LE ROMAN FRANÇAIS[1]

VIII.[2]
LA BELLE AME CORINNE

On voit au Louvre, dans une des salles de la Renaissance, deux statues connues sous le nom des Prisonniers de Michel-Ange. Ce sont en effet deux prisonniers enchaînés, mais différens l’un de l’autre par l’attitude et l’expression du visage. Le premier, qui est d’une nature exquise et délicate, ne songe pas à briser ses fers, il n’en aurait pas la force, il cherche seulement à les oublier. Son corps seul est demeuré sur la terre, son âme est absente ; mais, en dépit des efforts qu’elle fait pour se soustraire aux misères de la servitude, elle n’y réussit qu’à moitié, elle se ressouvient de ses chaînes, et il règne sur ce jeune front une mélancolie douloureuse que n’en peut chasser la rêverie. Le second prisonnier ne se résigne pas à son sort, sa nature est mâle et énergique, sa figure farouche, ses lèvres frémissent, ses muscles sont gonflés ; tout en lui exprime la lutte et l’effort. Le grand artiste a enfermé dans ce marbre une âme révoltée qui l’agite de ses fureurs et de ses convulsions.

Je trouve dans ces statues de Michel-Ange l’expression des deux types moraux dont il me reste à parler pour épuiser le champ de mon sujet ; et qui, l’un et l’autre, sont issus de la Révolution française et ont été immortalisés par la plume de romanciers du commencement du XIXe siècle.

Pour bien comprendre la nature de l’influence qu’exerça la Révolution sur les mœurs, les idées et les sentimens, et par suite sur la poésie et le roman, il faut signaler le trait distinctif qui a caractérisé son apparition dans le monde. Un penseur, Guillaume de Humboldt, a reproché à la Révolution française d’avoir été un arbre sans racines ; il l’a considérée comme une sorte d’accident terrible que rien n’avait préparé, et qui est venu subitement arracher la nation à son développement naturel et normal, pour la jeter dans les aventures. Ce point de vue me paraît manquer de justesse. D’abord il ne faut pas oublier que ce développement normal avait été troublé, arrêté depuis longtemps. L’histoire de France est essentiellement révolutionnaire ; la Révolution avait été représentée depuis des siècles par la royauté ; car tel est le trait distinctif de la royauté française. Les Louis XI, plus tard les Richelieu et les Louis XIV ont été de véritables révolutionnaires ; ils ont détruit ou profondément modifié les institutions héréditaires de la France, les États généraux et les Parlemens ; ils ont violemment substitué au régime féodal et plus tard au régime aristocratique, la centralisation politique et administrative. Comme l’a si bien montré M. de Tocqueville, au XVIIe siècle, tout s’efface devant une bureaucratie despotique, il n’y a plus de pouvoirs réels que le Conseil royal, le contrôleur général et les intendans de province ; c’est dans sa perfection ce règne des commis que détestait Saint-Simon ; et ainsi, toutes les traditions ont été supprimées par la royauté elle-même, qui de cette façon a préparé la Révolution de 89.

Mais cette Révolution, préparée indirectement et comme malgré eux par les rois, l’a été aussi directement, non par des hommes d’État, par des administrateurs, et c’est là le point important à noter, mais par des gens de lettres, par des philosophes. Au XVIIIe siècle, les écrivains exercent une influence immense accrue par la diminution des forces sociales qui auraient pu la traverser ou la contrarier, par l’abaissement de l’aristocratie et des corps, par l’absence de toute vie parlementaire. Là où l’esprit de liberté existe, quand il ne trouve pas dans une tribune son écoulement naturel, il recourt à la plume ; ne pouvant parler, il écrit, il écrit d’une main fiévreuse ; infatigable, dont rien ne peut ralentir l’ardeur. Au XVIIIe siècle, il n’existait en France qu’un droit reconnu à la nation, le droit d’écrire, et quand je dis un droit, je me trompe, ce n’était pas un droit reconnu, un droit garanti, c’était une tolérance sur laquelle les écrivains ne pouvaient toujours compter ; mais qui souvent aussi était sans limite. Les écrivains furent donc au XVIIIe siècle la seule puissance sociale que le gouvernement laissât subsister à côté de lui ; ils firent l’éducation des esprits, ils les lancèrent dans des voies nouvelles, ils préparèrent les futures destinées de la France.

Non, la Révolution française ne fut pas un impromptu, ni un arbre sans racines, elle ne fut pas un événement que rien n’avait préparé ; ce qui lui est propre, c’est d’avoir été préformée par des hommes de plume, de cabinet, des philosophes. Voilà l’explication de ce qu’il y eut d’extraordinaire et d’unique dans l’esprit qui l’anima.

Et d’abord, remarquez que l’homme d’affaires, l’homme qui a vécu, qui s’est formé dans le maniement des affaires et qui en a l’expérience, connaît la difficulté des réformes, des changemens, la puissance des habitudes, des traditions. Il est sans cesse préoccupé de la force des situations, des circonstances. Il se demande avant tout, non si une idée est belle, juste, mais si elle est praticable ; il redoute les théories, les chimères : Est-ce possible ? voilà son mot. L’écrivain au contraire, le penseur, ne connaît pas ces difficultés et ces hésitations. Il est facile de créer un gouvernement, une société, une religion même sur le papier ; rien ne lasse l’inaltérable patience du papier, et il embellit tout. De belles pensées couchées sur le papier en deviennent plus séduisantes encore. Aussi l’écrivain, le penseur, ne se préoccupe guère de ce qui convient, de ce qui peut être, mais de ce qui doit être. Il part de principes spéculatifs sur les intérêts généraux des sociétés, ou sur leur origine métaphysique, sur les droits primordiaux de l’humanité, et il en déduit tout un système où les théorèmes succèdent aux théorèmes, les corollaires aux corollaires. Il porte en un mot, dans les matières politiques et sociales, l’esprit d’abstraction, l’esprit géométrique.

