à Madrid, il n’y avait pas de place pour cette poésie vraie que le soleil fait éclore, qui se nourrit de la sève du sillon, qui reçoit pour les féconder les influences du monde réel, et porte au front, comme un signe charmant, la marque des lieux où elle est née. Une réaction ne devait pas tarder à se produire ; on sait avec quelle fougue impatiente Lessing en fut le promoteur, et comme le génie national en Allemagne, en Suède, en Angleterre, combattit d’une manière éclatante et finit par remplacer la littérature artificielle dont le règne avait duré trop long-temps.

Est-ce à dire que l’inspiration du XVIIIe siècle ait complètement disparu ? Non, certes ; elle persistait dans l’ombre, et les révolutions de notre âge l’ont relevée et propagée au loin. Toutefois, à côté de ce courant d’idées démagogiques qui tend à absorber chaque individu dans l’état et chaque peuple dans le genre humain, il est facile d’apercevoir aujourd’hui une force toute contraire qui pousse les peuples à ressusciter leur histoire, à réclamer leur part du soi, à se constituer d’une façon distincte au milieu de la confusion croissante. Ce double mouvement en sens inverse est un des plus curieux spectacles que présenta notre société bouleversée. Ici de vagues aspirations vers l’unité universelle, là le pieux entêtement de la fidélité domestique ; ici les froids et prétentieux utopistes tout prêts à abolir l’idée vivante de la patrie au profit de je ne sais quelle idole de bronze appelée par eux l’humanité, là les obstinés défenseurs des traditions qui semblaient mortes, — des érudits transformés en tribuns, des poètes et des copieurs qui soulèvent des races entières en vengeant leur langue natale disparue et leurs institutions abolies. N’est-ce pas un phénomène intéressant que ce réveil des Tchèques de la Bohême, des Slovaques de la Hongrie, des Croates des côtes illyriennes, des Flamands de la Belgique, se révoltant contre l’œuvre des siècles, et s’efforçant de reconquérir une existence distincte au moment même où les docteurs de la démagogie vont enseignant partout que les nations doivent disparaître ?

Le roman rustique, accueilli avec tant de faveur depuis quelques années en France et en Allemagne, est une des formes de cette protestation que nous venons de signaler. Ce n’est plus seulement telle ou telle famille de peuples chez qui le sentiment de race se réveille, c’est une classe particulière qu’on s’attache à peindre avec la physionomie qui lui est propre, avec ses mœurs et son existence à part au sein de la commune patrie. Que les écrivains s’en rendent compte eux-mêmes ou qu’ils l’ignorent, peu importe : ils suivent ici un instinct qui ne saurait échapper à une clairvoyante attention, ils peuvent céder encore, je le veux bien, à d’autres influences secrètes ; ils peuvent céder au désir de flatter le peuple, à l’ambition de créer une poésie démocratique, à l’espoir de renouveler par ce retour à la nature les ressources d’une littérature épuisée : ils obéissent surtout, qu’ils le sachent, à ce sentiment dont nous parlions tout à l’heure ; ils sont les interprètes involontaires de ce mouvement qui se fait de tous côtés pour rattacher fortement à la tradition du sol les races, les tribus, les classes même, que la tendance opposée voudrait confondre dans la promiscuité et le chaos. Peindre avec amour les paysans de telle province distincte, consacrer pieusement leurs coutumes et tracer leur histoire de chaque jour, c’est suivre à peu près la même inspiration que ces écrivains passionnés, érudits ou poètes, dont les travaux ont ressuscité des langues éteintes et réuni sur le sol natal des tribus dispersées. Ce qu’ont fait M. le comte Léo Thun en Bohème, M. Louis Gaj en Illyrie, M. Henri Conscience dans les Flandres, c’est ce qu’ont fait aussi, d’une manière assurément moins directe, mais avec nue pensée analogue au fond, M. Berthold Auerbach pour les habitans de la forêt Noire, Mme Sand pour les paysans du Berri, et surtout M. Jérémie Gotthelf pour les rustiques populations du canton de Berne. À ce point de vue, et lors même qu’une certaine adulation démocratique se glisserait dans ces récits populaires, lors même qu’ils ne brilleraient pas tous, comme les peintures de M. Gotthelf, par la sincérité la plus vraie, il faudrait applaudir néanmoins à la direction morale dont le roman rustique est manifestement le produit. Un tel genre, sans doute, peut présenter de graves dangers : cette littérature a besoin d’être surveillée avec zèle et jugée sans complaisance ; mais, si l’inspiration en est honnête, combien ne doit-elle pas devenir salutaire et féconde ! Ces sortes d’ouvrages, si l’on y regarde de près, acquièrent un intérêt historique en même temps qu’ils charment l’imagination ; le sujet s’agrandit et s’élève ; la réalité apparaît sous la fiction ; on croit entendre ces bourgeois de Laon ou de Vézelay, qui, dans l’irrégulière société du moyen-âge, sonnant le beffroi de la ville, appelaient tous les enfans de la commune à la défense du foyer.

Or, si ce ne sont pas seulement les paysans d’une contrée spéciale que l’auteur se propose de peindre, s’il faut ajouter au caractère particulier des lieux la différence des nationalités et des cultes, s’il s’agit des paysans juifs, par exemple, et de leur vie si originale au milieu des populations chrétiennes de l’Autriche, le rapport que je viens d’indiquer entre le roman populaire et les insurrections de race ne devient-il pas plus évident encore ? Parmi les écrivains qui ont contribué dans ces derniers temps au succès de cette littérature rustique, il y a une place des plus honorables pour un conteur autrichien, M. Léopold Kompert, dont les tableaux nous font pénétrer avec un grand charme de vérité et de poésie chez les pauvres Juifs de la Bohême. La littérature juive en Allemagne a joué depuis un siècle un rôle considérable. De Mendelssohn à Henri Heine, il y a en chez nos voisins toute une succession de talens supérieurs qui ont marqué leur passage avec éclat et laissé des traces profondes dans les lettres germaniques. On sait que les Juifs d’Europe se divisent en deux grandes familles, Juifs allemands, Juifs portugais, et que ces derniers, pendant tout le moyen-âge, se considérant comme une tribu supérieure, ne témoignaient qu’indifférence et mépris à leurs frères des contrées allemandes : tout est bien changé aujourd’hui. C’est de l’Allemagne que sont sortis les représentans les plus illustres dont puisse s’enorgueillir l’audacieuse activité de cette race invincible. Les Israélites de la famille portugaise ont produit au moyen-âge des poètes, des rabbins, des savans, qui ont tracé un sillon original dans le champ de la pensée humaine ; ce sont les Juifs de l’Allemagne qui règnent désormais dans les arts comme dans la finance. Sans sortir du domaine des lettres, Moïse Mendelssohn et Rahel de Varnhagen, Louis Boerne et Henri Heine doivent être rangés parmi les maîtres de la pensée allemande ; ils sont de ceux qui, par des mérites opposés et dans des périodes très différentes, ont le plus vivement agi depuis cent ans sur la conscience publique. Si diverse qu’ait été leur influence, il existe toujours entre eux un lien qui les unit ; ils suivent tous la direction dont Mendelssohn est le chef, ils s’élèvent au-dessus des strictes observances du judaïsme, et, tout en conservant un caractère à part, ils passent de l’étroite enceinte du temple à l’assemblée du genre humain, où la philosophie les introduit, une philosophie tantôt pieuse et sereine comme chez l’auteur du Phédon, tantôt fantasque et hardie comme chez Rahel, tantôt sceptique et poétiquement railleuse comme chez Louis Boerne et Henri Heine. Ce n’est pas tout-à-fait à ce groupe d’esprits qu’appartient M. Léopold Kompert. Le caractère particulièrement juif dont ses devanciers s’éloignaient, le peintre des paysans de la Bohême est bien forcé de s’y attacher. Tandis que les esprits d’élite entrent de plus en plus dans la grande famille humaine, il y a des populations entières qui conservent avec une piété inaltérable les coutumes, les croyances, les préjugés, les terreurs, les espérances invincibles, toutes les poétiques singularités de cette race orientale dispersée dans les brumes de l’Occident. Il y a des cœurs qui souffrent et des ames qui vivent du plus pur enthousiasme. Sous le chaume de la masure, dans les rues immondes du Ghetto, au milieu des mauvais traitemens et des malédictions, il y a des douleurs déchirantes, des dévouemens sublimes, de merveilleuses extases, que la foi seule, surtout une foi opprimée, peut faire jaillir des profondeurs de l’ame. Voilà le sujet qu’a choisi M. Kompert, voilà le monde mystérieux où nous introduisent ses peintures.

N’y a-t-il pas de graves dangers pour un artiste dans ces travaux d’une nature si spéciale ? A Prague, à Presbourg, nous allons entrer avec M. Kompert dans le dédale obscur du Ghetto ; nous allons visiter ces maisons ténébreuses et sales que le chrétien en passant regarde avec une sorte d’horreur, et qui semblent aussi, dans leur silence hargneux, maudire tout bas le chrétien qui passe. Nous allons voir des croyances séculaires, des mœurs qui remontent aux premiers jours du monde, des préjugés enracinés par une persécution de deux mille ans dans la famille d’hommes la plus opiniâtre qui fut jamais, et transmis de génération en génération à travers toutes les vicissitudes des âges. Quelle inspiration l’auteur va-t-il puiser dans une pareille étude ? quelle espèce d’émotion voudra-t-il produire en nous ? Décrire la vie du peuple, peindre les paysans de nos campagnes ou les ouvriers de nos villes, c’est déjà une entreprise périlleuse pour qui n’apporte pas dans une telle matière un cœur passionné pour le vrai, une intention élevée et droite, une ame maîtresse d’elle-même. Que sera-ce s’il s’agit de cette race dont la servitude forme le plus mystérieux et le plus lamentable épisode des calamités humaines ? Aux excitations démocratiques ne verra-t-on pas se joindre les rancunes d’une oppression séculaire ? Rassurons-nous : si M. Léopold Kompert est entré avec courage dans tous les détails, dans toutes les singularités de son sujet, ce n’est pas pour y chercher des inspirations vengeresses. Parmi les écrivains juifs de l’Allemagne, il en est plus d’un qui, désabusé d’ailleurs des illusions du judaïsme, ne conservait de ses anciennes croyances que la haine de l’esprit chrétien ; ce scepticisme moqueur dans lequel ils s’étaient réfugiés, ils l’aiguisaient contre le christianisme, et, quoiqu’ils parussent tout joyeux de confondre dans une même ruine l’église victorieuse et l’église vaincue, c’était toujours la colère du vaincu, c’était l’âpre passion du Juif révolté qui éclatait dans leurs écrits. Tel n’est point le romancier des paysans j vifs de l’Autriche ; il aime les croyances de ses pères, il aime surtout ceux qui les ont conservées et qui souffrent à cause d’elles, — et cette sympathie affectueuse, il cherche à la communiquer à ses lecteurs, non dans un esprit de secte et pour une propagande impossible, mais dans un esprit de conciliation, pour la sainte, pour l’éternelle propagande de la paix, de la tolérance et de l’amour.

