Le Roman de la momie/Chapitre 17

Fasquelle (p. 295-304).


XVII

Pharaon ne répondit pas à Tahoser ; il regardait toujours d’un œil sombre le cadavre de son fils premier-né ; son orgueil indompté se révoltait même en se soumettant. Dans son cœur, il ne croyait pas encore à l’Éternel, et il expliquait les plaies dont l’Égypte avait été frappée par le pouvoir magique de Mosché et d’Aharon, plus grand que celui de ses hiéroglyphites. L’idée de céder exaspérait cette âme violente et farouche ; mais, quand même il eût voulu retenir les Israélites, son peuple effrayé ne l’eût pas permis ; les Égyptiens ayant peur de mourir, tous eussent chassé ces étrangers, cause de leurs maux. Ils s’écartaient d’eux avec une terreur superstitieuse, et, lorsque le grand Hébreu passait, suivi d’Aharon, les plus braves s’enfuyaient, redoutant quelque nouveau prodige, et ils se disaient : « La verge de son compagnon va-t-elle encore se changer en serpent et s’enlacer autour de nous ! »

Tahoser avait-elle donc oublié Poëri en jetant ses bras au cou de Pharaon ? Nullement ; mais elle sentait sourdre dans cette âme obstinée des projets de vengeance et d’extermination. Elle craignait des massacres où se fussent trouvés enveloppés le jeune Hébreu et la douce Ra’hel, une tuerie générale qui cette fois eût changé les eaux du Nil en véritable sang, et elle tâchait de détourner la colère du roi par ses caresses et ses douces paroles.

Le cortège funèbre vint prendre le corps du jeune prince pour l’emporter au quartier des Memnonia, où il devait subir les préparations de l’embaumement, qui durent soixante-dix jours. Pharaon le vit partir d’un air morne, et il dit, comme agité d’un pressentiment mélancolique :

« Voici que je n’ai plus de fils, ô Tahoser ; si je meurs, tu seras reine d’Égypte.

— Pourquoi parles-tu de mort ? dit la fille du prêtre ; les années succéderont aux années sans laisser trace de leur passage sur ton corps robuste, et autour de toi les générations tomberont comme les feuilles autour d’un arbre qui reste debout.

— Moi, l’invincible, n’ai-je pas été vaincu ? répondit Pharaon. À quoi sert que les bas-reliefs des temples et des palais me représentent armé du fouet et du sceptre, poussant mon char de guerre sur les cadavres, enlevant par leurs chevelures les nations soumises, si je suis obligé de céder aux sorcelleries de deux magiciens étrangers, si les dieux, auxquels j’ai élevé tant de temples immenses bâtis pour l’éternité, ne me défendent pas contre le Dieu inconnu de cette race obscure ? Le prestige de ma puissance est à jamais détruit. Mes hiéroglyphites réduits au silence m’abandonnent ; mon peuple murmure ; je ne suis plus qu’un vain simulacre ; j’ai voulu, et je n’ai pas pu. Tu avais bien raison de le dire tout à l’heure, Tahoser ; me voilà descendu au niveau des hommes. Mais puisque tu m’aimes maintenant, je tâcherai d’oublier, et je t’épouserai quand seront terminées les cérémonies funèbres. »

Craignant de voir le Pharaon revenir sur sa parole, les Hébreux se préparaient au départ, et bientôt leurs cohortes s’ébranlèrent, conduites par une colonne de fumée pendant le jour, de flamme pendant la nuit. Elles s’enfoncèrent dans les solitudes sablonneuses entre le Nil et la mer des Algues, évitant les peuplades qui eussent pu s’opposer à leur passage.

Les tribus l’une après l’autre défilèrent devant la statue de cuivre fabriquée par les magiciens, et qui a le pouvoir d’arrêter les esclaves en fuite. Mais cette fois le charme, infaillible depuis des siècles, n’opéra pas ; l’Éternel l’avait rompu.