Le géomètre part de l’idée abstraite du triangle pour en déduire les propriétés ; il ne se met pas en peine si les triangles sont de cuivre ou en zinc, s’ils sont tracés sur le sable, ou sur une planche noire, s’ils sont rouges, verts ou bleus. Il lui suffit qu’ils aient trois côtés et il raisonne sur ce triangle idéal dont la pure raison imprime l’image dans son cerveau. Mais les faits moraux et sociaux ne sont pas des triangles, non seulement parce qu’ils n’ont pas que trois côtés, ils en ont quelquefois mille qu’on a souvent de la peine à découvrir. Un proverbe dit qu’il faut plus d’un jour pour faire le tour d’un homme. Il faut aussi beaucoup de temps pour faire le tour d’un fait. De plus, les faits sociaux n’ont pas une figure géométrique ; ils ont des contours aussi capricieux, aussi singuliers, aussi fuyans que des arabesques, et il est impossible d’en soumettre les lignes à des équations algébriques. Mais le politique géomètre ne tient pas compte de ces difficultés, ou du moins il se croit assuré de les résoudre. Il part dans ses déductions de ce qui doit être ; il faudra bien que les faits acceptent cette loi que leur veut imposer la raison ; et, au besoin, on fera violence aux faits. Au besoin, on fera table rase de tout ce qui est pour établir, l’équerre à la main, le nouveau plan. Puis, comme parmi les faits qui embarrassent, qui contrarient le plus les théoriciens révolutionnaires, il faut compter certains hommes dont la tête est imbue des préjugés du passé, remplie d’objections contre les idées nouvelles, ou de tendresses maladives pour de vieux souvenirs gothiques ; eh bien ! ces têtes-là, on les supprimera comme autre chose ; il suffit pour cela d’un couteau qui coupe bien. On produira ainsi une humanité toute neuve, capable de comprendre et d’appliquer les idées nouvelles, de beaux triangles qui se laisseront soumettre aux calculs ; et pour mieux renouveler les esprits, on renouvellera tout autour d’eux, les mœurs, les habitudes, les usages, la langue, tout jusqu’au calendrier, jusqu’au nom des mois et des jours : « La Révolution, a dit Mme de Staël, malgré la vieillesse du genre humain, prétendait recommencer l’histoire du monde. »

D’autre part, ces penseurs, ces écrivains raisonnent non sur un peuple en particulier, mais sur la nature humaine. Ils ne tiennent pas compte du génie particulier des nations, de leur passé, de leurs souvenirs, de leur histoire ; ils s’occupent de l’homme en général, de ce qu’il y a de commun, d’universel dans l’humanité. Ils opposent le droit abstrait au droit historique ; ils veulent substituer des lois générales, ces lois qu’ils trouvent écrites dans leur esprit, ou dans leur cœur, aux coutumes et aux usages héréditaires ; ils forment des projets de législation applicables à toute la terre, à l’humanité tout entière. Et leurs disciples, les hommes de 89, ne proclament pas les droits des Français ; mais les droits de l’homme. Il en résulte à la fois les vices et les grandeurs de la Révolution française. Elle est essentiellement cosmopolite ; elle rédige ses principes en un code qui a le caractère d’un Évangile nouveau, d’une religion ; car il repose sur les grandes lois naturelles de l’humanité, et la nature interprétée par le cœur sensible a le sens des oracles mêmes de Dieu. Aussi, dans les luttes révolutionnaires, retrouvons-nous à la fois les fureurs et l’héroïsme sublime que les guerres de religion avaient seules jusqu’alors inspirés aux hommes. La Révolution entreprend une véritable propagande ; elle a droit à posséder les âmes, à les échauffer de ses ardeurs ; elle les remplit sous la forme de la terreur ou de l’enthousiasme. Elle déborde sur toutes ses frontières et elle envoie ses soldats, ses apôtres, ses missionnaires et ses bourreaux publier sa gloire et annoncer son règne dans le monde entier.

Cela dit, on comprend aisément quelle influence exerça la Révolution sur les âmes et sur les sentimens, car en vertu de son caractère originel, la Révolution française ne put être de celles qui ne changent que la forme de l’État, du gouvernement, des institutions ; elle fut un de ces événemens, une de ces crises qui transforment le cœur même d’un peuple, ses mœurs, ses idées, ses habitudes intellectuelles et sociales. Et cette révolution est bien loin d’avoir accompli son œuvre ; elle dure encore, à vrai dire elle ne fait que commencer.

Il faut se rappeler ce qu’était la société française dans les années 87-88, et ce que j’en ai dit à propos de Bernardin de Saint-Pierre, avant de se demander quelle métamorphose la Révolution fit subir aux caractères. Cette société voulait rajeunir à tout prix, elle demandait une fontaine de Jouvence. Ses vœux furent exaucés. Mais quelle surprise que la sienne ! Elle se représentait une fontaine aux eaux cristallines ; et à son grand effroi elle découvrit que ces eaux rajeunissantes étaient amères, fangeuses et ensanglantées.

Ces eaux n’en opérèrent pas moins l’effet désiré. La Révolution rajeunit les âmes. Et d’abord, elle réveille l’énergie et l’originalité des caractères. Dans cette société polie, oisive, frivole qui composait la bonne compagnie, les caractères usés par un frottement continuel les uns contre les autres, avaient perdu leurs angles comme des cailloux roulés. Partout régnait le despotisme de la mode, des sentimens officiels, sorte d’uniforme que chacun s’empressait de revêtir. La Révolution éclate, et c’en est fait de ces conventions. C’est au point que, deux ans après le commencement de la crise, Necker écrivait qu’on en était déjà venu à ne plus comprendre comment l’on vivait auparavant. Les coteries sont détruites ; les groupemens se feront désormais autour d’un drapeau, d’une idée, d’un parti. Jusqu’ici la nation est restée étrangère aux affaires publiques. La Révolution non seulement autorise, mais contraint tout le monde à s’en occuper, à agir, par conséquent à donner un caractère particulier à sa pensée, à se créer un programme, à se choisir une devise. C’est ainsi que la Révolution réveille l’individualité, fortifie les caractères.

De plus la Révolution allume dans les cœurs de fortes et grandes passions ; une sorte d’électricité se répand dans l’air ; l’atmosphère devient brûlante. Jamais on n’aima tant, jamais on ne haït si fort. Il faut se dire, pour comprendre cette époque, qu’elle fut extraordinaire, et pour la juger, oublier ce que nous voyons aujourd’hui autour de nous. Il fut un temps dans la longue suite des révolutions du globe, où les fougères formaient des forêts, atteignant les dimensions de grands arbres. Les passions de 89 sont aux nôtres ce qu’étaient ces fougères antédiluviennes aux fougères de maintenant. Aussi M. de Talleyrand prétendait-il que ceux qui n’ont pas vécu entre 1789 et 1800 ne savent pas ce que c’est que la vie. Au contraire, quelques années auparavant, un moraliste du XVIIIe siècle, Saint-Martin, se plaignait de voir les hommes de son temps « ne s’apporter réciproquement, dans la société, que le poids et le vide de leurs jours… » Et de son côté Senac de Meilhan disait : « Ne cherchez pas le génie, l’esprit, un caractère marqué, dans ce qu’on appelle la bonne compagnie. Ceux qui possèdent ces avantages et ces qualités y seraient impatiemment soufferts et s’y trouveraient déplacés. » Et il ajoute plus loin « qu’en France, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » D’une part, l’habitude et l’abus de l’ironie, l’esprit de critique, le persiflage ; de l’autre un sentimentalisme qui donnait quelquefois dans la fadeur, telles étaient les deux dispositions régnantes dans la bonne compagnie.

