LE


ROMAN DE MŒURS


EN ANGLETERRE.




LA FOIRE AUX VANITÉS
(Vanity Fair, by William Makepeace Thackeray)




V – LA VEUVE ET SON ENFANT.

Les habitans de Bruxelles étaient fort agités le 15 et le 16 juin 1815. Vers la porte de Namur, une foule compacte se précipitait ; le vent apportait de ce côté le bruit de l’artillerie, de temps à autre, fuyards et paysans venaient donner les nouvelles les plus contraires. Des gens à cheval trottaient le long de la chaussée, dans la direction du canon, puis se retiraient au grand galop ; tout était dramatique, même le temps. La veille, une pluie battante avait détrempé les chemins ; le lendemain, l’ardent éclat du soleil étincelait aux cieux. Boutiques fermées, négocians et ouvriers, marchands et brasseurs, acteurs et banquiers, gens de toute sorte vaguant de porte en porte, inquiets, pâles, émus, demandant partout des nouvelles, s’arrêtant, se groupant, reprenant leur course, chacun questionnant son voisin, le pair d’Angleterre s’oubliant jusqu’à causer avec le premier venu comme un autre homme ; les femmes remplissant les églises, encombrant les chapelles, à genoux sous les portiques : c’était un concert inexprimable de terreurs et d’inquiétudes ; le canon grondait et roulait au loin par intervalles, en guise de basse continue. Il y avait de quoi ébranler des esprits plus fermes et des cœurs plus héroïques que celui de la jeune Amélie Osborne, que le lecteur connaît et aime, et dont le mari, capitaine dans l’armée anglaise, recevait dans ce moment même la mitraille des canons français. Les heures s’écoulèrent, minuit vint, et la ville ne dormait pas ; on voyait de la lumière briller à toutes les fenêtres, des groupes à toutes les portes, la foule dans toutes les rues. Les nouvelles du champ de bataille ne cessaient pas de se contredire, et se chargeaient en passant de bouche en bouche les Prussiens taillés en pièces, — puis vainqueurs. La jonction des armées de Wellington et de Blucher n’avait pas pu s’opérer ; — elle avait eu lieu, et Napoléon était prisonnier. N’essayons pas de dire ce que souffrait la jeune femme ; certaines douleurs ne doivent pas être décrites ; il y a des tortures sur lesquelles un voile de pudeur morale doit tomber. Après une journée de stupeur immobile, un paroxisme de terreur hystérique la poussait çà et là. Elle voulait aller retrouver l’armée ; elle priait avec larmes son frère de l’y conduire. Elle descendait l’escalier de son hôtel, puis le remontait ; elle resta dans cet état jusqu’au point du jour. Enfin l’aube arriva ; des blessés étendus sur la paille, dans les longues charrettes flamandes, entrèrent en ville ; de sourds gémissemens en sortaient, des figures hâves y apparaissaient, et tout le monde se mettait aux fenêtres pour contempler ces débris des jeux funèbres de l’humanité. Une des énormes charrettes s’arrêta devant l’hôtel d’Amélie.

— C’est George ! cria la pauvre femme en descendant les marches de l’escalier comme une folle.

Ce n’était pas lui, mais un sergent de sa compagnie blessé, et qui venait lui donner des nouvelles de George. Osborne était vivant, ainsi que son ami le capitaine Guillaume Dobbin, le fils de l’épicier, qui s’était battu comme un lion. Le blessé fut porté dans une chambre de l’hôtel, soigné par les femmes, veillé par Amélie, qui, de temps à autre, quand il venait de boire un peu de potion calmante, lui faisait raconter tout ce qui était arrivé à George. À six heures du matin, le canon se remit à parler, et le silence ne se rétablit qu’avec l’obscurité. On sait le reste ; on connaît ce drame extraordinaire, bataille gagnée dix fois, une fois perdue, et les cinquante mille combattans qui des deux côtes jonchèrent le sol. Pendant que les femmes priaient et pleuraient, et qu’Amélie passait du lit du sergent au balcon de l’hôtel, d’où elle entendait la canonnade, des files d’hommes étaient fauchées par la mitraille. George Osborne, une balle dans le cœur et la face contre terre, tombait non loin de Dobbin ; qui, le bras en écharpe, continuait de se battre. L’année entière qui suivit ces terribles journées ne laissa pas un souvenir dans la vie de la jeune femme ; ce fut, comme les Anglais le disent si bien, un blanc (a blank), vide profond et sans forme On désespéra long-temps de sa vie et de sa raison ; devenue mère, elle survécut. Il y eut même un moment où elle se sentit heureuse : son enfant avait les beaux yeux de George ! Dobbin veilla sur elle, la ramena en Angleterre, la sauva du besoin et plaça au nom de la jeune veuve toutes ses propres épargnes, qu’il prétendit être le débris de la fortune de George. Dobbin apportait tant de bonbons et de joujoux, qu’on l’appelait le capitaine Bonbon et le général Joujou. Il fallait le voir tenir l’enfant, le bercer, le soigner, le caresser ; quoique parrain du petit George, Amélie ne lui permettait que comme une faveur spéciale de toucher à son trésor. Le petit George était sa vie, son être, son dieu ; elle le vénérait et l’adorait ; la nuit, elle s’éveillait et allait à son berceau d’un pas léger, plein d’idolâtrie et de timidité ; là, lui donnant le sein, elle restait tout entière livrée à ces joies suprêmes qui dépassent de bien loin la raison et l’instinct, l’enthousiasme et l’amour : — aveugles et sublimes dévotions du cœur féminin ! Dobbin ne perdait pas un mouvement de ce cœur, pas une seconde de cette existence qui s’écoulait comme une longue caresse maternelle. À côté de George, il n’y avait aucune place pour lui ; il reconnut cela clairement et se soumit en paix à sa destinée, sachant que la vaincre était impossible. M. et Mme Sedley, les bonnes gens ruinés qui, sous leur toit si humble, avaient abrité et recueilli leur fille, auraient voulu que Dobbin devînt son mari. Ils avaient encouragé ses visites. Un moment, le major, car il était devenu major après Waterloo, avait pu espérer que la veuve ferait quelque attention à lui. Dobbin se trompait ; il ne connaissait point la femme, la vraie femme, adoratrice de sa chimère. Un jour, notre Dobbin vint lui annoncer qu’il allait quitter l’Angleterre. Elle tenait son enfant sur ses genoux en l’allaitant. Quand elle vit Dobbin, elle lui tendit la main et se mit à sourire, parce que le major ne pouvait lui rendre sa politesse. Il avait un cheval de bois sous le bras droit, une trompette sous le bras gauche, un sabre et un tambour à chaque main, joujoux prématurés dont son filleul, qui avait six mois, ne pouvait guère tirer parti. Les bottes du major craquaient sur le parquet, et cela contrariait la jeune mère. Se débarrassant de ses nombreux joujoux et prenant la main d’Amélie :

— Je viens vous dire adieu, Amélie, lui dit-il.

— Adieu… Où donc allez-vous ?

— Je serai long-temps absent. Adressez vos lettres à l’état-major. Vous m’écrirez, n’est-ce pas ?

— Je vous écrirai ; je vous parlerai de George.

— Adieu !

— Vous partez ! lui dit-elle en souriant. Vous avez été bien bon pour moi et pour lui, ajouta-t-elle en montrant son fils !… Regardez donc, n’est-ce pas un ange ?

Puis, comme il revenait sur ses pas pour la voir encore :

— N’éveillez pas George !

Ce fut là tout l’adieu que reçut Dobbin des lèvres roses de la jeune veuve, amoureuse et fière de son idole. Voilà ce qu’avait gagné le fidèle Dobbin partant pour les Indes orientales, Dobbin qui aimait si tendrement Amélie et l’environnait d’une protection si adorable et si dévouée. Cruelle sublimité de ces cœurs féminins ! Les petits doigts roses de George serrèrent machinalement la grosse main du major ; Amélie, rayonnante et épanouie d’amour maternel, arrêta sur lui un regard plein d’une joie sans bornes, regard qui le blessa jusqu’au fond de l’ame. Il se baissa vers l’enfant et la mère, sans avoir la force de prononcer un mot ; enfin il put dire : « Dieu vous bénisse ! » et il se retira d’un pas tremblant et appesanti.

— Prenez garde, reprit la cruelle, vous allez l’éveiller ! Elle n’entendit pas même le bruit des roues du cabriolet dans la rue ; elle regardait son George, qui souriait en dormant.

Amélie, ordinairement si douce d’humeur et si charmante de caractère, traitait bien mal ce pauvre Dobbin. Elle n’était touchée ni de sa persévérance, ni de sa générosité. Elle avait de la reconnaissance, voilà tout. Dobbin était parti pour les Indes, et jamais elle ne pensait à lui ; il aurait pu partir pour la lune sans qu’elle s’occupât de lui davantage. Vivre par les affections et pour elles, c’est le fort et c’est la grandeur de la femme, comme son malheur. Amélie offrait le type complet de ces faibles ames féminines. Elle était jalouse de son enfant, humblement disposée à se croire toujours coupable envers ceux qu’elle aimait, parfaitement indifférente pour ce qui n’entrait pas dans le cercle borné de ses dévouemens, bien élevée, mais ignorante de toutes choses, excepté de ce qui concernait la famille, et ne désirant rien savoir au-delà.

Cependant le vieil Osborne reste plongé dans son orgueil et sa misanthropie. Son fils est mort sans rentrer en grace, et l’idée que cette réparation est à jamais refusée à sa fierté s’unit pour l’irriter à la pensée que ce fils se trouve au-delà et au-dessus de son pardon. Il lui semble que le pauvre enfant est là-bas, en face de lui, par-delà le gouffre immense que personne ne franchit après l’avoir passé, et les yeux éternellement et tristement fixés sur son père. Il n’est pas seulement affligé, il est furieux ; George ne lui a pas demandé la permission de mourir. Toute la maison porte le deuil ; les volets extérieurs sont fermés, plus de bals, plus de dîners, plus de fêtes ; on n’accepte aucune invitation ; cet intérieur, aussi lugubre que celui d’un despote oriental, devient épouvantablement funèbre, et le père dirige un beau jour sur Bruxelles, où il cherche, sans que personne s’en doute, quelques traces vivantes de ce fils ingrat et dénaturé. Dans le petit cimetière de Lacken, séparés par une haie d’aubépines des sépultures catholiques, on a déposé les restes mortels du capitaine George Osborne, séparation qui humilie profondément l’habitant de la Cité. Un fils d’Anglais, de commerçant riche, un officier de l’armée britannique, un membre de l’église anglicane établie, ne pas avoir le droit de reposer à côté des papistes de Lacken ! Dobbin, qui n’était pas encore parti pour l’Inde et qui le rencontra dans ces parages, prit mal son temps pour essayer de l’intéresser à la pauvre veuve. Osborne le père était remonté dans sa voiture, où il se tenait fièrement, les bras croisés sur sa poitrine. Dobbin à cheval courut après la voiture.

— Monsieur Osborne ! cria-t-il en mettant la main sur la portière. Osborne, au lieu de répondre à Dobbin, s’adressa au laquais assis auprès du cocher :

— Dites à ce drôle d’aller plus vite… Sacrebleu !… plus vite !

— Monsieur, reprit Dobbin en éperonnant son cheval, j’ai à vous parler.

— De la part de la femme qui a séduit mon fils ?

— Non, de la part de George.

Le père s’enfonça dans la voiture ; Dobbin, à cheval, le suivit en silence et descendit après lui à la porte de l’hôtel où Osborne était logé.

— Quelle communication avez-vous à me faire, s’il vous plaît, capitaine ? ou plutôt major, car c’est votre grade. Les braves sont morts pour vous faire place.

— C’est vrai, répondit Dobbin tristement. J’ai à vous entretenir de l’un de ces braves.

— Ne soyez pas long alors, sacrebleu !

Je suis son meilleur ami et son exécuteur testamentaire. Savez-vous qu’il est mort bien pauvre, et que sa veuve est restée sans ressources ? Je ne connais pas sa veuve, je ne veux pas la connaître. Qu’elle retourne chez son père.