L’immense multitude s’avançait lentement, couvrant l’espace avec ses troupeaux, ses bêtes de somme chargées des richesses empruntées aux Égyptiens, traînant l’énorme bagage d’un peuple qui se déplace tout d’un coup : l’œil humain ne pouvait atteindre ni la tête ni la queue de la colonne se perdant aux deux horizons sous un brouillard de poussière.

Si quelqu’un se fût assis sur le bord de la route pour attendre la fin du défilé, il aurait vu le soleil se lever et se coucher plus d’une fois : il en passait, il en passait toujours.

Le sacrifice à l’Éternel n’était qu’un vain prétexte ; Israël quittait à jamais la terre d’Égypte, et la momie d’Yousouf, dans son cercueil peint et doré, s’en allait sur les épaules des porteurs qui se relayaient.

Aussi Pharaon entra dans une grande fureur, et il résolut de poursuivre les Hébreux qui s’enfuyaient. Il fit atteler six cents chars de guerre, convoqua ses commandants, serra autour de son corps sa large ceinture en peau de crocodile, remplit les deux carquois et son char de flèches et de javelines, arma son poignet du bracelet d’airain qui amortit le vibrement de la corde, et se mit en route, entraînant à sa suite tout un peuple de soldats.

Furieux et terrible, il pressait ses chevaux à outrance, et derrière lui les six cents chars retentissaient avec des bruits d’airain, comme des tonnerres terrestres. Les fantassins hâtaient le pas, et ne pouvaient suivre cette course impétueuse.

Souvent Pharaon était obligé de s’arrêter pour attendre le reste de son armée. Pendant ces stations, il frappait du poing le rebord du char, piétinait d’impatience et grinçait des dents. Il se penchait vers l’horizon, cherchant à deviner derrière le sable soulevé par le vent les tribus fuyardes des Hébreux, et pensant avec rage que chaque heure augmentait l’intervalle qui les séparait. Si ses oëris ne l’eussent retenu, il eût poussé toujours droit devant lui, au risque de se trouver seul contre tout un peuple.

Ce n’était plus la verte vallée d’Égypte que l’on traversait, mais des plaines mamelonnées de changeantes collines et striées d’ondes comme la face de la mer ; la terre écorchée laissait voir ses os ; des rocs anfractueux et pétris en formes bizarres, comme si des animaux gigantesques les eussent foulés aux pieds quand la terre était encore à l’état de limon, au jour où le monde émergeait du chaos, bossuaient çà et là l’étendue et rompaient de loin en loin par de brusques ressauts la ligne plate de l’horizon, fondue avec le ciel dans une zone de brume rousse. À d’énormes distances s’élevaient des palmiers épanouissant leur éventail poudreux près de quelque source souvent tarie, dont les chevaux altérés fouillaient la vase de leurs narines sanglantes. Mais Pharaon, insensible à la pluie de feu qui ruisselait du ciel chauffé à blanc, donnait aussitôt le signal du départ, et coursiers, fantassins, se remettaient en marche.

Des carcasses de bœufs ou de bêtes de somme couchées sur le flanc, au-dessus desquelles tournoyaient des spirales de vautours, marquaient le passage des Hébreux et ne permettaient pas à la colère du roi de s’égarer.

Une armée alerte, exercée à la marche, va plus vite qu’une migration de peuple traînant après elle femmes, enfants, vieillards, bagages et tentes ; aussi l’espace diminuait rapidement entre les troupes égyptiennes et les tribus israélites.

Ce fut vers Pi-ha’hirot, près de la mer des Algues, que les Égyptiens atteignirent les Hébreux. Les tribus étaient campées sur le rivage, et, quand le peuple vit étinceler au soleil le char d’or de Pharaon suivi de ses chars de guerre et de son armée, il poussa une immense clameur d’épouvante, et se mit à maudire Mosché qui l’avait entraîné à sa perte.

En effet, la situation était désespérée.

Devant les Hébreux, le front de la bataille ; derrière, la mer profonde.