Mais voici que commence la plus dramatique des tragédies, et chacun est appelé à y prendre part, à y jouer son rôle, ou tout au moins à dire son avis sur la pièce et la représentation. Impossible de rester froid devant un tel spectacle. Les plus grands intérêts de l’humanité sont en jeu, des questions de vie et de mort. Vendéens et républicains sont prêts à donner leur sang pour la cause qu’ils défendent. Il y a comme du feu dans les âmes ; la tempête gronde au ciel. Et avec les grandes passions reparaît la grande éloquence. Mirabeau à la tribune semble le Jupiter d’Homère lançant la foudre. Voici ce qu’écrivait Necker en 1798, à la suite de ce fragment sur les usages de la société en France que je citais à propos de Bernardin de Saint-Pierre. — C’est une apostille écrite à douze ans de distance et qui est instructive. — « On voit, disait-il, en lisant ce fragment sur les usages de la société, qu’immédiatement avant la Révolution, les vanités se produisaient chaque jour sous des formes plus subtiles, c’était presque un souffle ; mais deux ans après, seulement deux ans, la langue n’avait pas assez de force pour exprimer les différentes prétentions, et pour signaler les sentimens en combat au nom de l’envie. Et à la suite d’une époque, d’un état de société où rien n’était fortement exprimé, où les formes et les manières étaient devenues l’équivalent des paroles, la langue a pris une rudesse dont on n’avait aucune idée. On y a introduit une foule de mots plus énergiques même que les choses, une multitude de mots barbares qui semblent avoir été formés dans les antres ténébreux de Vulcain, et de la même main qui jette en moule les carreaux de la foudre. Quel contraste en un si petit espace de temps ! C’est un des plus frappans et des plus remarquables. »

Enfin cette Révolution a dans ses principes et dans ses allures le caractère le plus idéaliste qui fut jamais. Elle proclame un idéal nouveau au milieu des éclairs et des éclats du tonnerre. La Révolution dogmatise, elle donne ses décisions pour des sentences du destin ; jamais on ne douta moins de soi-même. Les faits doivent plier devant les idées. Les idées sont infaillibles, elles sont la loi du monde, des divinités superbes et impassibles qui imposent leur culte aux humains et qui mettent en pièces quiconque se refuse à confesser leur gloire ; elles ont la tête au ciel, leurs pieds marchent dans le sang ; leur cœur d’airain demeure insensible aux souffrances et aux cris des hommes. L’idéal devient le souverain du monde ; la vie, les faits et les hommes doivent être ses serviteurs et ses esclaves.

Donc, le caractère s’affirmant fortement, le réveil des passions et le fanatisme de l’idéal, voilà trois des traits distinctifs du tempérament révolutionnaire. Et ce sont là aussi les trois traits distinctifs du type nouveau que va célébrer le roman. Ce type nous l’appellerons la belle âme, à prendre ce mot dans son acception propre et philosophique, qui lui a été surtout donnée en Allemagne, et qu’un philosophe et un poète, Hegel et Gœthe, ont consacrée.

D’abord, la belle âme est une âme très caractérisée, distincte de toutes les autres, une âme qui a même quelque chose d’exceptionnel et qui n’est pas disposée à faire bon marché de son caractère ; qui est portée au contraire à se créer une vie à part, sans se soucier du jugement d’autrui. Ensuite, la belle âme est passionnée ; la vie pour elle, c’est la passion, elle y vit comme le poisson dans l’eau, ou plutôt comme la salamandre dans le feu ; la passion est son élément, son milieu naturel. Et enfin cette passion, fille de la Révolution, est avant tout l’enthousiasme, un enthousiasme révolutionnaire pour une idée, pour un idéal, et la belle âme a une foi invincible dans son idéal, elle le regarde comme une loi sacrée et divine et elle voudrait pouvoir l’imposer à la vie. Malheur à la belle âme si la vie s’y refuse, si elle manque de complaisance ; car toute la destinée de la belle âme en dépend.

La belle âme, ou du moins une des variétés de la belle âme, a été peinte dans un roman français qui est un chef-d’œuvre. Ce roman porte le nom glorieux de Corinne, et il a été écrit par une femme qui a peut-être mieux compris que personne le véritable esprit moral de la Révolution française, et qui en a expérimenté sur elle-même tous les sentimens et les passions. Mais avant d’appeler la belle âme Corinne, j’essaierai d’abord de refaire son histoire sans y mêler de nom propre et de recomposer le roman de Mme de Staël tel qu’il se déroula dans son esprit avant qu’elle songeât à le jeter sur le papier sous la forme qu’elle lui a donnée.

La vie de la belle âme est une lutte, car elle a un adversaire et quand je considère cet adversaire, je tremble pour la belle âme, tant cet ennemi qu’elle va combattre en champ clos me paraît dangereux et redoutable. Cet ennemi s’appelle le monde. Prenons-y garde ; le différend, le procès n’est pas ici entre la vertu d’une part et le vice de l’autre, entre la morale et l’immoralité. Au contraire le monde a souvent la morale pour lui, la petite morale du moins, celle qui se compose d’habitudes et de règles consacrées par la tradition et qui ne laissent pas d’être assez respectables. C’est Platon le premier, ou Socrate son maître, qui s’avisèrent de classer les hommes autrement qu’en méchans ou en bons. Platon met d’une part les apôtres de l’idéal, le sage qui a soif de l’absolu, de la perfection, le prophète qu’anime une folie divine ; et en face de ces êtres exceptionnels, le vulgaire, la foule, la grande phalange des esprits positifs et pratiques, tous ceux qui haïssent la pensée parce qu’elle aspire à révolutionner le monde ; qui s’en tiennent à la vertu telle qu’elle suffit pour maintenir le bon ordre de la société, et qui redoutent, comme le plus grand des dangers, le sublime, l’extraordinaire, l’exceptionnel. C’est le monde, en un mot, que peint ainsi Platon ; et en face des amis, des amans de l’absolu, il le définit ainsi : Le monde se compose de ceux qui vivent d’opinions, de ceux dont les principes sont des opinions, opinions héritées et qu’ils ne se sont pas faites à eux-mêmes ; et qui tiennent aussi par-dessus tout à l’opinion que les autres peuvent avoir d’eux. Et ces serviteurs de l’opinion, Platon les appelle de leur nom grec : οἱ πολλοί (hoi polloi), c’est-à-dire les nombreux. Ce nom est significatif. Le monde fait nombre. Malheur à qui entreprendra de lutter contre lui. Dans un passage de sa République, qui ressemble à une prophétie, Platon décrit le juste, le fou divin apparaissant à la terre, et la terre ne le reconnaissant point. Et il est raillé, bafoué, battu de verges, crucifié. Là Platon, devenu prophète, montrait du doigt à son siècle, dans la nuit de l’avenir, la croix où devait monter la Sainteté couronnée d’épines.

