Le Roman français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 50-81).
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LE ROMAN FRANÇAIS[1]


INTRODUCTION


L’avocat que je charge de plaider ma cause et de me concilier votre bienveillance, c’est mon sujet. Assurément il n’est personne qui n’ait dû à la lecture d’un roman favori quelques heures de repos, de récréation, l’oubli momentané des labeurs et des difficultés de la vie. Sans doute je n’irai pas si loin que Diderot, et je ne hasarderai pas de dire avec lui que « le bonheur, c’est un bon fauteuil et un roman qui n’en finit pas. » Le bonheur est à mon avis une chose beaucoup plus compliquée que cela ; on ne le commande pas chez les fabricans de meubles, ni chez les libraires ; sans compter que je suis pour les romans qui finissent, surtout quand ils finissent bien.

Mais, me couvrant d’une autorité épiscopale, je ne craindrais pas de dire avec l’évêque d’Avranches, l’illustre Huet, que la lecture des romans est « le plaisir des honnêtes paresseux. »

Ce mot de Huet peut sembler à première vue une critique plus qu’un éloge ; Huet paraît considérer la lecture des romans comme un plaisir de paresseux. Remarquez qu’il a soin de dire « des honnêtes paresseux. » C’est qu’en effet il est une paresse qui est un défaut, ou, si vous l’aimez mieux, un vice, un péché. Mais il en est une autre innocente, honnête et dont je serais presque tenté de faire une vertu ou un talent. Cette paresse-là est le besoin et la faculté de s’arrêter par instans, pour reprendre haleine, pour respirer.

En vérité, c’est une question qu’il est permis d’agiter : quel est le pire d’être toujours désoccupé ou d’être toujours affairé ? Il est dans la nature de l’homme de cesser par intervalle de remuer sa machine, de suspendre les agitations de sa vie pour donner quelques heures à la contemplation. L’homme n’a pas seulement des mains pour toucher, des pieds pour se mouvoir, mais des yeux pour voir. Et, je le répète, il est bon qu’il cesse d’agir par momens pour devenir spectateur et, sinon pour bayer aux corneilles, du moins pour observer la vie, les hommes, les jeux de la fortune, la grande scène où s’agitent les passions et les intérêts de l’humanité. Or, c’est dans ces momens d’honnête paresse que les chefs-d’œuvre d’un romancier sont de bon secours, car les meilleurs romans sont un miroir net et limpide où nous pouvons contempler une image en raccourci de la société et des choses humaines.

Je m’empresse d’ajouter que la lecture des romans peut être autre chose qu’un plaisir ; elle devient une occupation intéressante et instructive, s’il s’agit, non de ces productions éphémères qui naissent aujourd’hui pour mourir demain, mais de l’un des chefs-d’œuvre que le passé nous a légués, qui ont survécu à leurs auteurs et ne sont pas encore morts, bien qu’ils aient trois cents ou cinquante ans de date. Ces vieux romans chargés d’années et qui ne plient pas sous le faix, qui réussissent à disputer leur vie aux attaques meurtrières du temps qui dévore tout, ils sont dignes qu’on les prenne pour objets d’étude, parce qu’ils sont des témoins du passé. En un mot, ces vieillards de la lettre moulée sont bons à entendre causer, car ils ont des choses à nous apprendre sur l’histoire des esprits, des mœurs et des idées.

La littérature, a-t-on dit depuis longtemps, est l’expression de la société. Et comment en serait-il autrement ? Tout se tient dans l’esprit humain et il n’est rien à quoi la civilisation ou la barbarie d’une époque n’imprime sa marque. Il n’est pas jusqu’à la cuisine… Oui, il s’est trouvé quelqu’un qui a prétendu qu’on pouvait refaire l’histoire de la civilisation en faisant celle de la cuisine. Mais laissant là le pot-au-feu, l’histoire des vêtemens est féconde en renseignemens sur l’évolution morale du genre humain, de même que l’architecture. Les vieilles pierres parlent, elles ont leur éloquence sur les choses du passé. Non seulement les maisons, mais tel détail de leur aménagement intérieur qui lui aussi est un signe des temps, un témoin intelligent et parlant des révolutions que subit et traverse la société. Les sonnettes par exemple… non pas les sonnettes qui aboutissent à la porte d’entrée des maisons, mais celles qui font communiquer la chambre à coucher ou le salon avec l’office ou l’antichambre. Ces sonnettes-là sont relativement d’origine récente. À la fin du XVIIe siècle encore, par un usage hérité du moyen âge, la petite noblesse vivait dans un état de domesticité auprès de la grande, et la princesse du sang, la duchesse et pairesse, sans cesse entourée de femmes titrées qui sont à sa dévotion, leur fait porter ses ordres à ses gens ; mais à mesure que le succès couronne davantage les entreprises et les usurpations de la royauté et que la haute noblesse voit décliner sa puissance, la petite noblesse se redresse, elle refuse de servir, les dernières traces de la domesticité noble disparaissent, et la grande dame, abandonnée de son entourage accoutumé, sent le besoin de communiquer avec l’antichambre par un cordon, un fil de fer et une sonnette. Qu’elles sont éloquentes ces sonnettes ! Ne semble-t-il pas qu’elles sonnent le glas funèbre de la puissance nobiliaire ?

Si donc les vêtemens, les maisons, les sonnettes même sont des témoins bien informés de l’histoire morale de la société, quelle place faudra-t-il donner à la littérature, cette maison spirituelle que se bâtit l’esprit humain et sur la face de laquelle il imprime le caractère vivant de ses pensées et de ses passions !

M. de Donald a eu raison de dire que la littérature est l’expression de la société Mais j’ajoute que de tous les genres littéraires celui qui est l’image la plus fidèle des réalités, celui qui nous en apprend le plus sur les mœurs, les caractères et les idées d’autrefois, c’est le roman. En effet, de tous les genres littéraires, le roman est le plus affranchi des conventions qui contraignent et qui gênent. Le roman appartient à la poésie ; il relève de la poésie, il en est une des dépendances, une des provinces. Mais c’est une province-frontière par où elle confine avec la prose. Le roman est la fusion de la poésie et de la prose, il est la prose dans la poésie et la poésie dans la prose. Le roman ne parle pas la langue des dieux ; il parle la langue des humains, celle de tous les jours ; la langue que parlait M. Jourdain quand il disait à Nicole : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles. » Et alors même qu’il élève le ton, qu’il oublie les vulgarités de la comédie humaine pour donner une voix aux passions les plus nobles, il ne cesse pas de s’entretenir en prose et il reste soumis à des vraisemblances beaucoup plus étroites que celles qui régissent la poésie.

Je suis au théâtre, j’assiste à la représentation d’une tragédie. Le rideau se lève, et aussitôt apparaît un personnage qui parle un langage rythmé, mesuré, qui exprime ses sentimens en vers de douze syllabes ; et encore a-t-il soin de rimer ces vers deux à deux et d’éviter en prononçant tout hiatus. Je suis averti, dès les premiers mots, que le monde auquel appartient ce personnage est un monde conventionnel ; je sais par expérience que mes joies, mes peines, les agitations de mon âme n’ont pas l’habitude de se traduire en alexandrins, et bien habile, bien maître de lui serait l’homme qui, dans un moment de colère, se donnerait la peine de compter ses syllabes et d’éviter tout choc de voyelles. Je sais donc, dès le lever du rideau, que la poésie m’introduit dans un monde de convention où il faut que je paie par les complaisances de ma raison l’hospitalité qu’on me veut bien donner. Le romancier, au contraire, si haut que puisse s’élever son récit, et alors même qu’il peint les extrémités tragiques de la vie et de la passion, il ne quitte pas terre, il continue de parler ce langage qui, selon l’expression latine, marche, va à pied ; et, parlant, il n’a pas de concession à attendre de son lecteur, il est tenu à une sorte d’exactitude littérale dont le poète est dispensé ; nous sommes moins complaisans pour lui, nous sommes portés à restreindre les franchises de sa fantaisie, et nous crions volontiers à l’invraisemblance. En un mot, la vérité dans le roman est soumise à de tout autres conditions que dans la poésie, et voilà pourquoi nous retrouvons mieux le ton et l’esprit d’une époque dans les chefs-d’œuvre de ses grands romanciers que dans ceux de ses dramaturges, ou de ses lyriques.

En outre, si le roman est assujetti à des vraisemblances plus étroites que la poésie, en revanche son cadre est plus ample, ses règles moins fixes et plus souples, son domaine est plus étendu. Le roman est essentiellement un récit, mais ce conteur qu’on appelle le romancier peut interrompre par momens son histoire pour réfléchir, pour raisonner, voire pour disserter, pourvu qu’il use de ce droit avec discrétion, libertés qui sont presque refusées au poète, ou qui du moins ne lui sont accordées qu’avec des restrictions bien plus gênantes.

La poésie est née de l’enthousiasme, la prose est née de la réflexion ; la poésie chante, la prose parle ; et qu’est-ce que le roman ? C’est l’épopée qui cesse de chanter et qui se met à parler. Le roman moderne ne fut en effet à son origine qu’une transformation, une métamorphose de la chanson de geste. Et sous quelle influence s’opéra cette transformation ? Quand les trouvères eurent suffisamment chanté Charlemagne et ses pairs et les preux de la Table Ronde, quand ils eurent assez vanté les exploits miraculeux de cette épée de Roland qui brillait comme un soleil dans la nuit du passé, et les vagabondages de Lancelot, et les amours poétiques et criminelles de la reine Genièvre et de la pâle Iseult, le moment vint où l’enthousiasme pour ces antiques objets de l’adoration des poètes s’affaiblit et tarit dans les âmes. Les temps avaient changé, la face du monde s’était renouvelée ; c’en était fait de la féodalité, elle avait succombé sous les efforts réunis de la royauté et de la bourgeoisie ; elle avait été l’âme de la chanson de geste, l’inspiration chevaleresque ne pouvait lui survivre et désormais les doigts glacés et tremblans des trouvères ne tiraient plus de leur lyre que des sons étouffés.

