Le Roman du prince Othon/Livre troisième/Chapitre II


CHAPITRE II

OÙ IL EST TRAITÉ D’UNE VERTU CHRÉTIENNE


Montant dans sa prison roulante, Othon y trouva, blotti dans un coin, un second occupant. La lampe ne donnait pas à l’intérieur, et d’ailleurs ce personnage baissait le nez : le prince ne put donc distinguer en lui qu’une simple silhouette d’homme.

Le colonel suivit son prisonnier, la portière claqua, et incontinent les quatre chevaux partirent au grand trot.

Au bout d’un certain temps le colonel rompit le silence : — Messieurs, dit-il, autant eût valu rester chez soi, que de voyager ainsi sans causer.

Le rôle que je joue vous paraît sans doute moins qu’aimable ; mais, d’autre part, vous avez en moi un homme de goût, quelque peu lettré aussi, et dont la conversation, je me flatte, n’est point sans un certain fond de solidité instructive. Condamné éternellement au corps de garde, ceci est pour moi une belle occasion : de grâce, messieurs, ne me la gâtez pas. J’emporte la fine fleur de la cour… moins le beau sexe, il est vrai : un grand écrivain, dans la personne de monsieur le docteur…

— Gotthold ! s’écria Othon.

— Oui, dit le docteur avec amertume. Il paraît qu’il nous faut voyager ensemble. Votre Altesse n’avait pas compté là-dessus !

— Qu’en concluez-vous ? s’écria le prince ; que c’est moi qui vous ai fait arrêter ?

— La conclusion est assez simple.

— Colonel, fit le prince, faites-moi une grâce : justifiez-moi auprès de M. de Hohenstockwitz !

— Messieurs, dit alors le colonel, vous êtes tous deux arrêtés en vertu du même mandat, signé de la princesse Séraphine, régente, contresigné du-baron de Gondremark, premier ministre, et daté d’avant-hier, le douze. Je révèle, comme vous voyez, ajouta-t-il, le secret de la prison.

— Othon, dit Gotthold, pardonne-moi mes soupçons !

— Je ne sais guère, Gotthold, si je le puis.

— Et moi, s’interposa le colonel, je suis certain que Votre Altesse est trop magnanime pour hésiter un moment. Mais qu’elle me permette un avis ! Chez moi, dans mon pays, la religion que nous pratiquons nous apprend que la grâce entre dans l’âme par divers chemins : je vais vous proposer d’en essayer un avec moi.

Sur ce, le colonel alluma une lampe qu’il accrocha dans un coin de la voiture ; puis, tirant de dessous le siège un panier de mine avenante, d’où s’allongeait le goulot de plus d’une séduisante bouteille, il s’écria gaiement : Tu spem reducis… finissez le passage, monsieur le Docteur ! Je me trouve, Messieurs, pour ainsi dire, votre hôte : et aussi bien je suis persuadé que, comprenant toute la délicatesse de ma position, vous ne pouvez ni l’un ni l’autre me refuser cet honneur. Messieurs, je bois à la santé du Prince !

— Ma foi, colonel, répliqua ce dernier, nous avons en vous un hôte des plus joyeux. Je bois à la santé du colonel Gordon !

Et là-dessus chacun de vider son verre complaisamment. En ce moment même le carrosse, dévalant sur la grande route, redoublait de vitesse.

À l’intérieur, brillante lumière, chaude humeur. Le vin ranimait les joues pâles de Gotthold. Devant les glaces filaient, naines ou géantes, les ombres fantasques de la forêt, des échappées de ciel étoile, minces filets ou nappes immenses de pâle lumière. Par une fenêtre ouverte pénétraient les âcres senteurs nocturnes des bois. Le roulement de la voiture, cadencé par le trot des chevaux, riait à l’oreille. Le trio vidait verre sur verre, multipliant toasts, saluts, compliments mutuels. Peu à peu une langueur béate s’étendit sur la compagnie ; les intervalles de douce méditation se prolongèrent, interrompus seulement, de temps à autre, par quelque petit accès d’un rire paisible et confidentiel.

— Othon, fit Gotthold, brisant l’un de ces silences, je ne te demande plus de me pardonner. Moi, les rôles changés, je ne le pourrais pas !