Mais ce drame sublime n’est pas celui qui nous occupe ; la belle âme n’est pas un Messie ; elle est tout simplement, et cela suffit à sa gloire, une âme exceptionnelle qui s’est fait un idéal créé à sa propre image, elle veut l’imposer au monde, elle prétend lui communiquer son enthousiasme, le feu qui la consume, la passion qui la dévore. Mais le monde, mais les nombreux sont peu disposés à l’enthousiasme, qui est une maladie dont ils ne souffrent guère, tout au plus dans certains momens en sont-ils légèrement atteints ; mais d’une façon si passagère qu’ils en guérissent vite. Ils sont occupés à soigner leur santé et leur honneur. Leur préoccupation suprême, c’est leur intérêt ; les nombreux représentent la médiocrité morale ; en fait de vertu, ils s’en tiennent à une honnête aisance ; pas de superflu, pas de luxe, rien de trop. La lutte est inévitable ; car la belle âme hait, à l’égal de la mort, la médiocrité des sentimens et des pensées ; elle en est à préférer les grands vices tragiques aux vertus médiocres. Le monde au contraire a horreur de tout ce que possède la belle âme ; il se défie des caractères trop accentués, des grandes passions et de l’idéal qu’il considère comme trois incommodités sociales.

Et la belle âme essaie de convertir le monde, et vraiment elle ne désespère pas d’y réussir. Elle lui suppose plus de bonhomie, plus de candeur qu’il n’en a. Elle s’imagine que pour le convaincre il suffit de lui démontrer qu’il a tort ; elle ne sait pas à quel point il est aguerri contre les raisonnemens et comme ils ne font que blanchir contre son épaisse armure. La belle âme s’approche donc du monde, elle entre en pourparlers, elle parlemente. Ecoutons ce dialogue.

Elle commence par lui faire sentir et lui reprocher sa médiocrité ; le monde sourit car il est narquois, et, se frottant les mains, il lui demande au nom de quelle autorité elle lui fait la leçon. Elle répond que son autorité est la plus sacrée de toutes, que c’est l’idéal. Le monde allègue que cet idéal n’est pas une charte ayant vigueur de loi ; que d’ailleurs chacun ici-bas a son idéal et qu’il a peut-être le sien :

— Vous un idéal ! s’écrie-t-elle, mais vous n’estimez que ce qui est médiocre. Un mérite, une pensée, une vertu extraordinaire vous alarment. Vous n’avez pas d’autres mots à la bouche que ceux d’intérêt et de convenance. Les principes, les sentimens, vous faites fi de tout cela ! À quoi le monde, un peu piqué et se faisant par bravade plus mauvais qu’il n’est, répond par la bouche d’un personnage de Mme de Staël, M. de Maltigues : « Croyez-moi, ne mêlez pas à cette œuvre difficile qu’on appelle vivre, le sentiment qui la complique encore plus. C’est une maladie de l’âme, j’en suis atteint quelquefois tout comme un autre, mais quand elle m’arrive, je me dis que cela passera et je me tiens toujours parole… Quant à la vertu, la vertu !… C’est un langage pour le vulgaire que les augures ne peuvent employer entre eux sans rire. Il y a de bonnes âmes que de certains mots, de certains sons harmonieux, remuent encore, c’est pour cela que l’on fait jouer l’instrument. Mais toute cette poésie que l’on appelle le dévouement, l’enthousiasme, a été inventée pour consoler ceux qui n’ont pas pu réussir dans le monde. C’est comme le De profundis que l’on chante pour les morts. »

— Ainsi, reprend la belle âme indignée, vous niez la vertu !

— Pardon, poursuit le monde, distinguons : les vertus domestiques, civiques, la probité, la bonne foi, le travail, les bonnes mœurs, la résignation à son sort, les vertus enfin qui contribuent à l’ordre de la société, je tiens tout cela en grand honneur. Mais l’enthousiasme, mais l’idéal ! Vanité, chimère !… Et cependant, puisque vous tenez au mot, je sais m’en servir comme vous ; mon idéal à moi, c’est de me bien porter ; le vôtre, que vous dites plus sublime, n’est pas autre chose que votre caractère que vous glorifiez. Voltaire a dit que si les triangles faisaient un Dieu, ils lui donneraient trois côtés. Adorez le Dieu qui vous ressemble, moi je porte mes hommages à la divinité de mon choix. D’ailleurs, ma chère enfant, vous êtes un peu isolée ici-bas ; moi je m’appelle Légion, et vous n’êtes pas de force à m’imposer votre idéal.

Et là-dessus, le monde retourne à ses affaires et à ses plaisirs.

La belle âme lève les yeux au ciel. Quelle ressource lui reste-t-il ? Le rêve, la solitude, la mort peut-être… Telle est l’histoire de Corinne, ou du moins le résumé général de son histoire. Mais entrons-y plus avant, car les détails ont ici leur valeur.

Corinne est une des variétés de la belle âme, qui a ses genres et ses espèces. Il y a d’abord la belle âme humanitaire qui veut absolument faire le bonheur du monde, mais le monde entend être heureux à sa façon. La belle âme humanitaire veut lui persuader par exemple que tout ira bien mieux quand les jouissances et les maux seront également répartis entre les hommes ; mais le monde lui répond que les inégalités lui conviennent. Chacun son goût.