Cependant la poésie n’abandonne pas facilement ni volontiers des héros qui ont été admirés et chantés pendant des siècles ; les traditions littéraires, comme les autres, sont une puissance, et on ne se dérobe pas aisément à leur empire. On continue donc de célébrer et Roland, et les quatre fils Aymon, et Lancelot, et Tristan ; mais ce ne sont plus eux. De ces héros légendaires d’une société évanouie, d’un âge qu’on ne comprend plus, il n’est resté que le nom. Ils deviennent des sujets conventionnels, des prétextes littéraires, des prête-noms. On les accommode, on les costume à la guise des temps nouveaux, on leur donne les sentimens et les passions qui sont à la mode au XVe siècle ; et comme l’enthousiasme pour la chevalerie est mort, ce qui prédomine dans ces récits chevaleresques, c’est l’analyse du cœur humain, l’analyse des caractères et des situations. On analyse, analyse, souvent jusqu’à la quintessence. Or l’instrument de l’analyse, ce n’est pas le vers, c’est la prose, et voilà pourquoi ces derniers récits chevaleresques, parmi lesquels les Amadis tiennent le premier rang, sont écrits en prose. Et ce sont précisément ces romans de chevalerie en prose qui ont été l’origine et la première ébauche du vrai roman, lequel n’est pas autre chose que la poésie conciliée avec l’analyse, la poésie parlant la langue de l’analyse qui est la prose, l’analyse pénétrant la poésie et la soumettant à ses lois.

Le roman est une invention de date relativement récente. Entendons-nous cependant. Nous retrouvons en germe dans l’antiquité grecque et romaine toutes les variétés du roman. Les Grecs et les Romains ont connu le roman historique, le roman philosophique et religieux, le roman d’amour et d’aventures, la nouvelle, le roman pastoral. Mais l’antiquité n’a pas connu le grand roman, elle n’a point produit de chef-d’œuvre dans ce genre-là qui est toujours resté chez elle à l’état de genre secondaire, de petit genre, à la tête de la petite littérature. L’antiquité n’a eu ni de Princesse de Clèves, ni de Corinne, ni de Consuelo, et les héros de ses romans ne représentent, si j’ose ainsi dire, que le menu fretin des héros. La grande poésie dans l’antiquité est demeurée inféodée à la légende ; elle n’a cherché ses sujets que dans les temps mythiques, dans les époques préhistoriques, alors que les hommes avaient dix pieds de haut, et que les dieux quittaient fréquemment le ciel pour descendre sur la terre. Dans l’antiquité, la grande poésie a toujours choisi ses héros parmi les demi-dieux ou les descendans immédiats des demi-dieux, c’est comme un cercle magique dont elle n’a pu sortir. On est frappé de l’extrême humilité avec laquelle les Grecs s’abaissaient devant ces héros des temps légendaires, leurs divins ancêtres. Au moment même où à Marathon et à Salamine, ils venaient de triompher de l’Orient tout entier conjuré contre eux, les représentations de batailles dont ils ornent le fronton de leurs temples, ce ne sont pas leurs propres batailles, leurs propres victoires, mais les exploits plus ou moins imaginaires des Thésée et des Achille. Et dans leurs drames, les seuls acteurs dont ils se plaisent à contempler les aventures, ce sont encore les Thésée, les Œdipe et les Atrides. Et ces héros légendaires paraissent sur la scène chaussés de cothurnes qui rehaussent leur taille, le visage couvert d’un masque sculptural qui immobilise à la fois et idéalise leurs traits. Ce sont des êtres à part, de glorieux prédestinés, que le ciel a créés pour connaître et manifester toutes les extrémités de la destinée humaine, athlètes robustes et puissans qui prennent la fortune à partie et luttent corps à corps avec elle. Au-dessous d’eux, la tête au niveau de leurs pieds, se tient le chœur composé du vulgaire des mortels, des vieillards ou des jeunes gens, race obscure et chétive qui n’a pas d’autre rôle à prétendre que celui d’assister à ces grandes luttes et d’y prendre part par sa curiosité seulement et sa sympathie. Et ce chœur attentif et respectueux sent sa petitesse et son néant ; il glorifie les héros, il célèbre leurs triomphes, il pleure sur leurs infortunes, tout au plus hasarde-t-il parfois un conseil, une exhortation ; plus souvent aussi, quand il voit le sang couler dans le palais des Atrides, ou qu’il entend Œdipe aveugle et désespéré maudire son sort et reprocher aux dieux l’excès de ses souffrances, le chœur se félicite de sa propre obscurité et de l’humilité de sa condition qui le dérobe à de si grandes catastrophes. « — Nous autres, s’écrient ces vieillards, nous ne sommes pas en proie aux orages de la destinée ; nous coulons des jours ignorés que les grands malheurs ne visitent point. Les dieux ne peuvent être jaloux de nous ; nos fronts n’ont point été marqués du sceau de la fatalité. »

Et c’est ainsi que dans l’antiquité, le domaine de la grande poésie s’est trouvé enfermé dans d’infranchissables limites tracées par la légende. Les élus de la Fable étaient seuls dignes d’être chantés par les poètes, et la muse antique eut toujours le visage tourné vers eux. C’est pour cela que, passé son bel âge, son âge classique, la poésie ne pouvait se renouveler. Toujours les mêmes sujets, les mêmes thèmes, enrichis seulement de variations nouvelles. La broderie changeait, le canevas était le même.

À la fin du premier siècle après Jésus-Christ quel grand objet célébra la muse romaine par la bouche de Stace ? Les fils d’Œdipe, cette éternelle mare de sang où gisaient les corps de deux frères ennemis. Trois siècles plus tard, que chante Claudien ? Proserpine enlevée par Plutoh. O redites perpétuelles que dissimule à peine la nouveauté des ornemens ! L’aigle de la poésie antique s’en est allée mourir parmi les rochers où elle avait bâti son nid, au sommet de ce Parnasse solitaire que depuis longtemps les dieux et les hommes avaient déserté. Tout était mort autour d’elle, et ses yeux à demi éteints pouvaient à peine apercevoir les vivans errant au loin dans la plaine, et dans cette solitude, elle s’obstinait à pousser toujours le même cri que les échos avaient cessé de répéter.

Dans la littérature moderne, c’est tout autre chose. Pour la première fois, l’art s’est émancipé, il jouit d’une absolue liberté. Le charme a été rompu, tous les chemins lui sont ouverts. Il peut aller chercher ses sujets au Nord et au Midi, le soleil ne se couche pas sur son empire. Et cette liberté lui donne la faculté de se renouveler incessamment ; comme les sociétés modernes, il a le don des métamorphoses et de ce qu’on a appelé « la palingénésie. » Cette liberté va si loin qu’il peut même glorifier et couronner de ses mains des héros purement fictifs et qui ne relèvent ni de l’histoire, ni de la légende. Qu’est-ce qu’un héros de roman ? Ce n’est pas un de ces prédestinés qui ont été élevés sur les genoux des dieux et qui sentent couler dans leurs veines un sang miraculeux. C’est un homme, rien qu’un homme ; une créature semblable à toutes les créatures, le romancier l’a pétri d’argile et de limon. Et cependant, cette humble créature, il ne craint pas de la proposer à nos admirations, de la détacher en pleine lumière, ni même de l’installer sur un de ces trônes glorieux où la poésie fait asseoir ses élus. Car dans les Champs Elysées de la poésie moderne, qui voudrait refuser à Corinne et à René une place à côté de Hamlet, de Manfred ou de Faust ? Ces héros de roman ont bien, si on le veut, une grandeur idéale, mais ils représentent l’idéal propre à leur époque, à la société où ils ont vécu, qui fut leur mère et leur nourrice ; c’est un idéal à proportions réduites, à hauteur d’appui, ce sont des majestés avec lesquelles il est permis de se familiariser et dans lesquelles les contemporains peuvent se reconnaître en quelque mesure, car il semble que la poésie moderne ait découvert qu’il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que ceux qui en ont le plus, c’est tout le monde, et que de même il y a quelqu’un qui est plus intéressant et pathétique que les personnages les plus pathétiques et intéressans, c’est encore tout le monde.

Ainsi le roman, c’est la poésie devenant la contemporaine du poète et de ses lecteurs ; la poésie du temps présent. De là résulte que de tous les chefs-d’œuvre, ce sont ceux des romanciers qui vieillissent le plus vite ; ils vieillissent avec les usages, avec les idées, avec les mœurs et les façons de sentir et de penser de l’époque particulière qui les a vus naître et que le romancier a cherché à représenter au naturel dans son œuvre. N’exagérons rien cependant. Dans toute œuvre de génie réside quelque chose d’éternel ; car il y a dans l’humanité, malgré les révolutions qu’elle traverse, un fond qui ne change pas et par conséquent il y a quelque chose de commun à tous les âges ; et si le romancier a su interroger le cœur humain et rendre fidèlement ses réponses, son œuvre contiendra quelque chose qui est fait pour durer et pour demeurer toujours jeune. Mais si le cœur de l’homme ne change pas, il change continuellement de langage ; si les passions de l’humanité restent semblables à elles-mêmes, elles varient perpétuellement de costume, de visage, et en quelque sorte d’attitudes et de gestes. Les gestes de la passion se modifient de siècle en siècle. Connaissez-vous la vignette qui décore le frontispice de l’édition originale de l’Astrée ? On y voit le berger Céladon, sa panetière au côté, sa houlette à la main. Ce berger est amoureux et il y eut des amoureux dans tous les temps. Mais cet amoureux, des premières années du XVIIe siècle d’une façon de pencher la tête et de lever le doigt dont j’ose dire que la tradition s’est perdue. En face de lui se tient Astrée, armée aussi de sa houlette et portant sa main droite sur son cœur. Les femmes qui mettent aujourd’hui la main sur leur cœur s’y prennent d’une tout autre manière. Examinez aussi les vignettes d’une des premières éditions de Berquin, de ce disciple de Jean-Jacques au petit pied. Contemplez l’un de ces jouvenceaux qui regardent se coucher le soleil, cet astre qu’il est alors à la mode d’appeler « l’œil de la nature. » Ce jouvenceau ne vous semble-t-il pas un phénomène aussi curieux qu’intéressant ? Oui, Céladon, Astrée et les héros de Berquin ont vieilli, vieilli ; mais c’est précisément cette vieillesse des romans d’autrefois qui fait leur intérêt ; car l’étonnement même dont ils nous frappent est instructif, puisque nous reconnaissons dans ces antiques l’empreinte visible de l’âge qui les vit naître, et qu’en les considérant avec attention, nous parvenons à nous représenter vivement par l’imagination un passé dès longtemps évanoui.