Le premier ouvrage de M. Léopold Kompert est intitulé Scènes du Ghetto. Il a paru en 1848 au milieu des passions soulevées dans tous les sens, et, malgré tant de préoccupations qui laissaient peu de place aux jouissances de l’art, il a tout d’abord attiré l’attention de l’Allemagne et conquis de précieux suffrages. C’était l’heure des illusions révolutionnaires et des déclamations à grand fracas ; on ne parlait que réformes radicales, on ne voyait partout que pétitions sans fin et promesses sans mesure. À côté de ces étourdissantes niaiseries, voyez cette réclamation si touchante et si humble ! Le conteur recommande ses frères à la bienveillance de ceux qui gouvernent ; il décrit leurs misères, il révèle à bien des gens qui ne s’en doutaient pas la servitude du pauvre Israélite dans les pays allemands, il fait connaître la dureté impitoyable des préjugés et la barbarie de la loi. Ces mots, l’émancipation des Juifs, qui ont servi de texte à tant de harangues prétentieuses, on ne le lit pas une seule fois dans l’ouvrage de M. Kompert, mais, combien cela vaut mieux ! on y songe sans cesse, et on en comprend la douloureuse portée. C’est à son peuple surtout que le romancier s’adresse : il lui prodigue les consolations, il lui apprend à se résigner, il le moralise et l’élève. Tantôt, pour l’arracher aux misères présentes, il lui ouvre comme un refuge le sanctuaire de l’antique foi ; il allume les candélabres du tabernacle, il redouble pour les croyans les enivrantes exaltations des jours saints ; il entonne le chant de noces de la princesse Sabbath et du prince d’Israël, ce mystique chant d’hyménée que composa en Espagne, il y a sept cents ans, le grand poète juif du moyen-âge, Jehuda ben Ra-Levy ; tantôt, par une inspiration profonde et avec un art plein de charme, il semble l’introduire peu à peu dans le christianisme en l’accoutumant aux plus purs sentimens de la loi nouvelle, à la patience, à la douceur, au pardon des injures. De là le double aspect de ses tableaux : d’un côté, ce sont de vrais juifs, des physionomies rudement accentuées, de fanatiques et inflexibles natures, chez qui la vertu même a je ne sais quoi de barbare, de l’autre, on aperçoit des figures éclairées des douces lueurs de la grace, des héroïnes de charité et de sacrifice, dignes de tenir leur place dans quelque sainte légende du moyen-âge chrétien.

La première histoire du volume, celle que l’auteur intitule la Seconde Judith, est une des peintures où les mœurs juives sont reproduites dans toute leur crudité hardie. Est-il rien de plus éloigné de nos mœurs, rien qui marque plus vigoureusement le caractère farouche d’une race exaltée ? La scène se passe en 1809, pendant l’invasion de Napoléon en Autriche ; les Français occupent les routes et les villes de la Bohême. Tout le pays tremble devant ces soldats qui, depuis les pyramides jusqu’à Berlin, ont vaincu les plus redoutables armées du monde. Un seul homme semble ne rien craindre, c’est un habitant du Ghetto de Presbourg, un petit colporteur nommé Leb-le-Rouge. Envoyé naguère à Schoenbrunn avec je ne sais quelle députation de sa commune, Leb-le-Rouge a eu l’insigne honneur de parler à l’empereur d’Autriche ; depuis ce moment, son patriotisme s’est transformé en, un mystique enthousiasme. Voyez-le, le jour même où se livre la bataille de Wagram, courant de côté et d’autre dans les rues du Ghetto et demandant tout effaré si personne n’a reçu de nouvelles ; de temps en temps, il s’arrête, et des versets des psaumes de David s’échappent de ses lèvres. L’instinct cupide du Juif trouve aussi son compte au milieu des émotions ardentes du patriote. Leb a conçu un projet qui peut servir la cause de l’Autriche sans que ses petits intérêts y perdent rien. Il a résolu d’aller la nuit sur les champs de bataille, de ramasser tout ce qu’il pourra, armes, vêtemens, munitions, et de porter ce bagage au quartier-général, où la pénurie est extrême. On le paiera bien, sans doute ; ce n’est pas pourtant le seul espoir du gain qui le fait agir : l’ardeur du patriotisme et le sentiment de l’intérêt se combinent ici de telle façon qu’il serait difficile de faire exactement les parts.

Pour réaliser son plan d’une manière fructueuse, Leb-le-Rouge a besoin d’un auxiliaire. Le seul associé qu’il ait pu trouver est maître Christophe, l’aubergiste du Lion d’Or. Christophe n’est pas Israélite ; mais, né et élevé aux environs du Ghetto, il connaît les usages, les cérémonies, la langue même des Juifs de Presbourg, et ce serait là pour Leb-le-Rouge un collaborateur très convenable, s’il n’était aussi sceptique que Leb-le-Rouge est dévoué à la religion de ses ancêtres. Christophe est un esprit fort, et l’on devine que de contrastes, que de conflits bizarres entre les deux amis pendant leurs expéditions nocturnes. L’auteur a dessiné avec une rare habileté le portrait du colporteur juif tourmenté de mille façons dans ses croyances les plus chères par son impitoyable associé. L’ardent mysticisme populaire et le voltairianisme grossier d’un épicurien de bas étage sont confrontés ici et mis aux prises dans des scènes qui provoquent à la fois l’attendrissement et le sourire. Cependant Leb-le-Rouge et Christophe ont laissé derrière eux un ennemi dont ils ne se doutent pas : c’est un certain maître d’école nommé Chajim, lequel, sachant un peu le français, est devenu, à titre d’interprète entre le peuple et les soldats de Napoléon, le personnage le plus important de la province. Chacun est naturellement l’allié et le défenseur des Français, comme Leb-le-Rouge est leur plus implacable adversaire. Grande rumeur dans la population du Ghetto ; il faut se décider entre les deux rivaux, il faut prendre parti pour Leb ou pour Chajim. C’est Leb-le-Rouge, on le pense bien, qui, par son exaltation mystique, gouverne l’opinion de ses frères. Chajim est presque un renégat ; à force de fréquenter les Français, il a négligé peu à peu les observances judaïques, et il lui échappe maintes paroles qui accroissent chaque jour la défiance. Au milieu de ces événemens domestiques, rehaussés par l’art ingénieux et la sincère émotion du narrateur, on voit apparaître une calme et silencieuse figure : c’est Blumèle, la fiancée de Chajim. Blumèle est orpheline et pauvre ; elle est belle, elle est bonne, et lorsque Chajim pense qu’il va l’épouser après les fêtes de pâques, il lui semble qu’une bénédiction céleste inonde son cœur. Il ne se souvient pas de la détresse de la pauvre fille et de l’abandon ou elle vit ; il ne croit pas qu’elle lui doive de la reconnaissance pour le choix qu’il a fait d’elle ; c’est lui qui se sent l’obligé, et jamais il n’entre dans sa misérable demeure sans une sorte de crainte respectueuse. Il y a une singulière délicatesse dans ce portrait de Blumèle ; la beauté morale couvrant de son pur éclat les haillons de la misère, la dignité imposante et suave se maintenant sans effort au milieu de la condition la plus triste, c’est là certainement un spectacle digne de tenter un poète, et M. Kompert a peint cette situation en quelques traits sobres et exquis, lorsqu’il a dessiné la douce figure de son héroïne. Douce, ai-je dit ? Oui, mais quelle énergie étrange, quelle exaltation à demi barbare sous le calme de cette physionomie ! Blumèle est profondément pieuse, et si Chajim tient encore par quelque lien à la foi de Moïse, elle sait bien que c’est par l’amour qu’elle lui inspire. Aussi, malgré la gravité de sa parole, malgré la froideur qu’elle lui témoigne souvent et les reproches qu’elle lui adresse, Blumèle aime Chajim avec une sorte de dévotion concentrée et brûlante. Elle l’aime et comme son fiancé et comme une ame fraternelle dont la garde lui a été remise. Cet amour, où se mêlent les bizarres transports du fanatisme, est capable de sacrifices inouis ; la jeune fille, que l’auteur appelle hardiment la seconde Judith, va nous montrer bientôt à quelles extrémités sa passion la peut conduire. Leb-le-Rouge et Christophe ont été arrêtés par les Français et vont être fusillés. Qui les a trahis ? Il n’y a qu’une voix dans le Ghetto : le traître, c’est Chajim, et déjà le malheureux est sous le coup du mépris universel. Chajim cependant n’est pas coupable. Sa bonne conscience et le témoignage de sa fiancée le soutiennent au milieu des avanies sans nombre dont l’accable la vengeance populaire. La confiance de Blumèle console Chajim et lui fait oublier le monde entier ; mais Blumèle, qui la consolera ? Un soir que Chajim lui disait : « Ne sommes-nous pas fous, toi et moi, de nous tourmenter ainsi ? »

« — Dieu d’Israël ! s’écrie Blumèle tout en émoi, que dis-tu là, Chajim ? Oublies-tu qu’on te mettra toujours l’image de Leb devant les yeux, dusses-tu vivre cent ans encore ? Oublies-tu que tu seras forcé de marcher dans le sang de Leb aussi long-temps que tu seras au monde, et que ce sang finira par monter, monter, jusqu’à ce que tu en aies par-dessus la tête ?… Songe à toi ; quand tu auras des enfans et que les gens diront : Ce sont les enfans d’un traître, qu’en espérer de bon ? Et ce n’est pas tout : Leb-le-Rouge est une ame de Juif ; veux-tu donc le laisser périr ?

Ces paroles rejetèrent Chajim dans sa morne tristesse. — Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il, pourquoi m’as-tu envoyé cette épreuve ? Que faut-il que je fasse ?