Il y a ensuite la belle âme religieuse peinte par Goethe, dans un épisode de Wilhelm Meister intitulé : les Confessions d’une belle âme. Cette âme est née avec des aspirations profondes vers le ciel, avec le goût de la contemplation, de l’extase, il n’y a rien, ni dans les hommes, ni dans les choses, qui la satisfasse ; elle a la soif du divin, et elle a pénétré si avant dans cette communion mystérieuse avec la divinité qu’elle ne trouve point de mots pour exprimer ses sentimens et ses joies. Elle voudrait les répandre autour d’elle, elle voudrait associer à sa sublime dévotion ceux qu’elle aime, en les forçant de renoncer à la leur qui lui paraît grossière et imparfaite. Mais elle ne peut se faire entendre ; il ne lui reste qu’à s’enfermer en elle-même, à se distiller dans l’oraison. Plus grave encore est son malheur ! l’action lui est aussi impossible que la parole. Il y a des limites dans la vie qu’elle ne peut pas accepter ; car il n’y a pas une seule de nos actions où nous puissions faire passer notre moi tout entier ; et la belle âme religieuse ne voudrait agir qu’à la condition de se révéler tout entière, ne pouvant consentir à mutiler son idéal. Aussi renonce-t-elle à l’action, elle se retire de la vie, elle craint d’y souiller la blancheur immaculée de sa robe. Son existence n’est plus qu’un long soupir qui se perd dans le vide.

Et enfin il y a la belle âme esthétique. C’est celle-là qui s’appelle Corinne. Son âme d’artiste, de poète a le culte inné du beau, et elle veut mettre la beauté, l’art et la poésie dans la vie, faire de son existence un poème.

Corinne est la fille d’un seigneur anglais et d’une Italienne, mais par ses penchans, ses instincts naturels elle appartient à l’Italie, à la terre qui produisit Raphaël et le Tasse. Elle perd sa mère à l’âge de dix ans et elle reste jusqu’à quinze ans à Florence, sous la garde d’une tante ; ses talens extraordinaires se développent et mûrissent comme un fruit au soleil. Elle devient une artiste, un génie, une muse. Cependant son père s’est remarié et la rappelle auprès de lui, en Angleterre, dans une petite ville du Northumberland. Combien va souffrir cette muse, cette fille du Midi, sous le triste ciel et parmi les brouillards du Nord, dans une petite ville de province, au milieu d’une société étroite, bornée, plongée dans le positif de la vie et qui ne la comprendra pas, ne sympathisera sur aucun point avec elle ! Ecoutons-la décrire cette existence de province anglaise :

« Le matin, dit Corinne, j’allais me promener, il faisait un brouillard affreux. Je n’aperçus pas le soleil, qui du moins m’aurait rappelé ma patrie… Mon père me dit : « Ma chère enfant, ce n’est pas ici comme en Italie, les femmes n’ont pas d’autre vocation parmi nous que les devoirs domestiques ; les talens que vous avez vous désennuieront dans la solitude… Mais dans une petite ville comme celle-ci, tout ce qui attire l’attention excite l’envie, et vous ne trouveriez pas du tout à vous marier si l’on croyait que vous avez des goûts étrangers à nos mœurs… il ne faut pas lutter contre les usages du pays où l’on est établi ; l’on en souffre toujours ; car dans une ville aussi petite que celle où nous sommes, tout se sait, tout se répète ; il n’y a pas lieu à l’émulation, mais bien à la jalousie, et il vaut mieux supporter un peu d’ennui que de rencontrer des visages surpris et malveillans qui vous demanderaient raison de ce que vous faites… » Vous ne pouvez vous imaginer la peine que j’éprouvais pendant que mon père parlait ainsi… Je le voyais courbé sous ce manteau de plomb que le Dante décrit dans l’Enfer, et que la médiocrité jette sur les épaules de ceux qui passent sous son joug. Tout s’éloignait à mes regards, l’enthousiasme de la nature, des beaux-arts, des sentimens, et mon âme se tourmentait comme une flamme inutile qui me dévorait moi-même, n’ayant plus d’aliment au dehors. » Et elle ajoute encore : « Je restais dans ma chambre la plus grande partie de la journée pour cultiver mes, talens, et ma belle-mère en avait de l’humeur : — « À quoi bon tout cela, me disait-elle, en serez-vous plus heureuse ? » et ce mot me mettait au désespoir. Qu’est-ce donc que le bonheur, me disais-je, si ce n’est le développement de nos facultés ? Ne vaut-il pas autant se tuer physiquement que moralement ? Mais je me gardais bien de parler ainsi à ma belle-mère ; je l’avais essayé une fois ou deux ; elle m’avait répondu qu’une femme était faite pour soigner le ménage de son mari et la santé de ses enfans ; que toutes les prétentions ne faisaient que du mal, et que le meilleur conseil qu’elle avait à me donner, c’était de les cacher si je les avais ; et ce discours me laissait absolument sans réponse ; car l’émulation, l’enthousiasme, tous ces moteurs de l’âme et du génie, ont singulièrement besoin d’être encouragés, et se flétrissent comme des fleurs sous un ciel glacé. »

Corinne en sa qualité de muse dédaigne les vulgarités de la vie qui forment l’unique occupation du monde où elle est condamnée à vivre. — « La naissance, dit-elle, le mariage et la mort composaient toute l’histoire de notre société, et ces trois événemens différaient là moins qu’ailleurs. Représentez-vous ce que c’était, pour une Italienne comme moi, que d’être autour d’une table à thé plusieurs heures par jour après-dîner, avec la société de ma belle-mère. Elle était composée de sept femmes, les plus graves de la province ; deux d’entre elles étaient des demoiselles de cinquante ans, timides comme à quinze, mais beaucoup moins gaies qu’à cet âge. Une femme disait à l’autre : « Ma chère, croyez-vous que l’eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé ? — Ma chère, répondait l’autre, je crois que ce serait trop tôt, car ces messieurs ne sont pas encore prêts à venir… » Tous les quarts d’heure, il s’élevait une voix qui faisait la question la plus insipide, pour obtenir la réponse la plus froide, et l’ennui soulevé retombait comme un nouveau poids sur ces femmes, que l’on aurait pu croire malheureuses, si l’habitude, prise dès l’enfance, n’apprenait à tout supporter… J’avais été dans les couvens d’Italie, ils me paraissent pleins de vie à côté de ce cercle, et je ne savais qu’y devenir. »

Ce que Corinne hait le plus, c’est l’emploi que le monde fait de la morale : — « Il n’y a rien de si facile, dit-elle, que de se donner l’air très moral en condamnant tout ce qui tient à une âme élevée ; le devoir peut être dénaturé comme toute autre idée, et devenir une arme offensive dont les esprits étroits, les gens médiocres et contens de l’être, se servent pour imposer silence au talent et se débarrasser de l’enthousiasme, du génie, enfin de tous leurs ennemis. On dirait, à les entendre, que le devoir consiste dans le sacrifice des facultés distinguées que l’on possède, et que l’esprit est un tort qu’il faut expier, en menant précisément la même vie que ceux qui on manquent. Mais est-il vrai que le devoir prescrive à tous les caractères des règles semblables ? Les grandes pensées, les sentimens généreux, ne sont-ils pas dans ce monde la dette des êtres capables de l’acquitter ? Chaque femme, comme chaque homme, ne doit-elle pas se frayer une route d’après son caractère et ses talens, et faut-il imiter l’instinct des abeilles dont les essaims se succèdent sans progrès et sans diversité ? »