J’ai jugé qu’il pouvait être de quelque intérêt de rechercher dans leur succession chronologique les principaux types moraux reproduits par le roman français et de tracer, à grands traits du moins, l’histoire de l’idéal romanesque en France. Cet idéal nous l’irons chercher d’abord dans les vertes prairies qu’arrose le Lignon ; nous l’y trouverons déguisé en berger et occupé à garder les moutons. Mais cet attirail pastoral ne nous fera pas illusion, et en examinant de près ces bergers, en écoutant leurs causeries et leurs soupirs, nous n’aurons pas de peine à reconnaître en eux des contemporains d’Henri IV qui pourront nous instruire sur la Renaissance et l’esprit qui l’anima. Bientôt le roman quitte les forêts et les bergeries ; un asile lui est ouvert ; les salons, institution nouvelle dont nous verrons les origines, et dans les romans de salons de l’époque de Louis XIII nous ferons connaissance avec l’idéal dans les mœurs tel qu’on le concevait alors et tel qu’il s’est incarné dans les deux types de « l’honnête homme » et de « la précieuse. » Cependant un salon finit par détrôner les autres, c’est la Cour de Louis XIV. Dans la Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, se trouve réuni ce que l’alliance de l’esprit de Cour et d’une philosophie spiritualiste pouvait faire de l’âme humaine. Après le Grand Roi, la Régence, et dans le roman de la Régence, dans Gil Blas, est reproduite l’image fidèle de ce qu’était devenue une noblesse abaissée et de ce qu’aspirait à devenir une bourgeoisie émancipée. Adieu l’innocence pastorale, adieu les élégances des salons et de la vie de Cour, le champ de bataille appartient aux aventuriers et nous n’aurons pas de peine à retrouver dans l’histoire le pendant de Gil Blas. Mais avec le XVIIIe siècle un esprit nouveau se répand et gagne de proche en proche. L’âme sensible, les cœurs sensibles, voilà ce qu’admire et chante le roman. La sensibilité ! Chose et mot inconnus alors et qui s’expliquent par la conduite nouvelle de la société et par les influences intellectuelles qui la dominaient. Cette sensibilité, nous ne la calomnierons pas ; nous signalerons ses grandeurs et ses bienfaits, mais nous insisterons aussi sur la rançon dont ils furent payés, l’affaiblissement de l’idée morale, l’énervement de la volonté, la sensiblerie, le sentimentalisme, l’esprit d’utopie. C’est sous le règne de Louis XVI que domine l’esprit d’utopie dans toute sa force et que le roman s’occupe, par la main de Bernardin de Saint-Pierre, de lui bâtir un temple sous le ciel merveilleux des tropiques. Et enfin la tempête éclate, la Révolution accomplit son œuvre gigantesque, et le roman exprime avec une éloquence sans pareille les regrets et les espérances, les désillusions et les aspirations, les rêves et les mélancolies inouïes dont l’âme de la France était pleine.


I. — L’ASTRÉE

Le chapitre 67e de Don Quichotte est intitulé : « De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger tout le temps qu’il était obligé de ne point porter les armes. » Nous voyons en effet dans ce chapitre comment l’illustre chevalier de la Manche, après avoir été désarçonné et jeté dans la poussière par le chevalier de la Blanche-Lune, dut lui promettre de renoncer pendant toute une année au noble métier des armes et comment il se décida à employer ces loisirs forcés à mener dans les champs la vie de berger. Ce trait de l’histoire de l’illustre chevalier est symbolique. Don Quichotte représente ici la chevalerie elle-même qui, dépouillant son heaume et sa cuirasse, les remplace par la panetière et la houlette, et abandonnant l’arène des combats, s’en va oublier sa défaite historique parmi les bois et les bergeries. C’est ainsi que tout à coup, au cliquetis des épées sur les cuirasses, succède dans toute l’Europe un bruit de musettes, de cornemuses, de tambourins, de bêlemens de moutons, de murmures de ruisseaux et de chants de bergers. Dans la seconde moitié du XVe siècle, encore pendant le XVIe et au commencement du XVIIe, la pastorale est partout à la mode. En Italie, Sannazar compose l’Arcadie, le Tasse l’Aminta, Guarini le Pastor fido, Antonio Ongaro l’Alcée, Giraldi Cintio l’Egle. À quoi il faut ajouter, pour ne citer que les œuvres les plus importantes, la Diane espagnole de Georges de Montemayor, l’Arcadie anglaise de Sidney, et enfin l’Astrée française d’Honoré d’Urfé. Ainsi le XVIe siècle vit s’opérer dans la littérature, la poésie et les arts, ce qu’on peut appeler la grande invasion des bergers. D’où sortent ces bergers ? Qui sont-ils ? Comment faut-il s’expliquer la vogue dont ils jouirent et la longue durée de leur règne ?

La pastorale n’est pas née d’hier et je ne voudrais pas affirmer qu’elle soit morte. Ce serait trop m’avancer. La pastorale, on la retrouve partout, à toutes les époques ; à Home, au siècle d’Auguste ; en Grèce, au temps des premiers Ptolémées, en Perse, dans l’Inde ; je serais bien surpris si on ne la retrouvait pas en Chine. Il faut donc que la pastorale soit autre chose qu’une pure convention ou qu’une invention factice de la poésie à bout de ressources et cherchant à tout prix à se renouveler. La pastorale répond à un besoin fréquemment senti, à un besoin inné du cœur de l’homme ; et je dirai quel est ce besoin. C’est ce rêve de l’âge d’or qui est en nous, qui hante notre imagination et travaille notre âme. L’âge d’or ! Il n’a jamais existé, nous le savons ; il n’existera jamais ; et cependant, nous avons besoin de croire qu’il peut exister et ne pouvant le réaliser dans le monde que nous habitons, nous tenons du moins à l’évoquer, à y vivre en rêve. Je parlais des vignettes de l’Astrée. On en trouve une aussi en tête de l’une des Eglogues d’un poète italien du commencement du XVIe siècle, de Girolamo Benivieni. Celle vignette représente un champ stérile ; au bout de ce champ, à l’horizon, le soleil couchant ; sur le devant, le berger Fileno qui prend congé de son ami ; il part poussant devant lui ses moutons, et moutons et berger semblent heureux de partir. — « J’ai résolu, s’écrie Fileno, de fuir les âpres morsures de ce monde criminel. » Qui de nous, je vous le demande, dans un moment de lassitude, d’ennui, n’a entrevu dans ses rêves, n’a appelé de ses vœux, n’a soupiré après cette colline solitaire, cette prairie en pente dont l’herbe ne se fane jamais, après ces sources vives qui ne tarissent point, ce pan de ciel bleu qu’aucun nuage n’assombrit, après ce réduit isolé où rognent éternellement la paix, le calme et l’innocence ?

Mais il est des époques où ce rêve de l’âge d’or sollicite plus fortement les âmes ; où la pastorale est plus particulièrement goûtée et exerce sur les sens un plus irrésistible pouvoir. Ce qui le prouve, c’est que maintenant les pastorales en prose et en vers des XVe et XVIe siècles ne sont guère étudiées qu’à titre de curiosités littéraires. Elles ne trouveraient pas dans le public l’accueil qui leur fut l’ait autrefois. Je ne veux pas parler de l’Aminta du Tasse, qui a d’abord le précieux avantage d’être d’une modérée longueur, et où perce en plus d’un endroit le génie de l’auteur de la Jérusalem délivrée. Mais d’Urfé ! Mais l’Astrée !

Qui se sent de force aujourd’hui à lire l’Astrée d’un bout à l’autre ? Celui-là seul qui s’est proposé d’en entretenir un public qu’il respecte. Certes, je ne veux pas ravaler outre mesure cet interminable roman ; on a toujours quelque amitié pour un gros livre qu’on est peut-être seul à avoir lu ; c’est un exploit dont le souvenir vous est cher ; d’ailleurs, l’Astrée est loin d’être un livre sans mérite ; on y rencontre de charmantes descriptions, des caractères souvent bien tracés, de fines remarques sur les passions, des dissertations quelquefois éloquentes sur la morale et la philosophie, et, par-dessus toutes choses, un style agréable, fleuri, harmonieux, qui fit époque dans l’histoire de la prose française et semble annoncer par instant la prose pure et parfumée du Télémaque. Mais les épisodes perpétuels et interminables ; mais les vers fades dont ils sont parsemés et les lettres d’amour qui n’en finissent pas ; mais les longueurs surtout… cent pages parfois qu’on pourrait réduire à une. L’intrigue elle-même de cette grande machine est d’un faible intérêt ; supposez le ressort d’une petite montre employé à mettre en mouvement les rouages d’une grande horloge, voilà l’Astrée. Qu’est-ce après tout que cette intrigue ? Le berger Céladon aime la bergère Astrée et en est aimé ; mais Astrée est soupçonneuse ; un rival éconduit parvient à lui persuader que Céladon lui est infidèle. Là-dessus grand éclat de colère. Elle défend à Céladon de se remontrer à elle. Céladon désespéré se jette la tête la première au fond du Lignon. Vous devinez qu’il ne se noie pas et qu’il finit par rentrer dans les bonnes grâces de la trop crédule bergère. C’est à cela que se borne la part de l’invention dans l’Astrée.