Dobbin répliqua doucement ; il était parfaitement résolu à ne pas se fâcher ; Osborne ne l’était pas moins à avoir raison. Il avait raison envers et contre tous. Il exagéra donc sa bonté pour son fils, les torts de George envers lui-même, cria, pérora, argumenta, finit par dire qu’il ne manquerait jamais à sa parole, et qu’il avait juré de ne plus revoir Amélie ; bref il envoya promener Dobbin. Qu’importait à la veuve ? Rien au monde ne l’intéressait plus, La vie d’Amélie, — cette vie humble et dévouée qui s’écoule chez son père devenu idiot, le vieux Sedley toujours livré à d’impossibles spéculations, — ne se compose point d’incidens extraordinaires ; son histoire n’abonde pas en traits merveilleux ; si elle avait tenu un journal de sa vie pendant les sept années qui suivirent la naissance de son fils on y trouverait peu de faits plus intéressans que la rougeole du petit George. On remarquait Amélie quand elle passait dans la rue ; les fournisseurs et les marchands qu’elle payait toujours comptant avaient de l’estime et de la considération pour elle ; les jeunes commis la saluaient courtoisement. Après tout, malgré l’intérêt que la veuve faisait naître, qui aurait pensé à elle, si elle n’eût été jolie ? « Hélas ! Oui, dit M. Thackeray, ce sont les jolis visages qui font naître la sympathie dans le cœur des hommes, êtres vicieux. Une femme peut avoir la sagesse et la chasteté de Minerve, elle n’obtiendra pas un regard de nous, si elle est laide. Quelle est la légèreté que deux yeux brillans ne feraient pardonner, la sottise que deux lèvres roses et une voix douce ne rendraient agréable ? Aussi les femmes, avec leur instinct habituel de justice, en tirent-elles la conclusion que lorsqu’une femme est belle, elle est sotte. Oh ! femmes, femmes ! en est-il donc parmi vous qui ne soient ni belles ni sensées ? »

Il advint un certain soir, au grand étonnement de la pauvre petite, que le révérend M. Binny lui demanda d’échanger contre le sien le nom d’Osborne. Amélie, toute rougissante, des larmes dans les yeux et dans la voix, le remercia d’avoir pensé à elle, lui exprima sa gratitude pour les attentions qu’il avait elles soit pour elle, soit pour son pauvre petit enfant, mais lui déclara que jamais, non jamais elle ne songerait à un autre mari que celui qu’elle avait perdu. Le 25 avril, le 18 juin, anniversaires de son mariage et de son veuvage, elle se renfermait dans sa chambre et consacrait ces deux journées à la mémoire de l’ami absent, sans compter les heures nombreuses de ses nuits solitaires et pensives à côté du berceau où son fils sommeillait. Le jour, elle était plus active ; elle apprenait à George à lire et à écrire et un peu de dessin. Elle lisait, afin de trouver dans les livres des histoires à lui raconter. L’enfant grandissait et développait son intelligence sous l’influence maternelle, qui lui apprenait de son mieux à connaître le créateur de l’univers. Soir et matin, la mère et l’enfant (communion solennelle et touchante dont le souvenir fait battre le cœur) priaient le Père céleste, la mère l’implorant dans toute la tendresse de son ame, et l’enfant balbutiant les paroles qu’elle prononçait. Chaque soir, ils priaient Dieu de bénir le cher papa, comme s’il eût été vivant et près d’eux. Plusieurs heures de la journée étaient employées par Amélie à parer et habiller son fils, à le mener à la promenade avant le déjeuner, à inventer et à tailler pour lui les habillemens les plus ingénieux, en se servant de qu’elle avait de plus beau dans sa garde-robe de mariée ; pour elle, elle portait toujours une robe noire avec un chapeau de paille garni d’un ruban noir, au grand déplaisir de sa mère, qui avait pris goût à la toilette, surtout depuis ses malheurs. Amélie donnait ce qui lui restait de temps à sa mère et à son vieux père. Elle avait appris à jouer aux cartes pour faire la partie du vieillard les soirs où il n’allait pas à son club. Elle chantait quand il le désirait, et c’était bon signe, car il ne manquait jamais alors de s’endormir paisiblement. Elle écrivait ses innombrables notes, lettres, prospectus et projets.

Ce fut par une circulaire de sa main que les anciennes connaissances de M. Sedley furent informées qu’il était devenu l’agent de la compagnie houillère du Diamant noir, et qu’il était en mesure de fournir à ses amis et au public du charbon de première qualité. Tout ce qu’il fit, ce fut d’apposer aux circulaires sa signature et son paraphe, et d’y mettre l’adresse d’une écriture tremblée, vraie écriture de vieux commis. L’un des exemplaires fut envoyé au major Dobbin. Le major, qui était alors à Madras, n’avait guère besoin de houille. Il reconnut cependant la main qui avait écrit le prospectus ; que n’aurait-il pas donné pour serrer cette chère main entre les siennes ! Bientôt un second prospectus arriva, informant le major que Jean Sedley et compagnie, ayant établi des correspondances à Oporto, Bordeaux et Sainte-Marie, pouvaient offrir au public et à leurs amis les vins les meilleurs et les plus recherchés de ces provenances, à des prix raisonnables et à de bonnes conditions. Sur cette information, Dobbin se mit à tourmenter sans relâche le gouverneur, le commandant en chef, les juges, les officiers des régimens, tous ceux qu’il connaissait à la présidence. La maison Sedley et compagnie reçut des commandes qui remplirent d’étonnement M. Sedley et son commis, qui était à lui seul la compagnie.

Hélas ! ce fut tout ; rien ne réussit plus après cette première bouffée de bonne fortune inespérée. Déjà le négociant émerveillé avait pensé à créer une maison dans la Cité, à enrôler un régiment de commis, à faire construire un dock pour son usage personnel et à couvrir le monde de correspondans ; mais les vins et les charbons qu’il avait envoyés étaient détestables : le major Dobbin fut accablé de malédiction, reprit une grande partie de ce vin et le vendit à la criée, non sans une perte notable.

Jusqu’au moment fatal où le vieux Sedley s’avisa de faire le commerce des vins et de la houille et de lancer des prospectus magnifiques, les affaires du petit ménage ruiné n’allaient pas trop mal. Joseph Sedley, le nabab qui était retourné à son poste dans les Grandes-Indes, faisait payer régulièrement à son père une petite pension. Le soir, à son club, Sedley avait encore le plaisir de parler millions, de discuter la dette flottante et les fonds public, et de dire à ceux qui l’écoutaient. « J’ai un fils à Calcutta sur qui je peux tirer pour dix mille livres slerling quand je veux et sans me gêner. » La bonne femme, mistriss Sedley, grondait son unique servante, analysait la qualité du sucre et critiquait la saveur du thé, exerçait son active surveillance sur la boucherie et l’épicerie, querellait sa fille à propos du petit George, allait au service divin tous les dimanches vêtue de ses plus beaux atours et se donnait les satisfactions de la royauté domestique sur une plus petite échelle, mais avec autant d’activité et un intérêt aussi vif que dans l’époque de splendeur où elle commandait à dix personnes. Pourquoi le démon de la spéculation vint-il troubler ce repos et détruire cette prospérité ? Ce fut un grave et cruel échec pour la vanité de Joseph, qui venait d’obtenir une place dans les bureaux du trésor public de Calcutta, lorsque la poste lui apporta un paquet de ces prospectus maudits avec une lettre de Sedley père, informant son fils qu’il comptait sur lui dans cette affaire et qu’il avait consigné au compte de Joseph une certaine quantité de vins de choix pour la valeur desquels il tirait sur lui en lettres de change. On allait donc savoir que le père de Joseph Sedley, du trésor public, s’était fait marchand de vins ! Joseph refusa les lettres de change. Le papier protesté fit retour et fut remboursé avec les bénéfices réalisés sur les fournitures et une partie des économies d’Amélie.

Outre sa pension annuelle de 50 livres sterling, elle possédait une somme de 500 livres, qui, selon l’exécuteur testamentaire de son mari, appartenait à la veuve. Dobbin, comme tuteur de George, proposa de les placer à 8 pour 100 dans une maison qui faisait le commerce des Indes. M. Sedley, croyant que le major avait de mauvaises intentions sur l’argent de son pupille, s’éleva fortement contre ce plan ; il alla lui-même chez le banquier pour protester contre l’emploi qu’on voulait faire de cet argent ; là, il apprit, à sa grande surprise, que jamais cette somme n’avait été entre les mains du banquier, que tout l’actif d’Osborne ne montait pas à 100 livres, et que, quant aux 500 livres, c’était sans doute une autre somme dont le major Dobbin avait une connaissance particulière. De plus en plus convaincu de quelque friponnerie, le vieux Sedley écrivit à Dobbin et lui demanda ses comptes. Dobbin fut obligé d’avouer la ruse et de confesser son généreux mensonge.

Amélie donnait à ses parens les trois quarts de la pension que Dobbin lui faisait, ce menteur Dobbin qui avait imaginé le beau conte relatif à l’héritage de son ami. Le reste était voué à l’éducation de George, qui devenait, comme tous les enfans qui restent long-temps entre les mains des femmes, volontaire, impérieux, aimable et gâté. Déjà quelques filets d’argent se mêlaient à la brune chevelure de la veuve, qui ne s’en affligeait pas et disait sans affectation : « Une vieille femme comme moi. » Chaque mot de son enfant et toutes ses petites compositions, qu’elle regardait comme des merveilles de génie, la remplissaient d’une joie douce, continue, qui rendait son humeur égale et charmante, quelles que fussent les robes brunes et simples qu’elle portait et l’uniformité excessive de sa vie. Les caprices de sa mère, le radotage presque idiot de son père, ne troublaient pas sa charmante sérénité. Un jour seulement, elle entra dans une colère de reine tragique ; voici à quelle occasion.

Depuis la mort de George Osborne, huit ans s’étaient écoulés. Le vieux Osborne entendit parler de son petit-fils, qui s’appelait aussi George, de la gentillesse, de la grace, des mille qualités charmantes de l’enfant ; il se sentit vaincu par le poids même de sa colère et de sa rancune. Bientôt un avoué vint, de sa part, trouver Amélie et lui proposer de consentir à ce que l’enfant fût élevé par le grand-père : ce dernier lui laisserait sa fortune, paierait une pension à la mère et permettrait à cette dernière de venir quelquefois voir son fils. Pour la première fois Amélie éprouva un mouvement de fureur. « Moi ! vendre mon fils ! s’écria-t-elle. Vous m’insultez, monsieur ; vous m’insultez. Dites à M. Osborne que c’est indigne, oui, indigne. Je ne répondrai pas à cette lettre. »

Elle jeta les morceaux de l’épître au nez de l’avoué, qui s’en alla tout confus ; comment aurait-il compris la fureur de la veuve à laquelle on voulait enlever son trésor ? Elle passa toute la journée à regarder George et à pleurer. Ses parens ne s’apercevaient pas même de sa tristesse ; ils avaient bien autre chose à faire. Des embarras personnels les absorbaient ; ils avaient trouvé moyen de se ruiner une seconde fois au sein de leur misère. Grace aux belles spéculations sur le vin et la houille, la famille n’avait plus de quoi vivre.

Tout était engagé par le vieux Sedley. Les mémoires du modeste ménage, jusqu’alors régulièrement payés chaque semaine, commençaient à rester en arrière. Les remises n’étaient pas venues de l’Inde ; M. Sedley en avertit sa femme d’un air consterné. La pauvre dame avait toujours payé exactement ; aussi deux ou trois des fournisseurs auxquels elle fut contrainte de demander délai se montrèrent-ils récalcitrans, quelque habitués qu’ils fussent aux retards de quelques-unes de leurs pratiques moins régulières. La pension payée par Amélie vint au secours du petit ménage, réduit a la demi-ration. Le boucher revint hargneux, l’épicier insolent ; une fois ou deux George s’étant plaint du dîner, Amélie qui se serait contentée d’un morceau de pain, lui acheta de sa bourse quelques friandises.

À la fin, on lui conta ces sortes d’histoires arrangées et incroyables à l’usage des personnes dans la gêne. Un jour qu’elle venait de toucher sa rente et qu’elle allait payer sa pension, ayant conservé la note des sommes déjà versées par elle, elle voulut garder un peu plus d’argent que d’habitude, afin d’acquitter le prix d’un habit commandé pour George. Aussitôt on lui avoua que les remises de Joseph n’étaient pas payées, qu’on était dans une gêne dont elle aurait dû s’apercevoir sans que sa mère en dît rien ; « mais elle ne s’occupait que de George. » Sans répliquer un mot, Amélie poussa vers sa mère la somme entière et alla dans sa chambre pleurer à son aise. Ce fut pour elle un grand crève-cœur d’être forcée à contremander ces habits, chers habits qu’elle avait caressés en son cœur comme cadeau de Noël, dont elle s’était plu à discuter la coupe et la façon avec une petite modiste de sa connaissance. Le plus cruel était d’annoncer ce désastre à George, qui espérait ces beaux habits. Qui n’avait pas des habits neufs à Noël ? Il en voulait absolument, lui aussi. Sa mère n’avait que des baisers à lui donner, tout en reprisant et raccommodant les vêtemens de l’année dernière ; il pleurait, il se fâchait : c’était un petit homme, tant ses volontés et ses désirs étaient violens. Elle chercha dans ses tiroirs quelques ornemens ou quelques bijoux dont elle pût tirer parti. Enfin le beau châle des Indes que le major lui avait envoyé lui revint à l’esprit, ainsi que la boutique du Juif où les femmes vont échanger leur luxe contre un peu d’argent nécessaire. Elle fit un paquet de son châle et partit. À son sourire épanoui, George devina qu’il aurait ses habits neufs. Plus d’un passant, en traversant le parc, se retourna pour admirer cette jolie tête rose et heureuse, encadrée de cheveux noirs lisses, et cette petite personne qui allait si vite, son paquet sous le bras. Elle calculait tout ce que le châle de Dobbin allait lui rapporter : un manteau pour son père, un Sandford et Merton pour son fils, et un terme du pensionnat d’avance. Elle ne se trompait pas : on lui donna vingt guinées du merveilleux tissu qui en valait cinquante, et elle revint ou plutôt elle courut chez son père, qui, selon l’habitude des Anglais, aristocrates même dans la misère, avait baptisé du titre le plus pompeux la coquille habitée par sa pauvre famille. Il demeurait fort loin, comme l’attestaient ses énormes cartes de visite :

M. Sedley senior, chef de la grande compagnie houillère du Diamant noir, etc., etc.,
Pavillon oriental, Anna-Maria Road, Clapham.

— Mme Sedley rencontra sur le pas de la porte sa fille avec les livres et les habits.

— C’est pour George, dit la jeune veuve en rougissant.

— George ! reprit la mère, vous l’accoutumez au luxe, quand toute la maison manque de pain, quand notre argenterie est en gage, quand votre pauvre vieux père est sur le point d’aller en prison ! Et tout cela pour ce garçon que vous gâtez, madame, que vous ruinez, madame, et qui pourrait être riche, si vous vouliez !

Une tragique démonstration nerveuse, accompagnée de sanglots, de larmes et de convulsions, fit retentir la maison tout entière.

— O ma mère ! ma mère ! s’écria Amélie, vous ne m’aviez rien dit !… Je l’avais promis à George Je n’ai vendu mon châle que ce matin… prenez l’argent, prenez tout !…

Les souverains d’or et les shellings d’argent, tombant de sa main tremblante dans celle de sa mère, roulèrent sur l’escalier. Elle se renferma dans sa chambre, et se sentit profondément coupable et misérable. D’un mot, elle pouvait rendre à l’enfant tout ce que son mari mort avait perdu pour elle, rang, fortune, crédit et amis ; du même mot, elle rendrait la joie à sa famille, le bien-être à son vieux père. Elle s’accusa d’égoïsme et d’ingratitude ; quelle horrible conviction pour cette ame si tendre ! Avant de céder, elle livra plus d’un combat.