« Après une longue pause, Blumèle lui dit : — Écoute, Chajim, serait-ce un malheur pour toi, si je ne devenais pas ta femme ?

« Chajim sourit comme s’il n’y pouvait croire. — Belle demande ! pensait-il.

« — Écoute-moi, Chajim, reprit Blumèle avec un accent extraordinaire, j’ai quelque chose à te dire… Tu vas te détourner avec dégoût dès le premier mot ; tu vas me chasser, me frapper au visage, car tu ne saurais imaginer ce que je veux faire… Je ne peux plus être ta femme.

« Chajim écoutait avec angoisse. — Je veux aller trouver le général français, dit Blumèle presque sans voix.

« — Et quoi faire ?

« — Je veux demander la grace de Leb-le-Rouge et de Christophe. « - Toi ?

« Cette résolution parut si étrange à Chajim, qu’il garda long-temps le silence. Il ajouta enfin : — Et s’il te la refuse ?

Aussitôt, d’un mouvement rapide, Blumèle se jeta à son cou et lui murmura quelques mots à l’oreille. Tout son corps tremblait, et une rougeur de flamme inondait son visage. Ce qu’elle avait dit devait être quelque chose d’exécrable, car Chajim poussa un cri aigu et la repoussa loin de lui.

« — Que Dieu l’empêche ! s’écria-t-il. Tu ne commettras pas ce péché.

« — Ne mêle pas Dieu là-dedans, dit tranquillement la jeune fille. C’est pour lui seul que je le fais. Je l’ai bien résolu : il ne faut pas que Leb-le-Rouge périsse.

« Chajim pleurait, sanglotait. — Ne fais point cela, Blumèle, disait-il au milieu de ses cris de douleur, ne fais point cela ! Quelle faute as-tu donc commise pour sacrifier ainsi ton plus précieux trésor ? — Et il se couvrit le visage comme s’il avait trop clairement exprimé la résolution de Blumèle.

« — J’irai seule, dit Blumèle, et elle se dirigeait vers la porte. Chajim s’élança devant elle, se jeta tout de son long au travers de l’entrée, et lui barra ainsi le passage. Son visage était tourné contre la terre ; il resta là quelques instans sans mouvement et sans vie, tandis que Blumèle, incertaine de ce qu’elle devait faire, allait et venait par la chambre. Tout à coup Chajim se redresse ; il se lève lentement, passe la main sur son front, et regarde Blumèle, sans manifester de tristesse, sans verser une seule larme. Pendant ce temps, la lumière que nous nommons inspiration était venue frapper son esprit ; tout était transfiguré à ses yeux.

« — Va, va, lui dit-il, je vois bien que c’est la volonté de Dieu. Il faut qu’un Juif se sacrifie pour un Juif. Va donc, et, si tu veux, je te conduirai moi-même, car, je le vois bien aussi, c’est à cause de moi que tu fais cela ; mais tu seras ma femme, Blumèle.

« Blumèle se jette à son cou, et tous deux se tiennent embrassés avec amour.

« Deux heures avant le milieu de la nuit, Chajim et Blumèle partirent. La nuit était illuminée de ses plus brillantes étoiles. Le Ghetto était triste et silencieux. Lorsqu’ils arrivèrent au guichet de fer que leur ouvrit le gardien de la ville, Blumèle jeta encore un dernier regard dans la rue qu’elle quittait. Ils continuèrent leur route sans s’adresser une parole. Le général demeurait sur la place de la Charité. Le soldat qui était de garde retroussa sa moustache en souriant, lorsqu’il vit cette belle jeune fille demander l’entrée de l’hôtel à une heure si avancée de la nuit. La porte s’ouvrit, et Blumèle disparut. Chajim resta dehors dans l’obscurité solitaire et froide. Des caractères comme le sien reprennent bien vite leurs allures accoutumées ; comment s’étonner que son stoïcisme ait fléchi, et que l’infinie douleur dont son ame était pleine ait débordé alors en flots de larmes ?

« Le jour suivant, on fut bien surpris dans le Ghetto lorsqu’on vit Leb-le-Rouge et Christophe, déclarés innocens et libres, sortir de leur prison. Cela semblait un miracle. On ne sut que long-temps après quel sacrifice avait fait la fiancée de Chajim pour sauver une ame de Juif. »

Certes il y a là, comme dit l’auteur, quelque chose d’exécrable. Ce dévouement farouche, cette interprétation étrange des exemples des livres saints, ce fanatisme qui ne craint pas d’employer le déshonneur comme un moyen religieux, cette association de généreux sentimens et de procédés sauvages, tout cela blesse le cœur et révolte la nature, En peignant de telles mœurs avec ses couleurs nettes et hardies, M. Léopold Kompert a fait preuve d’une impartialité redoutable, Bien qu’il n’intervienne pas dans sa narration, bien qu’il ne se donne pas la peine de dégager de son œuvre la leçon qu’elle renferme et de l’adresser directement à ceux qui doivent l’entendre, la leçon parle assez haut. Dans la rudesse même de cette peinture, dans l’émotion compliquée et poignante qui en résulte, il y a un avertissement qui doit faire naître des réflexions sérieuses. Pour nous qui, en de tels récits, cherchons surtout le mérite du peintre et la vérité du tableau, nous ne pouvons que féliciter M. Kompert de l’audace avec laquelle il a mis en scène cette ignorance barbare, et des révélations si franches que son récit nous apporte. Quand on a lu la Seconde Judith, on pénètre dans les obscures et ardentes passions qui fermentent au fond de ces tribus opprimées, on voit à nu l’affreuse influence que le double fanatisme de religion et de race, exalté par tant de maux présens et tant de souvenirs cruels, peut exercer sur les ames simples, sur celles-là particulièrement qui seraient le mieux préparées à la vertu.

Heureusement, ce ne sont pas toujours là les pratiques dévotes du Ghetto. Les croyances des populations que M. Kompert s’est proposé de peindre se présentent sous maints aspects plus aimables. Des clartés nouvelles se sont introduites, non sans douleur, hélas ! chez ces natures incultes, et il y a profit à suivre dans les récits du conteur le développement de ces vicissitudes où tant de respectables intérêts sont engagés. Que les communications de plus en plus fréquentes, la diffusion des lumières et l’adoucissement des mœurs aient fait disparaître des classes bourgeoises l’âpreté de l’esprit israélite, c’est résultat qui ne doit pas surprendre ; au sein des régions inférieures, cet effacement des anciens types ne saurait s’accomplir sans des émotions profondes et de secrets déchiremens. L’antique fidélité, qui disparaît si facilement en haut, semble gagner en bas de plus solides attaches. Déjà frappé de mort à sa cime, le vieil arbre d’Israël conserve toute sa vigueur au tronc et aux racines ; c’est là que fermente encore la sève, c’est là qu’elle soutire et crie sous la cognée. Combien de fois ne voit-on pas, pour de simples raisons de convenance, les fils élevés dans la religion chrétienne, tandis que les pare,s, par pure convenance aussi, restent fidèles à leur passé ! Ces compromis, que permet dans les hautes classes le doute envahissant, sont impossibles chez les pauvres gens du Ghetto. Là aussi, le doute peut bien se glisser ; le jeune homme qui a quitté les ténèbres du quartier juif pour visiter les villes prochaines reviendra maintes fois avec une pensée troublée ; celui dont une mère imprudente a voulu faire un docteur rapportera de l’université une philosophie de l’histoire bien différente de celle que lui enseignaient les légendes de la maison paternelle. Cependant le père et la mère n’accepteront pas de tels événemens avec indifférence ; toute leur vie était là ; frappés au cœur, comme l’arbre déjà vieux à qui l’on arrache sa meilleure branche, ils mourront. Ils mourront, et cette altération des vieilles mœurs qui causera leur mort sera visible jusqu’en ces cœurs fidèles ; ils mourront sans maudire ceux qui les tuent ; ils mourront chrétiennement, avec une angélique patience. La disparition de l’antique âpreté judaïque qui semble se fondre peu à peu et s’exhale en religieux parfums sous les rayons d’une société plus humaine, voilà le sujet qu’affectionne M. Kompert. La Seconde Judith n’est peut-être qu’une indication de l’ancien fanatisme destinée à faire mieux ressortir les modifications morales dont il va tracer l’histoire, histoire à la fois douloureuse et charmante, puisqu’il y a là tout ensemble de fortes convictions qui souffrent et de rudes passions qui s’éteignent. Tantôt il peindra avec une sympathie pénétrante les tristesses résignées des derniers croyans, à l’heure où ils emportent dans la tombe les préceptes et la foi de leurs ancêtres ; tantôt il montrera des ames candides obstinément dévouées au culte national, mais incapables de ressentir désormais les haines des temps passés et introduisant sans le savoir au sein de leurs traditions altières la mansuétude de l’esprit chrétien. Une foi inflexible, une sourde ardeur de vengeance, tels étaient les sentimens secrets de ces peuples : eh bien ! il s’attachera surtout à révéler les atteintes que subit cette foi, il aimera à montrer la résignation la plus douce prenant la place de l’esprit de vengeance. Les vieux Juifs disparaissent, les vieilles haines s’évanouissent ; je ne sais quoi de triste et de doux remplace l’énergie redoutable de la race qui se transforme. Il semble par instans qu’on entende les derniers soupirs d’une religion qui meurt.