Ne peut-on pas conclure que la vogue dont jouit l’Astrée parmi les contemporains de d’Urfé ne fut pas due seulement au mérite de fond et de style de cette œuvre ? Car cette vogue fut immense, presque incroyable ! Tout le monde lisait l’Astrée, la méditait ; elle fournissait des sujets à toutes les tentures de l’époque ; elle était considérée moins comme un roman que comme un bréviaire qui renfermait le résumé de l’art de vivre et de la sagesse pratique. Des mets médiocres paraissent délicieux à un estomac que travaille la faim, et il est permis de croire que ce qui assaisonnait la lecture de l’Astrée pour les contemporains, c’était l’appétit de pastorales qui les tourmentait.

Oui, la Renaissance fut plus que toute autre époque favorable à la littérature pastorale et idyllique. Car, remarquons-le d’abord, ce qui caractérise l’idylle, c’est qu’elle transporte la poésie hors du monde réel, hors de la société ; dans ce pays fantastique qu’on appelle l’Arcadie, qui est une Arcadie de fantaisie, laquelle ne se trouve point sur les cartes de géographie. L’Arcadie ! monde bienheureux qui réussit à se passer de tribunaux, de gendarmes, de gouvernement ; c’est un monde qui se gouverne lui-même ; car chacun y est si sage, les passions y sont si modérées, les cœurs si doux, qu’il n’est pas besoin d’autorité, ni de force armée pour y maintenir le bon ordre. Ainsi la pastorale, c’est la poésie transportée hors de la société civile, dans des retraites inaccessibles où la politique ni la police ne sauraient pénétrer. Grande différence entre cette poésie et le poème chevaleresque, la chanson de geste. La poésie chevaleresque des XIIe et XIIIe siècles ne songeait point à s’exiler loin de la société ; la scène s’y passe dans les villes, dans les palais, dans les châteaux, au milieu des peuples et des armées ; le monde qui y est décrit est celui de la féodalité. C’est la société féodale avec sa hiérarchie compliquée, avec ses rouages divers, avec ses grandeurs, ses pompes, ses luttes aussi et ses orages. Ainsi, au moyen âge, la poésie réside au sein de la société ; à l’époque de la Renaissance, elle est tentée d’en sortir et de s’en aller chercher un lointain refuge. Grande différence ! Comment se l’expliquer ? C’est qu’au moyen âge, en dépit des discordes et des désordres, il y avait une foi politique régnante, que la poésie elle-même pouvait accepter : le principe féodal était généralement reconnu ; il s’imposait aux âmes, il forçait les convictions ; il était considéré comme un principe d’ordre, revêtu d’une majesté sacrée ; et non seulement la poésie le reconnaissait, mais il lui inspirait une sorte d’enthousiasme. Les trouvères étaient les partisans dévoués, les adorateurs, les missionnaires de la féodalité, et leurs chants sont un encens qu’ils faisaient fumer en l’honneur de l’idole. Voilà pourquoi au moyen âge, la poésie est sociable et ne songe pas à divorcer avec la société. Mais au XVe siècle, il en est tout autrement. Le XVe et le XVIe siècle, l’époque de la Renaissance est une époque de scepticisme et d’athéisme politique. La féodalité est presque entièrement morte ; ce qu’il en reste n’est pas propre à la faire regretter ; car les institutions se gâtent en vieillissant ; le principe social du passé ne trouve plus de créance, ni de dévotion dans les âmes. Et le principe nouveau, le principe monarchique, ne s’impose pas encore à elles. Son jour viendra ; le moment viendra où des poètes et des romanciers chanteront la royauté avec le même enthousiasme que les trouvères chantèrent la féodalité. En attendant, le nouveau principe ne s’est pas encore légitimé ; il a le caractère d’une conquête à main armée, d’une usurpation violente. Quel costume, quelle figure, quel nom porte la royauté au commencement de la Renaissance ? Elle porte le vêtement bourgeois, le méchant habit de drap gris de l’avare et rapace Louis XI ; elle a le visage de renard de Ferdinand d’Espagne ; elle s’appelle César Borgia. La royauté ne représente encore que la ruse au service de la force, que la force doublée de ruse, qu’une main de fer gantée de velours, ou une patte de tigre aux griffes de fer ! Laissez-la grandir, cette royauté ! Un jour, quand elle resplendira sur un trône semé d’abeilles d’or, au sein des pompes et des fêtes, elle inspirera les poètes, elle leur arrachera des cris d’admiration, des prosternations et des hymnes ! Un jour, il y aura des poètes et des romanciers de Cour, comme il y eut au moyen âge des poètes et des conteurs de châteaux. Mais, pour le moment, le seul hommage qu’elle puisse revendiquer, le seul poème, le seul cantique dont elle soit l’âme, vous savez comme il se nomme : c’est le livre du Prince, c’est la cynique théorie du despotisme sans foi ni loi, c’est le livre de Machiavel qui paraît en 1532. Comment la poésie pourrait-elle habiter dans le monde de Machiavel ? Aussi elle ouvre ses ailes et elle s’envole. Feuilletez au hasard l’Aminta, le Pastor fido, tous les bucoliques italiens ; à chaque page, vous y rencontrerez cette idée, ce cri : « Le monde empire ; il est en proie à la force brutale ; plus de loyauté, plus d’honneur, plus de respect de la foi jurée ; partout le crime triomphant, le faible foulé aux pieds, l’innocence opprimée ! O ma Muse, fuyons vers les solitudes, envolons-nous au sein des délices d’Arcadie pour y trouver l’âge d’or ! »

Mais la pastorale n’est pas seulement un besoin des sociétés inquiètes et mécontentes qui désirent la paix ; elle est encore une fiction chère aux sociétés raffinées qui se plaisent à rêver une vie simple et patriarcale. Une civilisation avancée est sans doute un bien et une source de bonheur pour l’homme ; mais elle est aussi une cause d’inquiétudes et de soucis. Elle tend à compliquer la vie et tout ce qui complique la vie, fatigue l’âme et l’agite. L’homme du monde se surprend par intervalles à éprouver un sentiment de dégoût et de satiété, et à envier les humbles mortels qui, menant une existence plus conforme à la nature, ignorent ces besoins raffinés qui réclament perpétuellement une nouvelle pâture et s’irritent à mesure qu’on met plus de complaisance à les satisfaire. Et dans ces momens-là, il s’écrie : « Heureux l’homme des champs ! » À quoi il oublie d’ajouter avec le poète : « Heureux, s’il connaissait son bonheur ! » C’est pour cela qu’à Rome, au temps de la plus grande civilisation romaine, on voyait de riches sénateurs, comblés et rassasiés des biens de la fortune, se ménager quelque part, dans leurs somptueux hôtels une pièce misérablement meublée qu’on appelait « la chambre du pauvre. » Et le pauvre qui l’habitait pendant quelques jours, c’était le grand seigneur lui-même qui éprouvait le besoin de se mettre au régime pour reprendre goût à sa richesse.

À l’époque de la Renaissance, les raffinés préféraient jouer au pauvre en imagination ; ils recouraient pour cela à la pastorale ; ils quittaient en idée leurs palais et les trésors que l’art et la richesse y avaient amassés et leurs imaginations s’en allaient faire un pèlerinage en Arcadie. Ils se faisaient bergers et gardaient les moutons en imagination. Peut-être est-ce encore la meilleure manière ! Mais ces bergers d’Arcadie, ces bergers de la pastorale, ces bergers qui sont les héros des raffinés momentanément dégoûtés de leur sort et d’eux-mêmes, sont-ce de vrais bergers ? Il s’en faut de beaucoup ; car les réalités de la vie rustique seraient insupportables à l’homme raffiné. Ces bergers sont des bergers fictifs, ce sont de faux bergers ! L’homme raffiné a beau vouloir se fuir lui-même ; où qu’il aille, il s’emporte avec lui, et les pastorales ne lui plaisent qu’à la condition qu’il y retrouve toutes les subtilités de son cœur et de son langage. Nos bergers, et en particulier les bergers de l’Astrée, sont donc des bergers qui n’en sont pas, ce sont des gens du monde déguisés. Regardez-les de près ; ils n’ont point le teint hâlé ni les mains calleuses. Ils ont de petits pieds, de petites mains blanches ; leur toilette est irréprochable ; leur houlette est ornée de rubans et leurs sentimens aussi sont ornés, peignés et frisés à la dernière mode. Au reste, d’Urfé ne s’en cache pas ; au contraire, il nous trahit son secret dans la préface de la première partie de son volumineux roman : « Que si l’on te reproche que tu ne parles pas le langage des villageois, et que toi ni ta troupe ne sentez guère les brebis ni les chèvres : réponds-leur, ma Bergère, que, pour peu qu’ils aient connaissance de toi, ils sauront que tu n’es pas, ni celles qui te suivent, de ces bergères nécessiteuses qui, pour gagner leur vie, conduisent les troupeaux aux pâturages… Que si vos conceptions et vos paroles étaient véritablement telles que celles des bergers ordinaires, ils auraient aussi peu de plaisir de vous écouter, que vous de honte à les redire. »

Nous voilà dûment avertis. Ces bergers sont aussi peu bergers que possible ; c’est-à-dire que, hormis leur houlette, leur panetière, leurs chapeaux rustiques, leur attirail pastoral, nous ne devons voir en eux que des citadins vivant dans les champs. À la vérité, ils ont bien des moutons ; mais ils s’en occupent fort peu, et ils ont à leur service de petits pâtres auxquels ils remettent la garde de leurs troupeaux, toutes les fois que leurs troupeaux les ennuient, c’est-à-dire presque toujours. Ils vivent dans les champs et dans les bois, c’est encore vrai. Mais songez que dans ces bois il y a de vieux arbres creusés par le temps et que, dans le creux de ces arbres, se trouvent des écritoires ; ce qui permet à nos bergers, dès que le cœur leur en dit, de noircir du papier et de composer force billets doux et madrigaux. Quant à leur langage, d’Urfé nous assure en plus d’un endroit qu’il est simple, qu’ils ont « le parler rustique. » Mais ces bergers, à qui les chênes et les ruisseaux semblent avoir appris tous les secrets de la dialectique, sont si loin du rustique qu’on pourrait leur reprocher qu’il entre dans leur extrême subtilité quelque peu de pédanterie d’école.

