Le Roman du prince Othon/Livre deuxième/Chapitre XIII


CHAPITRE XIII

LA PROVIDENCE DE ROSEN. ACTE TROISIÈME : ELLE ÉCLAIRE SÉRAPHINE


Après avoir pris congé du prince, madame de Rosen se hâta d’aller trouver le colonel Gordon. Elle ne se contenta pas de diriger les préparatifs de l’arrestation, mais elle voulut, en personne, accompagner l’officier de fortune jusqu’au Mercure volant.

Le colonel lui offrit le bras, et la conversation entre les deux conspirateurs fut vive et gaie. À vrai dire la comtesse était en proie à un tourbillon de plaisir et d’exaltation, sa langue trébuchait sur les rires, ses yeux scintillaient, les couleurs, dont son teint manquait un peu d’habitude, rendaient la perfection à son visage. Encore un peu et Gordon se fût trouvé à ses pieds ; ainsi du moins pensait-elle, tout en dédaignant l’idée.

Cachée derrière quelque massif de lilas, elle se divertit fort du grave décorum de l’arrestation, et écouta la conversation des deux hommes s’éteindre le long du sentier. Peu après, le roulement de la voiture et le trot des chevaux résonnèrent dans la nuit tranquille, passèrent rapidement dans l’éloignement, puis s’évanouirent dans le silence. Le prince était enlevé.

Madame de Rosen regarda sa montre. Il y avait encore le temps, pensa-t-elle, pour la bonne bouche de la soirée, et elle se hâta de retourner au palais : la crainte de voir arriver Gondremark lui prêta des ailes. Elle fit passer son nom, avec une pressante requête, pour obtenir une audience de la princesse Séraphine. Comme comtesse de Rosen sans autre qualification, elle était sûre de se voir refusée ; mais comme émissaire du baron, car ce fut pour telle qu’elle se donna, elle obtint l’entrée immédiatement.

La princesse était attablée, seule, feignant de dîner. Ses joues étaient plaquées de rouge, et elle avait les yeux battus ; elle n’avait ni mangé ni dormi ; sa toilette même était négligée. Bref, elle était mal en point, tourmentée, et se sentait mal à l’aise au physique comme au moral. La comtesse fit une comparaison rapide, et sa propre beauté n’en brilla que plus vivement.

— Vous venez, Madame, de la part de M. de Gondremark, dit la princesse d’une voix traînante. Asseyez-vous. Qu’avez-vous à me dire ?

— À vous dire ? répéta madame de Rosen. Oh ! bien des choses !… Bien des choses que je préférerais ne pas dire, et bien des choses aussi que je voudrais dire mais qu’il me faut taire. Car je suis comme saint Paul, Altesse, et je désire toujours faire ce qui m’est interdit. Enfin, pour parler catégoriquement… c’est bien le mot ? j’ai été porter votre ordre au prince. Il n’en pouvait croire ses yeux. « Ah ! s’est-il écrié, chère madame de Rosen, ce n’est pas possible, cela ne peut être ! Il faut que je l’entende de vos lèvres ! Ma femme est une enfant mal conseillée. Elle est étourdie, elle n’est pas cruelle ! « Mon prince, lui dis-je, une enfant, et par conséquent cruelle : l’enfant tue les mouches ». Il eut de la peine à comprendre cela.

— Madame de Rosen, dit la princesse d’un ton parfaitement calme, bien que la colère eût mis des roses sur son visage, qui vous a envoyée ici, et pourquoi ? Expliquez votre commission !

— Oh ! Madame, vous me comprenez parfaitement, j’en suis sûre, répliqua madame de Rosen. Je ne possède pas votre philosophie. J’ai le cœur sur la main… pardonnez-m’en l’indécence ! Ce n’est qu’un petit cœur… et je me lave les mains si souvent !

— Dois-je comprendre que le prince a été arrêté ? demanda la princesse en se levant.

— Pendant que vous étiez là à dîner ! dit la comtesse, qui resta nonchalamment assise.