— Bah ! c’est façon de parler. Moi je te pardonne, quoique tes soupçons et tes paroles me restent encore sur le cœur. Et non pas les tiennes seulement. Il serait futile, colonel, étant donné les ordres que vous exécutez, de chercher maintenant à vous cacher nos dissensions de famille : à cette heure, tout cela c’est le secret de la comédie. Eh ! bien, Messieurs, qu’en pensez-vous, puis-je pardonner à ma femme ? Je le puis, il est vrai, et je le fais. Mais de quelle façon ? Certes je ne m’abaisserai jamais jusqu’à la vengeance, mais certes aussi la princesse ne sera jamais plus la même à mes yeux.

— Un instant, Altesse, répliqua le colonel. Vous me permettrez de croire, j’espère, que j’ai affaire à des chrétiens. Nous reconnaissons bien, j’imagine, que nous ne sommes tous que de misérables pécheurs.

— Parlez pour vous, colonel ! s’écria Gotthold. Quant à moi, réchauffé par ce vin généreux, je n’admets rien de semblable. Je réfute votre thèse.

— Quoi ! Monsieur, est-il possible ! N’avez-vous donc jamais failli ? Et pourtant, il y a un instant à peine, ne vous entendis-je pas demander pardon ? À votre Dieu ? Point. À un simple compagnon de misère !

— À cela je me rends, dit Gotthold. Vous êtes fort en matière d’argument, monsieur le colonel.

— Pardieu, Monsieur, je suis flatté de votre opinion ! Mon Dieu, oui, je fus dans mon temps assez solidement ferré, à l’Université d’Aberdeen. Mais, pour en revenir à cette question du pardon, tout cela, Monsieur, ne tient qu’à des notions mal digérées, et aussi (ce qui est peut-être plus pernicieux encore) à une trop grande régularité d’existence. Dogme pur, mauvaise morale : voilà la clef de la sagesse. Vous, Messieurs, vous avez tous deux trop de mérite pour être gens à pardonner.

— Le paradoxe est un peu forcé, dit Gotthold.

— Un moment, colonel ! dit le prince. Je vous absous volontiers de toute mauvaise intention, mais vos paroles n’en sont pas moins d’une ironie mordante. Pensez-vous vraiment qu’il me soit agréable de m’entendre féliciter sur mes vertus au moment même où j’expie (en toute justice, je suis prêt comme vous à l’admettre) mes longues iniquités ?

— Oh ! pardon, prince ! Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir été expulsé du cours de théologie, que d’avoir été cassé. Je le sais, moi, cassé pour négligence de service ! À parler vrai, Altesse, j’étais gris. Maintenant, poursuivit le colonel tout en cherchant son verre de la main, je ne me grise plus. Quand on a appris, comme moi, à connaître tous les défauts de son caractère, quand on en est venu à ne plus se considérer que comme un simple toton titubant au travers de la vie, on commence, voyez-vous, à se faire de nouvelles idées au sujet du pardon. Le jour où j’aurai réussi à me pardonner à moi-même, je me sentirai capable de ne plus pardonner aux autres, pas avant. Mais en vérité, Monseigneur, ce jour me paraît encore fort éloigné. Alexandre Gordon, ministre de l’Évangile, mon père, fut homme de bien… et dur en diable à son prochain. Moi, je suis mauvais : voilà toute la différence ; et je maintiens que quiconque est incapable de pardonner une offense, quelle qu’elle soit, ne sera jamais qu’un blanc-bec en ce monde.

— J’ai pourtant entendu parler de vos duels, colonel, hasarda Gotthold.

— Autre chose tout à fait, Monsieur, répliqua le soldat. Simple affaire d’étiquette : et, du reste, je m’en flatte, en toute fraternité chrétienne.

Là-dessus, le colonel tomba dans un sommeil profond. Ses compagnons s’entre-regardèrent en souriant.

— Drôle de corps ! fit Gotthold.

— Et singulier gardien ! ajouta le prince. Pourtant, il dit vrai.

— En y regardant de plus près, reprit Gotthold d’un air rêveur, c’est bien à nous-mêmes que nous ne pouvons pardonner, quand il nous semble si impossible de pardonner aux autres. On retrouve dans le tissu de toute querelle quelque fil de sa propre quenouille.