Les conversations que nous trouvons dans l’Astrée nous font connaître aussi à quoi s’occupent ces faux bergers sur le bord des eaux transparentes du Lignon. Ils passent leur temps à raisonner sur la passion et à l’expérimenter de mille façons dans leur cœur ; car si les raffinés emportent leur raffinement en Arcadie, ils y emportent aussi leur cœur. Ils n’auraient garde de s’en défaire, il y devient leur tout, leur univers. Car ce qui caractérise l’Arcadie, c’est que les affaires n’en approchent point. Un berger affairé serait un monstre. Sa vie est de sentiment ; il dédaigne tout autre souci. Et si un auteur comique a dit que la femme doit être la préoccupation, mais non l’occupation de son mari, on peut dire que les faux bergers font de leur bergère à la fois leur seule préoccupation et leur unique occupation. En son absence, elle règne encore seule sur leurs pensées ; ils composent des stances et des madrigaux en son honneur, ils gravent son nom à la pointe du couteau sur l’écorce des vieux hêtres, et ils le font redire à l’écho ; car l’écho joue un grand rôle en Arcadie. On le consulte comme un oracle, oracle commode dont on obtient toujours la réponse qu’on désire. Et quand ils ne consultent pas l’écho, les bergers du Lignon consultent les druides, les prêtres du grand Teutatès ; car il y a des druides dans l’Astrée, et nous verrons plus tard ce que sont ces druides. Ou bien encore, assis dans une prairie, ils tressent des guirlandes, ils chantent en s’accompagnant de la lyre, ou ils pleurent et regardent tomber leurs larmes dans le courant d’un clair ruisseau. D’Urfé décrit cette vie avec un enchantement sans cesse renaissant qu’il réussit à faire partager à ses premiers lecteurs. C’était un esprit fort romanesque qu’Honoré d’Urfé. Dans sa jeunesse, il avait aimé passionnément la belle Diane de Chateaumorand. Mais il dut céder sa main à son frère aîné, son heureux rival. Après la mort de ce frère, il se hâta d’accourir auprès de sa veuve, brigua sa main, obtint une dispense du Pape et parvint enfin à l’épouser. Hélas ! son bonheur fut de courte durée. Diane perdit bientôt sa beauté, elle devint morose, acariâtre ; elle avait, de plus, un singulier laisser aller dans ses habitudes, sans compter qu’elle aimait de passion cinq ou six chiens de chasse qui ne la quittaient pas. N’ayant pu réaliser dans sa vie le roman de ses rêves, Honoré d’Urfé prit le parti de l’écrire. Que de gens leur écritoire a consolés de tout !

Jusqu’à présent, nous n’avons relevé dans les héros de l’Astrée que les traits de caractère et de visage qui leur sont communs avec tous les héros de pastorales. Il est temps de signaler ce qui fait leur physionomie propre, ce en quoi ils expriment plus particulièrement leur époque. Mais je me contenterai d’abord de la considération que voici :

Ce qui frappe dans les bergers de l’Astrée, c’est à la fois les ressemblances et les différences qui sont entre eux et les héros des romans de chevalerie. Au fond, ce qu’on peut appeler leur culture morale, les règles qui dirigent leur conduite, leurs sentimens, leurs maximes sont essentiellement conformes, ou pour mieux dire, sont empruntés à l’idéal et au code chevaleresque. Leurs vertus sont celles-là mêmes que déposait dans les cœurs bien nés l’éducation chevaleresque. L’honneur est leur divinité suprême, ils sont prêts à mourir plutôt que d’y forfaire. Ils sont braves, loyaux, esclaves de la foi jurée. Le mensonge, la perfidie, la félonie sont les vices qui leur inspirent le plus d’horreur. L’amour qu’ils professent pour leur bergère est aussi semblable à celui du chevalier pour sa dame. C’est l’amour tel que l’a conçu et façonné le moyen âge ; l’amour qui est une humilité, un abaissement volontaire, une abnégation de tous les instans, un culte aussi, une idolâtrie. Et dans l’Astrée comme dans les poèmes de la Table ronde, cet amour est considéré comme le grand ressort de l’éducation des âmes, comme une puissance morale qui ennoblit le cœur, l’élève au-dessus de lui-même, le rend inaccessible à toute bassesse, à tout sentiment vulgaire et le remplit d’aspiration vers un sublime idéal. De telle sorte que nos faux bergers ressemblent au premier abord à des chevaliers désarmés qui auraient échangé, par un bizarre caprice, leur casque contre un chapeau de paille, leur lance contre une houlette. Mais ils diffèrent des chevaliers, dans les témoignages qu’ils donnent de leurs passions. Que faisait le chevalier pour prouver à sa dame qu’il savait aimer ? Il s’en allait courir les grandes routes par monts et par vaux, la lance en arrêt, à la poursuite d’aventures périlleuses ; et c’était à coups de lance qu’il s’efforçait de conquérir le cœur de la femme aimée. Nos bergers s’y prennent tout autrement. Ils ne promettent point d’amener à leurs bergères deux géans enchaînés qui plient le genou devant elles ; ils ne jurent point non plus de tenir un œil fermé jusqu’à ce qu’ils leur aient apporté sur un plat d’argent deux douzaines d’oreilles de Sarrasins. Le plus méritant d’entre eux, c’est le plus délicat, le plus respectueux, le plus soumis ; celui qui a la manière la plus noble de sentir et qui sait le mieux exprimer ce qu’il sent ; celui qui a le cœur le mieux fait, le mieux réglé et qui, avec ses joies et ses peines, s’entend à composer pour ainsi dire un beau paysage moral où les yeux de sa bergère puissent s’arrêter avec complaisance ; celui enfin qui parvient à donner à ses vertus le plus de beauté et d’harmonie. Et ainsi, ce sont des hommes du moyen âge en qui il est entré quelque chose de l’esprit de Platon et de ses disciples. Comme les chevaliers, ils ont cette sorte d’ascétisme qui commande à l’homme de maîtriser sa nature ; ils ont cet enthousiasme qui le porte à se déposséder de lui-même, à se faire le serviteur et l’esclave de ce qu’il aime, et les vertus qu’ils admirent le plus sont ces vertus miraculeuses qui étonnent et confondent la nature. Mais en même temps, comme des disciples de Platon, ils recherchent l’harmonie, et la beauté de l’âme leur semble le premier des biens.

Et dans cette conciliation qu’ils se proposent, ils sont bien de leur époque, ils sont les fils de la Renaissance. Car on a tort, je pense, lorsqu’on présente le grand mouvement de la Renaissance comme une réaction passionnée, énergique, exclusive contre l’esprit du moyen âge. La féodalité mourut comme institution politique ; mais l’éducation qu’elle avait donnée à l’Europe lui survécut. Si l’on retranchait des mœurs publiques et privées, des usages, des caractères, des idées morales et politiques de l’Europe actuelle tout ce que lui a légué l’époque féodale, l’Europe ne serait plus l’Europe, et un homme, quel qu’il soit, qui ne serait pas, par quelque côté du moins, le fils et l’héritier du moyen âge, nous étonnerait comme un être étrange avec qui nous aurions peine à nous entendre sur les premières notions de la vie et de la morale. La Renaissance n’a donc pas cherché à détruire par le fer et par le feu le génie du moyen âge ; elle a cherché à le greffer, et la greffe dont elle a usé, elle l’a empruntée à l’antiquité retrouvée, ressuscitée et sortant de son tombeau parée de son éternelle beauté. Cette fusion, cette conciliation naïve de deux principes qui semblent s’exclure, fait le charme de la littérature de cette époque. Que sont les deux grands poètes italiens de la Renaissance, l’Arioste et le Tasse ? Ils sont les derniers des trouvères ; comme la chanson de geste, ils chantent la chevalerie et les croisades, et on sent partout dans leur œuvre l’étude attentive des poèmes des temps gothiques ; mais en même temps ces deux poètes sont tout pénétrés d’Homère et de Virgile, et ils concilient, dans une heureuse combinaison, le génie de la chanson de geste et la beauté de la forme classique. Cette greffe qui réussit si bien dans la poésie, elle tendit aussi à s’opérer dans la vie et dans les mœurs. Du centre de l’Italie, de la ville Sainte, du siège même de la papauté, s’élevait une voix qui, traversant les Alpes, criait à toute l’Europe : « Ouvrez la porte de vos maisons à l’art, ce génie bienfaisant. Laissez-le s’asseoir à votre foyer. Le Ciel le reconnaît pour un de ses envoyés. Qui que tu sois, riche ou pauvre, faible ou puissant, petit ou grand de ce monde, embellis tes pensées par la culture de l’esprit, par la contemplation assidue de la beauté ! »

Cette voix, ce cri, nos bergers l’ont entendu. Eux aussi, ils se sont occupés d’embellir leur vie. Ils ont adressé au Ciel la prière de Socrate : « Puisse la Divinité répandre un peu de beauté dans mes pensées et dans mon cœur ! »


II

Nous avons vu ce que sont en général les héros de la pastorale, les bergers littéraires, les faux bergers, et reconnu dans ceux de l’Astrée des contemporains et des fils de la Renaissance. Nous en avons trouvé un témoignage dans cette conciliation qui paraît en eux de deux élémens différens et même opposés, dont l’un est emprunté au moyen âge et l’autre à l’antiquité. Les héros de d’Urfé, disions-nous, unissent aux vertus un peu ascétiques des chevaliers cette recherche de l’harmonie et de la beauté morale qui était le principe de l’éducation grecque ; en un mot, ce sont des chevaliers-artistes. Il est certain qu’on ne peut lire l’Astrée sans s’apercevoir qu’elle a été composée à une époque où l’art tenait une grande place dans les esprits et dans la vie. La scène se passe au fond des bois ; mais l’architecture, la sculpture, la peinture, la poésie y ont établi leur demeure. Comme Sannazar dans son Arcadie, d’Urfé se plaît à décrire des palais, des statues, des mausolées, des tableaux et on dirait que sa plume veut jouter avec les Goujon, les Germain Pilon, les Lescot, tous les artistes de la Renaissance française. Les personnages s’entendent eux-mêmes à manier la plume et le pinceau ; ils sont tous habiles à versifier ; ce leur est un jeu de composer des élégies, des sonnets, des madrigaux. Céladon est peintre, et, dans son exil solitaire, il peint de mémoire un portrait d’Astrée qui se trouve être un prodige de ressemblance et de grâce. Mais ce qui est plus important à noter, c’est que ces habitans des forêts ne sont pas seulement artistes par les doigts, ils le sont par l’âme, par le sentiment. Ils sentent, ils pensent, ils respirent en artistes ; ils cherchent à donner à leurs pensées et à leurs actions une belle forme. Ils sont artistes dans le sens que Gœthe a donné à ce mot : ils aiment « les belles apparences. »