Sous le toit modeste des Sedley régnaient la tristesse, la méfiance et la misère, dont elle voyait le flot monter tous les jours. Le propriétaire commençait à se fâcher ; la servante irlandaise, bienveillante et désintéressée, comme c’est le caractère de sa race, était en butte aux humeurs de Mme Sedley, qui imaginait sans cesse que cette fille lui manquait de respect. Sedley père allait créer sur de très grandes bases une nouvelle société d’assurances contre les insectes, et il radotait plus que jamais. L’amère et desséchante atmosphère de la pauvreté se répandait comme un poison subtil dans cette honnête famille. La mère était insensible au dévouement d’Amélie, à sa douceur, à ses sacrifices, à cette adorable bonté qui s’ignorait. Sans cesse traitée d’orgueilleuse, accusée d’idolâtrer son fils et de le ruiner, Amélie espéra tirer parti de son éducation ; elle peignit des écrans, à la grande admiration de la domestique irlandaise. Le papetier ne voulut pas les acheter, malgré un certain berger rose, avec une houlette, auquel la pauvre petite avait donné tout son soin. Elle en fut pour l’achat des couleurs et des écrans, et elle rentra chez elle le cœur bien gros, après avoir subi le refus du papetier. Elle essaya de donner des leçons ; que n’aurait-elle pas tenté pour garder son enfant ! Pauvre être faible, vous ne savez pas combien est violent et rude ce monde contre lequel vous avez la prétention de lutter ! laissez cela aux forts, qui souvent succombent à la peine.

Tous les jours, son visage maigrissait, et le regard qu’elle attachait sur son enfant devenait plus fixe et plus douloureux. Elle se réveillait la nuit, et elle allait doucement jusqu’au berceau pour regarder dormir George. Là, pleurant et priant quelquefois pendant la nuit entière, elle débattait en elle-même la terrible question : « le quittera-t-elle ? » Elle ne le peut pas, non, elle ne le peut pas ! Si elle épousait le vicaire ? Cette idée est une profanation. Elle ne peut s’y arrêter. Elle en a honte. Pendant plusieurs semaines, elle soutient et continue la lutte, mais hélas ! elle perd sans cesse du terrain. La pauvreté de son fils, la douleur et la vieillesse de son père, s’avancent pas à pas et la forcent de reculer lentement jusqu’à la réalité. Que d’angoisses ! je ne tenterai pas même de les redire. Elle fut définitivement vaincue le jour où elle apprit de la bouche de son père que les ressources de la famille avaient disparu complètement, et que la rente viagère servie par Joseph avait été transformée en un capital prêté par un Juif et maintenant épuisé. Elle se résigna ; elle comprit qu’il fallait s’immoler. Se reprochait l’égoïsme qui lui a fait refuser pour George l’espoir d’une belle position, la pauvre mère s’apprête à se séparer de son enfant. Un soir, elle lui lit l’histoire biblique de Samuel ; puis elle accomplit son sacrifice. Pénible sacrifice ! pire déception ! Tandis qu’elle s’épouvante de la douleur qu’une séparation doit causer à George, l’enfant ne lui parle que du poney que lui donnera son grand-père, et sur lequel il viendra la voir. George va donc demeurer chez le vieil Osborne : tous les jours, sa mère s’assied au pied des grilles de Russell-Square, et tient ses regards fixés sur la fenêtre de la chambre qui renferme son trésor. Le dimanche, quand il se rend au service divin, escorté de sa tante et d’un valet de pied colossal, Amélie ne manque pas de se trouver à peu de distance de la chapelle pour le voir passer. Il y eut pour elle un jour de bonheur presque divin, quand de loin elle le vit tirer de sa poche et donner de lui-même une pièce de monnaie à un petit pauvre que le valet de pied chassait à coups de canne : « Dieu bénisse mon cher George ! » s’écria-t-elle dans son ame, et, après avoir fait à son tour son aumône, elle longea la grille du square pour entrer dans l’église : là, elle s’assit de manière à voir son enfant pendant qu’il mêlait sa petite voix aux chants de Handel, répétés par cent voix fraîches et pures qui remerciaient le Dieu créateur. — La jeune veuve avait de la peine à distinguer George ; un brouillard humide couvrait ses yeux. — elle était bien heureuse.

Simples annales de la veuve et de l’enfant, je ne m’excuse point de vous avoir reproduites avec amour dans vos moindres détails. Ceux qui préfèrent à ces tableaux la fange et l’écume de nos sociétés qui étouffent et meurent sous leur corruption brillante peuvent lire autre chose ; dans le temps où j’écris, les chefs-d’œuvre qu’ils aiment ne leur manqueront pas.


VI — ZÉRO DE REVENU ET DIX MILLE LIVRES STERLING DE DÉPENSES.

Si la morale et le sentiment vous déplaisent ou vous fatiguent, vous serez aussi charmés du chapitre qui va suivre que vous avez dû être mécontens de celui qui précède. Venez étudier Rawdon et Rébecca dans leur triomphe, si vous ignorez comment on vit dans la splendeur avec un revenu égal à zéro. Suivez-les d’abord à Paris.

Le Paris de 1845, Ce Paris brillant et triste dont il est impossible de se rappeler la joie et la confusion sans un sentiment de mélancolie profonde envenimée encore par le souvenir des catastrophes qui ont suivi la restauration, offrait à Rébecca et à son mari un théâtre digne d’eux. Rébecca marchait avec les vainqueurs. Rawdon, devenu lieutenant-colonel, passait, malgré son titre de cadet, pour un noble de vieille race. Miss Mathilde Crawley la tante avait laissé dans les salons du faubourg Saint-Germain un parfum de bon goût et d’esprit à la Du Deffand que la maligne Rébecca ne manqua pas d’exploiter. Les fournisseurs parisiens, remplis de confiance dans la bourse des Anglais qu’ils regardaient comme un pactole inépuisable, auraient livré sans hésiter tous les trésors de leurs magasins. D’ailleurs, la caisse du ménage, c’est-à-dire de la jeune femme, était en bon état. Le général Tuffo payait sa pension fort cher, et le nabab, pendant le sauve qui peut de Bruxelles, avait acheté pour une somme considérable les trois chevaux de l’habile Rébecca. Dans les salons, son succès fut immense ; elle parlait français en perfection. À l’aplomb, à la hauteur, à l’air distingué de l’aristocratie anglaise, elle joignait l’élégante et vive souplesse de la duchesse française. Son mari était stupide ; pour une femme du monde à Paris, c’est toujours une excellente recommandation. Chacun raffolait de la petite Rébecca, qui réunissait le soir dans son salon de la rue de la Paix un petit congrès diplomatique de tous les pays, et voyait les aigles prussiennes, les faucons germaniques et les croix castillanes briguer l’honneur de ses sourires. Sa petite calèche au bois, sa petite loge à l’Opéra, diversifiaient ses triomphes. Rawdon était de très bonne humeur ; plus d’huissiers, plus de créanciers ; gros jeu, et personne ne se plaignait. Le général Tuffo faisait un peu la moue en voyant une douzaine de colonels de toutes les races germaniques faire cercle autour de mistriss Rawdon ; mais il lui fallait se taire, sous peine d’être ridicule. Les douairières anglaises et les chastetés irréprochables, que l’éclat de cette parvenue blessait vivement, ne pouvaient rien contre elle dans la société française, grace à leur inintelligible jargon ; elles se dédommageaient entre elles, et Rébecca n’était pas bonne à pendre. Fêtes, plaisirs, présentation à la cour de sa majesté Louis XVIII, réputation d’esprit et de bon goût, tout ce qui dans la foire aux vanités passe pour la félicité suprême venait couronner la petite Rébecca. Enfin les journaux, anglais apprirent à la société européenne que la femme du lieutenant-colonel Rawdon Crawley avait mis au monde un héritier, tenu sur les fonts de baptême par la duchesse de Bersac et le général Hablanowski ; je renonce à décrire le dépit que cette nouvelle excita dans les cœurs féminins de la haute société.

La marche de Rawdon à travers la vie n’était pas moins triomphale. La constante pratique de tous les jeux d’adresse et de hasard avait transformé l’amateur en maître. C’était surtout au billard qu’il n’avait pas son pareil : au commencement de la partie, on le trouvait en général assez faible, son coup d’œil manquait de justesse, les plus belles occasions lui échappaient ; mais une fois les paris engagés, et quand le péril devenait pressant, son génie se relevait, une série de coups magnifiques et inattendus lui assuraient la victoire, et l’admiration universelle, accompagnée de quelques milliers de francs, récompensait la hardiesse et la dextérité de son jeu. Il est vrai que ceux qui l’avaient vu quelquefois à l’œuvre se gardaient bien d’aventurer leur argent contre un homme si modeste en apparence et si fécond en ressources imprévues autant qu’écrasantes. À l’écarté (c’était alors le jeu à la mode), même négligence dans les débuts, même éclat dans les dénoûmens. Après quatre ou cinq mois de succès continuels, les perdans commencèrent à se plaindre ; on en parla un peu au quartier-général. C’était pour mistriss Rawdon un sujet de douleur que la passion de son mari pour le jeu ; elle le disait à tout le monde, et le soir où un aide-de-camp du général perdit à l’écarté 500 livres sterling sur parole, elle quitta le salon en fondant en larmes et passa toute la nuit à gémir et à sangloter. Enfin le général Tuffo averti donna quelques conseils paternels, mais sévères au lieutenant-colonel, qui le soir même en causa avec sa femme.

— Mon gros amour, lui dit-elle avec le ton d’ironie qui lui était familier, c’est un bon supplément que le jeu, mais ce n’est pas un fonds suffisant : il faut autre chose. Les gens s’ennuient de perdre. Je vais partir pour l’Angleterre, où j’arrangerai vos affaires avec vos créanciers, et nous recommencerons la vie à nouveaux frais.

— Je ne vois pas trop comment, lui dit Rawdon.

— Stupide chéri, répliqua la conquérante, est-ce que les moyens manquent jamais ? Supposez que votre oncle le recteur vienne à mourir ; vous entrerez dans les ordres, et nous vous ferons ministre des autels ! Vous serez superbe en chaire.

Le lieutenant-colonel se renversa sur son fauteuil à la Voltaire en riant à gorge déployée et en frisant sa moustache noire.

— Non ! je n’ai rien vu de meilleur dans aucune comédie, s’écria-t-il. Le lendemain à déjeuner, Rébecca se mit à prêcher devant le général Tuffo le premier sermon de Rawdon Crawley dans l’église du village, en présence de la congrégation et des tombeaux de ses pères ; cette répétition fut couverte des applaudissemens du public.

Il s’agissait de quitter Paris sans scandale. Rébecca commença par se défaire de Tuffo, dont l’assiduité, le toupet frisé en pyramides magnifiques, le sourire éternel et la grace vieillie lui fournirent dans le monde des sujets de caricatures sans fin ; elle plaça dans un village voisin de Paris, à Andilly près Montmorency, son fils Édouard Rawdon, dont elle ne s’embarrassait guère, et revint à Londres se loger dans une petite chambre démeublée. Là, elle triompha aisément des créanciers de son mari, qu’elle avait laissé à Paris. Un argument sans réplique les mit à ses pied : « Rawdon n’a rien, n’espère rien ; il ne reviendra que si vous lui donnez quittance. Voulez-vous cinq pour cent ? » — Avoués et huissiers ployèrent le genou en admirant la jeune femme qui connaissait si bien les affaires. En effet, Rébecca opère toutes les séductions ; elle réveille l’amour éteint, fait renaître l’estime abolie par sa mauvaise renommée, s’humilie pour qu’on l’exalte, relève la tête pour que le vulgaire abaisse la sienne, et exécute avec une agilité incomparable les évolutions les plus merveilleuses. Avec tout cela, armée de tant de dextérité et de prestesse, réussira-t-elle ? Peut-être. — Quoi qu’il en soit, ses premiers pas sont des triomphes. Conquérir l’esprit de son mari a été un jeu pour elle. À Paris et à Bruxelles, elle laisse des dettes nombreuses, revient s’établir à Londres, se fait des amis pour l’usage de Rawdon, sourit, combine, conspire, devient l’arbitre d’un certain monde et s’empare même du grave et solennel sir Pitt, recueil abrégé de toutes les convenances ; ce dernier a succédé à son rustique père, dont la vie, après que Rawdon eut épousé Rébecca et que miss Crawley eut laissé son bien au fils aîné, était devenue cynique à faire peur. Le vieux Pitt ne se gênait plus ; ses soirées se passaient entre la fille de son sommelier Horrocks et ce sommelier lui-même, toujours ivre.

Le résultat de la sagesse diplomatique de Pitt l’aîné et de la brutale étourderie de son frère le dragon fut que la fortune du vieux membre du parlement et presque toute celle de la sensuelle amie de Fox vinrent se concentrer sur la tête du diplomate au langage amène et aux manières courtoises. Plein de respect pour les convenances et fidèle à la religion de l’étiquette, il s’occupa de restituer l’honneur de la famille. Les allées furent sablées, les murs recrépis, les volets repeints. Le scandale cessa. Il épousa une jeune femme de l’aristocratie, vraie vignette anglaise, douce et polie, sans volonté, sans esprit, mais bien élevée Rébecca comprit que la considération lui viendrait de ce côté, et que si elle avait soin de cultiver le diplomate et d’être bien avec sa femme, le bénéfice moral qui lui reviendrait d’une liaison semblable pourrait être placé à gros intérêt. Elle alla donc rendre visite au nouveau propriétaire du château de Crawley, emmena avec elle son fils Édouard, dont elle se souciait peu, mais qui lui donnait un air maternel et intéressant, força Rawdon le déshérité à faire bonne mine à son frère, et, selon sa coutume, enleva tous les cœurs.