Un des plus émouvans récits de M. Kompert est celui qu’il intitule les Enfans du Randar. « C’est l’habitude, dit l’auteur, de refuser aux Juifs la naïveté et la bonhomie ; l’erreur est grande : sans doute le Juif du Ghetto est ordinairement rusé et prompt à la raillerie ; on sait trop ce qui l’y oblige : la raillerie est l’arme de l’opprimé. Si le Juif de la campagne, plus heureux que son frère du Ghetto, connaît les jouissances de la nature et entend chanter l’alouette dans les blés, d’un autre côté sa part n’est pas la meilleure ; il manque de cette verve originale, de cet esprit aiguisé et agile qui est souvent une défense si précieuse. Vraiment, faut-il l’en plaindre ? » On ne l’en plaindra pas, si on lit le portrait de Rebb Schmul, le plus riche randar de la contrée[1]. Ce n’est pas seulement une rustique auberge qui est administrée par Rebb Schmul ; il a affermé aussi les domaines, les champs de son riche propriétaire, et tout cela, terres et auberge, prospère merveilleusement entre ses mains. Rien de plus gai, rien de plus aimable que le tableau de cet intérieur où la familiarité villageoise d’un Téniers est rehaussée par cette grace exquise que reflètent toujours les croyances religieuses d’un cœur simple. La piété de Rebb Schmul est fervente ; personne ne chante avec plus d’amour les psaumes de David et les hymnes mystiques de la synagogue, personne n’est plus dévoué à la race de ses pères. Il a rebâti au fond de son ame les murailles renversées de Jérusalem, et il invite dans la cité sainte tous les enfans dispersés de Jacob. Les pauvres mendians juifs chassés de Pologne par l’administration russe sont sûrs de trouver un asile sous son toit, et quand ils racontent les souffrances de leurs frères, quand ils disent de combien de coups de hache le moderne Aman frappe le tronc d’Israël, chaque coup retentit dans l’ame désolée du randar. Ces images nous peignent au vif l’originalité de ce caractère rustique. Entouré de ses mendians attablés, le cabaretier juif s’élève ici à une dignité singulière ; on dirait un Mardochée qui veille sur le peuple de Dieu. L’empereur de Russie, assurément, ne se doute pas que le plus implacable de ses ennemis est un paysan de la Bohême, le brave aubergiste Rebb Schmul.

La plus vive préoccupation de Rebb Schmul est l’éducation religieuse de ses enfans. Qu’ils sachent les psaumes et les prières, qu’ils soient et demeurent de bons Juifs, voilà ce qu’il veut : toute autre instruction serait superflue ou dangereuse. En vain la femme du randar, dans sa tristesse inquiète, espère-t-elle pour le petit Moïse au moins une éducation plus complète et des destinées plus hautes ; ni Moïse ni Anne ne doivent quitter la maison paternelle ou l’ombre de la synagogue. — Il faut que les enfans grandissent comme les plantes dans le sillon qui les a vus naître, répond toujours le paysan obstiné. La mère cependant finit par l’emporter, et Moïse étudiera pour devenir docteur. Hélas ! elle ne savait pas, la pauvre mère, que ce serait là l’issue fatale par où le doute entrerait dans sa maison, et avec le doute la rupture des liens de la famille. Le jour où elle apprend que son fils raille les pratiques religieuses de son enfance, qu’on l’a vu pendant les jours saints attablé dans les cabarets et dansant avec les filles de ceux qui méprisent et maudissent sa race, ce jour-là elle se sentira frappée du coup qui la conduira peu à peu vers la tombe. Qu’est devenu le petit Moïse (on l’appelait Moïse dans son enfance ; mais, pour être inscrit sur les registres de l’école, il a fallu remplacer Moïse par Maurice) ? qu’est devenu le petit Moïse, si pieux naguère, si attentif aux récits des mendians polonais, et qui, un beau matin, voulait partir avec le vieux mendiant Mendel Vilna pour rebâtir Jérusalem ? Mendel Vilna est revenu après de longues années ; il n’a pas rebâti Jérusalem, mais il rapporte à Rebb Schmul un sac rempli de cette poussière sainte qu’ont foulée les pieds des prophètes, et Maurice n’est plus là pour prêter l’oreille à ses légendes mystiques. Le père est soucieux, l’ame de la mère est en deuil. Quel contraste avec les années heureuses où la famille du randar vivait sous l’abri d’une même croyance ! Anne n’est pas plus fidèle que Maurice ; l’étude a détourné l’un du chemin que suivaient ses pères, c’est l’amour qui emportera l’autre. Elle a aimé, tout enfant, un de ses compagnons de jeux nommé Honza, un enfant catholique du même village, devenu plus tard le camarade de Maurice à l’université. Honza entre au séminaire ; il revient dans ses campagnes natales avec le caractère de prêtre, et, employant au profit de sa foi l’ascendant que lui donne la folle passion de la jeune fille, il la convertit en secret, il lui fait abjurer le judaïsme. Les désordres de Maurice avaient tué déjà la pauvre femme du randar ; le randar à son tour sera tué par l’abandon de sa fille. Point de colères, point de malédictions violentes ; l’un et l’autre, ce père et cette mère désolés, ils ne peuvent faire autre chose que mourir. De tels événemens ne sont rien quand on les résume en peu de mots ; le vivant récit de l’auteur en fait une tragédie pleine de larmes. L’originalité du tableau de M. Kompert est dans un mélange très habile de majesté religieuse et d’émotions domestiques. Ce Mardochée, — je répète le vrai nom qui convient au fermier de la Bohême. — ce Mardochée compatissant et grave qui veille sur ses frères, qui les accueille tous à son foyer, que tant d’Israélites indigens, en Galicie, en Hongrie, en Pologne, à deux cents lieues à la ronde, se recommandent les uns aux autres comme leur patron, — il n’a pas su, hélas ! garder ses propres enfans. Dans cette tente de Jacob qu’il dresse avec un religieux enthousiasme pour y recueillir tant de pèlerins égarés, les deux places les plus chères demeureront vides ; voilà pourquoi il meurt. La narration de M. Kompert est pleine de mouvement et de vie. C’est bien en Bohême que la scène se passe, les détails de la réalité y sont reproduits avec une franchise singulière ; rien d’abstrait, rien qui donne à la pensée philosophique la place que l’imagination doit remplir ; cependant un souffle tellement religieux, un si grave sentiment biblique anime ces familières aventures, que le récit en maints endroits s’élève sans effort aux proportions du symbole. Ce n’est plus l’histoire de la famille du randar qui se déroule sous nos yeux ; il semble voir la triste et expressive image des destinées d’Israël.

Cette impression qu’éprouve le lecteur attentif, M. Léopold Kompert a-t-il voulu la produire ? Je ne le crois pas. M. Kompert est surtout un peintre ; c’est une imagination vive, sympathique, habile à reproduire les mœurs populaires ; il aime les populations juives, il s’associe à leurs souffrances, et si une intention philosophique soutient en lui l’artiste, c’est uniquement, je l’ai déjà dit, le désir de consoler des ames affligées ou de moraliser des cœurs violens. Écrire, l’histoire prophétique des derniers descendans d’Abraham, annoncer la ruine prochaine des synagogues, ce n’est pas là son affaire. Si cette pensée nous vient en lisant ses ouvrages, cela prouve seulement quelle est l’impartialité du conteur, et avec quelle vivacité sincère il reproduit ce qu’il a vu. Nous pouvons nous fier à ses rapports : il écrit pour nous les mémoires particuliers du monde juif ; il nous révèle ce qui se passe aujourd’hui au fond de ces classes simples où s’est réfugiée la foi de Moïse. Là est encore la foi, là est aussi le drame, l’instruction, l’intérêt. L’étude des mœurs israélites dans les hautes classes nous apprendrait peu de chose ; l’auteur a bien fait de s’adresser aux paysans, surtout aux paysans d’un royaume où les communications des classes sont peu fréquentes, et où les lumières n’ont guère pénétré vers le bas. Que le doute y ait déjà sa place, c’est une chose grave assurément ; que la famille juive soit troublée par des déchiremens de ce genre dans un obscur village de la Bohême, c’est un symptôme que le moraliste doit recueillir et qui peut donner à penser. Suivons encore dans leur humble existence de chaque jour les naïfs personnages de M. Kompert ; on dirait une enquête historique, tant les peintures sont nettes, tant les caractères sont reproduits sans efforts et marqués du sceau de la réalité.

Nous venons de voir les douloureux drames domestiques que produit au sein même des retraites les plus paisibles de la Bohême l’altération des croyances juives ; nous avons vu, du père au fils, de la mère à la fille, les liens religieux se dénouer, et un désespoir muet succéder chez des ames candides aux imperturbables illusions de l’espérance. Les mêmes gens qu’atteignent si profondément ces émotions pénibles savent résister à l’oppression des gouvernemens. Ils ne survivent pas aux déchiremens intérieurs, et, devant les mille entraves qu’une loi barbare leur oppose, devant les brutales iniquités dont ils vont chaque jour les victimes, ils se relèvent, ils retrouvent leur obstination invincible. Les lois de l’Autriche sont bien cruelles pour les Juifs des campagnes ; la loi fixe un certain nombre de familles qui ne peut s’accroître : le fils aîné hérite du titre de chef de famille, il est le seul à qui il soit permis de se marier. Que de drames secrets amenés par cette barbarie ! Le mariage, la propriété, les droits primordiaux de la vie humaine sont interdits à une foule de malheureux ; ils sont mis hors la loi et rejetés du sein de la nature. S’ils se marient cependant, que deviendront leurs enfans ? Des bâtards. Cette injure fut adressée un matin au fils de Jaikew et de Resèle par un vaurien de leur village. On célébrait la Pentecôte, et le brave Jaikew allait joyeux de côté et d’autre, quand tout à coup, au milieu d’une querelle d’enfans, il entendit ces paroles qui lui figent monter le rouge au visage : « Va, va, ton père et ta mère se sont mariés sans autorisation ; tu n’es qu’un bâtard ! » Il s’approche ; c’était son enfant qu’on insultait ainsi. Il l’entraîne par la main et revient au logis le cœur gonflé de honte et de douleur. À quelque temps de là, il est cité devant le juge. Jaikew est coupable en effet ; il s’est marié, il a voulu devenir chef de famille malgré l’interdiction de la loi, et, maintenant que le secret est connu, il faut qu’il réponde de son délit. Le pauvre Jaikew avait cependant attendu de bien longues années avant d’enfreindre cette loi odieuse. Combien de tentatives n’avait-il pas faites pour obtenir la permission tant désirée ! Quelle patience quelle soumission respectueuse et humble ! et qui donc n’eût été touché jusqu’aux larmes en voyant le fiancé et la fiancée, Jaikew et Resèle, se promener doucement, silencieusement, aux jours de fête, le visage empreint à la fois d’une tristesse résignée et d’une confiance naïve ? Ce sont de vieux fiancés déjà ; la joie a disparu, la gaieté s’est enfuie. Les autres fiancés se marient au bout de quelques semaines ; eux seuls, ils attendent, ils attendent de mois en mois et d’année en année. Les années s’écoulent cependant, et Jaihewv, perdant enfin patience, a emmené Resèle chez le rabbin, sans que le juge l’eût permis. Voilà la rébellion dont le pauvre paysan est obligé de rendre compte. M. Kompert introduit en ces scènes touchantes un vrai rayon de la beauté morale. Rien de plus gracieux que le tableau de ces longues années de fiançailles, l’effroi des deux époux devant l’assignation du juge, leur délibération inquiète avec l’avocat. — Vous nierez le mariage, dit l’homme de loi, et vous verrez que le juge fermera les yeux. — Mais le moyen de décider Jaikew à déclarer qu’il n’est pas marié ! le moyen de faire entendre à Resèle quelle devra renier Jaikew pour son époux ! L’entêtement naïf de ces braves gens et les subterfuges hardis de l’homme de loi forment ici un contraste dont l’habile narrateur a tiré le meilleur parti. Vainement le rusé tacticien conseille-t-il à ses cliens de tourner la difficulté ; l’instinct de la femme indignée se révolte, et Resèle bravera le péril plutôt que de renoncer à sa dignité d’épouse.