En conséquence, l’art qu’ils estiment et pratiquent avec le plus d’ardeur c’est l’art de parler, l’art de bien dire. Oui, nos bergers sont bien parlans, bien disans ; ils mettent du tour et de la civilité dans leurs discours, ce sont leurs propres expressions. Souvent même, on pourrait les accuser de ne sentir et de ne penser que pour avoir l’occasion de parler ; leur passion semble parfois ne leur tenir au cœur que parce qu’elle leur fournit d’heureux thèmes à développer dans d’agréables entretiens ou dans d’éloquentes tirades. Et pour ma part, je ne puis m’empêcher de croire qu’il est des momens où Céladon se trouve heureux d’être malheureux et qu’il remercie quelquefois son désespoir des discours harmonieux et des belles figures de rhétorique dont il lui est redevable. Ces bergers passent la plus grande partie de leur temps à converser entre eux ou avec eux-mêmes. Leur lieu favori de réunion est le carrefour de Mercure où aboutissent quatre chemins et dont le centre est marqué par une statue placée sur un piédestal rehaussé de trois degrés ; aux quatre côtés des chemins sont plantés de beaux sycomores sous l’ombre desquels on passe les heures chaudes du jour, pendant que les brebis dorment et que les oiseaux se taisent. Quelquefois aussi la fureur de parler les empêche de dormir et couchés sur le gazon, sous un berceau de verdure que la lune a peine à percer de ses rayons, l’aurore les vient surprendre éveillés et dans le feu du discours, sur quoi ils se hâtent de clore la paupière quelques heures, tout juste le temps de reprendre un peu de force pour recommencer à causer. Du reste, ces conversations, bien qu’on y trouve quelquefois à redire, sont peut-être la partie la plus intéressante de l’Astrée, et si on les dégageait de l’intrigue et de ses épisodes et qu’on les recueillît dans un volume à part, comme on a fait pour les conversations du Grand Cyrus, ce volume serait d’une lecture assez agréable et renfermerait plus d’une page d’une vraie beauté.

Ce goût de conversation qui est peut-être la seule passion sérieuse qui anime les héros de l’Astrée, — car je soupçonne leurs amours d’habiter beaucoup plus dans leur cerveau que dans leur cœur, — ce goût de conversation est encore un trait auquel on peut reconnaître en eux des hommes de la Renaissance. L’esprit de la conversation suppose en effet, comme condition première, un fait moral ou social qui fut l’œuvre de la Renaissance, je veux dire la réconciliation de l’école et du monde, l’école allant dans le monde, le monde accueillant l’école, lui ouvrant ses portes l’acceptant pour son hôte, et dans cette réconciliation, les deux parties se faisant des concessions réciproques ; l’école consent à s’humaniser, elle se débarrasse de son ténébreux fatras, elle rompt avec la pédanterie, elle se met à sacrifier aux grâces ; et de son côté, le monde devient avide de s’instruire, il s’occupe d’autre chose que des intérêts du moment présent, que des pauvretés de son ambition ; il se crée des loisirs qu’il consacre à la vie spéculative ; il devient curieux et il demande à la science de satisfaire ses curiosités. Or voilà précisément ce qui se passa à l’époque de la Renaissance. La science quitta l’ombre des écoles et des monastères, elle entra dans le monde et le monde la reçut bien, et tout en lui faisant les honneurs de sa maison, il lui apprit à vivre et à parler.

Grande révolution assurément ; car le moyen âge avait été par excellence « l’époque des spécialités, » l’époque des associations, des confréries, des groupemens. Jamais la société ne fut plus fortement organisée, et ce qui caractérise un être organisé, c’est la division des fonctions. C’est ainsi que la féodalité comprenait la vie sociale : division tranchée des fonctions, division tranchée des organes destinés à remplir ces fonctions ; principe de spécialisation qui se retrouvait jusque dans l’organisation de l’industrie où, grâce au système des corporations et des maîtrises, chacun était attaché à un métier héréditaire dont il avait peine à sortir. En un mot, dans cette puissante et savante société, chaque individu avait son lieu, sa place marquée d’avance où il restait parqué. Et en particulier, l’homme d’action et l’homme de pensée, l’homme d’épée et l’homme de plume formaient deux classes distinctes entre lesquelles il existait peu d’échange possible. Et comment eussent-ils communiqué ? Ils ne parlaient pas la même langue. Au XIVe siècle, la science, ou ce qu’on appelait la clergie, parlait une langue morte, le latin, et les chevaliers qui consentaient à l’apprendre étaient un sujet d’étonnement, presque un scandale, et, dans tous les cas, une exception rare. Aussi l’éducation du chevalier et celle du clerc dureraient essentiellement ; à l’un les études qui cultivent l’esprit, à l’autre les exercices qui assouplissent le corps et les habitudes, qui adoucissent à la fois et fortifient le caractère ; à l’un, la culture intellectuelle ; à l’autre, une éducation exclusivement physique et morale, où les choses de l’esprit n’entraient pour rien, pas même l’abécédaire. Cette scission, la Renaissance la fit cesser. La Renaissance, avons-nous dit, c’est la greffe de l’esprit antique sur le génie du moyen âge. Or l’idéal de l’éducation grecque au temps de Périclès était de faire des hommes complets ; à Athènes, on n’admettait pas la distinction des clercs et des hommes d’action, et il était conforme à l’esprit athénien qu’un poète par exemple fût magistrat et général. Et semblablement, la Renaissance tint à ce que la culture intellectuelle, la clergie cessât d’être le partage des clercs, des moines et des hommes de robe ; elle ne songea pas à supprimer les classes diverses qui constituent la hiérarchie sociale, mais elle voulut qu’un fond de même culture, qu’une éducation commune formât comme le trait d’union entre ces classes distinctes ; elle entendit que la noblesse renonçât à son ignorance et à son mépris des choses de l’esprit, que le jeune noble devînt quelque peu clerc. Problème plus compliqué que dans l’antiquité ; car à Athènes du temps de Périclès, l’enseignement se bornait à l’étude du grec et de la Grèce ; mais le programme de l’enseignement au XVIe siècle était le programme encyclopédique du moyen âge encore et étendu et agrandi. Fortes et puissantes études, plus abondantes que méthodiques et sous le poids desquelles on a peine à comprendre que de jeunes cerveaux ne succombassent pas. Honoré d’Urfé, sorti d’une des plus illustres familles du Forez alliée à la maison de Savoie, avait passé par ces fortes études de la Renaissance, il avait appris presque tout ce que Rabelais fait apprendre à son Pantagruel et, dans une fête collégiale, il récita des tirades de vers et des harangues en grec, en latin et en hébreu. Aussi ses bergers sont-ils savans comme lui ; en bon père, il leur a fait part de sa science. Ils en savent du moins beaucoup plus qu’il n’est nécessaire pour garder des moutons. Ils sont très forts sur la géographie, sur les antiquités des Gaules, sur l’histoire ; ils savent le grec, le latin ; ils se plaisent à faire des étymologies, lesquelles sont le plus souvent assez baroques ; ils savent aussi l’astronomie, ils sont encore physiciens, la théorie de la boussole leur est familière. Bref, ces bergers se sont assis longtemps sur les bancs de l’école, et on ne peut les accuser d’y avoir perdu leur temps. O bergers de Théocrite et de Virgile, que vous êtes naïfs et ignorans auprès de ces gens-là !

Et de toutes choses ils parlent en bons termes, avec une aisance, une noblesse de ton soutenue, avec une élégance châtiée qui ne se dément jamais. Disons tout : ils ont les défauts de leurs qualités, ce qui est vraiment pardonnable. Il y a tant de gens qui n’ont pas les qualités de leurs défauts ! Ces défauts sont encore ceux de leur époque. À force de vouloir être civils, ils donnent quelquefois dans l’afféterie ; à force de vouloir bien dire, ils passent souvent le but, et leurs grâces sont mignardes, et si on ne peut leur refuser d’avoir de l’esprit, on peut les accuser de tomber souvent dans le bel esprit. C’était la maladie du temps. Le bel esprit, c’est la pédanterie retournée des gens du monde quand ils commencent à se piquer d’être savans et qu’ils font parade de leur savoir. Le bel esprit abonde dans les œuvres de deux contemporains de d’Urfé, dans les tableaux de l’Albane, de celui qu’on a appelé l’Anacréon de la peinture, ainsi que dans les vers de l’un tour de l’Adonis, du cavalier Marini, qui fut si à la mode en France dans les premières années du XVIIe siècle. Le bel esprit abondait même dans les modèles que d’Urfé paraît avoir eus sous les yeux, dans les longues conversations du fameux Courtisan, Cortigiano de Castiglione, où respire la galanterie de la cour du duc d’Urbin où vécut l’auteur ; conversations dans lesquelles les interlocuteurs semblent en parlant se regarder dans la glace et s’écouter parler, et comme après tout ils ne font que répéter ce que l’auteur leur a soufflé, dès qu’ils ont fini de discourir, celui-ci ne manque pas d’ajouter : « Alors tout le monde se mit à rire et à applaudir. »

Le bel esprit foisonne encore dans le Pastor fido de Guarini, dans l’Arcadie de Sannazar, mélange de prose et de vers, ou plutôt églogues en vers reliées entre elles par un récit en prose et où perce à chaque endroit le souci de bien dire. Que dis-je ? Le bel esprit était si bien la maladie du temps qu’il se retrouve dans les œuvres mêmes du génie, dans les vers de l’auteur de la Jérusalem délivrée ; ce qui n’est pas une raison de mépriser avec Boileau le clinquant du Tasse ; car les faux bons mots, les pointes, les concetti sont, dans un écrivain comme le Tasse, de petites taches qui ne nuisent pas à l’œuvre et qu’on note en souriant, taches qui servent à relever l’éclat d’un beau teint : ce sont les grains de beauté du génie. Et qui voudrait retrancher du drame espagnol et des tragi-comédies de Shakspeare toutes ces rencontres de mots, toutes ces recherches de la pensée et du style qu’on appelait en Espagne des grâces et en Angleterre des euphuïsmes ? Souffrons donc à nos bergers les mignardises par trop fréquentes de leur langage. En Arcadie, on n’a rien à faire, rien autre que d’exprimer de son mieux ce qu’on sent et quelquefois ce qu’on ne sent pas ; on n’a pas d’autre occupation que d’habiller de bon air les passions qu’on éprouve et quelquefois celles qu’on n’éprouve pas.