Ce qui la révolte aussi, c’est l’intolérance du monde. Il en veut à quiconque a sa manière particulière de penser et de vivre ; les supériorités, les grands talens sont des puissances qui l’inquiètent, il prend ombrage de toute marque d’indépendance ; il est hostile à ce qui dérange ses habitudes, à ce qui semble condamner sa médiocrité. Il dit aux cœurs passionnés : « Vous faites trop de bruit, vous troublez mon sommeil ; tachez de végéter et de dormir comme moi. » — « Je passais, dit Corinne, des jours entiers dans les sociétés de ma belle-mère sans entendre dire un mot qui répondit à une idée ni à un sentiment ; l’on ne se permettait pas même des gestes en parlant. On voyait sur le visage des jeunes filles la plus belle fraîcheur, les couleurs les plus vives, et la plus parfaite immobilité : singulier contraste entre la nature et la société ! Tous les âges avaient les mêmes plaisirs ; l’on prenait le thé, l’on jouait au whist, et les femmes vieillissaient en faisant toujours la même chose, en restant toujours à la même place. Le temps était bien sûr de ne pas les manquer ; il savait où les prendre. » — « Il y a dans les petites villes d’Italie, ajoute Corinne, un théâtre, de la musique, des improvisateurs, beaucoup d’enthousiasme pour la poésie et les arts, un beau soleil, enfin on y sent qu’on vit ; mais je l’oubliais tout à fait dans cette province, et j’aurais pu, ce me semble, envoyer à ma place une poupée légèrement perfectionnée par la mécanique ; elle aurait très bien rempli mon emploi dans la société. »

Cependant Corinne essaye de convertir à ses goûts, à ses sentimens, à ses enthousiasmes, cette société assoupie, qu’elle espère ranimer : — « Je leur proposai, dit-elle, de lire des vers, de faire de la musique. Une fois le jour était pris pour cela ; mais tout à coup une femme se rappela qu’il y avait trois semaines qu’elle était invitée à souper chez une tante ; une autre, qu’elle était en deuil d’une vieille cousine qu’elle n’avait jamais vue, et qui était morte depuis plus de trois mois ; une autre enfin, que dans son ménage, il y avait des arrangemens domestiques à prendre ; tout cela était raisonnable, mais ce qui était toujours sacrifié, c’étaient les plaisirs de l’imagination et de l’esprit, et j’entendais si souvent dire : « Cela ne se peut pas, » que, parmi tant de négations, ne pas vivre m’eût encore semblé la meilleure de toutes. Moi-même, après m’être débattue quelque temps, j’avais renoncé à mes tentatives vaines, non que mon père me les interdît… mais les insinuations, mais les regards à la dérobée pendant que je parlais, mille petites peines semblables aux liens dont les pygmées entouraient Gulliver, me rendaient tous les mouvemens impossibles, et je finissais par faire comme les autres en apparence, mais avec cette différence que je mourais d’ennui, d’impatience et de dégoûts, au fond de mon cœur. »

Corinne s’obstine dans son projet, mais elle finit par en reconnaître la folie. Une femme d’esprit lui dit un jour : « Vous vous donnez beaucoup de peine, ma chère, pour un résultat impossible ; vous ne changerez pas la nature des choses. Si vous devez vivre ici, soumettez-vous ; allez-vous-en, si vous le pouvez. Il n’y a que deux partis à prendre. » Et Corinne prend le parti de la fuite. Elle quitte l’Angleterre, elle dit adieu aux brouillards, aux douairières de sa petite ville, à leur table à thé, à leurs caquets, à leurs parties de whist. Elle est décidée à vivre, et cette fille du soleil s’en retourne dans le pays du soleil, où elle est bientôt reconnue et saluée comme la première artiste de l’Italie. Elle monte au Capitole ; elle y prononce des hymnes où elle répand son âme devant un peuple enthousiaste qui l’acclame et la couvre de couronnes. Corinne triomphe ! Un moment, elle peut se croire heureuse ; mais son illusion n’est pas de longue durée. Pour ce peuple qui l’applaudit, l’enthousiasme n’est qu’une fièvre d’un instant. Bientôt il oublie l’art et les jouissances qu’il donne pour retourner à ce qu’il appelle les affaires sérieuses. Corinne sent douloureusement que ce qui est pour elle toute la vie, le fond même de son être, n’est pour cette foule frivole qu’un délassement, qu’un divertissement d’une heure. Elle se dit qu’elle n’est elle-même qu’un spectacle, et alors un besoin nouveau s’empare d’elle. Corinne renonce à convertir le monde entier ; mais il lui faudrait une âme, une seule suffirait, une âme qui arrivât à la comprendre, à sentir tout ce qu’elle sent, à partager ses émotions et à les redoubler en les partageant, qui fût en communion avec la sienne, qui brûlât de la même flamme, qui confondît ses destinées avec celles de Corinne, qui vécût avec Corinne dans le même culte de la poésie, de l’art et de la beauté. Corinne éprouve le besoin d’aimer et de transformer à sa ressemblance l’objet de son amour ; c’est ici que le monde l’attend !