— C’est bien. Vous avez fait votre commission. Je ne vous retiens plus.

— Oh ! non, Madame ! Avec votre permission, je n’ai pas encore fini. J’ai dû supporter bien des choses ce soir pour votre service. J’ai souffert. Oui, j’ai eu à souffrir pour votre service ! — Tout en parlant, elle déploya son éventail. Quelque précipité que pût être son pouls, l’éventail se balançait avec langueur. Rien ne trahissait son émotion, que l’éclat de ses yeux et de son teint, et le triomphe presque insolent avec lequel elle regardait la princesse. Il y avait entre elles d’anciennes rivalités, sur plus d’un compte. Ainsi du moins le pensait la Rosen, et maintenant avait sonné l’heure de la victoire… victoire sur toute la ligne.

— Vous n’êtes pas à mon service, que je sache, madame de Rosen, dit Séraphine.

— Non, Madame, en vérité, répliqua la comtesse. Mais toutes deux nous servons le même maître, comme vous le savez ; ou, si vous ne le savez pas, j’ai alors le plaisir de vous en informer. Votre conduite est si légère… si légère, répéta-t-elle — et l’éventail, comme un papillon, flotta un peu plus haut, — qu’il se peut bien que vous ne compreniez pas.

La comtesse replia son éventail, le plaça sur ses genoux, et se redressa dans une position moins langoureuse. — En vérité, continua-t-elle, j’aurais regret de voir n’importe quelle jeune femme dans votre situation. Vous avez débuté possédant tous les avantages, la naissance, un mariage excellent… tout à fait jolie, même, et voyez où vous en êtes venue ! Ma pauvre enfant, quand on y songe ! Mais il n’est rien au monde, observa la comtesse d’un grand air, qui produise autant de maux que l’étourderie. — Elle rouvrit l’éventail et s’éventa avec complaisance.

— Je ne vous permettrai pas plus longtemps de vous oublier ainsi ! s’écria Séraphine. Je crois vraiment que vous êtes folle.

— Folle ? Non, répliqua la Rosen. Assez saine d’esprit pour savoir que vous n’oserez pas rompre avec moi ce soir, et pour profiter de ce savoir. J’ai laissé mon pauvre joli Prince Charmant pleurant à chaudes larmes pour sa poupée de cire. J’ai le cœur tendre, moi. J’aime mon joli prince. Vous, jamais vous ne comprendrez cela, mais je meurs d’envie de lui rendre sa poupée, à mon prince, d’essuyer ses pauvres yeux, et de le renvoyer heureux… Oh ! petite sotte que vous êtes ! s’écria la comtesse en se levant et en étendant vers la princesse l’éventail fermé qui commençait à trembler dans sa main. Ô poupée de cire ! n’avez-vous donc ni cœur, ni sang, ni nature quelconque ? C’est un homme, enfant, un homme, qui vous aime ! Oh ! cela ne vous arrivera pas deux fois ; ce n’est pas chose commune, allez ! Que de femmes, belles et spirituelles, recherchent cela en vain ! Et vous, misérable petite pensionnaire, vous foulez pareil trésor aux pieds ! vous, stupéfiée par votre vanité ! Avant d’essayer de gouverner des royaumes, tâchez donc de savoir vous conduire à votre foyer. Le foyer, voilà le royaume de la femme !

Elle s’arrêta et se prit à rire, d’un petit rire étrange à voir et à entendre. — Je vais vous dire, poursuivit-elle, une de ces choses que je ne voulais pas vous dire : femme pour femme, cette Rosen vaut mieux que vous, ma princesse, mais vous n’aurez jamais la douleur de vous en rendre compte. Quand j’apportai votre ordre au prince, quand je vis sa figure, mon âme fut attendrie. Oh ! je vous parlerai avec franchise : ici, entre mes bras, je lui ai offert le repos.