D’abord il avait fallu se créer à Londres un établissement comfortable et fonder, en bonne politique, les bases de son crédit. Une maison appartenant à un M. Raggles, fruitier, ancien valet de chambre de mistriss Crawley, tante de Rawdon, s’offrit à la perspicacité de Rébecca : cette maison était située dans le quartier même de l’élégance, au centre de la fashion supérieure, à May-Fair, Curzon-Street. Raggles, élevé chez les Crawley, ne connaissait rien au monde de plus grand, de plus noble, de plus digne d’amour que le château et la famille, le nom et les propriétés les parens et les dépendances de cette race qui lui semblait la sienne et qu’il vénérait depuis le berceau. Mathilde Crawley, la riche voluptueuse, lui avait fait du bien. Rawdon Crawley, le neveu de sa protectrice, lui paraissait un héros. Le diplomate, actuellement chef de la famille, ne pouvait manquer de devenir un jour premier ministre. Le bon Raggles loua donc sa maison, donna ses fournitures, répondit pour les nouveaux occupans, fut leur caution morale, garantit leur solvabilité auprès des fournisseurs, recommanda d’excellens domestiques à mistriss Rawdon, et s’estima le plus heureux des hommes d’avoir trouvé de tels locataires. Les affaires de ce monde ne marchent pas seulement par les réalités, mais par l’opinion, presque toujours mensongère ; notre Machiavel féminin ne l’ignorait pas, et quand la confiance de Raggles eut conquis le carrossier, le tapissier, l’ébéniste, la modiste et le bijoutier, elle fut sûre de résoudre sans peine son problème redoutable : « Vivre dans la splendeur avec zéro de revenu. »

L’estime et l’admiration de Raggles assuraient les fournisseurs ; il fallait mieux que cela. Le mariage de sir Pitt l’aîné avec la jeune héritière de l’un des noms les plus héraldiques du pays offrit à Rébecca le second degré naturel de son élévation ; elle résolut de le franchir. Le billet de faire-part était accompagné d’une lettre solennelle du diplomate, dans laquelle le nouveau monarque de Crawley, maître de tous les revenus que ses neveux, nièces et frères auraient pu réclamer ou attendre, engageait Rawdon, le lieutenant-colonel de dragons, à venir passer avec sa femme quelques mois dans le château paternel. C’était chose tout-à-fait convenable et de bon goût, selon lui, de traiter honorablement les membres d’une famille à laquelle il ne laissait rien. Le lieutenant-colonel n’était qu’à moitié content : « Je vais m’ennuyer dans ce vieux trou, s’écria-t-il, et Pitt est avare comme Harpagon ! » Il alla consulter là-dessus Rébecca, en lui portant sa tasse de chocolat et la lettre, car ce mari complaisant faisait lui-même le chocolat de sa femme et le lui apportait régulièrement tous les matins. Elle était assise devant le miroir, occupée à peigner ses longs cheveux blonds.

— Eh ! vive la joie ! s’écria-t-elle en bondissant de son fauteuil, quand elle eut parcouru l’épître.

— La joie ! dit Rawdon, le plateau à la main, pendant que la petite fée aux yeux verts dansait dans la chambre une polka extraordinaire, les cheveux épars et en brandissant le billet de Pitt ; — mais c’est Pitt qui m’a pris ma légitime : j’y avais droit à ma majorité.

— Est-ce que vous serez jamais majeur, mon vieux amour. Dépêchez-vous de commander notre deuil. Vite un crêpe à votre chapeau ;… nous partons jeudi.

— Je n’ai pas l’intention d’y aller.

— Moi, j’irai très-certainement. Il faut bien que lady Jeanne Pitt me présente à la cour l’année prochaine ? Est-ce que je ne vous ferai pas nommer membre du parlement par votre frère, mon pauvre bonhomme ? Est-ce que je ne vous ferai pas consul ou secrétaire d’état en Irlande ou quelque chose dans ce genre-là, mon chéri, mon vieux nigaud ?

— Les chevaux de poste coûtent diablement cher !

— Nous irons par la voiture publique ; c’est plus modeste, cela leur fera plaisir.

Rawdon obéit comme toujours. Il croyait à sa femme comme les soldats de Napoléon à leur général.

Déjà quand ils partirent, le petit salon élégant de Curzon-Street était devenu le rendez-vous de quelques membres choisis de l’aristocratie. On admirait la spirituelle Rébecca, bonne enfant, habile musicienne, charmante pour tous, pleine de séductions et de finesses. Les élégans se pressaient autour de sa voiture ; les portes de sa maison s’ouvraient aux barons et aux vicomtes ; les fournisseurs livraient leurs marchandises sans la moindre inquiétude, et elle réussissait dans son sublime tour de force : tenir grande maison et ne rien dépenser. Tout allait bien ; l’étoile montait. Elle avait chevaux, équipage, femme de chambre, cartes de visite avec ses armoiries, loge à l’Opéra, stalle séparée à l’église, et même cet accessoire indispensable de la femme à la mode, la dame de compagnie.

Une dame de compagnie en effet, dans cette position, est aussi nécessaire que le Brougham ou le bouquet. Que j’admire ces tendres créatures qui ne peuvent vivre sans répandre leur affection sur quelque objet, et qui ont soin de choisir pour amie une femme affreusement laide ! L’aspect de l’inévitable acolyte en robe fanée, assise à l’Opéra derrière le fauteuil de leur amie, ou en voiture sur le siége de devant, a toujours été pour moi une leçon morale, comique et lugubre, — quelque chose comme la momie que les Égyptiens faisaient asseoir à leurs banquets. Les plus ridées et les plus antiques cherchent une personne moins jeune qu’elles. Les plus hardies protégent leur innocence sous ce chaperon. « Oui, dit M. Thackeray, mistriss Firebrace elle-même femme impudente et belle, sans scrupules et sans cœur, dont le père mort de honte ; — la charmante, l’intrépide mistriss Mantrap, elle qui ne recule devant aucune course au clocher, et force les sangliers à la course, pendant que sa mère tient une boutique à Bath ; — ces dames au front d’airain ont besoin d’une protectrice de leur timide pudeur. Il leur faut une femme à qui elles puissent s’attacher, tendres ames, et vous la voyez toujours près d’elles, cette triste et horrible amie en robe reteinte ; assise dans leur ombre, au second plan. »

— Rawdon, dit Rébecca vers la fin d’une soirée où plusieurs dandies entouraient dans son salon un feu pétillant (car on venait finir la soirée chez elle, et l’en était sûr d’y trouver des glaces et le meilleur café de Londres), je veux un chien de berger.

— Un quoi ? répondit Rawdon, assis à une table d’écarté.

— Un chien de berger ! dit le jeune lord Southdown ; chère mistriss Crawley, quelle fantaisie ! Pourquoi pas un chien danois ? J’en sais un aussi gros qu’une girafe ; par Jupiter ! il traînerait votre voiture ; ou un lévrier de Perse (je propose, s’il vous plaît), ou un petit bichon à mettre dans l’une des tabatières de lord Steyne ? Il y a un homme à Bayswater qui en possède un dont le nez (je marque le roi et je joue) pourrait vous servir à accrocher votre chapeau.

— Je marque le point, — dit Rawdon gravement. D’habitude il ne s’occupait que de son jeu, à moins qu’il ne fût question de chevaux ou de paris.

— Et quel besoin avez-vous d’un chien de berger ? continua le doux et léger lord Southdown.

— Je veux dire un chien de berger moral, dit Rébecca en souriant et en jetant un regard à lord Steyne.

— Que diable est cela ? dit sa seigneurie.

— Un chien qui me protége contre vous autres, messieurs les loups, continua Rébecca, — une dame de compagnie.

— Pauvre innocente brebis ! Vous en avez bien besoin, dit le marquis lord Steyne, dont nous nous occuperons beaucoup tout à l’heure. — Vous avez de petites dents si blanches et de charmantes griffes si roses, qu’elles ne sauraient guère vous défendre ; — et ses petits yeux gris cherchaient ceux de Rébecca.

Lord Steyne savourait son café près de la cheminée et à petits coups. Le feu flambait joyeusement, les bougies étincelaient et faisaient briller les candélabres dorés, les bronzes et les porcelaines. Assise sur un sofa recouvert d’un tissu semé de fleurs aux vives couleurs et vêtue de rose, Rébecca était admirable ; la transparence de sa peau se détachait en pleine lumière et semblait rayonner ; ses bras blancs, ses épaules éclatantes, brillaient à travers l’écharpe qui les drapait ; ses cheveux retombaient en anneaux sur son cou, et l’un de ses pieds sortait des plis de sa robe, à coup sûr le plus joli petit pied, orné du bas de soie le plus fin, dans le soulier le plus mignon qui fût au monde. À toute cette magie se joignait l’étincelle de l’intelligence, qui brillait dans cet œil bleu, dans ce regard acéré, dans cette parole vive et souple comme le serpent.

Lord Steyne, qui avait rendu depuis quelques mois hommage à ces dons magnifiques de Rébecca et qui succédait à lord Tuffo, protégeait à son tour la marche ascensionnelle de Rébecca. Celui-ci était un vrai grand seigneur. La laideur et la vieillesse de lord Steyne n’avaient rien de répugnant ; on était plus près de le craindre que de le mépriser. Sa tête chauve et luisante, ses rouges favoris qui retombaient sur sa cravate, son front intelligent et bombé, son œil gris, rond et scintillant d’une clarté ironique, sa bouche épaisse relevée aux deux coins par deux dents pointues comme des défenses de sanglier, la propreté recherchée, la simplicité exquise, l’élégance parfaite de son costume, où rien ne brillait et où tout était en harmonie, composaient un ensemble rare et complet. Marié à une fille noble dont la famille n’avait jamais voulu abjurer le catholicisme et qui avait son aumônier, lord Steyne se donnait souvent le plaisir d’inviter à la fois à sa table le chapelain anglican et le prêtre catholique. Ravi de mettre aux prises le protestant et le disciple de Saint-Acheul, il les écoutait en les excitant au combat. Il y avait chez ce membre anglais de la pairie du Voltaire et du Chesterfield, le tout mêlé à une sagacité pratique très vive, — à une connaissance redoutable des choses humaines, à un ineffable mépris pour l’humanité. Il était surtout blasé, et Rébecca l’amusait excessivement. Elle était naïve et joyeuse comme l’innocence ; elle était piquante et imprévue comme le vice. Il consentit à ce qu’elle eût une dame de compagnie, qui fut précisément la sentimentale Briggs, l’ancienne sous-maîtresse à qui Mathilde Crawley, tante de Rawdon, avait légué un capital suffisant pour la faire vivre. Qu’elle fut reconnaissante et heureuse de se voir choisie par l’aimable jeune femme ! Avec quel empressement mêlé de gratitude confia-t-elle tous ses fonds à Rébecca elle-même pour que Rébecca leur trouvât un bon placement ! Le placement, on l’imagine, fut bientôt trouvé.

Il fut convenu que Briggs, le chien de berger, resterait à Londres, chargée du soin de la maison, pendant que Rébecca et son mari s’en iraient à la conquête du diplomate sir Pitt et de sa douce moitié. Dès le soir on se mit à couper, recouper tailler coudre, recoudre, à mesurer crêpe, taffetas noirs, étoffes noires de laine et de soie, et, quand le fidèle lord Steyne parut vers les dix heures, il trouva les femmes livrées à cette grande occupation.

— Miss Briggs et moi, dit Rébecca en voyant le marquis entrer, nous sommes plongées dans la douleur ; notre papa n’est plus : sir Pitt Crawley est décédé. Nous avons passé la matinée en veuves du Malabar ; nous passons la soirée en couturières.

— Ah ! madame Rawdon, dit sentimentalement Briggs, pouvez-vous ?…

— Ah ! Rébecca, répéta le marquis plus sentimentalement que Briggs… pouvez-vous ?… Décidément il est mort, le vieux bandit ! S’il avait voulu, il serait pair d’Angleterre. Quel vieux Silène !

— Il n’aurait tenu qu’à moi d’être la veuve de Silène, n’est-ce pas, miss Briggs ?

Miss Briggs rongit, car elle était très pudique, et, sur l’ordre de lord Steyne, elle alla faire le thé. Rawdon était à l’Opéra.

— Vous voyez bien, dit la sirène au marquis, occupé à caresser le gras de sa jambe dont il était très fier, que le chien de berger vous connaît ; il n’aboie et ne grogne même pas quand vous êtes là.

Lord Steyne venait de dîner à la cour ; il portait l’ordre de la Jarretière et des boucles de diamant, et c’était chose singulière que le mélange d’élégance suprême et de redoutable laideur qui le caractérisait. Il avait les épaules larges, la poitrine musculeuse, le pied charmant et délié dénotant la race, les jambes torses comme un basset et la main admirable. Rawdon et lord Southdown revinrent de l’Opéra et se mirent à la table de jeu.

— Voilà votre berger, dit tout bas lord Steyne à Rébecca.

— Oh ! il ne s’occupe pas de son troupeau ; il n’aime que les cartes.

— Un joli Corydon ! Lord Southdown me fait l’effet de la brebis. Dites donc à Rawdon de lui laisser un peu de laine sur le dos, si c’est possible.

— Mais c’est la toison d’or, dit Rébecca, dont l’œil pétillait d’une lueur sardonique. N’êtes-vous pas aussi chevalier de l’ordre, milord ?

En effet, la chaîne de la toison se balançait sur le gilet du marquis, jadis grand joueur, qui avait gagné des sommes gigantesques au prince de Galles, et qui passait pour avoir conquis son marquisat sur le tapis vert. Il trouva la plaisanterie un peu forte ; son sourcil touffu s’abaissa ;

— elle revint, la tasse de thé à la main, fit une petite révérence humble et gentille, sourit, et, regardant lord Steyne :

— Milord, la brebis a bien peur du loup, lui dit-elle de sa plus douce voix, en baissant les yeux.

Le marquis se sentit vaincu. Il la suivit près du piano, où, placé derrière son siège et battant la mesure, il l’écouta long-temps, séduit, ravi, enchanté, pendant que Rawdon gagnait et mettait en portefeuille les billets du jeune Southdown.