Les femmes se roulaient à terre, déchiraient leurs habits, s’arrachant les cheveux, se meurtrissant le sein. « Que ne nous laissais-tu en Égypte ? la servitude vaut encore mieux que la mort, et tu nous as emmenés au désert pour y périr : avais-tu donc peur de nous voir manquer de sépulcres ? » Ainsi vociféraient les multitudes furieuses contre Mosché, toujours impassible : les plus courageux se jetaient sur leurs armes et se préparaient à la défense ; mais la confusion était horrible et les chars de guerre, en se lançant à travers cette masse compacte, devaient y faire d’affreux ravages.

Mosché étendit son bâton sur la mer après avoir invoclué l’Éternel ; et alors eut lieu un prodige que nul hiéroglyphite n’eût pu contrefaire. Il se leva un vent d’orient d’une violence extraordinaire, qui creusa l’eau de la mer des Algues comme le soc d’une charrue gigantesque, rejetant à droite et à gauche des montagnes salées couronnées de crêtes d’écume. Séparées par l’impétuosité de ce souffle irrésistible qui eût balayé les Pyramides comme des grains de poussière, les eaux se dressaient en murailles liquides et laissaient libre entre elles un large chemin où l’on pouvait passer à pied sec ; à travers leur transparence, comme derrière un verre épais, on voyait les monstres marins se tordre, épouvantés d’être surpris par le jour dans les mystères de l’abîme.

Les tribus se précipitèrent par cette issue miraculeuse, torrent humain coulant à travers deux rives escarpées d’eau verte. L’innombrable fourmilière tachait de deux millions de points noirs le fond livide du gouffre, et imprimait ses pieds sur la vase que raye seul le ventre des léviathans. Et le vent terrible soufflait toujours passant par-dessus la tête des Hébreux, qu’il eût couchés comme des épis, et retenant par sa pression les vagues amoncelées et rugissantes. C’était la respiration de l’Éternel qui séparait en deux la mer !

Effrayés de ce miracle, les Égyptiens hésitaient à poursuivre les Hébreux ; mais Pharaon, avec son courage altier que rien ne pouvait abattre, poussa ses chevaux qui se cabraient et se renversaient sur le timon, les fouaillant à tour de bras de son fouet à double lanière, les yeux pleins de sang, l’écume aux lèvres et rugissant comme un lion dont la proie s’échappe ! il les détermina enfin à entrer dans cette voie si étrangement ouverte !

Les six cents chars suivirent : les derniers Israélites, parmi lesquels se trouvaient Poëri, Ra’hel et Thamar, se crurent perdus, voyant l’ennemi prendre le même chemin qu’eux ; mais, lorsque les Égyptiens furent bien engagés, Mosché fit un signe : les roues des chars se détachèrent, et ce fut une horrible confusion de chevaux, de guerriers, se heurtant et s’entrechoquant ; puis les montagnes d’eau miraculeusement suspendues s’écroulèrent, et la mer se referma, roulant dans des tourbillons d’écume hommes, bêtes, chars, comme des pailles saisies par un remous au courant d’un fleuve.

Seul, Pharaon, debout dans la conque de son char surnageant, lançait, ivre d’orgueil et de fureur, les dernières flèches de son carquois aux Hébreux arrivant sur l’autre rive : les flèches épuisées, il prit sa javeline, et, déjà plus qu’à moitié englouti, n’ayant plus que le bras hors de l’eau, il la darda, trait impuissant, contre le Dieu inconnu qu’il bravait encore du fond de l’abîme.

Une lame énorme, se roulant deux ou trois fois sur le bord de la mer, fit couler bas les derniers débris : de la gloire et de l’armée de Pharaon il ne restait plus rien !

Et sur le rivage opposé, Miriam, la sœur d’Aharon, exultait et chantait en jouant du tambourin, et toutes les femmes d’Israël marquaient le rythme sur la peau d’onagre. Deux millions de voix entonnaient l’hymne de délivrance !