Elle fit un pas en avant, d’un air superbe, les bras étendus. Séraphine recula. — Oh ! ne craignez rien, s’écria la comtesse, ce n’est pas à vous que j’offre cet ermitage. De par le monde entier il n’y a qu’une personne qui voudrait vous offrir pareille chose… et vous l’avez renvoyée. « Si cela peut lui causer du plaisir, s’est-il écrié, je porterai la couronne du martyre : j’en embrasserai les épines ». Je vous le dis franchement, je lui ai remis l’ordre entre les mains, et l’ai supplié de résister. Vous qui avez trahi votre époux, vous pouvez me trahir auprès de Gondremark. Mon prince, lui, n’a voulu trahir personne. Comprenez bien ceci, s’écria la comtesse : c’est purement par sa condescendance que vous vous trouvez encore là, sur ce siège. Il ne tenait qu’à lui (et je lui en avais donné les moyens) d’intervertir les rôles. Il a refusé, et s’est laissé mettre en prison, au lieu, de vous y mettre. »

Ce fut avec une pénible émotion que la princesse prit alors la parole : — La violence de votre langage, commença-t-elle, me choque et me chagrine, mais je ne puis trouver de la colère contre une chose qui, quelque déplacée qu’elle soit, fait honneur à votre cœur. Il était juste que je susse tout ceci. Je veux bien condescendre à vous le dire, ce fut avec un regret profond que je me vis forcée à cette démarche. De plusieurs façons j’admets le prince… j’admets son amabilité. Ce fut notre grand malheur, ce fut en partie ma faute, que nous nous soyons trouvés si mal assortis. J’ai de l’estime, une estime sincère pour toutes ses qualités. Si nous n’étions que de simples particuliers je penserais tout comme vous. Il est difficile, je le sais, de faire la part des considérations d’État. Ce n’est qu’avec la plus grande répugnance que j’ai obéi à la voix d’un devoir plus élevé. Et aussitôt que j’oserai le faire, eu égard au salut de l’État, le prince sera remis en liberté, je vous le promets. Bien des personnes dans ma position eussent été intimidées par votre hardiesse. Je ne suis pas… Et pour un moment elle regarda la comtesse d’un air assez piteux, je ne suis pas tout à fait aussi inhumaine que vous croyez.

— Et vous pouvez, s’écria la comtesse, faire peser ces difficultés d’État dans la balance, contre l’amour d’un homme !

— Madame de Rosen, ces difficultés sont affaires de vie et de mort pour beaucoup de gens, pour le prince, peut-être même pour vous, entre autres, répondit la princesse avec dignité. Quoique jeune, Madame, j’ai appris, et dans une dure école, à reconnaître que mes propres sentiments ne doivent jamais venir qu’en dernière considération.

— Ô innocence d’oiselet ! s’écria l’autre femme. Est-il possible vraiment que vous ignoriez, que vous ne soupçonniez pas l’intrigue au milieu de laquelle vous vous mouvez ! Je ne puis m’empêcher de vous prendre en pitié. Nous sommes toutes deux femmes, après tout… pauvre enfant, pauvre enfant, et naître femme c’est naître dupe. Quoique je déteste toutes les femmes, allons, en considération de votre folie, je vous pardonne. Altesse… elle tira une révérence profonde et théâtrale et reprit son jeu d’éventail, je vais à présent vous insulter, trahir celui qu’on prétend être mon amant, et s’il vous plaît de faire usage du pouvoir que je vais placer sans réserve entre vos mains, me ruiner moi-même, toute chère que je me suis. Ah ! quelle comédie à la française !… Vous trompez, je trompe, ils trompent ! Mais j’entre maintenant en scène. Ainsi donc, la lettre. Oui, Madame, voici la lettre : voyez : le cachet en est intact, tel que je le trouvai ce matin auprès de mon lit ; car j’étais de méchante humeur, et du reste je reçois souvent, beaucoup trop souvent de ces faveurs. Pour l’amour de vous, pour l’amour de mon Prince Charmant, pour l’amour de cette grande principauté dont la responsabilité pèse si lourdement sur votre conscience, ouvrez la lettre, et lisez !