Toujours jouer et gagner, être témoin de l’admiration générale inspirée par sa femme, et rester en dehors de ce cercle mystique dont elle était le centre, cela devenait fastidieux. Il était surtout mécontent quand le marquis, le rencontrant à l’Opéra, lui disait :

— Comment va le mari de Mme Rawdon ?

Il n’y avait plus de Rawdon Crawley ; il était le mari de Mme Crawley, rien de plus.

Au château de Crawley, tout réussit au gré de la sirène. Elle fait de la tapisserie avec lady Jeanne, se montre parfaitement convenable, écoute le service divin avec attention et patience, visite les pauvres, lit les pamphlets puritains du diplomate, et lui plaît comme elle a plu au cynique. Cet homme si fin tomba dans les filets de notre Rébecca, qui ne cessait de le flatter, — si bien qu’il mettait son grand costume d’attaché diplomatique pour aller la voir. — « Vous ! rester dans cette situation obscure et inférieure ! Disait-elle au diplomate, c’est impossible ! Vous visez à la pairie, j’en suis sûre ; lord Steyne me le disait. » — En la quittant, le diplomate se répétait à lui-même : « Comme cette femme me comprend ! » L’honorable sir Pitt et sa douce et pâle moitié protégèrent donc mistriss Crawley et servirent à leur tour de marchepied à son ambition ; ce fut elle que l’on chargea de préparer à Londres les logemens de la noble famille. Deux appuis lui étaient ainsi ménagés : sir Pitt répondait au monde de la vertu de Rébecca ; lord Steyne se portait caution de son élégance et de son bon ton. Acceptée comme femme essentielle et respectable par les amis du premier, elle était reconnue femme à la mode par le cercle brillant auquel le second faisait la loi. L’argent était rare sans doute ; mais le bonhomme Raggles prenait patience, les fonds de la dame de compagnie servaient aux nécessités les plus pressantes. Comment révoquer en doute la solvabilité d’un lieutenant-colonel à la porte duquel, de onze heures du soir à trois heures du matin, stationnaient dix voitures chargées des armoiries les plus rassurantes et des laquais les plus enrubannés et les mieux vêtus ?

Le vulgaire a un proverbe admirable : « L’appétit vient en mangeant. » Toute cette splendeur ne satisfaisait pas Rébecca. Il lui fallait pénétrer dans la famille du marquis, y devenir sinon maîtresse, du moins nécessaire, franchir le seuil du palais, et toucher enfin le but de ses désirs, quelque place éclatante et lucrative, avec un titre pour son mari et des appointemens majestueux, constans, bien payés. Elle manifesta donc à lord Steyne l’envie ou plutôt la volonté d’aller dîner chez lui. Le marquis caressait sa jambe, à l’ordinaire appuyée sur les coussins du canapé. Il fit la grimace ; sa physionomie, singulièrement mêlée d’une ironie ennuyée et d’une sorte de dédain sauvage, rendu plus amer par l’expérience du monde et la fuite des années, prit une expression digne de Méphistophélès :

— Femme que vous êtes ! Vous l’exigez, vous voulez dîner chez moi ! Folle, ma femme et ma fille vont vous écraser. Vous ne connaissez pas les grandes dames. Comme elles vous traiteront ! Vous serez humiliée, ma petite ; vous le voulez ; tant pis pour vous. Cher démon, il vous faut absolument marcher de pair avec nous autres ! Que diable ! vous n’avez pas le sou, vous le savez bien, et vous voulez faire figure ! Cela n’a pas le sens commun.

Rébecca était seule avec lord Steyne quand ce dialogue eut lieu entre elle et lui ; elle prit des airs si enfantins et si doux, ses espiègleries caressantes simulèrent une ingénuité si charmante, que le marquis céda Non-seulement elle dîna chez lady Steyne, mais elle vint à bout, succès miraculeux ! de la malveillance de ces dames, et comme ailleurs elle triompha. Ce fut une simplicité, une naïveté, une humilité, une fascination incomparables. Elle mit de côté toute prétention. Rien d’orgueilleux, de faux, de guindé chez elle. — « Vous avez toujours, milord, protégé les artistes, dit-elle à lord Steyne en regardant un tableau du salon. Vous avez été le premier protecteur de mon père, qui me l’a souvent répété. » — Cette modestie était l’habileté suprême. Qui aurait eu le cœur d’affliger une petite personne qui gardait si bien son rang et restait si naïvement à sa place ? Elle chanta des airs sacrés de Handel, parla de son fils Edouard avec une affection douce et profonde, fut tendre et convenable avec son mari, pleine de déférence pour la douairière, ne parla pas trop, fit valoir l’esprit des autres, et acheva même la conquête d’un diplomate des États-Unis, qui le soir, écrivant pour son journal sa correspondance ordinaire, y donnait la description complète et détaillée, selon l’habitude de son pays, « des trois services, des couvercles d’argent, des deux valets placés derrière chaque siége, et surtout de lady Rawdon, reine de la mode à Londres, et du costume délicieux, rose et blanc, qui lui allait à ravir. »

Quand les cartes de visite de lady Steyne et de sa fille eurent brillé dans le vase de marbre sculpté placé au milieu du salon pour et usage, la glace fut rompue ; tout le monde, c’est-à-dire la population exquise et élégante des ducs et des marquis, s’empressa de déposer à la porte de Mme Rawdon le talisman de la mode, le petit carré magique, qui veut dire : « Vous êtes des nôtres. » La présentation à la cour était la conséquence inévitable de ce progrès adroitement conduit. Sir Pitt Crawley se chargea de faciliter ce dernier pas. Le dieu du goût, le symbole du bon ton, George III accueillit Mme Rawdon avec distinction et l’admira. Le « premier gentilhomme de son pays, » comme on disait de lui, c’est-à-dire celui qui faisait le mieux la révérence et qui portait la perruque la mieux frisée, ne pouvait pas refuser son hommage à cette petite femme supérieure dans les mêmes artifices et maîtresse passée des mêmes talens. Elle fut admise dans les bals intimes, dans les réunions de choix où l’on jouait des charades, où Rawdon représentait Agamemnon endormi et assassiné, ce qui ne lui coûtait pas de grands frais d’imagination, et où Rébecca paraissait tour à tour en Clytemnestre et en marquise de Parabère, en tunique flottante où en paniers, et avec un œil de poudre ; adorable dans ses transformations, souriante et sereine dans son triomphe, toujours maîtresse d’elle-même.

Rawdon Crawley continuait à soutenir impatiemment sa position de mari éclipsé. Il jouait moins, fumait beaucoup et s’endettait de plus en plus. Tout corrompu et grossier qu’il pût être, il valait beaucoup mieux que Rébecca ; recueillant de cette triste et brillante vie moins de bénéfices et plus de honte, il se sentait ramené par degrés au remords par l’ennui qui le dominait. Son fils Édouard, que la femme du monde avait relégué au troisième étage avec Briggs et qu’elle oubliait parfaitement, consolait un peu Rawdon ; c’était avec Édouard que Rawdon allait fumer son cigare et faire des parties de cheval-fondu, quand tous les beaux messieurs qui le dédaignaient remplissaient le petit salon et entouraient sa femme. Peu importait à Rébecca. Elle ne faisait aucune attention à son enfant ni à Rawdon. Seulement, quand Édouard paraissait devant le monde, elle s’armait de ses plus doux sourires, l’appelait son cher Édouard et lui prodiguait les caresses maternelles.

— Maman, lui demanda un jour le petit Crawley devant lord Steyne, pourquoi ne m’embrassez-vous jamais quand nous sommes tout seuls ? — Lord Steyne s’amusa beaucoup de l’enfant terrible. Je plains Rébécca ; ce malheur lui arrivait souvent. Tout son subtil frayait, toute sa mise en scène, s’écroulaient de temps à autre au moindre souffle, comme la toile d’araignée laborieusement tissue et qu’un coup de balai de la servante fait disparaître. Les habiles sont sujets à ces ruines foudroyantes. Quant à Rawdon, l’Hercule de cette Dalilah, après l’avoir aimée de toute sa force et de toute sa faiblesse, il reconnut qu’il était dupe aussi. Dépassé et éclipsé, la terreur le prend il a peur d’elle, il se rejette sur un sentiment unique et honnête, l’amour paternel ; sa tendresse pour son enfant devient une passion véritable qui le soulage et même jusqu’à un certain point l’épure. Une passion sainte et vraie, une fois entrée dans cette ame, y fait éclore une vie nouvelle ; cet : homme, qui n’a que l’instinct, est à demi racheté par l’instinct. L’excellent, c’est que Mme Crawley rejetait sur le pauvre mari l’iniquité et la bassesse réelle de leur vie commune. « Que voulez-vous ? Disait-elle à lord Steyne, je ne peux pas l’empêcher de faire des dettes ; c’est plus fort que lui : c’est comme l’écarté, le billard et le cigare. » Lord Steyne, qui avait su approfondir le monde et la vie sous leurs aspects les plus gaiement affreux, était la dupe de Rébecca et était tout-à-fait trompé par elle, comme le sont volontiers les gens très rusés. Un jour, elle lui avoua avec larmes que les fonds de la dame de compagnie avaient disparu, « emportés, disait-elle (ce qui était un mensonge énorme), par Rawdon, qui les avait joués et perdus. — C’est le déshonneur ; milord, c’est la honte, c’est la ruine ! s’écria-t-elle en tombant à genoux ; je suis perdue » — Le marquis ne répondit qu’un bien gros mot, dont il serait malséant de reproduire la brutalité, et, prenant son chapeau, il remonta dans sa voiture. Le soir même, un bon de trois mille livres sterling à toucher chez le banquier du marquis était remis à Rébecca ; le lendemain, la valeur lui était comptée, et elle la déposait avec soin dans un certain tiroir secret ou dormait déjà un petit magot considérable inconnu de tous et surtout de son mari.


VII – LA CATASTROPHE.

Le triomphe de Rébecca touchait à son apogée, mais les dettes allaient leur train, et un beau matin, comme Rawdon, un cigare à la bouche, sortait à pied, pour respirer l’air, d’une fête où Rébecca avait remporté tous les succès, il fut appréhendé au corps et jeté dans le Spunging-House, maison de dépôt pour les débiteurs, que l’on y rançonne et y pressure comme des éponges. Ces réceptacles misérables se trouvent en général du côté de Chancery-Lane et de Temple-Bar. Des barreaux de fer massif ornent les croisées ; de nombreuses portes armées de lourdes serrures protégent les habitans. Un luxe malpropre règne à l’intérieur ; le damas des rideaux de soie est graisseux, et les tapis magnifiques sont tachés. Il se hâte d’écrire à sa femme qu’elle vienne le tirer d’affaire.

« Mon pauvre chat, lui répond Rébecca le matin, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit ; je n’ai pas cessé de penser à mon vieux Rawdon. Il a fallu que le docteur que j’ai envoyé chercher me donnât une potion calmante. Finette avait ordre de ne laisser passer personne ; aussi le messager de mon pauvre vieux, qui, par parenthèse, sentait horriblement le genièvre, a-t-il attendu quatre heures dans l’antichambre. Imaginez l’état où j’ai été quand j’ai lu votre chère lettre sans orthographe !

« Malade comme j’étais, j’ai fait atteler les chevaux à l’instant ; j’étais incapable de prendre mon chocolat. Il me faut absolument mon bonhomme pour me l’apporter. À peine habillée, j’ai été ventre à terre jusque chez Nathan le Juif. J’ai pleuré, j’ai prié, je me suis mise à ses genoux ; impossible de l’attendrir. Il veut son argent, ou tenir mon pauvre vieux en prison.

« Je suis revenue chez moi pour y prendre ce que je peux avoir de disponible et aller rendre à mon oncle la triste visite que vous savez. Ce cher oncle a déjà bien des choses, et ce qui reste ne nous donnerait pas cent livres sterling. J’ai trouvé milord chez moi, avec le monsieur en ski, celui qui tire sa moustache, avec Champignac et l’autre dandy Paddington, celui qui bégaie. J’attendais avec une impatience extrême qu’ils fussent partis, afin de chercher les moyens de délivrer mon prisonnier. À peine l’ai-je pu, je suis tombée aux genoux de milord, je lui ai dit que j’allais tout mettre en gage, qu’il me fallait deux cents livres sterling absolument. Il est entré en fureur, et après bien des bast et des jurons de toute espèce il m’a promis d’envoyer l’argent ce matin. Aussitôt que je l’aurai, je l’apporterai à mon vieux chat, avec un baiser de sa Rébecca.

« P. S. J’écris dans mon lit ; j’ai la tête bien malade, hélas ! et le cœur aussi. »

Rawdon lut cette épître, vrai modèle de sentiment à la Rébecca, et la figure du « vieux chat » prit un aspect féroce. Il se hâta d’écrire à sa belle-soeur, lady Pitt Crawley, et celle-ci vint aussitôt le délivrer.

Quand il sortit du Spunging-House, il était neuf heures du soir. Rawdon traversa d’un pas rapide les rues illuminées et les brillans squares qui le séparaient de son logis. Arrivé en face de la maison qu’il habitait, le pauvre homme s’arrêta, s’appuya sur les grilles qui bordent tous les trottoirs et défendent les édifices, et fut sur le point de se trouver mal. Une vive clarté rayonnait à travers les draperies roses du premier étage ; il entendait les sons éclatans du piano. Sa figure était pâle sous le reflet combiné des becs de gaz et de cette lumière extraordinaire. Il tremblait. Prenant sa clé à la Brahma, il ouvrit doucement la porte extérieure ; de grands éclats de rire partaient du boudoir. Pas de domestiques ; on les avait tous renvoyés. La voix claire et vibrante de Rébecca chantait des fragmens de cet air qui avait eu tant de succès la veille chez le prince, et la voix rauque et sardonique de lord Steyne criait : Brava ! brava ! Le pauvre Rawdon s’appuyait, en montant l’escalier, sur la rampe d’acajou, et ne respirait pas. Il respira un moment, puis il ouvrit. Une petite table était dressée, un dîner servi, deux couverts y étaient placés. Dans la seconde pièce, Rébecca, en costume de bal, brillante de pierreries, de diamans, de bracelets, de perles et de fleurs, se tenait assise sur le sofa et tendait sa main délicate à lord Steyne, debout et courbé devant elle. La pâle figure de Rawdon qui ouvrait la porte parut aux regards de sa femme et lui arracha d’abord un léger cri, puis un sourire, — sourire vraiment hideux, — contraction qui essayait de dissimuler la peur. Steyne se retourna aussi, la colère et la surprise dans les regards, puis il voulut sourire à son tour et accueillir le mari :

— Ah ! de retour ! Comment cela va-t-il ?