Mais, ce qui nous intéresse plus encore que les qualités ou les défauts de ton et de style de ces conversations, ce sont les thèmes que les bergers du Lignon se plaisent à débattre dans leurs longs et paisibles loisirs. Or ces thèmes portent, comme les bergers eux-mêmes, la marque de l’époque ; ils sont d’ordinaire empruntés à une science qui occupait alors les esprits et qui prit au XVIe siècle et au commencement du XVIIe un développement extraordinaire, à une science dont on a dit beaucoup de mal et qui a ses dangers, mais qui a aussi sa raison d’être, et sa légitimité aux yeux de la philosophie, je veux parler de la « casuistique. » Ce nom seul éveille en général dans l’esprit des préventions défavorables ; car c’est une science qui a eu le tort de se calomnier elle-même. Comment cela ? La raison en est simple. Il y a des taches de sang sur cette science-là. Mais cet argument sans réplique n’en est pas un. Le pire dans ce monde est d’être inoffensif ; tout ce qui est puissant est sujet à devenir dangereux. Eh bien ! oui, c’est peut-être un casuiste qui, embusqué dans l’ombre, a dirigé le couteau de Ravaillac. Mais en revanche, si le Père Bourdaloue fut le plus admirable des prédicateurs, cela ne tient pas seulement à ce qu’il était un moraliste sévère et rigide, mais à ce qu’il était aussi un habile, un délicat, un subtil casuiste. Qu’est-ce après tout que la casuistique ? C’est la science des cas moraux, des cas de conscience. Et ce n’est pas le casuiste qui invente ces cas de conscience pour avoir le plaisir de les résoudre, c’est la vie qui les crée, qui nous les impose, qui nous somme de les examiner et de leur donner une solution. En théorie, la morale est une science fort simple, elle se réduit à quelques préceptes généraux qu’on a bientôt appris ; mais du moment qu’on en vient au fait, à l’action, la morale se complique infiniment ; car les circonstances dans lesquelles nous devons agir sont le plus souvent fort complexes, et l’homme le mieux intentionné, le plus consciencieux, se trouve souvent embarrassé, parce que sa conscience est partagée entre plusieurs devoirs qui lui semblent également respectables et qu’il ne voit pas jour à concilier. « La collision des devoirs ! » c’est une des conditions de notre existence, et pour y échapper, il faudrait refaire la vie, travail dont ne peut se charger que Celui-là seul qui l’a créée. Un autre parti qu’on pourrait prendre, pour n’avoir jamais à se décider entre deux devoirs, ce serait de ne pas agir du tout ; et il est certain que les purs contemplatifs, les hommes qui, de parti pris, se sont emprisonnés entre les quatre murs d’une cellule et qui y passent leur vie, les mains jointes et les yeux levés au ciel, ces hommes-là n’ont guère besoin de la casuistique. Aussi n’a-t-elle pas été créée pour leur usage, mais à l’usage de ceux qui vivent dans le monde et qui tiennent à y bien vivre. Et plus le monde est compliqué, plus les rapports sociaux et par conséquent les devoirs se compliquent aussi ; de telle sorte que c’est aux époques de civilisation très avancée et un peu raffinée que la casuistique devient une science utile et même nécessaire. Voilà pourquoi la Renaissance lui fut si favorable et la vit se développer avec une irrésistible puissance. Et comme il est dans la nature de l’homme de se faire, de ce qui occupe son esprit, un passe-temps et presque un jeu, on ne s’en tint pas au nécessaire en matière de casuistique ; on en multiplia les applications ; on se plut à imaginer des cas difficiles pour se donner le plaisir de les résoudre. Henri IV aimait, nous dit-on, à soulever et faire débattre, par ceux qui l’entouraient, des cas de conscience fort embrouillés, et on peut croire que ce subtil esprit ne devait pas avoir de peine à en inventer. Les bergers de l’Astrée en usent comme lui ; ils sont tous des casuistes, et plus le cas est compliqué, plus ils prennent plaisir à en décider. Les innombrables épisodes dont est semé le roman ne sont même destinés qu’à soulever ce genre de questions, et le récit en est suivi fort souvent d’une discussion en règle que termine une sentence motivée et rai son née.

Un jour apparaît, dans le carrefour de Mercure, un berger l’air sombre, farouche ; il est suivi d’une bergère qui, noyée dans les larmes, s’attache à ses pas et implore sa pitié ; mais en vain, il ne daigne pas la regarder. On force ce berger farouche et cette larmoyante bergère à s’arrêter, à conter leur histoire, et sur-le-champ nos héros se constituent en tribunal pour juger leur différend. Le berger s’appelait Tircis ; il avait juré une amour éternelle à une bergère nommée Cléon ; mais au moment où il allait l’épouser, elle est morte. Une autre bergère, celle qui pleure, raffole de Tircis ; mais il la rebute et veut la chasser de sa présence, parce qu’il se sent a jamais lié par la foi jurée à Cléon ? Là-dessus grande consultation. Tircis est-il si bien lié qu’on ne puisse le délier ? Son cœur doit-il rester dans le tombeau avec celle que la mort a ravie à sa tendresse ? Voilà un thème qui fournit matière à de longs discours. — Autre cas plus compliqué. — Deux bergers liés d’amitié, Thamire et Calidon, aiment l’un et l’autre la bergère Célidée. Gélidée aime Thamire, et Calidon ne voulant pas trahir la confiance que son ami a en lui, cache son amour à Célidée et de chagrin tombe malade à mourir. Par un dévouement sublime, pour sauver les jours de Calidon, Thamire se résigne à lui abandonner la main de Célidée et cherche lui-même à toucher le cœur de la bergère en faveur de Calidon ; mais le seul résultat de ses efforts, c’est que Célidée s’obstine à ne pas aimer Calidon et qu’elle cesse d’aimer Thamire qui se décide si aisément à renoncer à elle. Là-dessus Thamire se ravise : « Puisque vous ne pouvez aimer Calidon, dit-il à la bergère, je reprends mes droits et vous supplie de vous remettre à m’aimer. » De son côté, Calidon reproche à Thamire son manque de foi. Comment ose-t-il reprendre ce qu’il avait consenti à lui céder ? Quant à Célidée, elle les hait tous deux et s’enfuit, mais ils la poursuivent et, venant à traverser le fameux carrefour de Mercure, ils se décident de soumettre au tribunal pastoral ce cas très litigieux. Les plaidoyers sont longs, très longs et, quand ils sont achevés, la nymphe Léonide prononce un jugement qui se termine ainsi : « Et toutes fois, d’autant qu’il n’y a offense qui ne soit vaincue par la personne qui aime bien : nous ordonnons, de l’avis de tous ceux qui ont ouï dire avec nous ce différend, que l’amour de Célidée surmontera l’offense qu’elle a reçue de Thamyre, et que l’amour que Thamyre lui portera à l’avenir, surpassera en échange celle que lui a portée Célidée jusqu’ici. »

Ce n’est pas seulement dans les épisodes que les cas de conscience jouent un grand rôle. L’intrigue même principale du roman est tout entière fondée sur une question de casuistique. Céladon a voulu se noyer, mais il ne s’est pas noyé. Il n’y gagne pas grand’chose puisqu’il n’ose pas reparaître devant Astrée. Ne lui a-t-elle pas interdit de se montrer désormais à ses regards ? Le plus consciencieux des amans aimerait mieux mourir que d’enfreindre l’ordre de sa maîtresse, si déraisonnable soit-il. Il va se réfugier dans une caverne où il trouve fort à propos une écritoire et des plumes pour mettre en vers ses chagrins ; car dans l’Astrée, nous l’avons dit, il se trouve partout des écritoires, elles pleuvent du ciel, c’est un fruit que portent tout naturellement les arbres de ce pays-là. Toutefois, son écritoire ne réussit pas à consoler Céladon et, dévoré de soucis, il devient si maigre que le druide Adamas prend pitié de lui. Ce druide avait une fille qui depuis huit ans était auprès des Vierges Druides dans les antres des Carnutes, et le hasard veut que cette fille ressemble beaucoup à Céladon. Ce sont de ces hasards qui abondent dans l’Astrée, comme les écritoires : « Mon enfant, dit-il au pauvre berger, je me résous de faire courir le bruit que ma fille est malade, et qu’à cette occasion, les Druides anciennes ont été d’avis que je la retirasse. Et quelques jours après, vous vous habillerez comme elle, et je vous recevrai chez moi, sous le nom de ma fille Alexis… Or, regardez, Céladon, si cela n’est pas bien faisable ? Ah ! mon père, répondit le berger, comment entendez-vous qu’Astrée, par ce moyen, ne me voye point ? Pensez-vous, dit le druide, qu’elle vous voye, si elle ne vous connaît ? Et comment vous connaîtra-t-elle ainsi revêtu ? Mais, répliqua le berger, en quelque sorte que je sois revêtu, si serai-je en effet Céladon, de sorte que véritablement je lui désobéirai. Que vous ne soyez Céladon, il n’y a point de doute, répondit Adamas : mais ce n’est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance, car elle ne vous a pas défendu d’être Céladon, mais seulement de lui faire voir ce Céladon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et pour conclusion, si elle ne vous connaît point, vous ne l’offenserez point, si elle vous connaît, et qu’elle s’en fâche, vous n’en devez espérer rien moins que la mort. — Voilà, dit Céladon, la meilleure raison. » Et il se laisse persuader et bénit dans son cœur la subtilité du bon druide.