L’avocat, moitié grondant, moitié souriant, finit toutefois par triompher. Jaikew et Resèle ont comparu devant le tribunal, et tous deux ont fait les réponses que leur avait dictées l’homme de loi. Comme ils maudissaient intérieurement les paroles que leur bouche était forcée de prononcer ! Que de fois la honte couvrit le front de Resèle d’une rougeur subite ! Ils se sont contenus enfin ; la déclaration a été donnée, et le juge, décidé à ne pas sévir, a bien voulu l’accepter sur parole. Tout serait terminé, si Resèle ne se tourmentait, chemin faisant, de certaines expressions de légiste prononcées par le juge à propos de l’enfant. Ces paroles, elle en a bientôt l’explication : elle apprend que son fils n’a pas de père reconnu par la loi. Dès-lors l’avocat a perdu sa peine : plus de ruses, plus de mensonges ; Resèle réclame son titre d’épouse avec l’impétuosité d’un cœur généreux qui se redresse sous l’outrage. Elle a bien voulu s’humilier elle-même, elle ne consentira pas à l’humiliation de son enfant ; elle ira plutôt, dans sa confiance, demander justice à l’empereur. Ce portrait de la femme si pénétrée de ses droits, de la mère si dévouée à ses devoirs, cette alliance extraordinaire de naïveté enfantine et de résolution impétueuse, d’ignorance et d’ardeur, de patience et de force, fait vraiment beaucoup d’honneur à l’habileté du peintre ; le caractère de Resèle peut être signalé comme une création originale. La voilà à Vienne ; elle a trouvé asile chez des parens, et là l’auteur ne manque pas d’opposer ingénieusement les Juifs de la ville à ceux de la campagne. Les parens de Resèle la prendraient volontiers pour une folle ; son entreprise est une énormité inconcevable. Le placet que lui a rédigé l’homme de loi du village excite l’hilarité inextinguible de son cousin l’étudiant, lequel est tout disposé à lui en rédiger un autre ; Resèle ne s’émeut pas de ces railleries ; le placet qu’elle porte lui paraît exprimer très convenablement ce qu’elle a dans le cœur ; elle s’y tient. Suivons-la donc à l’audience impériale :


« L’empereur avait lu la pétition, et il avait souri. À genoux à la porte de la salle d’audience, Resèle était près de s’évanouir. Alors le bienveillant souverain s’approche d’elle, et, d’une voix qui enveloppa la pauvre femme comme le courant d’un fleuve chargé d’or : — Relève-toi, dit-il, mon enfant ; on ne s’agenouille que devant Dieu. — Mais Resèle ne se releva pas ; du plus profond de son ame, elle jeta ce cri : — Grace, grace, majesté ! donnez une famille à mon Jaikew !

« — Est-il vrai, demanda l’empereur, que tu aies vécu depuis vingt et un ans déjà avec lui ?

« — Il y aura bientôt vingt-deux ans, répondit-elle, et nous avons un enfant.

« L’empereur se dirigea vers la table où était la pétition ; il écrivit quelques mots sur le verso : — Et maintenant, va, mon enfant, lui dit-il avec une douceur vraiment humaine, ton Jaikew aura une famille. Comptes-y, les choses iront mieux à l’avenir.

« Resèle se leva. Si son ame, dans ce moment, se fût dépouillée de son vêtement terrestre, c’est en chantant une hymne à l’empereur qu’elle serait entrée dans les radieuses demeures de l’éternelle vie.

« Quatre semaines plus tard (depuis long-temps déjà, Resèle était de retour ; elle avait subi maintes questions sur son audience et fait ouvrir de grands yeux à maintes bonnes gens qui l’écoutaient), Jaikew reçut une nouvelle assignation du bourguemestre. Ce fut avec un joyeux pressentiment, cette fois, qu’il gagna par le petit escalier tournant le bureau no 5. Qu’on se représente l’émotion de Jaikew, lorsque le bourguemestre lui déclara, dans les termes les plus affectueux, qu’un ordre supérieur enjoignait de donner à Jaikew la première famille vacante. — Précisément, ajoutait le bourguemestre, il y en avait une de libre ; Jaikew n’avait qu’à produire ses pièces pour obtenir le privilège qu’il souhaitait. Quinze jours après, Jaikew était chef de famille.

« Alors s’éleva entre les deux époux une singulière question : — Devront-ils célébrer un nouveau mariage ? — Jaikew n’en avait guère envie. — Maintenant que je suis chef de famille, pensait-il, que m’importent les propos du monde ? — Non, Jaikew, disait Resèle, je ne suis pas de ton avis. Puisque je suis allée à Vienne solliciter une famille pour toi, il faut que notre mariage soit régulier.

Tout le Ghetto approuva cette résolution. Une chose plaisante, c’est que les deux vieux époux durent subir l’examen religieux qui précède la cérémonie, et ce qui parut plus plaisant encore, ce fut l’examen lui-même.

« — Voyons, dit le commissaire de la synagogue qui interrogeait Resèle, quels sont les devoirs d’une mère envers son enfant ?

« Resèle réfléchit assez long-temps, puis, le visage rayonnant, elle répondit : — C’est de l’aimer, monsieur le commissaire.

« Le commissaire regarda le rabbin, qui, au même moment, tournait les yeux vers lui. Tous deux souriaient de la simplicité de la femme.

« — Et toi, demanda-t-on à Jaikew, dis-nous quel est le neuvième commandement ?

« Jaikew ne s’en souvint pas ; il fallut que le commissaire lui soufflât les premiers mots pour le mettre sur la voie : — Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain.

« — Belle demande ! reprit Jaikew en souriant ; aurais-je donc attendu Resèle aussi long-temps, si j’avais voulu convoiter la femme d’un autre ? Ce n’est pas pour moi que Dieu a donné ce commandement. »


Il y a, ce me semble, une grace touchante dans ce tableau. Les bizarreries de mœurs, qui nous révèlent une race particulière, n’y nuisent pas à cette vérité générale, qu’on peut appeler la vérité humaine. Lorsqu’on a assisté aux longues épreuves des deux époux, il est impossible de ne pas être ému de ce naïf examen, où ni l’un ni l’autre ne sait formuler les devoirs qu’il a si cordialement pratiqués. Cette petite scène, simple, rapide, et qui dit tant de choses, n’est-elle pas un trait de maître ? Il y en a plus d’une de ce genre chez M. Léopold Kompert. Ses récits abondent en inspirations heureuses, en pensées fines, profondes, vraiment pratiques ; il les produit en quelques traits nets et sobres, mais il n’a garde d’insister, et les images qu’il évoque se gravent d’elles-mêmes dans le souvenir.

Je disais tout à l’heure que certains récits de M. Léopold Kompert pouvaient nous faire pressentir la prochaine disparition ou du moins un singulier affaissement du judaïsme ; l’histoire de Jaikew et de Resèle semble nous indiquer, au contraire, les chances de durée qui lui appartiennent encore. Cette patience angélique, cette pieuse et tranqui1le longanimité est une meilleure sauvegarde que la colère. Abritées sous une résignation si doucement obstinée, les croyances paraissent bien fortes, et cependant ces vertus mêmes ne sont-elles pas l’œuvre d’une religion plus haute ? Ne doit-on pas croire que Resèle a subi à son insu l’influence d’un esprit meilleur ? C’est l’esprit chrétien qui l’anime ; ce sont des vertus chrétiennes que sa conduite nous fait aimer. Assurément, la pauvre femme n’en sait rien ; si on l’interrogeait sur les secrètes pensées de son ame, elle répondrait comme elle a répondu au commissaire et au rabbin. Elle ignore d’où lui viennent ces précieuses inspirations ; son instinct a parlé, elle l’a suivi. Pour que l’instinct toutefois lui ait été un guide si intelligent et si sûr, il faut bien que la lumière, une lumière plus douce et plus bienveillante que les traditions de sa race, ait pénétré dans l’humble monde où elle vit ; il faut bien qu’elle ait recueilli, sans y faire attention, maints enseignemens précieux. Une parole, un exemple, cela suffit, pour éveiller ce christianisme naturel qui est au fond de nos ames. Comment croire que la race juive, pressée de toutes parts, enveloppée et comme battue par la civilisation chrétienne, ait pu se soustraire aux courans invisibles des idées, aux mystérieuses propagations des sentimens ? Les clartés qui illuminent le monde depuis plus de dix-huit siècles ne doivent-elles pas triompher à la fin des sombres lueurs de la synagogue ? La toiture est percée déjà ; le jour s’infiltre par mainte issue ; les symboliques chandeliers pâlissent, et cette dernière lueur vacillante qu’ils jettent encore va disparaître dans des flots de lumière. M. Léopold Kompert, qui sait si bien décrire les religieuses émotions de ses rustiques héros, se préoccupe de toutes ces questions. Quels sont, chez les pauvres Israélites de la Bohème, les rapports du christianisme avec les croyances juives ? Y a-t-il moyen de concilier les deux esprits hostiles ? Que doit-on espérer de l’avenir ? Que faut-il faire enfin pour frayer la voie à cet avenir plus heureux et préparer l’émancipation d’un peuple esclave ? En étudiant à la lumière de ces pensées les populations juives de son pays, M. Kompert a découvert une veine nouvelle bien digne de tenter son talent. Le livre que nous venons d’examiner était surtout l’œuvre d’un peintre, d’un peintre ému et sympathique sans doute, mais particulièrement attentif à la vérité des mœurs et des costumes. Deux autres récits moins importans, la Vieille Babe et Schlemil, sont d’agréables tableaux de genre ; une série d’histoires populaires, de contes et de naïves légendes empruntées au foyer de la cabane rustique, complètent ces Scènes du Ghetto où l’auteur, je le répète, a cherché à mettre en relief la poésie cachée des mœurs juives. L’ouvrage intitulé les Juifs de la Bohème nous montrera une pensée plus haute, une préoccupation plus douloureuse et plus tendre ; le philosophe, sans effacer l’artiste, s’y déploiera librement, et les généreuses inspirations du conteur nous introduiront au sein des problèmes les plus graves.