Il y avait sur le visage de Rawdon une expression qui ne permit à personne de se jouer à lui. — Je suis innocente, Rawdon, s’écria-t-elle en s’élançant vers lui, saisissant son habit et l’entourant de ses bras nus tout chargés de bijoux, de serpens d’or et de bracelets. Milord, milord, dites-lui que je suis innocente ! — Steyne à son tour, se crut pris au piège. Le degré d’estime que lui inspiraient le mari et la femme ne lui permettait pas un moment de doute ; il ne croyait pas plus à l’honneur et au courage de Rawdon qu’à la vertu de Rébecca. Il se voyait joué, ce qui est bien la plus triste chose et la plus humiliante pour un homme qui joue tous les autres.

— Innocente ! vous ! s’écria-t-il, allons donc ! innocente comme le diable ! De tous les bijoux qui vous parent, il n’y en a pas un seul qui ne vous vienne de moi. Innocente ! parbleu ! vous m’avez pillé de concert avec ce monsieur qui a mangé et bu mon argent, et qui va, s’il vous plaît, me laisser passer. Innocente ! comme votre maman de l’Opéra et votre mari le grec ! Vous ne me ferez pas peur, entendez-vous !… Place, monsieur !

Lord Steyne prit son chapeau. L’œil ardent, il regarda fièrement son ennemi au visage et marcha sur lui, ne doutant pas de son triomphe ; mais Rawdon Crawley n’était pas lâche : il s’était fait dans sa vie mauvaise une moralité spéciale. S’il trichait au jeu, ce qu’il regardait comme un bon tour, il avait de la bravoure. Dans ce moment, tous ses instincts violens s’insurgeaient. Saisissant lord Steyne par la cravate et le forçant à s’abaisser sous sa main jusqu’à ce que le pair d’Angleterre, presque étranglé, pliât et chancelât :

— Vous mentez ! lui dit Rawdon, vous mentez, misérable ! vous mentez, infâme !

Et, frappant deux fois lord Steyne au visage, il le jeta sanglant sur le parquet. Tout cela fut accompli sans que Rébecca eût le temps d’intervenir ; frémissante devant lui, elle admirait son mari, terrible, brave et fort dans sa victoire. C’était la première fois qu’elle l’admirait.

— Venez, lui dit-il. Elle vint aussitôt. — Otez tout cela ! — Et, tremblante, elle, se mit à enlever les bracelets de ses bras, les anneaux de ses doigts, et à les rassembler dans la paume de sa main, en regardant Rawdon avec crainte. — Jetez tout par terre. — Elle obéit ; puis, arrachant l’agrafe qu’elle portait au sein, il la lança au visage de lord Steyne, qui fut atteint au milieu du front : la cicatrice lui en est restée.

— Montons ! dit-il à sa femme.

— Ne me tuez pas ! ne me tuez pas, Rawdon !

— Je veux voir si cet homme a menti quant à vous, comme il a menti quant à moi, répondit Rawdon, souriant d’une façon atroce. Vous a-t-il donné de l’argent ?

— Non, dit Rébecca, c’est…

— Donnez-moi vos clés !

Ils sortirent ensemble.

Rébecca livra toutes ses clés, à l’exception d’une seule ; elle espérait que son mari ne s’en apercevrait pas : c’était la clé de ce fameux tiroir placé dans le petit pupitre qu’Amélie lui avait jadis donné et qu’elle cachait dans un endroit secret ; mais Rawdon ouvrit les meubles, les armoires, rejetant pêle-mêle tout ce qu’elles contenaient, et il trouva enfin le pupitre. Rébecca fut forcée de l’ouvrir ; il contenait des papiers de vieilles lettres d’amour, quantité de menus bijoux et de babioles féminines, — plus un portefeuille plein de billets de banque. Quelques-uns avaient dix ans de date ; un seul, de trois mille livres ; était récent : c’était celui qu’avait envoyé, lord Steyne.

— Vous a-t-il donné ceci ? dit Rawdon.

— Oui, répondit Rébecca.

— Je lui renverrai ce billet aujourd’hui (le jour paraissait, et bien des heures avaient été employées à cette recherche) ; je paierai Briggs, qui a toujours été bonne pour l’enfant, et quelques autres dettes. Vous me ferez savoir où il faudra vous envoyer le reste. Vous me permettrez en outre de prendre cent livres, Rébecca… J’ai toujours partagé avec vous.

— Je suis innocente ! cria Rébecca.

Rawdon la quitta sans ajouter un seul mot.

Elle resta immobile dès qu’il l’eut quittée. Des heures s’écoulèrent, et le soleil éclairait la chambre, que Rébecca était encore assise sur le bord du lit. Les tiroirs ouverts, les bijoux dispersés, habits et parures, écharpes et lettres amoncelés sur le tapis, — on aurait dit un pillage. Les cheveux de Rébecca flottaient sur son sein et ses épaules, sa robe était déchirée à l’endroit où Rawdon avait arraché l’agrafe. Au moment où Rawdon descendait l’escalier, où la porte s’ouvrit et retomba, Rébecca sortit un peu de son assoupissement ; elle devinait qu’il ne reviendrait plus. Se tuera-t-il ? se demanda-t-elle ; non, pas avant d’avoir tué lord Steyne. — Elle fit un retour sur sa vie passée, si éclatante et si triste, si active et si inféconde, si mêlée à la foule — et si solitaire par le cœur ! O pauvre créature damnée, fille de l’envie et de l’orgueil, je suis tenté de vous plaindre, vous, vos espérances, vos intrigues, vos ruses et vos triomphes !

La femme de chambre française la trouva au milieu des débris de son naufrage, les mains crispées, les yeux secs, les cheveux épars. Cette fille était vendue à lord Steyne.

— Mon Dieu ! madame, qu’y a-t-il ? dit-elle. Rébecca ne répondit pas. La servante ferma les rideaux, et d’un ton d’intérêt apparent ou réel engagea sa maîtresse à se jeter sur le lit ; ensuite elle descendit et recueillit les bijoux que Rébecca, sur l’ordre de son mari, avait jetés à terre, ils étaient encore : elle fit avancer un fiacre et disparut. Oncques on n’entendit parler d’elle ni des bijoux, si ce n’est, je crois, dans un des passages de notre grande ville de Paris, où M. Thackeray prétend l’avoir aperçue quelque part, dans une petite boutique de menues marchandises.

Adieu les vastes espérances de Rébecca ! Son château de cartes tombe et s’écroule. À midi, quand elle s’éveille ou plutôt sort de sa profonde torpeur, personne ne répond à sa sonnette ; le cordon se brise dans sa main ; elle descend couverte d’un peignoir et trouve dans la salle à manger le pauvre Raggles désolé, le cocher ivre, le chef de cuisine furieux, le valet-de-pied insultant et attablé auprès d’un broc d’ale. La rumeur publique a détruit le reste du fragile édifice élevé à tant de frais. C’est une belle chose de mener grand train avec zéro de revenu ; mais cela ne dure pas. La jolie maison de Curzon-Street est mise au pillage par les domestiques, et les créanciers viennent achever la curée. Rébecca disparaît de la scène splendide où elle n’était montée que par des efforts de génie surnaturels. Que devient-elle ? Il serait difficile de le dire. À Boulogne, on l’a vue s’occuper d’œuvres de charité ; à Paris, on a cru la reconnaître dans les salons furtifs où l’on joue la bouillotte, le whist et le baccarat. Rawdon a voulu se battre avec lord Steyne, et il en a cherché toutes les occasions ; mais le pauvre garçon ne va pas très loin en fait d’adresse intellectuelle, et le marquis, auquel cette rencontre serait fort désagréable, parce qu’il a peur du scandale, lance sur lui un certain M. Wenham, homme d’esprit, habitué aux intrigues et aux séductions parlementaires, qui vient à bout de persuader au mari qu’il aurait tort, et qu’un éclat lui serait tout-à-fait nuisible. Le jour même de la catastrophe, les journaux contenaient la nomination de Rawdon au poste lointain et peu salubre de gouverneur militaire d’une île des Indes orientales. Lord Steyne était-il pour quelque chose dans cette étrange nomination ? Les amis que Rébecca s’était faits à la cour l’avaient-ils provoquée ? Rawdon n’en sut rien Son frère le pressa vivement d’accepter, et il partit.

Rébecca, qui touchait une petite pension stipulée par sa famille, essaya bien de remonter le courant. Elle n’y réussit pas. Son dernier effort désespéré eut lieu à Rome, où elle se trouvait en compagnie de deux soi-disant majors, chevaliers d’industrie, anciens acolytes de Rawdon. Le semestre de sa pension venait de lui être payé en une traite sur le principal banquier de cette ville. Dès que vous avez sur les livres du banquier Polonia un crédit dépassant cinq cents scudi, vous êtes invité de droit aux bals que ce roi des hommes d’argent donne pendant l’hiver. Rébecca reçut donc l’honneur d’une carte d’invitation et parut aux réceptions du prince et de la princesse Polonia. La princesse appartenait à l’illustre maison des Pompili, qui descendait évidemment en droite ligne du second roi de Rome et de la nymphe Egérie. Le grand-père du prince, Alessandro Polonia, avait, en son temps, débité des savons, des essences, du tabac, des mouchoirs, et prêté à la petite semaine, ce dont la société de Rome ne s’inquiétait guère ; elle remplissait le palais du petit-fils. Princes, ducs, ambassadeurs, artistes, joueurs de violon, monsignori, jeunes gens en tournée et leurs précepteurs, tous les rangs, toutes les conditions s’y pressaient. Les lambris étincelaient de lumières, les dorures resplendissaient, les tableaux apocryphes se mêlaient aux antiques douteux, et les armes du propriétaire (le champignon d’or en champ de gueule) s’étalaient aux voûtes, aux lambris, aux portes, écartelées avec la fontaine d’argent des Pompili.

Rébecca se fit belle ; tout éclatante de parure, elle se rendit à la fête, accompagnée du major Loder, avec qui elle voyageait alors. Le major était le même homme qui, l’année précédente, avait tué à Naples le prince Ravioli, et qu’avait bâtonné sir John Bukskin, parce que, pendant une partie d’écarté, il avait trouvé quatre rois de trop dans le chapeau du major. À son entrée dans les salons, Rébecca reconnut bien des personnes qu’elle avait éblouies de son éclat, alors qu’elle ne valait ni plus ni moins, si ce n’est en apparence. Le major Loder, de son côté, connaissait beaucoup d’étrangers, tous nobles ayant servi dans la Catalogne, la Pologne et le Mexique, gens aux yeux chatoyans et lustrés, au regard inquiet, au linge équivoque, aux rubans fanés, symboles de divers ordres. Les compatriotes du major l’évitaient. Rébecca retrouvait aussi çà et là quelques dames de sa société d’autrefois, saluait discrètement du regard veuves françaises, comtesses italiennes, baronnes allemandes, en général femmes séparées, envers lesquelles leurs maris avaient eu des torts. Hélas ! hélas ! c’est là que nous sommes tombés, nous qui venons de traverser les plus beaux parages de la mode et de l’élégance. Quel rebut que ces maraudeurs du grand monde ! De temps en temps, on en pend trois ou quatre aux bords du chemin, pour l’exemple.

Rébecca, appuyée sur le bras du major Loder, parcourut avec lui les salons et but de nombreux verres de vin de Champagne au buffet, où la foule, notamment les amis du major, se ruait avec furie. Elle atteignit enfin, après avoir traversé une longue enfilade d’appartemens, un peut salon tendu en velours rose, avec une statue de Vénus au milieu et tout autour de grandes glaces de Venise à cadres d’argent. Le prince y avait réuni à souper autour d’une table ronde sa famille et ses hôtes les plus distingués. Petits soupers exquis, jadis si bien entendus par Rebecca, qu’êtes vous devenus ? Elle pense à cela et soupire, puis elle tressaille… C’est lord Steyne lui-même qui est assis à la table de Polonia ; c’est lui qu’elle aperçoit. La cicatrice laissée par le diamant est lisible encore comme une trace rouge et sanglante au milieu de son vaste front chauve ; ses favoris rouges font paraître plus pâle son pâle visage. Décoré de ses ordres et portant la jarretière c’était le personnage le plus considérable de la soirée, malgré la présence d’un duc régnant et d’une altesse royale. Sa seigneurie avait près d’elle la belle de Belladonna née de Glandier, dont le mari, le comte Belladonna, si célèbre par ses collections entomologiques a été long-temps absent, en mission auprès de l’empereur du Maroc.

Cette figure énergique et spirituelle, aristocratique et intelligente, fit paraître le major Loder horriblement vulgaire aux yeux de Rébecca. Elle redevint femme du monde ; elle se crut à May-Fair. Elle soupira. – « Cette comtesse, pensa-t-elle, doit l’ennuyer ; moi, je l’amusais ! » Mille souvenirs, mille craintes, mille espoirs se pressèrent à la fois dans son cœur, qui palpitait. Son regard étincelant ne quittait plus lord Steyne. « C’était un vrai grand seigneur. Que d’esprit, se disait-elle, quelle causerie inépuisable ! les grandes manières ! Comment puis-je descendre jusqu’à ce major Loder, qui exhale une odeur mixte de cigare et d’eau-de-vie ! » — Lord Steyne, qui causait en souriant avec sa voisine, leva la tête et aperçut Rébecca. Leurs yeux se rencontrèrent. Rébecca s’arma du plus charmant sourire dont elle put s’aviser et lui fit une petite révérence bien suppliante et bien timide. Lord Steyne pâlit comme Macbeth devant le spectre de Banquo. Dans ce moment même, l’horrible major Loder survint. « Allons souper, lui dit-il ; j’ai vu tant de mâchoires fonctionner, que je me sens en appétit ; allons goûter le champagne du patron. » Rébecca le suivit à contre-cœur, tout en pensant que le major s’en était administré déjà de trop considérables doses.