Corinne rencontre à Rome lord Nelvil, qui représente le monde sous sa forme la plus noble, la plus élégante, la plus irréprochable. Il a des goûts élevés, un cœur généreux capable de grands mouvemens ; il est ouvert aux jouissances que donnent les arts, l’idéal ne lui fait pas toujours peur ; que dis-je ! Quand il le reconnaît pour la première fois dans la personne de Corinne, il est ému, transporté, il éprouve une admiration exaltée qu’il prend pour de l’amour. Corinne l’aime et elle peut se croire aimée… Mais lord Nelvil revient bientôt à sa nature, qui est celle d’un homme né pour la vie active et pour les intérêts positifs ; il préfère à l’enthousiasme le respect des traditions, aux grandes vertus inspirées la pratique des petits devoirs ; une nature concentrée qui ne peut goûter longtemps ce qui ressemble à la mise en scène, à une représentation dramatique et qui ne peut concevoir le bonheur que sous la forme d’une vie domestique paisible, régulière ; un homme enfin qui a, comme il le dit, dans le caractère, une sorte de faiblesse qui lui fait redouter ce qui agite l’existence. Lord Nelvil reste longtemps ballotté entre les impressions et les mouvemens contraires qui se partagent son cœur. Tantôt il tombe aux pieds de Corinne, subjugué par sa beauté et par son génie et il est sur le point de s’unir à elle par d’indissolubles nœuds et, l’instant d’après, il s’éloigne, il recule, il s’accuse d’entraînemens irréfléchis. Il y a dans Corinne quelque chose qui l’inquiète, qui l’épouvante. Elle est trop différente de lui, il craint de ne pas la connaître assez. Elle lui semble trop passionnée, et il se demande s’il n’y a pas dans cette âme exaltée, toujours hors d’elle-même, un fond de frivolité, si on ne peut lui reprocher une absence de vrai sérieux, l’absence de ces convictions morales qui font la consistance du caractère. Corinne a trop peu de préjugés, et la grande liberté de son esprit et de ses jugemens lui paraît être quelquefois la licence d’un cœur indiscipliné qui refuse de se plier à aucun joug. Corinne n’est semblable qu’à Corinne, elle est différente de toutes les autres femmes ; et lord Nelvil se dit qu’après tout les nombreux ont de bonnes raisons d’être ce qu’ils sont, et que Corinne a tort de ne pas leur ressembler davantage.

Et puis, autre grave question ; Corinne peut-elle donner le bonheur ? Corinne aime lord Nelvil ; mais n’aime-t-elle pas davantage encore l’art et la poésie ? L’époux de Corinne sera-t-il autre chose qu’un accessoire dans sa vie ? Les Muses peuvent-elles aimer comme les hommes veulent être aimés ? Et le mari de Corinne n’aura-t-il pas encore pour rival ce peuple à qui Corinne sent le besoin de parler quand son âme est pleine ? N’est-ce pas une souffrance, pour l’homme qui aime sérieusement, de voir la femme aimée paraître devant la foule, étaler à ses regards ses grâces et sa beauté, se donner, pour ainsi dire, en pâture aux curiosités d’un public indiscret ? Le véritable amour n’est-il pas inséparable d’une secrète et irrésistible jalousie ?

Voilà ce que se dit lord Nelvil ; et un jour, de retour en Angleterre, en traversant un parc, il aperçoit une jeune fille de seize ans, à la taille élancée, aux traits délicats et portant sur son visage « la chaste réserve d’une âme qui se contient, la pureté céleste d’une enfant qui ne s’est jamais éloignée de sa mère et qui ne connaît des passions du cœur que la tendresse filiale. » Et l’image de Lucile hante bientôt son esprit comme un songe angélique qu’il cherche en vain à écarter : « Il réfléchit à cette vie si austère et si retirée que Lucile avait menée, à cette beauté sans pareille, privée ainsi de tous les plaisirs comme de tous les hommages du monde, et son âme se sent pénétrée de l’émotion la plus pure… Il ne s’avouait point encore à lui-même que Lucile avait fait impression sur son cœur. Peut-être cela n’était-il pas encore vrai ;… mais il y avait pourtant un genre d’idées, un son musical, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui ne s’accordait qu’avec Lucile. Les images du bonheur domestique s’unissaient plus facilement à la retraite de Northumberland qu’au char triomphant de Corinne ; enfin il ne pouvait se dissimuler que Lucile était la femme que son père aurait choisie pour lui : mais il aimait Corinne, il en était aimé !… Il s’endormit en pensant à l’Italie, et néanmoins pendant son sommeil il crut voir Lucile qui passait légèrement devant lui sous la forme d’un ange ; il se réveilla et voulut écarter ce songe ; mais le même songe revint encore. » Et cette fois, lord Nelvil regrette de ne pouvoir retenir l’image disparaissante.

Un jour enfin il se demande si cette jeune fille n’est pas plus capable que Corinne d’un sentiment fidèle et constant ; il compare en lui-même « le charme timide de Tune à la grâce brillante, à l’éloquence sublime de l’autre ; et réfléchissant sur le caractère de Lucile et sur celui de Corinne, il se dit qu’un extérieur froid et réservé cache souvent les sentimens les plus profonds. » Et bientôt c’en est fait de Corinne ; car il prononce sur elle ce cruel arrêt : « Corinne, c’est l’ivresse d’un jour ; Lucile, c’est le bonheur de toute une vie. » Et lord Nelvil épouse Lucile, il préfère un sort commun aux risques de l’extraordinaire ; ce dont on ne peut ni le blâmer ni l’absoudre. La Muse est vaincue par l’ange, elle n’a plus qu’à mourir, sa défaite est irréparable, car sa blessure est de celles qui ne pardonnent pas.

Le monde triomphe de Corinne ; il lui a tendu un piège où elle est tombée ; il lui est apparu sous les traits d’un homme généreux, sensible, noble, doté de toutes les vertus, hormis celles qui font les âmes extraordinaires ; et Corinne a cru que cet homme, c’était le bonheur qui venait à elle, et elle lui a ouvert les bras, mais elle n’a saisi que le vide ; le monde lui a arraché sa proie en lui disant : Cet homme m’appartient, qu’y a-t-il de commun entre lui et toi ? Âme d’exception, retourne-t’en dans ta solitude. Demande la félicité à tes visions ; mais n’aspire pas à ces bonheurs vulgaires que j’accorde à ceux-là seuls qui reconnaissent mes lois… Et la solitude où s’en retourne Corinne est celle d’un tombeau. Avant de mourir, dans l’espoir de trouver le calme, Corinne se rend à l’église de Santa Croce, elle traverse, pour y aller, le bois charmant qui est sur les bords de l’Arno, l’air embaumé par une abondance de roses redouble sa tristesse, et elle s’écrie : « Je suis une exception à l’ordre universel. Il y a du bonheur pour tous, et cette terrible faculté de souffrir qui me tue, c’est une manière de sentir particulière à moi seule. » Puis elle pénètre dans l’église, elle marche entre ces deux rangées de tombeaux, qui forment, dit-elle, « la plus brillante assemblée de morts qui soit, » et se mettant à genoux sur l’une des tombes, ses yeux s’arrêtent sur cette inscription gravée dans la pierre : Seule à mon aurore, seule à mon couchant, je suis seule encore ici. « Ah ! s’écrie-t-elle, quelle émulation peut-on éprouver quand on est seul sur la terre ? Qui partagerait mes succès ? Qui s’intéresse à mon sort ? » Et elle lit plus loin cette autre épitaphe : Ne me plaignez pas d’être mort jeune : si vous saviez combien de peines ce tombeau m’a épargnées ! « Quel détachement de la vie ces paroles inspirent ! » se dit Corinne en versant des pleurs.