Tout cela est frivole, et d’un médiocre intérêt. Ce qui manque dans l’Astrée, c’est la passion vraie, et elle n’apparaîtra pas de sitôt dans le roman ; il nous faut attendre Mme de La Fayette et la Princesse de Clèves. Mais à défaut de la passion, ce qui fait l’intérêt de l’Astrée, c’est que seul d’entre tous les auteurs de pastorales, d’Urfé était un penseur, et que la pensée tient une place parmi toutes les froides inventions dont il a rempli son livre. Oui, dans son Arcadie à lui, dans cette Arcadie des bords du Lignon, on ne rencontre pas seulement des statues, des tableaux, des bergers et des écritoires, on y rencontre aussi des idées. Tous ces procès de casuistique que d’Urfé se plaît à ourdir et à juger ne sont que les incidens divers d’un grand débat où doux adversaires sont en présence l’un de l’autre ; deux disputans qui sont éternels comme l’humanité, mais dont la lutte ne fut jamais plus vive qu’à l’époque de la Renaissance, époque de grands contrastes, pleine de disparates, époque à la fois de licence grossière et brutale et de généreuse contemplation. Ces deux plaideurs c’est la philosophie du plaisir, d’une part ; de l’autre, c’est la philosophie de l’esprit, cette sagesse qui, du temps de d’Urfé, se réclamait du grand nom de Platon et s’appelait le Platonisme. Or d’Urfé était un ardent platonicien. Pendant les guerres civiles, il avait été jeté successivement en prison par les royalistes comme partisan des ligueurs, et par les ligueurs comme royaliste. Et il avait trompé les longs ennuis de cette double captivité par des études philosophiques ; il ne tarda pas à s’éprendre d’une vive passion pour cette philosophie des premiers penseurs de la Renaissance qui était un amalgame bizarre de Platon et du dogme chrétien que représentaient surtout les Ficin et les Patrizzi. La trace que laissèrent ces études dans son esprit fut si profonde que je n’aurais pas de peine à citer des pages entières de l’Astrée qui sont la traduction presque littérale de quelques passages du Banquet et des lettres de Ficin. Mais que parlé-je de passages isolés ? D’Urfé n’a écrit son livre qu’à la gloire de la philosophie et de Platon, et le titre même qu’il lui a donné nous en avertit : « L’Astrée de Messire Honoré d’Urfé ou par plusieurs histoires et sous personnes de bergers et d’autres sont déduits les divers effets de l’honnête amitié. »

Cette honnête amitié, il s’en explique dans plus d’un endroit, c’est l’amour tel que l’a conçu Platon, c’est la passion ailée qui emporte les âmes dans le sein de Dieu. Ainsi donc, bergers, bergères et bergeries, disparaissez ! Le véritable héros de l’Astrée, celui qui règne parmi ces bois et ces ruisseaux, celui que nous rencontrons le front couronné de lumière sous ces sombres arceaux de verdure et sur ces gazons verdoyans, c’est Platon transformé à l’usage de la Renaissance, et la véritable intrigue du roman, c’est la lutte de la Sagesse et du Plaisir. La victoire de la Sagesse est assurée, car d’Urfé est pour elle.

Le Plaisir ! D’Urfé l’a incarné dans la personne d’un aventurier provençal qui est le plus grand jaseur de son livre. Il se nomme Hylas. Il a le cerveau chaud, la tête chauve et le poil ardent. Et quelle langue ! Elle est intarissable, et ses reparties ne manquent pas d’esprit. Cet Hylas est un franc égoïste ; il professe qu’Hylas a été mis au monde pour s’occuper du bonheur d’Hylas, et il se consacre tout entier à cette tâche, qui en vérité n’est pas facile ; car le bonheur d’Hylas consiste à désemplir chaque matin son cœur de ce qui le remplissait la veille et à renouveler la cargaison. C’est le volage, c’est l’inconstant par excellence ; il est tourmenté de ce que Fourier appelait la passion papillonne. Comme un papillon, il vole de fleur en fleur, et rien ne peut fixer ses inconstances. Il donne son cœur sur la minute, mais il le reprend l’instant d’après ; le matin, il était de feu, le soir il est de glace. Il lui est même arrivé d’aimer passionnément à la fois trois bergères sans pouvoir décider laquelle il préférait ; et quand il se rend à la fontaine d’amour, fontaine merveilleuse, où le berger qui s’y penche, au lieu d’apercevoir sa propre image, voit apparaître celle de la bergère qu’il aime : « Ah ! s’écrie Hylas ! cette fontaine est si petite que, si je m’y regardais, il serait impossible que j’y visse seulement la moitié des objets que j’ai aimés. »

En face de cet homme de plaisir, Platon et la Sagesse sont représentés par les druides et leurs disciples, — car les druides de l’Astrée sont des pontifes du Platonisme, — et en particulier par le grand druide Adamas, philosophe à l’air majestueux, à la barbe vénérable, qui tient école de philosophie à l’ombre des hêtres et des sycomores.

Résumons-nous. On a toujours raison de réussir, et un succès durable n’est jamais absolument immérité. L’Astrée est peut-être un des livres qui ont reçu des contemporains de l’auteur l’accueil le plus empressé, et cet accueil peut se justifier. Parmi les premiers lecteurs de l’Astrée, les uns, sensibles surtout au charme du bien dire, furent frappés de la douceur, de l’harmonie et de la limpidité toutes nouvelles alors du style. D’autres approuvèrent surtout les observations fines et délicates semées de place en place dans l’ouvrage et saluèrent dans l’auteur un homme qui avait su profiter de sa vie agitée et pleine de vicissitudes, pour étudier la société et le cœur humain. D’autres encore, et ceux-ci furent en grand nombre, cherchèrent à découvrir sous les masques les visages ; et, supposant que d’Urfé avait peint des personnages réels et historiques sous des noms fictifs, ils se donnèrent le plaisir d’exercer leur perspicacité à lui ravir son secret. D’autres prirent intérêt à la lecture d’un livre qui était un miroir de l’époque et où se trouvaient reproduites les grandes luttes d’idées et de tendances qui agitaient les esprits. D’autres enfin se contentèrent de savoir que l’Astrée était une pastorale et ils la goûtèrent passionnément comme l’un des chefs-d’œuvre d’un genre, dont la vogue, pour les raisons que nous avons indiquées, était alors immense. Ceux-ci furent vraisemblablement les plus nombreux, et comme les effets deviennent à leur tour des causes, ce goût de la pastorale qui avait valu à l’Astrée tant d’ovations fut renforcé et prolongé par la lecture du livre. Plus d’une fois même, dans l’enchantement où les bergers du Lignon jetaient les imaginations, on fut tenté de les imiter et de faire de l’Arcadie une réalité. En 1624, d’Urfé reçut une lettre signée de vingt-neuf princes ou princesses, dix-neuf grands seigneurs d’Allemagne qui avaient pris les noms des personnages de l’Astrée et avaient formé une confrérie pastorale à laquelle ils avaient donné le nom d’ « Académie des vrais amans. » Au milieu du XVIIe siècle, il est question d’un seigneur qui quitta son château et fut s’établir dans une chaumière, décidé à passer le reste de ses jours à garder les moutons. L’histoire ne dit pas si les moutons furent bien gardés. Plus tard encore, cette personne très romanesque qu’on appelle la Grande Mademoiselle, dans son enthousiasme pour l’Astrée, rêva le plan d’une bergerie, d’une Arcadie ou elle aspirait à couler ses jours. Elle se voyait déjà vêtue d’une capeline et une houlette à la main, gardant les troupeaux dans une belle prairie, et elle se promettait de ne manger que les gâteaux et les fromages qu’elle aurait préparés de ses mains.

Mais la Grande Mademoiselle avait été mise au monde pour faire des projets et pour ne pas les accomplir, et il en fut de son Arcadie comme de son mariage avec Lauzun. Et en vérité bien lui en prit, car si la Grande Mademoiselle s’était faite bergère, elle n’eût pas gardé deux jours les moutons sans soupirer après son château et les plaisirs de la Cour. La seule Arcadie qui pût lui plaire, c’était celle qu’elle rêvait, et les rêves sont faits pour rester des rêves ; car il y a une bonne moitié de notre existence qui ne doit se passer que dans notre imagination.


VICTOR CHERBULIEZ.

  1. L’étude dont la Revue commence aujourd’hui la publication est tirée d’un manuscrit trouvé dans les papiers de V. Cherbuliez, et qui était resté inédit. C’est le texte de conférences qui ont été données à Neuchâtel en 1860. L’auteur avait alors vingt-neuf ans, il n’avait encore rien publié, il ne se savait pas écrivain et ne rêvait pas de devenir romancier. Lui-même indique dans une lettre adressée à son père ce que devaient être ces conférences : « C’est, dit-il, une histoire du roman français, saisie comme histoire de la Société française. » — Et, en effet, V. Cherbuliez, bien qu’il parle de la composition et du style des ouvrages qu’il analyse, laisse la critique littéraire un peu au second plan ; son ambition est de dessiner les « types moraux » qui hantèrent successivement les imaginations et de souligner l’influence que les idées et les systèmes philosophiques en faveur à chaque époque exercèrent sur l’idéal romanesque des contemporains. Pourquoi V. Cherbuliez se borna-t-il à conserver son manuscrit sans le faire imprimer ? C’est que le roman le prit tout entier et que pour cette raison, sans doute, il ne put remanier et compléter son travail comme, plus tard, il l’aurait voulu. Il nous a paru cependant que ce manuscrit jauni par le temps contenait des idées qui méritaient d’être retenues et des pages qui n’ont pas vieilli.