Le lendemain, elle alla se promener sur le mont Pincio, le Hyde-Park des oisifs de Rome : elle espérait peut-être y trouver lord Steyne. Ce fut une autre personne de sa connaissance qu’elle y rencontra, M. Fenouil, l’homme de confiance de sa seigneurie. M. Fenouil l’aborda familièrement en mettant légèrement la main au chapeau. « Je savais que madame était ici, lui dit-il ; j’ai suivi madame depuis son hôtel. J’ai un avis à donner à madame.

— De la part du marquis de Steyne ? demanda Rébecca avec toute la dignité qu’elle y put mettre et légèrement agitée par l’espoir et l’attente.

— Non, dit le valet, de la mienne. Rome est un pays bien malsain.

— Pas en ce moment, monsieur Fenouil, c’est la bonne saison.

— Pardon, Rome est un pays extrêmement malsain, même en ce moment, je vous assure. Pour certaines personnes, la malaria règne toujours. Ce maudit vent des maremmes est détestable ; croyez-moi, madame Crawley. Vous avez été toujours si bonne enfant que vous m’intéressez… là… parole d’honneur. Soyez avertie : quittez Rome, vous tomberiez malade, et ne vous relèveriez pas !

Rébecca furieuse se mit à sourire : — Allons donc ! assassiner une pauvre femme ! fi ! c’est trop romantique. Je resterai, ne fût-ce que pour le faire enrager. J’ai des amis qui me défendront.

Ce fut au tour de M. Fenouil de sourire : — Vous défendre ? Qui cela ? le major ou le capitaine ? Cette espèce de gens que voit madame ? mais, pour cent louis, ils vendraient la vie de madame. Nous savons sur le major Loder, qui n’est pas plus major que je ne suis marquis, des choses qui l’enverraient tout droit au bagne, sinon plus haut. Nous savons tout, nous avons des amis partout ; nous savons avec quelles personnes vous avez vécu ç Paris, quelles relations vous avez ici. Mon Dieu oui ! Madame peut ouvrir de grands yeux, c’est comme cela. Comment se fait-il que pas un ministre n’ait voulu recevoir madame ? Il y a quelqu’un que vous avez offensé et qui ne pardonne pas. Il est devenu comme un tigre quand il vous a vue. Mme de Belladonna lui a fait une scène terrible et s’est mise dans ses grandes colères.

Ah ! c’était Mme de Belladonna, c’était elle ! dit Rébecca se ranimant un peu, car ce qu’elle venait d’apprendre l’avait atterrée.

— Bah ! elle est toujours jalouse. Je vous parle de milord. Vous avez eu tort de paraître devant lui ; si vous restez, vous vous en repentirez ; faites attention à mes paroles : allez-vous-en Mais voici la voiture de milord.

Saisissant le bras de Rébecca, il l’entraîna dans une allée voisine, au moment où la barouche de lord Steyne, chargée de ses blasons, passait emportée par des chevaux de race. Mme de Belladonna, Italienne aux yeux noirs, aux sourcils droits, à l’incarnat vif sur des joues pâles, une ombrelle blanche à la main, un king-charles sur ses genoux, était enfoncée dans les coussins près du vieux Steyne, devenu plus hâve et plus cadavéreux, mais toujours calme et de bon goût. Ses dernières expériences avaient donné à son dédain une expression démoniaque ; ses yeux, ternes et flamboyans tour à tour, semblaient fatigués de s’ouvrir sur un monde qu’il savait par cœur.


VIII – DERNIERS EXPLOITS DE RÉBECCA ET DERNIÈRES FAIBLESSES D’AMÉLIE.

Bien différentes furent la vie de cette chère enfant que nous avons vue si cruelle envers Dobbin — et celle de Dobbin, le plus niais des mortels et le plus amoureux des fils d’épicier. Il reçoit au fond de l’Inde la fausse nouvelle qu’Amélie va se marier. Aussitôt il s’embarque pour l’Angleterre et retrouve Amélie, qui sent bien battre un peu son cœur, mais qui ne peut en chasser le souvenir de l’ami d’autrefois. Dobbin s’oublie encore et continue à aimer en silence. En vain Amélie apprend-elle par le testament de M. Osborne que la pension qui la fait vivre lui est venue de Dobbin, en vain s’efforce-t-elle d’oublier George : elle compare au souvenir de celui qu’elle a aimé le triste Dobbin, et elle ne trouve pas dans son cœur féminin le courage de récompenser tant de dévouement. C’est encore à titre d’ami et d’ami seulement qu’après la mort de M. Osborne, Dobbin accompagne Amélie dans un voyage qu’elle va faire sur le continent avec son fils et son frère Joseph.

Nos voyageurs prennent les eaux à Pumpernickel, en Allemagne Magnificences de Pumpernickel, calmes grandeurs d’une petite ville allemande avant les explosions de l’année dernière ; joies ineffables du nabab Sedley revenu des Indes et se pavanant en habit brodé, l’épée au côté, dans les galeries du palais et dans la salle du bal, ce serait plaisir de vous décrire, si des intérêts plus pressans ne nous appelaient. Rébecca, rendue à sa vraie vie bohémienne, donnant des concerts, plaçant des billets de loterie, jouant au creps, — triste débris, — haillon de brocart traîné dans la boue, — rencontre la petite colonie dont Amélie est le centre et Dobbin le directeur ; le vieux Sedley a disparu de ce monde. Qui pourrait dire les transports de Rébecca en retrouvant sa chère amie et ce bon Joseph, — et comme quoi, pour recevoir son ex-adorateur, elle cache sous les draps de son lit sa bouteille d’eau-de-vie et son pot de fard ? Cette bouteille et ce petit pot font un bruit effrayant et se battent sous les draps pendant qu’elle s’assied sur le grabat de sa chambrette, ornée d’une seule chaise. Il lui suffit d’un tour de main pour ramener à ses pieds le dandy colossal et lui persuader qu’elle est victime des hommes et du sort. Amélie s’attendrit alors en faveur de la pauvre femme accablée par « une calomnie odieuse. » On lui donnera l’hospitalité, on la traitera comme une sœur, dit Amélie. Dobbin s’oppose vivement à ces projets, et Amélie se fâche.

— De quel droit, lui demande-t-elle, ne voulez-vous pas que je fasse une bonne action ? Cette pauvre Rébecca est mon amie d’enfance, vous le savez bien !

— Votre amie ! s’écrie Dobbin irrité à son tour, vous n’avez guère eu à vous louer d’elle.

— Monsieur, c’est trop ! vous insultez à la mémoire de George.

La jeune veuve se retira en fureur ; Dobbin était perdu dans son esprit pour lui avoir rappelé un souvenir défavorable à l’idole adorée. Le fruit de dix années de patience et d’abnégation est perdu. Amélie, qui s’est habituée à se laisser aimer de Dobbin sans l’aimer, regarde cette situation comme naturelle. Elle n’a pas même imaginé que Dobbin absent ou devenu indifférent lui manquerait. Dobbin est congédié durement ; Rébecca s’installe dans la famille et ne tarde pas à suivre à Ostende la petite colonie, qui va y passer un mois. Alors notre doux ami Dobbin, long-temps patient et sans volonté, se redresse ; la désillusion saisit ce cœur dévoué, l’injustice et la fausseté le désenchantent ; il part.

À peine a-t-il fait ses adieux, que la jeune veuve comprend à la fois sa faute, son ingratitude et la solitude qui va la saisir. Elle prend une grande résolution ; elle écrit en Angleterre, sans le dire à personne une petite lettre qu’elle met à la poste elle-même. À qui écrit-elle ? Le soir, en se retrouvant près de George, elle est agitée et confuse ; une partie de la soirée, elle le tient embrassé et le couvre de baisers ; elle ne sort pas de sa chambre le lendemain, et Rébecca s’aperçoit de ce trouble.

Avec Rébecca se trouvaient ses acolytes Loter et Brooks, gens de sac et de corde, qui fréquentent volontiers les villes de bains. Ils étaient venus la voir chez Amélie, et je ne sais si l’un d’eux n’avait pas manifesté le désir d’enlever le cœur et d’épouser la petite fortune de la veuve. Rébecca crut que ces personnages avaient effrayé la veuve. — Amélie n’est pas bien ici, se dit Rébecca, femme de sens et d’expérience. Elle adore son George, qui est mort il y a quinze ans (ce qu’il pouvait faire de mieux), et voilà quinze ans qu’elle le pleure ; c’est trop, j’arrangerai cela.

Le soir, vers six heures, Rébecca apporta donc à son amie une tasse de thé ; la miniature de George était placée devant Amélie, bien pâle et bien triste. Rébecca la prenait en pitié comme un être faible et sans courage.

— Merci, dit Amélie.

— Amélie, dit Rébecca en se promenant dans la chambre les mains derrière le dos comme Napoléon, écoutez-moi. J’ai à vous parler ; il faut que vous quittiez ce pays, que vous vous mettiez à l’abri des impertinences des hommes qui sont ici ; je ne veux pas qu’ils vous persécutent, et ils vous insulteront, si vous restez. Ce sont des misérables, je vous le dis, que ce Loder et ce Brooks. Moi, ma chère, je connais tout le monde. Joseph Sedley ne peut vous protéger ; il a besoin qu’on le protége. Vous n’êtes pas de force à marcher seule dans la vie, ma petite ; il faut vous marier. Un mari, ma chère, c’est ce qu’il vous faut. Vous avez eu sous la main un trésor, le meilleur homme que j’aie connu, et toujours vous l’avez rejeté, folle et ingrate petite amie !

— J’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’aimer, Rébecca, dit Amélie toute tremblante ; mais je ne puis oublier… Elle finit sa phrase en regardant la miniature de George.

— Lui ! dit Rébecca ! ce dandy manqué, sans esprit, sans manières et sans cœur ! qui ne valait que par ses moustaches, son corset et son uniforme ! Allons donc ! il ne faut pas plus le comparer à notre ami, l’homme aux joujoux, que vous à la reine Elisabeth. Cet égoïste George était las de vous ; il ne vous aurait pas épousée, si Dobbin ne l’avait contraint de tenir sa parole. Il me l’a dit lui-même. Est-ce qu’il pensait à vous ? Il venait de temps en temps chez moi se moquer de vous, et ne vous ménageait pas, je vous assure. Huit jours après la noce, il me faisait la cour.

— C’est faux ! c’est faux, Rébecca ! s’écria Amélie en se levant.

— Voyez donc, enfant ! — Rébecca, d’un air de gaieté taquine, tira un papier de sa ceinture, le déplia, et le jeta sur les genoux d’Amélie. Vous connaissez son écriture ? Il me proposait de m’enlever tout bonnement. Il m’a remis ce billet devant vous la veille de la bataille où il a été tué. La balle a eu raison.

Amélie ne l’entendait pas elle regardait la lettre ; c’était celle que George avait glissée dans le bouquet de Rébecca après le bal du duc de Richmond. Le jeune fou avait eu cette belle idée d’enlever Rébecca.

Amélie laissa tomber sa tête, et, selon son habitude, se mit à pleurer, le front dans les mains. Rébecca, debout et appuyée sur la cheminée, la regardait. Qu’éprouvait Amélie ? L’idole de sa vie gisait dégradée et brisée à ses pieds ; son amour avait été cruellement dédaigné, mais aussi elle voyait tomber les barrières qui la séparaient d’une nouvelle et sincère affection. — Rien ne s’y oppose plus maintenant, pensait-elle ; je puis à présent l’aimer de toute mon ame. Oh ! s’il veut me pardonner !

Rébecca, qui traitait Amélie comme un enfant et trouvait ses faiblesses pitoyables, la consola, l’embrassa, l’encouragea. — Vite, lui dit-elle en lui prenant la tête dans les mains, une plume et de l’encre ! Écrivons-lui ! qu’il vienne tout de suite.

— Je… je… lui ai écrit ce matin, répondit Amélie, qui rougit excessivement. Rébecca partit d’un éclat de rire.

Un biglietto, chanta la pétulante Rosine, eccolo qua !… Et un long trille des plus hardis suivi d’une appoggiature improvisée fit retentir les lambris. Deux jours après cette scène, le jour se leva pluvieux, le temps était à l’orage. Amélie avait passé la nuit sans sommeil, écoutant les longs mugissemens du vent. Elle s’habilla de bonne heure et voulut absolument aller se promener avec GeorgE sur la jetée. La pluie battait son visage, ses yeux étaient fixés sur les vagues qui se brisaient en écume. George et elle gardaient le silence ; de temps à autre seulement, l’enfant adressait à sa timide mère quelques paroles d’encouragement affectueux.

— J’espère qu’il ne se sera pas embarqué par un temps pareil, dit Amélie.

— Je parie dix contre un qu’il l’a fait, répondit George. Regarde, mère, là-bas, la fumée d’un bateau…

En effet, un zigzag de fumée montait à l’horizon : c’était un paquebot ; mais peut-être n’était-il pas à bord, ou n’avait-il pas reçu la lettre, ou n’avait-il pas voulu revenir. Mille craintes assaillirent ce pauvre cœur aussi pressées que les vagues à l’embouchure de la Dyke. Le paquebot se rapprochait. George, au moyen d’un télescope de poche, suivait les mouvemens du navire et accompagnait de commentaires nautiques la marche du paquebot, tantôt soulevé, tantôt caché par la vague. Le signal annonçant un vaisseau anglais en vue flottait au mât de la jetée. Le cœur d’Amélie n’était guère plus calme que la mer. Elle appuya le télescope sur l’épaule de George et tâcha de s’en servir : ce point noir qui dansait devant ses yeux ne lui apprenait rien. George reprit le télescope et se remit à observer le paquebot. – « Comme il fatigue ! dit-il, il a bien de la peine ! Il n’y a sur le pont que deux hommes et le pilote. Un d’eux est couché, l’autre est je reconnais le manteau ! c’est le sien ! Dobbin ! Dobbin ! » — Et, repoussant vivement le télescope, il jeta ses bras au cou de sa mère.