Le second recueil de M. Léopold Kompert ne renferme que trois études. Il y en a deux, le Colporteur et Trenderln, qui se font suite l’une à l’autre ; la troisième, la plus longue et la plus importante de toute manière, est intitulée la Juive perdue, ou, pour traduire plus littéralement, la Perdue, die Verlorene. C’est une conception assez semblable qui se retrouve dans le Colporteur et la Juive perdue ; on dirait les deux aspects de la même pensée, les deux solutions différentes de l’éternel problème que tourne et retourne en tous sens l’inquiète sollicitude de l’écrivain israélite. Dans le premier de ses tableaux, nous voyons une famille de pauvres gens qui est sur le point de perdre un de ses membres les plus chers. Le fils aîné du colporteur a quitté le village natal, il a étudié, il ne croit plus au judaïsme, et il est décidé à se faire chrétien. Une dernière fois cependant, avant d’accomplir ce grand acte, il veut revoir sa famille et la revoir un jour de sabbat : c’est comme un adieu aux émotions religieuses de son enfance, aux traditions sacrées de sa race ; pour conserver toute sa liberté, il se déguise. Ce n’est pas le fils du petit marchand du Ghetto, c’est un mendiant juif qui ira frapper au seuil du colporteur et prendre place, selon l’usage immémorial, au repas dévotement célébré. Or, les émotions qu’il éprouve sont si vives, tant de souvenirs se réveillent en lui, tant de liens mal dénoués l’enlacent, qu’il renonce peu à peu à son projet d’abjuration. Le docteur Emmanuel, — c’est son nom, — a cessé évidemment d’être Juif ; les circonstances seules l’empêchent de déclarer sa foi nouvelle. Il restera donc Juif par respect pour son vieux père, par attachement à son frère Benjamin. Nous ne sommes plus au temps où le divin réformateur, pour mieux briser les anciennes attaches, jetait de sa voix si douce ces paroles terribles : « Croyez-vous que je sois venu pour apporter la paix sur la terre ? non, je vous assure, mais la division ; — car désormais, s’il se trouve cinq personnes dans une maison, elles seront divisées les unes des autres, trois contre deux et deux contre trois. » La conduite du docteur Emmanuel est d’accord avec le tempérament de son époque. Il restera Juif, mais il ne vivra plus désormais que pour la réforme et l’amélioration de ses frères. L’histoire de Trenderln nous le montre à l’œuvre. C’est un des préjugés les plus enracinés chez les Israélites que la loi de Dieu leur défend toute industrie manuelle ; ils croient que le commerce seul leur est permis. Partout, dans les villages juifs de l’Autriche, vous ne rencontrez que spéculateurs de bas étage, trafiquans, colporteurs, jamais un homme qui manie la truelle ou le rabot. Le récit intitulé Trenderln est le tableau des efforts inouis que fait le docteur pour donner à la commune un serrurier israélite : petite affaire, à ce qu’il semble, mais semée de maintes traverses et pleine d’un intérêt singulier. Ce serrurier qui bat le fer rouge sur son enclume, c’est le commencement d’une révolution dans les mœurs juives de la Bohème. Ainsi s’occupe le Juif qui n’a pu se dégager des liens de sa race, ainsi se dédommage, par maintes réformes utiles, cet esprit mal à l’aise dans une atmosphère étouffante.

Mais, s’il y a une famille à qui le christianisme ait tout-à-fait ravi l’un de ses enfans, c’est là surtout qu’il faut étudier les douleurs, les colères, les ressentimens de l’orthodoxie populaire. Aussi la Juive perdue est-elle sans contredit, au point de vue de l’art comme au point de vue philosophique et moral, le principal titre de M. Léopold Kompert. Dans le village où nous conduit M. Kompert, il n’existe qu’une famille juive. Trois personnages seulement la composent, la grand’mère Babe, le père de famille appelé Joseph, et l’enfant, qui a nom Fischèle. La maison est triste, la famille est sombre ; une préoccupation pénible agite diversement ces trois ames. Le père est en proie à une haine implacable, et devant cette passion qui remplit toute sa vie, qui éclate dans toutes ses paroles, la vieille mère et l’enfant ressentent comme un superstitieux effroi. Un jour, une paysanne, revenant des champs avec un fardeau énorme, s’arrête non loin de la maison de Joseph : elle a déposé sa charge afin de reprendre haleine ; mais, quand elle veut la remettre sur son dos, elle s’épuise en vains efforts. Babe et Fischèle la regardaient avec une étrange attention ; la vieille femme manifestait au milieu de son trouble une sollicitude inquiète ; l’enfant aussi semblait plein de compassion et de crainte. La grand’mère se décide enfin ; elle envoie Fischèle donner un coup de main à la pauvre femme. Or, au moment où l’enfant sort de la maison, le père est là, sombre, irrité : « Où vas-tu, Fischèle ? Crois-tu que je ne sache pas où Babe t’a envoyée ? Si tu remues seulement un doigt, je te tords le cou. » Quelle était donc cette femme dont l’aspect seul excitait chez Joseph et chez les siens des émotions si différentes ? C’était la fille de Babe et la sœur de Joseph, c’était Dina, qui avait renoncé à sa religion pour épouser un paysan du village. Ainsi commence la douloureuse histoire de M. Kompert. Le soir même, une main inconnue traçait sur la porte de Joseph ces trois mets : « Ahasvérus, Juif maudit ! » Cette mystérieuse inscription l’étonne, l’inquiète ; Joseph d’ailleurs n’est pas assez enivré de sa colère pour que le remords ne le trouble pas. Il est dévoué à sa foi, il est religieux jusqu’au fanatisme ; mais cette piété plus tendre qui est naturelle au cœur de l’homme vient tempérer salis cesse l’ardeur farouche de ses croyances, il sent naître en lui des doutes qui le déchirent. Est-ce vraiment la volonté de Dieu qu’il maudisse sa sœur depuis dix ans ? Ainsi lui parle sa conscience, et chaque fois qu’il lit la Bible, il y cherche d’effrayantes paroles, des exemples et des préceptes de vengeance qui puissent excuser sa conduite. Si le maître qui donne des leçons à Fischèle adoucit, par ses interprétations, ce qu’il y a d’excessif dans l’ancienne loi, Joseph est là qui le reprend avec violence. À la théologie éclairée et circonspecte du docteur, il oppose son orthodoxie sans pitié. On voit qu’il voudrait s’engager irrévocablement dans sa colère et entretenir, comme un feu inextinguible, sa haine mal assurée. Le tableau de ce cœur tourmenté, ce mélange de doutes et d’emportemens, est rendu avec une habileté parfaite. Voilà bien le Juif maudissant et maudit, voilà bien l’Ahasvérus qui n’a pas permis au Christ de se reposer sur le banc de sa porte, lorsqu’il gravissait le Calvaire. Vous connaissez le sens profond du symbole : depuis l’heure de son crime, l’Ahasvérus de la légende semble toujours entendre la voix divine lui reprocher sa dureté ; il en est de même chez Joseph. Depuis qu’il a empêché son enfant de porter secours à sa pauvre sœur brisée de fatigue, je ne sais quelle révolution étrange s’est accomplie en lui. Il apprend bientôt que sa sœur était enceinte, et la dureté de l’action que sa conscience lui reproche lui apparaît encore sous un jour plus odieux. Alors, sans qu’il s’explique à lui-même les secrets mouvemens de son cœur, sa piété prend un caractère plus compatissant et plus doux, etc. Cette ame, pleine de rancunes impitoyables, s’ouvre par instans à des sympathies inconnues.

Une nuit, un démagogue du village, croyant pouvoir compter sur les passions de l’Israélite, lui a donné rendez-vous au pied de la statue de saint Jean Népomuk, le grand saint national de la Bohême. Le matin, on a célébré la fête du saint ; la statue est couverte de fleurs et d’offrandes ; le démagogue veut se faire aider par le Juif pour dépouiller saint Jean Népomuck et mettre à sac tous les témoignages de la piété populaire. « Tu ne feras pas cela, s’écrie Joseph ; je saurais bien t’en empêcher. — Toi ! répond le démagogue furieux ; tu es donc aussi un cafard ? — Écoute, reprend Joseph, ce que d’autres hommes, des milliers et des millions d’hommes adorent, nous sommes bien libres de ne pas y croire, mais nous devons le respecter. »

Ce Juif défendant saint Jean Népomuk par de naïfs argumens d’abord, et bientôt dans une lutte sanglante, contre la rage idiote d’un démagogue, est une dramatique peinture. Et qui donc vient d’enseigner ainsi à ce Juif ignorant un si sympathique respect des croyances qu’il a toujours maudites ? C’est la dureté même dont il s’est rendu coupable, c’est son remords qui le trouble et fait jaillir de son cœur les sentimens qui y demeuraient enfouis.

Une autre scène non moins poétique est celle qui précède la mort de la vieille Babe. La pauvre femme a toujours gardé précieusement le souvenir de son grand-père, accablé naguère de mille outrages par les gens de sa religion pour une faute qu’elle ne connaît pas. Si jeune qu’elle fût alors, elle n’a pas oublié que les rabbins avaient rassemblé les livres, les manuscrits, tous les papiers de son grand-père, qu’on les avait brûlés, qu’on lui avait craché au visage. Ce souvenir l’agite, et plus d’une fois elle en a parlé avec mystère, comme si des doutes imperceptibles sur l’autorité des rabbins commençaient à s’élever dans son esprit. Quelques jours avant sa mort, dans une sorte d’exaltation mystique, elle révèle à son fils une cachette où elle conservait un des manuscrits paternels dérobé au feu des persécuteurs. Joseph saisit avidement ces saintes reliques, il déchiffre ces caractères vénérables ; quelle douceur inconnue pénètre son ame ! quelle lumière merveilleuse le charme et le trouble à la fois ! Une morale qu’il ne soupçonnait pas, des préceptes de conduite dont il n’avait jamais ouï parler et qui répondent merveilleusement à la situation présente de son ame, se déroulent devant lui. Le manuscrit qu’il a entre les mains n’est autre chose qu’une traduction de l’Évangile de saint Matthieu, écrite par le grand-père de Babe. Ces pages qui ont changé le monde, il est naïvement persuadé qu’elles sont l’œuvre de son aïeul. Pour s’éclairer toutefois sur le caractère et le sens de ces paroles qui l’ont si profondément ému, il va trouver le maître de son fils, celui-là même dont les commentaires sur la Bible irritaient l’autre jour son intraitable orthodoxie.