— Dois-je comprendre, demanda la princesse, que cette lettre me concerne en quoi que ce soit ?

— Comme vous voyez, répliqua la Rosen, je ne l’ai pas ouverte. Mais elle m’appartient, et je vous prie de faire l’expérience.

— Je ne puis y jeter les yeux avant vous, dit Séraphine, fort sérieusement. Il pourrait s’y trouver des choses que je ne devrais pas voir. C’est une lettre personnelle.

La comtesse déchira l’enveloppe, regarda le billet, et le jeta à la princesse. Celle-ci le prit, reconnut l’écriture de Gondremark, et lut ces lignes :

« Chère Anna, venez à l’instant. Ratafia s’est exécutée : on va emballer son mari. Ceci met la mijaurée entièrement en mon pouvoir. Le tour est joué, il faudra maintenant qu’elle trotte à ma guise, ou elle me dira pourquoi. Venez vite !

» Henri. »

— Remettez-vous, Madame, dit la comtesse, remarquant, non sans alarme, la pâleur de Séraphine. C’est en vain que vous tenteriez de combattre Gondremark, il a bien d’autres ressources que sa faveur à la cour. Il pourrait demain vous abattre d’un mot. Sans cela je ne l’aurais pas trahi de la sorte : mais Henri est un homme, lui… Il joue avec vous tous comme avec autant de marionnettes. Maintenant du moins vous savez à quoi vous avez sacrifié mon prince. Madame !… ne prendrez-vous pas un doigt de vin ? J’ai été cruelle !

— Cruelle ? Non, Madame, mais salutaire, dit Séraphine avec un sourire spectral. Merci, non, je n’ai besoin d’aucun service. La surprise première m’a affectée. Donnez-moi un peu de temps. Il faut que je réfléchisse.

Elle se prit la tête entre les mains, et pendant quelque temps contempla la tempête confuse de ses pensées. — Cette information, dit-elle enfin, me parvient à l’heure où j’en ai le plus besoin. Je n’aurais pas pu faire ce que vous avez fait, cependant je vous en remercie… J’ai été bien déçue dans le baron de Gondremark.

— Eh ! Madame, laissez donc Gondremark, et songez au prince ! s’écria la Rosen.

— Vous parlez de nouveau au point de vue particulier, dit la princesse, mais je ne vous blâme pas. Mes pensées à moi sont plus affolées. Cependant, comme je crois que vous êtes une amie sincère de mon… du… comme je veux croire que vous êtes en vérité une amie pour Othon, je vais vous remettre à l’instant l’ordre de sa mise en liberté. Donnez-moi l’encrier. Là !

Et elle écrivit à la hâte, assurant son bras sur la table, car elle tremblait comme un roseau. — Souvenez-vous, Madame, reprit-elle en lui présentant l’ordre, qu’il ne faut pas vous en servir ni en parler pour le moment. Avant que je n’aie vu le baron, toute mesure irréfléchie… Je me perds au milieu de mes pensées. Ce choc soudain m’a tout ébranlée.

— Je vous promets de n’en point faire usage, dit la comtesse, avant que vous ne m’en donniez permission, bien qu’il fût fort à désirer que le prince en reçût la nouvelle pour réchauffer son pauvre cœur. Mais, j’allais oublier : il a laissé une lettre. Souffrez, Madame, que j’aille vous la chercher. Voici la porte, si je ne me trompe. Et elle essaya de l’ouvrir.

— Le verrou est poussé, dit Séraphine en rougissant.

— Oh ! oh ! fit la comtesse.

Il se fit un silence. — J’irai la chercher moi-même, dit Séraphine. En attendant, laissez-moi, je vous prie. Je vous remercie, certainement, mais — comme une faveur — je vous demanderai de me laisser seule.

La comtesse fit une profonde révérence, et se retira.