C’était William ! elle n’en doutait pas : ce ne pouvait être que lui. Il devait venir ; comment aurait-il fait pour ne pas venir ? Elle savait bien qu’il viendrait ! Le paquebot avançait rapidement. George et sa mère approchèrent du débarcadère ; les genoux d’Amélie tremblaient si fort, qu’elle pouvait à peine marcher. Lorsque le paquebot accosta le quai, les promeneurs étaient rares ; un seul préposé vint recevoir les voyageurs. Ce petit drôle de George avait pris les devans, et un personnage fort long et assez mince, drapé dans un vieux manteau doublé de rouge, descendit du paquebot. Une jeune dame dont le châle et le chapeau blanc dégouttaient de pluie, ses deux petites mains en avant, marcha vers lui, et presque aussitôt disparut cachée sous les plis du vieux manteau. Elle baisait avec ferveur une des mains du monsieur, qui, je le crois du moins, pressait la petite tête sur son cœur ; cette tête venait exactement jusque-là. Elle murmurait bien des choses incohérentes : — Cher William ! cher, bien cher ami !…Pardonnez-moi, William… embrassez-moi ! — Et elle cherchait asile sous le manteau ; c’était vraiment absurde. Elle en sortit enfin et le regarda. Le visage de Dobbin était triste, plein d’un amour tendre et d’une pitié profonde. Elle comprit ce reproche muet et baissa la tête.

— Il était temps de m’envoyer chercher, Amélie, lui dit-il.

— Vous ne partirez plus, William !

— Jamais ! — Il pressa de nouveau la repentante sur son cœur.

Au sortir de la douane, George vint se jeter devant eux, son télescope braqué sur le couple, et les salua d’un long cri de bienvenue. Joseph Sedley n’était pas encore levé ; Rébecca, qui ne se montra pas, les regarda venir à travers les persiennes. George courut s’occuper du déjeuner. Ils sont au port. Cher Dobbin, la petite colombe est là, votre prisonnière ; ce n’a pas été sans peine. Il y a dix-huit ans, que vous demandez à Dieu ce bonheur. Bonsoir, colonel, car j’ai oublié de dire que vous étiez colonel. Dieu vous bénisse, William ! Adieu, chère Amélie.

Je n’ai pas grande envie de suivre dans ses dernières et sinistres intrigues Rebecca, qui s’empare de Joseph Sedley et le domine absolument. Le nabab meurt entre les bras de la bohémienne, non sans un affreux soupçon qui plane sur tout le reste de sa vie. Il a légué ce qu’il possédait à cette femme redoutable, qui se fait dévote, va vivre en province, exerce l’aumône, écrit des livres de morale religieuse dont elle fait cadeau à son libraire, donne des concerts pour les pauvres et prend une part active aux loteries de charité, — ce qui la pose dans le monde provincial et lui assure une épitaphe pleine de vertus.

— Enfans, dit le conteur, serrez les marionnettes dans la boîte, la farce est jouée.


Les hypocrites doivent abhorrer M. Thackeray. Son éminente qualité, c’est d’exécrer le mensonge. Philosophe en cela, malgré la modestie de ses prétentions et la simplicité facile et diffuse de son style, il n’invente pas dans le sens vulgaire de ce mot ; il trouve et raconte. Dans le Diamant Hoggarty et dans Pendennis, même genre de talent, même analyse fine et souvent impitoyable, même ardeur d’arracher tous les masques. Est-il bon de les enlever ? Quelques gens pensent que non ; d’autres disent que la vérité est excellente. Eh ! mon Dieu ! laissez faire la Providence. Elle sait quand il y a trop de mensonge chez un peuple, quand l’analyse doit préparer les évolutions, et comment elles s’accomplissent. L’analyse qui veut comprendre le fond des choses ne se montre qu’au moment où ce fond devient corrompu. La création procède par synthèse, la destruction par analyse. C’est donc un assez fatal symptôme pour la société anglaise que l’apparition d’une analyse si caustique et si clairvoyante, qui la réduit à ses tristes élémens. C’est preuve qu’elle est malade ; mais toutes les maladies ne tuent pas, et les gens qui s’observent guérissent souvent.

D’ailleurs, que de scènes brillantes et pathétiques nous avons dû omettre ! Combien de fois le rire et les larmes se confondent à l’aspect des excellentes marionnettes de M. Thackeray ! Que de personnes vraiment anglaises et vivement colorées il a fait mouvoir ! Plusieurs de ces types auraient été à peine compris de nos lecteurs. Ce qui rend difficile l’intelligence des mœurs étrangères, c’est qu’il faut pour les saisir distinguer « le particulier du général, » comme disent les Allemands. Partout se trouvent des avares, des cupides, des gloutons, des lâches ; On ne voit qu’en Angleterre sir Pitt Crawley le formaliste et le nabab Sedley, le gastronome indien Si ces individus ont leur équivalent en France, d’autres nuances les distinguent ; notre grec joueur et professeur de billard, mari de la femme à la mode, serait en France moins taciturne et moins patient. Le philanthrope serait sentimental et beau parleur, surtout moins crédule ; la bohémienne du grand monde échapperait probablement au châtiment de ses exploits. Le colonel Rawdon aurait bien de la peine à retourner ses rois, s’il s’en allait passer la soirée à Paris en certains lieux. Nous sommes plus avancés et plus raffinés que nos voisins. Les animalcules vicieux que la société française renferme, ou plutôt qui la dévorent (s’il y a encore une société française), sont nés d’une corruption bien plus savante ; vous qui, pour les connaître et les comprendre, prenez la loupe, le microscope et les petites pinces du naturaliste, est-ce que les instrumens de votre science ne sont pas tombés de vos mains effrayées, s’il vous reste un peu de cœur ? Au lieu de professer l’ignoble et folle doctrine de la légitimité du succès, M. Thackeray ne reconnaît pas même que le succès prouve la capacité ou la supériorité ; il pleure et rit sur l’humanité, il la plaint en se moquant d’elle. Il a bien raison. Se préférer à autrui, le vaincre, le duper, le circonvenir, prendre ses avantages, profiter des circonstances, happer une proie, arriver le premier, ou simplement se donner l’apparence de ces petits triomphes, et récolter le bénéfice de l’appoint, c’est le secret du monde et du succès. Triste métier ! Dans les eaux et dans les bois, les bêtes qui n’ont que l’instinct ne font pas autre chose. Soyez donc sûr que plus un homme est habile à cet égard, âpre à son intérêt et puissant à faire prévaloir son égoïsme, plus l’infériorité de sa nature est avérée.

M. Thackeray a déjà une école. Cette charmante Jeanne Eyre, que nos lecteurs connaissent, livre qui lui est dédié, est écrite sur le modèle de Vanity Fair. On s’occupe beaucoup de Vanity Fair et un peu de Jeanne Eyre à Londres. Heureuse Angleterre ! il y a donc dans cette île des replis verdoyans et des asiles ombragés où l’on peut s’intéresser à Rébecca et à M. Rochester. C’est peu de chose que l’amour de Dobbin et les roueries de Rébecca, peu de chose comme sujet et comme fonds, que les conversations de M. Rochester, homme bourru, blasé, ennuyeux et ennuyé, avec Jeanne Eyre, chargée de l’éducation de la fille naturelle qu’une danseuse a mise au monde ; c’est peu de chose, mais c’est beaucoup que la vérité. Avec ces deux governesses, l’une laide et honnête, l’autre séduisante et démoniaque, les deux auteurs ont fait, l’un une petite élégie, l’autre une vaste épopée en prose. Tel peintre, pour créer son chef-d’œuvre, n’à besoin que d’une vieille muraille crépie à la chaux et de deux canards dans un étang. La beauté de l’art n’est pas dans le texte choisi, mais dans l’ame qui perçoit et qui reproduit. L’art est sans bornes. Sa variété infinie n’a pas d’autre secret que la diversité des natures Titien, Van-Dyck, Velasquez, Rembrandt et Rubens auraient fait du même modèle cinq portraits admirables et divers.

Currer Bell, auteur pseudonyme de Jeanne Eyre, est jeune évidemment et n’a pas la philosophie, la profondeur, le coup d’œil, la portée de M. Thackeray. Currer Bell, quoique imitateur, a une certaine originalité. Il fait naître la terreur et le pathétique par des moyens modestes ; il sait la poésie des choses humbles et les tragédies secrètes de la vie ; ses effets vifs sont obtenus par des couleurs sobres. Tantôt une lumière brille à travers les fentes de la porte ou par le trou de la serrure, tantôt une clarté est entrevue dans l’obscur feuillage et au milieu d’une nuit sombre. Il excelle dans ce genre ; Rembrandt et Ruysdaël n’y sont pas plus habiles. Les sensations poétiques de la jeunesse, les émotions obscures et mystérieuses de la vie solitaire, reproduites dans son petit livre plutôt qu’analysées, frappent le lecteur à la fois comme des nouveautés littéraires et comme des échos animés de la vie réelle. Il évoque sous le toit le plus modeste, au coin d’un feu de tourbe, les terreurs de mistriss Radcliffe et de ses vieux châteaux ; un sifflement dans une galerie, une lumière qui s’éteint, un meuble qui tombe, appels secrets et inattendus à la sensation, qui deviennent touchans et singuliers. En cela, il est encore de l’école de M. Thackeray, dont il n’a pas la vaste et profonde expérience. Comme M. Thackeray, il exècre le cant. Vous quittez la lecture de Jeanne Eyre et de Vanity Fair tout animé contre le mensonge et les apparences, la fausse sévérité, la fausse grandeur, la fausse dévotion et surtout contre le puritanisme et les puritains.

Cette horreur de l’hypocrisie est commune à beaucoup d’écrivains anglais maintenant en vogue, notamment Thackeray, Dickens et Carlyle. Dans tous leurs ouvrages, la citadelle britannique du cant est attaquée de front. Qu’est-ce que le cant ? Byron en a beaucoup parlé. Ce n’est pas le calvinisme, ce n’est pas l’hypocrisie, ni la religion, ni l’affectation, ni la pruderie, ni l’anglicanisme, ni le puritanisme, ni la régularité ; c’est un peu de tout cela. Personne n’a dit à quel point les hommes de Cromwell ont formulé définitivement l’Angleterre. C’étaient eux qui cantaient, cantabant, chantaient nasalement leurs vieux hymnes de Rous et leurs chansons bibliques. Le cant, c’est-à-dire l’apparence extérieure d’une sainteté souvent menteuse, a crée tout un monde d’habitudes qui ne sont pas seulement anglaises, mais dont la trace se retrouve encore vivante à Genève comme à Glascow, à Boston comme à Lausanne, partout où l’institution calviniste a pris racine. Le dogme de la damnation prédestinée, la redoutable exagération du péché originel, la croyance au mal comme maître souverain de l’humanité, doctrine sombre de Cromwell et de Knox, formule désespérée d’un christianisme tombé dans l’excès de son principe, est la base profonde de ce vaste ensemble d’idées et de coutumes auquel se rattachent la littérature, la politique et les mœurs d’une portion notable des races septentrionales depuis le XVIe siècle.

Que l’on réfléchisse que Jansénius était du nord de la France, qu’il s’appelait Jansen, ou plutôt Jean-son, le fils de Jean ; que l’on veuille se rappeler que le midi, l’Italie et l’Espagne, adoptait les données contraires, — liberté mondaine, joie amoureuse, — art sensuel, facilité des mœurs, — grace élégante. À proprement parler, il y a eu deux protestantismes, celui qui exagérait le principe chrétien, le principe de damnation et de péché, — le puritanisme, — et celui qui exagérait le principe païen de l’indulgence ici-bas, du bien-vivre et de la volupté ; — c’est celui qui maintenant nous pousse, nous entraîne et nous perd. Depuis Cromwell, l’Angleterre avait vécu sur le premier et le plus sévère de ces deux principes, auquel le principe méridional et païen a fait la guerre sans succès.

Les annales de l’hypocrisie en Angleterre sont curieuses. Avant Élisabeth et John Knox, il n’y en a pas trace. Tout est joyeux chez le poète Chaucer ; c’est merry England ! on plante le mai, la bière coule, les filles dansent. Le vicaire, le pardonneur et le chanoine sont d’aussi joyeux compères que le tavernier lui-même. Vers 1580, du temps de Shakespeare, un voile de tristesse morale tombe sur les fronts. « Ah çà ! s’écrie le grand poète Shakespeare, croyez-vous, parce que vous faites la grimace, qu’il n’y aura plus d’ale, dans les brocs, et que les gâteaux et le vin clairet seront sans amateurs ? » — Dès-lors Shakespeare se révoltait contre le cant, que Fielding, Shéridan, Smollett, Byron, ont ensuite écrasé. Si le cant a trouvé des défenseurs puissans, de Foe, Richardson, Burke, même Wordsworth, qui ont combattu pour cette sévérité minutieuse du jansénisme calviniste, leur prise d’armes ne l’a pas sauvé ; aujourd’hui tous les romanciers de valeur marchent dans la même voie que Fielding : tels sont M. Dickens et M. Thackeray. L’Angleterre non-seulement souffre ces libres critiques, mais elle applaudit, et elle a raison. Un peuple qui est sûr de sa force entend la vérité, et il a le courage de se la dire à lui-même. Ce qu’il faut admirer surtout chez M. Thackeray, c’est qu’en fustigeant le mensonge religieux, puritain et démocratique, il ne ménage pas le mensonge sceptique et mondain. À bas le masque du roturier Tartufe et du seigneur Moncade ! La bannière de vérité est celle de M. Thackeray, et c’est aussi la mienne ; je désire qu’elle fasse beaucoup de conquêtes.


PHILARÈTE CHASLES.


Littérature anglo-saxonne