« Eh ! que voulez-vous que ce soit ? dit Arnsteiner avec dédain, tout en développant devant lui les feuilles jaunies. Un chat aura goûté à la marmite, et votre aïeul aura écrit tout un livre sur la question de savoir ce qu’il convenait de faire au chat. Voilà ce que c’est, sans doute ?

« — Lisez toujours, monsieur le professeur, dit Joseph énergiquement ; vous verrez qu’il s’agit d’autre chose.

« Arnsteiner répondit par un mouvement d’épaules méprisant. Puis il feuilleta le manuscrit en chantant cette psalmodie avec laquelle on apprend à lire la Bible aux enfans.

« Joseph le regardait sans détourner un instant les yeux. Il vit l’étonnement du professeur s’accroître à mesure qu’il avançait dans sa lecture. Arnsteiner ne levait plus les épaules avec mépris, il ne psalmodiait plus dédaigneusement ; on voyait que ce manuscrit captivait son attention au dernier degré.

« Tout à coup il s’élança de sa place, et, se frappant le front : — Je connais cela, s’écria-t-il, je suis sûr de l’avoir lu quelque part. — Il réfléchit quelques instans, puis il ouvrit une caisse de livres, et tout au fond, tout au fond, caché sous un grand nombre d’autres ouvrages, il en tira un volume assez épais. Il le feuilleta à la hâte, parcourant çà et là des pages entières d’un coup d’œil rapide, puis il s’écria soudain : — Je savais bien que j’avais vu tout cela quelque part ; le voici mot pour mot.

« Joseph lui demanda avec surprise ce qu’il avait trouvé.

« — Votre aïeul, lui dit le professeur avec une joie où éclatait la malice, était à coup sûr un homme éminent et hardi. Voulez-vous savoir ce que votre manuscrit renferme ?

« — C’est précisément pour cela que je suis venu chez vous, répondit tranquillement Joseph.

« — Mais vous allez trembler, dit le professeur en faisant mine d’hésiter.

« — Je ne peux plus avoir peur, reprit Joseph, puisque je l’ai déjà lu. Ces paroles m’ont déjà remué l’ame tout entière.

« — En vérité ? dit l’autre avec un sourire bizarre. En effet, il ne saurait en être autrement. Il y a des siècles que ce livre passionne l’humanité. On a répandu des flots de sang, on s’est battu, battu pendant trente ans de suite et plus encore, pourquoi ? Parce qu’on n’était pas d’accord sur le sens de ce livre, et il y aurait un homme qu’un tel livre ne toucherait pas ! — Dois-je vraiment vous dire ce que c’est, maître Joseph ?

« — Suis-je donc un enfant ? reprend celui-ci.

« — Eh bien ! écoutez, s’écria Arnsteiner, et il tenait ses yeux fixement attachés sur Joseph. L’écrit de votre aïeul est une traduction de l’Évangile de saint Matthieu.

« — Qu’est-ce que cela ? demanda Joseph sans émotion.

« -Vous l’ignorez ! s’écria le professeur avec un bruyant éclat de rire. Lisez ce livre à la place que vous indique mon doigt.

« Joseph lut, cinquième chapitre : Sermon du Christ sur la montagne. De la béatitude des chrétiens et de l’intelligence de la loi. Évangile du jour de la Toussaint.

« — C’est pour eux, dit Joseph en regardant le professeur, et par ce mot il entendait les coreligionnaires de Madeleine.

« Arnsteiner se mit à ricaner de nouveau. — Pourquoi ne lisez-vous pas davantage, maître Joseph ? lui demanda-t-il. — Joseph voulait prouver au professeur qu’il ne craignait plus de toucher à des livres défendus ; il continua :

« Jésus, voyant la foule, monta sur une montagne, et, quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.

« Et ouvrant la bouche il les enseignait, disant :

« Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume du ciel est à eux !

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre !

« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolé ! »

« — Eh bien ! maître Joseph, s’écriait Arnsteiner avec une ironie triomphante, savez-vous maintenant ce que pensait votre aïeul ? savez-vous ce qu’était pour lui Jésus, fils de Marie ?

« Joseph tremblait sous le poids de cette demande impitoyable. Levant vers le professeur son visage atterré, il répondit d’une voix que la crainte religieuse étouffait :

« — C’est une punition de Dieu, monsieur le professeur. Mon cœur s’est enorgueilli, mon cœur s’est glorifié en lui-même, parce que j’ai trouvé dans la Bible un passage par lequel je croyais me justifier. Voici maintenant autre chose, et c’est peut-être aussi la vérité. Dieu m’a envoyé depuis quelques jours bien des avertissemens ; j’y joindrai encore celui-ci. Et enfin, qui que ce soit qui ait écrit cela, ou mon aïeul ou celui que vous dites, la seule question est de savoir s’il n’avait pas raison.

« Arnsteiner en croyait à peine ses oreilles : tant de douceur dans les paroles et dans l’attitude de maître Joseph ! Il ne comprenait pas qu’un homme, si irrité l’autre jour à propos de son commentaire de la Bible, pût entendre avec tant de calme et de sérénité une révélation bien faite pour troubler tout autre cœur de Juif. Révélation singulière en effet ; ce qu’il avait pris pour l’œuvre de son grand-père était sorti du cœur du blond rabbin de Nazareth. Arnsteiner ne connaissait pas l’histoire de cette ame. »

Si le sceptique professeur eût connu cette histoire intime étudiée avec tant de soin, racontée avec tant d’émotion par M. Léopold Kompert, il n’eût pas été étonné de ce changement ; il n’eût pas été surpris non plus de voir Joseph, au sortir de cette conférence, se diriger en toute hâte vers le champ où travaillait sa sœur et lui demander pardon. Entre le vieux Juif et la Juive convertie, les douces paroles du sermon sur la montagne ont rétabli le lien brisé par dix années de haine. Si Joseph n’a pas renoncé à sa religion, il s’est affranchi du moins des sombres fureurs du fanatisme ; un rayon de l’Évangile a transformé son cœur. Est-ce son grand-père, est-ce Jésus de Nazareth qui lui a enseigné cette mansuétude ? Peut-être ne le sait-il pas d’une manière précise ; mais les paroles qui ont anéanti en lui le vieil homme jettent sur ses pas comme une lumière mystique et couvrent toute la distance qui le séparait de sa soeur. Joseph a acheté un champ auprès de celui de Madeleine ; il laboure, il sème, et les blés grandissent sous la bénédiction du bon Dieu. « Que de semences encore, ajoute l’auteur en terminant, que d’autres semences plus précieuses vont se développer peut-être et fleurir avec grace en ce domaine propice ! »

Bien que M. Léopold Kompert ne dogmatise jamais, il est impossible de ne pas être saisi vivement par les problèmes que nous font entrevoir ses récits. Lorsqu’on vient de fermer ce livre, la pensée s’élève sans effort aux réflexions les plus sérieuses. Quelle doit être, se demande-t-on, la fin de cette douloureuse histoire ? Quelle satisfaction sera donnée aux droits des tribus asservies, quel adoucissement à leur misère ? À cette première question, la réponse ne saurait être douteuse ; la réforme accomplie chez nous, en ce qui concerne les relations de l’hébraïsme avec les autres cultes, s’étendra peu à peu à toutes les nations civilisées. Qu’il y ait des Juifs dans le domaine des idées religieuses, rien de mieux ; du moins n’y en aura-t-il plus au sein de la société civile. L’union des croyances ne se réalisera pas avant que la réconciliation se soit opérée sur le terrain de la vie ordinaire, dans le domaine commun des devoirs et des droits sociaux. Le fond de l’hébraïsme, c’est cet esprit exclusif et insociable qui, depuis les luttes d’Israël et des Amalécites, lui a enseigné comme premier dogme l’orgueil de race et le mépris du genre humain. Plus vous retenez la famille juive en dehors de la société moderne, plus aussi vous entretenez la sombre et solitaire ardeur qui a nourri son existence séculaire. On l’enferme en elle-même pour l’affaiblir ; on l’exalte au contraire, et on multiplie ses forces. Appelez-la dans le foyer commun. Déjà les lumières du christianisme enveloppent les Juifs de toutes parts ; que sera-ce lorsqu’ils ne seront plus séparés de nous par d’odieuses barrières, lorsqu’ils seront associés à nos droits et à nos devoirs ! Croit-on que pour certaines contrées de l’Europe cette émancipation serait aujourd’hui prématurée ? Répondre affirmativement, ce serait s’enfermer pour toujours dans un cercle vicieux ; les difficultés qu’on oppose à cette réforme sont précisément les traditions haineuses et les vices sociaux que l’émancipation ferait disparaître. Voyez d’ailleurs combien la réforme intérieure du judaïsme est avancée déjà, malgré des lois qui semblent n’avoir d’autre but que de perpétuer les rancunes et d’enflammer les vengeances. L’enquête si dramatique et si vraie de M. Léopold Kompert, espérons-le, dissipera bien des préjugés opiniâtres. Ces Juifs de la Bohême ont : hérité depuis bien long-temps que la loi s’humanise pour eux, et que les dernières marques de la servitude soient effacées. Il ne suffit pas que le juge applique la loi avec douceur, que l’empereur, touché par une pétition suppliante et naïve, daigne lever, dans un cas spécial, les interdictions d’un règlement odieux : c’est ce règlement même qui doit être mis en pièces, c’est la loi qu’il faut purger des vieilles iniquités du moyen-âge pour la rendre également juste et humaine, également chrétienne pour tous.