— Mais n’y-a-t-il pas des pardons qui déshonorent ? demanda Othon. Le respect qu’on se doit à soi-même n’impose-t-il pas une borne à la tolérance ?

— Bah ! Où est l’homme, Othon, qui se respecte sincèrement ? Aux yeux du pauvre soldat de fortune que voilà, nous semblons peut-être d’honorables gentilshommes. À nos propres yeux, que sommes-nous vraiment ? Au dehors, portiques de carton peint… au dedans, flasque deliquium, impotence mortelle !

— Moi, oui, dit Othon. Mais toi, Gotthold ? Toi, étudiant infatigable, esprit éclairé, travailleur voué au bien de tes semblables, méprisant plaisirs et tentations… Ah ! tu ne sauras jamais combien je t’envie !

— Othon, qu’un mot suffise, mot dur à dire pourtant. Je bois, Othon ! Je bois en cachette. Oui, je bois trop. Cette faiblesse a enlevé à mes études, à tout mon travail, l’influence salutaire qu’ils eussent pu avoir. Elle m’a gâté le caractère. Dans notre entretien de l’autre jour, pour combien, crois-tu, comptait dans la chaleur de mes paroles le pur amour de la vertu ; pour combien la fièvre léguée par le vin de la veille ? Hélas ! oui, nous ne sommes que de misérables pécheurs, comme le proclamait tout à l’heure ce pauvre compagnon qu’en mon orgueil j’osais contredire. De misérables pécheurs, Othon, placés pour un instant en ce monde, connaissant le bien, choisissant le mal, nus et honteux sous le regard de Dieu !

— Dirais-tu vrai ? murmura le prince. Mais que sommes-nous, alors ? Le meilleur.....

Mais Gotthold l’interrompit. — Il n’y a pas de meilleur dans l’homme. Je ne suis pas meilleur, probablement je ne suis pas pire non plus, que toi ou que ce misérable dormeur. Je ne suis qu’une prétention, une pose, voilà tout. Maintenant tu sais ce que je vaux.

— Ce qui ne change en rien mon affection, répondit Othon doucement. Remplis ton verre, Gotthold : buvons à ce qu’il reste de bon dans cette mauvaise vie. Buvons à notre vieille amitié. Et ensuite oublie tes causes de courroux, quelque justes qu’elles puissent être, et bois avec moi à ma femme, ma femme envers qui j’ai si mal agi, qui a si mal agi envers moi ; que j’ai abandonnée, abandonnée je le crains, je ne le crains que trop, au danger. Qu’importe que nous soyons bons, ou mauvais, tant que nous pouvons aimer, être aimés ?

— Voilà, s’écria le docteur, qui est bien parlé ! Voilà la vraie réplique au pessimisme ! Voilà le grand miracle de l’humanité ! Ainsi tu m’aimes encore ? Tu peux pardonner à ta femme ? Maintenant alors nous pouvons crier à la conscience : « Bas, là ! » comme à un chien mal dressé qui jappe aux ombres.

Les deux amis tombèrent dans le silence, le docteur tambourinant des ongles sur son verre vide.

La voiture déboucha rapidement de la vallée sur la corniche qui ceint le front de Grunewald surplombant le territoire de Gérolstein. D’un côté, au bas du talus, glissant entre les pieds de la forêt grimpante, une cascade écumait blanchement à la lueur des étoiles ; au delà, sur la plaine, s’étendait la nuit noire, nue. Du côté de la montagne la lumière des lampes caressait en courant la face des précipices ; les pins rabougris scintillaient un instant de toutes leurs aiguilles pour disparaître aussitôt dans la traînée sombre. Roues et fers tonnaient sur le granit. Parfois, aux tournants rapides du chemin, Othon apercevait de l’autre côté du ravin les cavaliers de l’escorte courant, bien serrés botte à botte, à travers la nuit.

Enfin, au-dessus d’eux, campé sur une avancée hardie et se dessinant fièrement contre le ciel étoile, apparut le Felsenburg.

— Regarde, Gotthold, dit alors le prince, voilà notre destination !

Gotthold parut sortir d’un songe.

— Je me demandais, fit-il, puisqu’il y a danger, pourquoi tu n’as pas résisté ? On m’a dit que tu es parti de ton propre mouvement. Ne devrais-tu pas plutôt être là, maintenant, pour la protéger ?

Le prince devint tout pâle.