Cependant Corinne fait encore des efforts pour redevenir capable d’un travail suivi et elle trace des fragmens de pensées dont voici quelques-unes : « Mon talent n’existe plus ; je le regrette. J’aurais aimé que mon nom lui parvînt avec quelque gloire, qu’en lisant un écrit de moi, il y sentît quelque sympathie avec lui.

« J’avais tort d’espérer qu’en rentrant dans son pays, au milieu de ses habitudes, il conserverait les idées et les sentimens qui pouvaient seuls nous réunir. Il y a tant à dire contre une personne telle que moi, et il n’y a qu’une réponse à tout cela, c’est l’esprit et l’âme que j’ai ; mais quelle réponse pour la plupart des hommes !

« On a tort de craindre la supériorité de l’esprit et de l’âme ; elle est très morale cette supériorité, car tout comprendre rend très indulgent, et sentir profondément inspire une grande bonté.

« Comment se fait-il que deux êtres qui se sont confié leurs pensées les plus intimes, qui se sont parlé de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la douleur, redeviennent tout à coup étrangers l’un à l’autre ? Etonnant mystère que l’amour ! sentiment admirable ou nul !…

« Je m’examine quelquefois comme un étranger pourrait le faire, et j’ai pitié de moi. J’étais spirituelle, vraie, bonne, généreuse, sensible ; pourquoi tout cela tourne-t-il si fort à mal ? Le monde est-il vraiment méchant ? et de certaines qualités nous ôtent-elles nos armes au lieu de nous donner de la force ?

« J’avais appris la vie dans les poètes ; elle n’est pas ainsi. Il y a quelque chose d’aride dans la réalité, que l’on s’efforce en vain de changer.

« En présence du soleil et des sphères étoilées, on n’a besoin que de s’aimer et de se sentir dignes l’un de l’autre. Mais la société, la société ! comme elle rend le cœur dur et l’esprit frivole ! Comme elle fait vivre pour ce que l’on dira de vous !…

« Pourquoi les situations heureuses sont-elles si passagères ? Qu’ont-elles de plus fragile que les autres ? L’ordre naturel est-il la douleur ? C’est une convulsion que la souffrance du corps ; mais c’est un état habituel pour l’âme.

« Une autre vie ! Voilà mon espoir, mais telle est la force de celui-ci, qu’on cherche dans le ciel les mêmes sentimens qui ont occupé sur la terre. On peint dans la mythologie du Nord les ombres des chasseurs poursuivant les ombres des cerfs dans les nuages : mais de quel droit disons-nous : Ce sont des ombres ? Où est la réalité ?… »

Puis Corinne répand son être tout entier dans une élégie qui nous révèle le secret de ses destinées : « Non, dit-elle, je ne me repens point de cette exaltation généreuse. J’aurais rempli ma destinée, j’aurais été digne des bienfaits du ciel, si j’avais consacré ma lyre retentissante à célébrer la bonté divine, manifestée par l’univers.

« Des sentimens, des pensées peut-être nobles, peut-être fécondes, s’éteignent avec moi : et de toutes les facultés de l’âme que je tiens de la nature, celle de souffrir est la seule que j’aie exercée tout entière.

« N’importe, obéissons. Le grand mystère de la mort, quel qu’il soit, doit donner du calme… »

Tel est le chant du cygne de Corinne. Mais l’histoire de Corinne, c’est la tragédie de la belle âme. Heureusement, cette tragédie ne finit pas toujours aussi mal. Il est de belles âmes qui survivent à leurs déceptions et qui s’obstinent à vivre. Sont-ce les plus heureuses ? Je ne sais, car elles comptent par leurs souffrances les heures de leur vie. Parmi ces souffrances, il en est une dont je n’ai pas parlé ; la belle âme est exposée à se voir singée, parodiée, et ces contrefaçons qu’on fait d’elle l’offensent et l’humilient.

Pour énumérer toutes ces variétés de belles âmes d’un rang inférieur et de plus mince aloi qui fourmillent dans les mémoires et les romans du commencement du XIXe siècle, il faudrait parler des belles âmes excentriques, à la tête desquelles on pourrait donner une place d’honneur à une femme fort intéressante du reste, mais qui poussa dans sa jeunesse le besoin d’une vie, d’exception jusqu’à désirer d’être transformée en plante, si bien qu’un jour elle s’en fut s’asseoir au milieu d’une plate-bande et que son frère, écrivain célèbre, alla chercher un arrosoir et aspergea délicatement cette belle rose artificielle !

Il faudrait aussi mentionner les héroïnes élégiaques qui, le cœur gonflé de soupirs, passaient leur vie à chercher dans le monde celui qu’elles nommaient le grand Inconnu, le seul être capable de les comprendre, le seul digne de leur affection ! Et ne pas oublier non plus l’innombrable légion des incomprises… Mais le courage me manque, et je ne m’appliquerai pas à faire la satire des imitations de la belle âme, maladie noble à coup sûr, bien rare aujourd’hui et qui commande nos respects et même nos sympathies ; car qui voudrait refuser sa sympathie aux souffrances de la belle âme ? Quelle autre ressource lui reste-t-il que de se plaindre ? Mais se plaindre, c’est s’exposer aux sourires du monde, ou à ses compassions plus insultantes que ses sourires. Non, ce qu’il aurait fallu lui souhaiter, c’est de devenir tolérante pour la vie, de prendre les hommes pour ce qu’ils sont et de ne pas leur demander l’impossible, de se faire de son idéal une source de joies intérieures et d’apprendre à se suffire à elle-même.

Que s’il n’était pas en son pouvoir de guérir de son inguérissable mélancolie, qu’elle songeât du moins à sauver sa dignité, et il est pour la dignité une forteresse qui lui offre un inviolable asile, celle du silence. C’est ce qu’a compris le jeune prisonnier de Michel-Ange dont je parlais en commençant ; à le voir, on devine qu’il souffre, qu’il rêve, mais qu’il se tait ; ses lèvres étroitement serrées ne laissent pas échapper un mot ; elles ne trahissent pas leur douloureux secret ; Michel-Ange leur a imprimé le sceau de l’éternel silence.


VICTOR CHERBULIEZ.


  1. Voyez la Revue du 1er septembre.
  2. Copyright by Mme Gabriel Lippmann, 1910.