Cette pacifique révolution est inévitable, et, si elle comptait beaucoup d’apôtres comme M. Léopold Kompert, le résultat que nous signalons serait prochain. En sera-t-il de même des autres espérances que nous ont suggérées les histoires de M. Kompert ? Les transformations plus générales entrevues et comme annoncées d’instinct par le peintre du Ghetto s’accompliront-elles avec succès ? Nous ne parlons plus de l’Autriche, mais du monde : le moment est-il proche où sera gagnée partout la dernière et définitive victoire de la société chrétienne sur les doctrines et les mœurs judaïques ? A lire les pathétiques récits de M. Kompert, il est manifeste que l’antique foi s’altère, et qu’un esprit meilleur s’y introduit déjà par mainte brèche. Ces données d’un observateur attentif sont d’accord avec les spéculations de la philosophie et les nécessités de l’histoire. Le vieux judaïsme doit se renouveler ou périr. Je signalais, en commençant, cette espèce de révolution intellectuelle et morale qui, depuis plus d’un demi-siècle, pousse tous les peuples, toutes les races, à réclamer leur existence particulière au sein de cette société collective qu’on nomme le genre humain. Chaque peuple revient à ses souvenirs nationaux, chaque famille d’hommes défend sa tradition et son sol ; oui, sans doute, mais ce mouvement de concentration individuelle n’empêche pas le mouvement contraire, je veux dire le mouvement d’expansion et de sympathie qui porte les nations à abaisser leurs barrières et à associer de plus en plus leurs destinées. Pour s’unir sérieusement, il faut d’abord que les peuples soient en possession d’eux-mêmes ; sans cela, le sentiment de la solidarité humaine ne serait qu’un texte à déclamations creuses, et, au lieu d’une alliance féconde, il n’en résulterait que la promiscuité et le chaos. Ainsi s’explique l’apparente contradiction de ce double mouvement en sens inverse le culte des traditions particulières et l’aspiration vers l’unité sont deux sentimens qui se répondent. Le judaïsme, dont l’esprit exclusif semble justifié par la première de ces deux influences, obéira-t-il à la seconde S’accoutumera-t-il enfin à vivre hors de lui-même ? Verra-t-on fléchir ce tempérament altier qui l’a tenu éloigné des voies de l’histoire ? Cette race, condamnée à errer sans patrie en punition de son esprit de nationalité insociable, retrouvera-t-elle en quelque sorte une patrie plus haute en faisant cause commune désormais avec le genre humain ? Les tableaux de M. Kompert nous permettent d’entrevoir cette transformation dans l’avenir. Or, quel est le nom précis de cette transformation ? Qu’est-ce que le judaïsme, lorsqu’il s’élève au-dessus de l’étroite idée de race pour marcher avec la famille humaine ? Comment s’est appelée jadis cette révolution profonde ? C’est le plus grand fait, la plus merveilleuse révolution que présentent les annales spirituelles de l’homme, et on l’appelle le christianisme. Si les doctrines juives, chez ceux-là même qui les gardaient avec une simplicité opiniâtre, commencent à subir cette altération manifeste, si l’ancienne piété, sans disparaître, se transforme et s’adoucit ; en un mot, si la tolérance succède à l’orgueil, le judaïsme changera bientôt d’essence. Qu’il reconnaisse ou non la divinité de Jésus, qu’il s’incline ou non devant l’Evangile, peu importe : la révolution intérieure est consommée, et le christianisme est assuré de son triomphe.

Bien des esprits, frappés du rôle sublime et mystérieux de la race juive dans les destinées du monde, seraient volontiers portés à des conjectures toutes mystiques sur cette merveilleuse solution. Il y a un passage célèbre de saint Paul, dans l’Epître aux Romains, où la chute des Juifs est expliquée par des argumens extraordinaires ; l’apôtre y prédit aussi leur conversion future, et tout cela, explication du passé, prédiction de l’avenir, est marqué d’un incomparable caractère de sublimité. L’auteur, comme dit Bossuet, entre dans les profondeurs des conseils de Dieu. « Il fait voir (c’est encore Bossuet qui interprète ainsi le grand docteur dans le Discours sur l’Histoire universelle), il fait voir la grace qui passe de peuple en peuple, pour tenir tous les peuples dans la crainte de la perdre, et nous en montre la force invincible en ce qu’après avoir converti les idolâtres, elle se réserve pour dernier ouvrage de convaincre l’endurcissement et la perfidie judaïques. » Cette victoire sur l’endurcissement judaïque, il semble faire pressentir qu’elle sera gagnée au détriment des gentils. La grace avait passé des Juifs aux gentils ; elle retournera des gentils aux Juifs. Les gentils avaient été détachés de l’olivier sauvage pour être entés dans l’olivier franc contre l’ordre naturel ; combien plus facilement les branches naturelles de l’olivier même seront-elles entées sur leur propre tronc ! Quand l’incrédulité aura envahi le monde, la race juive rendra au genre humain devenu vieux le même service qu’elle lui a rendu dans son enfance ; elle sera investie une fois encore de l’autorité religieuse, elle sera de nouveau le peuple de Dieu ! Voilà ce que paraît annoncer saint Paul avec cette hauteur de vues qui n’appartient qu’à lui. Ces étranges et éblouissantes promesses ont fait naître bien des conjectures ; des ames préoccupées de l’affaiblissement des croyances chrétiennes dans l’univers ont entrevu, ont appelé ardemment cette dernière phase du développement religieux de l’humanité. — Il faut un nouveau peuple ! s’écriaient souvent les jansénistes, et le passage de saint Paul était commenté à Port-Royal par d’austères illuminés. Il était impossible que le judaïsme ne s’empressât pas d’accueillir des prophéties de cette nature ; il y a en Allemagne et en France même des penseurs distingués qui se sont emparés des versets de saint Paul pour les interpréter à leur manière et en faire un aliment aux espérances obstinées des synagogues. Ce n’étaient là pourtant que des fantaisies de rêveurs, des spéculations de philosophes et de lettrés ; allez interroger les vrais croyans, les ames simples, les Juifs ignorans et candides des provinces autrichiennes ; suivez dans les rapports que nous donne l’historien du Ghetto la marche des sentimens et des idées : vous verrez bien que ces subtiles conceptions n’ont rien de commun avec les choses possibles. Ces interprétations d’un passage obscur de saint Paul ne sont que chimères de beaux esprits ou rêves d’imaginations mystiquement exaltées ; le judaïsme, répétons-le, est condamné à périr, s’il ne se renouvelle pas, et il n’y a pour lui qu’une manière de se renouveler : c’est de renoncer à son esprit de caste, c’est de s’élever aux vastes pensées, d’entrer dans la société humaine, de prendre une part directe à tous les intérêts de la civilisation spirituelle et morale, c’est-à-dire de devenir chrétien. L’instinct naïf des gens du Ghetto ne s’y trompe pas : ou bien ils désespèrent et meurent, ou bien ils ouvrent les yeux et s’acheminent vers le christianisme. C’est là ce qui donne un intérêt si vif aux récits de M. Kompert ; le cœur est ému de ses touchantes peintures, la pensée y découvre tout un trésor d’observations sans prix.

Une chose encore doit être signalée dans les scènes juives de M. Kompert, une chose qui honore hautement en lui et l’observateur et le peintre. Les personnages, je ne dis pas seulement les plus doux, mais les plus intelligens de ses tableaux, ce sont les femmes. C’est chez elles, excepté peut-être l’étrange figure de la seconde Judith, que brillent le mieux l’esprit de tolérance et la sympathique ouverture de l’ame. Si l’auteur veut représenter l’obstination étroite, la foi de caste et de race inflexiblement fermée à toute clarté nouvelle, c’est toujours un homme qu’il mettra en scène. La femme au contraire, lors même qu’elle n’est pas convertie, semble déjà comme à moitié chemin entre le judaïsme et la religion du Christ. Il y a une gracieuse et poétique page de Chateaubriand sur les Juives : il se demande pourquoi elles sont plus belles que les hommes de leur nation, et il pense qu’elles ont dû échapper à la malédiction dont furent frappés leurs pères, leurs maris et leurs frères. Elles n’insultèrent j’aurais celui que M. Kompert appelle le blond rabbin de Nazareth ; elles l’aimèrent, elles furent empressées à le suivre, à l’assister, à lui prodiguer maints soulagemens. Le Christ, à son tour, était pour elles une source de miséricorde et de graces. « Le reflet de quelque beau rayon, ajoute le poète, sera resté sur le front des Juives. » Ce que Chateaubriand dit simplement de la beauté du visage, M. Léopold Kompert semble l’appliquer au caractère même de ses héroïnes. Oui, un beau reflet, un rayon d’une grace particulière est visible chez les simples femmes dont il nous raconte les épreuves ; elles sont plus près de nous, elles sont comme préparées d’avance aux transformations futures, et, sans le savoir, elles y aideront elles-mêmes. Ce trait, qui fait honneur à la sagacité de l’observateur, a heureusement inspiré l’artiste. Ses plus originales créations sont des portraits de femmes : c’est la femme du randar, c’est Resèle, c’est Madeleine, douce et grave assemblée, groupe charmant qui accompagne et console les rustiques tribus d’Israël opprimé, comme les filles de Jérusalem assistaient, il y a dix-huit siècles, le condamné de Pilate.

Que M. Léopold Kompert poursuive ses travaux sans se hâter. L’intérêt de ses tableaux n’est pas purement littéraire ; des considérations plus hautes s’y rattachent. S’il ne veut pas déchoir, il faut qu’il continue d’observer avec un soin religieux, avec une sympathique philosophie, ces naïves peuplades qui lui ont révélé tant de choses, et dont il peut, à son tour, préparer l’émancipation et aplanir les voies. Qu’il ne se fie pas à l’habileté de son art, qu’il ne s’empresse pas de produire ; l’artiste ne serait rien dans une telle matière, si le penseur attentif et compatissant ne faisait la moitié de sa tâche. L’auteur des Scènes du Ghetto et des Juifs de la Bohême est engagé dans une œuvre sérieuse, et il ne s’en détournera pas. Il étudiera la réalité comme un peintre amoureux de la nature, mais toujours une intention généreuse et profonde le guidera. Sans dogmatiser jamais, sans méconnaître les lois de l’art, il sera pathétique et instructif à la fois ; et, quelle que soit l’issue des luttes intérieures qu’il raconte, quelque parti qu’il prenne lui-même dans ces révolutions de la conscience, il aura du moins attaché son nom à la peinture d’une crise intéressante, il aura écrit avec émotion une page de l’histoire religieuse et morale du XIXe siècle.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Le randar est le fermier d’un cabaret de village. Arrendator, donneur d’arrhes, serait le nom véritable, mais le jargon des Juifs autrichiens l’a défiguré de cette manière.