Le Roman de la momie/Chapitre 12

Fasquelle (p. 231-245).

XII

Le grand vieillard se retira d’un pas lent et solennel, faisant comme une lueur après lui. Tahoser, surprise de se sentir abandonnée subitement par le mal, promenait ses yeux autour de la chambre, et bientôt, se drapant de l’étoffe dont la jeune Israélite l’avait couverte, elle glissa ses pieds à terre et s’assit au bord du lit : la fatigue et la fièvre avaient complètement disparu. Elle était fraîche comme après un long repos, et sa beauté rayonnait dans toute sa pureté. Chassant de ses petites mains les masses tressées de sa coiffure derrière ses oreilles, elle dégagea sa figure illuminée d’amour, comme si elle eût voulu que Poëri pût y lire. Mais, voyant qu’il restait immobile près de Ra’hel, sans l’encourager d’un signe ou d’un regard, elle se leva lentement, s’avança près de la jeune Israélite et lui jeta éperdument les bras autour du col.

Elle resta ainsi, la tête cachée dans le sein de Ra’hel, lui mouillant en silence la poitrine de larmes tièdes.

Quelquefois un sanglot qu’elle ne pouvait réprimer la faisait convulsivement tressaillir, et la secouait sur le cœur de sa rivale ; cet abandon entier, cette désolation franche touchèrent Ra’hel, Tahoser s’avouait vaincue, et implorait sa pitié par des supplications muettes, faisant appel aux générosités de la femme.

Ra’hel, émue, l’embrassa et lui dit : « Sèche tes pleurs et ne te désole pas de la sorte. Tu aimes Poëri ; eh bien ! aime-le : je ne serai pas jalouse. Yacoub, un patriarche de notre race, eut deux femmes : l’une s’appelait Ra’hel comme moi, et l’autre Lia ; Yacoub préférait Ra’hel, et cependant Lia, qui n’avait pas ta beauté, vécut heureuse près de lui. »

Tahoser s’agenouilla aux pieds de Ra’hel et lui baisa la main ; Ra’hel la releva et lui entoura amicalement le corps d’un de ses bras.

C’était un groupe charmant que celui formé par ces deux femmes de races différentes dont elles résumaient la beauté. Tahoser, élégante, gracieuse et fine comme une enfant grandie trop vite ; Ra’hel, éclatante, forte et superbe dans sa maturité précoce.

« Tahoser, dit Poëri, car c’est là ton nom, je pense, Tahoser, fille du grand prêtre Pétamounoph… »

La jeune fille fit un signe d’acquiescement.

« Comment se fait-il que toi qui vis à Thèbes dans un riche palais, entourée d’esclaves, et que les plus beaux parmi les Égyptiens désirent, tu aies choisi, pour l’aimer, le fils d’une race réduite en esclavage, un étranger qui ne partage pas ta croyance, et dont une si grande distance te sépare ? »

Ra’hel et Tahoser sourirent, et la fille du grand prêtre répondit :

« C’est précisément pour cela.

— Quoique je sois en faveur auprès du Pharaon, intendant du domaine, et portant des cornes dorées dans les fêtes de l’agriculture, je ne puis m’élever à toi ; aux yeux des Égyptiens, je ne suis qu’un esclave, et tu appartiens à la caste sacerdotale la plus haute, la plus vénérée. Si tu m’aimes, et je n’en puis douter, il faut descendre de ton rang…

— Ne m’étais-je pas déjà faire ta servante ? Hora n’avait rien gardé de Tahoser, pas même les colliers d’émaux et les calasiris de gaze transparente ; aussi tu m’as trouvée laide.

— Il faut renoncer à ton pays et me suivre aux régions inconnues à travers le désert, où le soleil brûle, où le vent de feu souffle, où le sable mobile mêle et confond les chemins, où pas un arbre ne pousse, où ne sourd aucune fontaine, parmi les vallées d’égarement et de perdition, semées d’os blanchis pour jalons de route.

— J’irai, dit tranquillement Tahoser.

— Ce n’est pas assez, continua Poëri : tes dieux ne sont pas les miens, tes dieux d’airain, de basalte et de granit que façonna la main de l’homme, monstrueuses idoles à tête d’épervier, de singe, d’ibis, de vache, de chacal, de lion, qui prennent des masques de bête comme s’ils étaient gênés par la face humaine où brille le reflet de Jéhovah. Il est dit : « Tu n’adoreras ni la pierre, ni le bois, ni le métal. » Au fond de ces temples énormes cimentés avec le sang des races opprimées, ricanent hideusement accroupis d’impurs démons qui usurpent les libations, les offrandes et les sacrifices : un seul Dieu, infini, éternel, sans forme, sans couleur, suffit à remplir l’immensité des cieux que vous peuplez d’une multitude de fantômes. Notre Dieu nous a créés, et c’est vous qui créez vos dieux. »

Quelque éprise que Tahoser fût de Poëri, ces paroles produisirent sur elle un étrange effet, et elle se recula épouvantée. Fille d’un grand prêtre, elle était habituée à vénérer ces dieux que le jeune Hébreu blasphémait avec tant d’audace ; elle avait offert sur leurs autels des bouquets de lotus et brûlé des parfums devant leurs images impassibles : étonnée et ravie, elle s’était promenée à travers leurs temples bariolés d’éclatantes peintures. Elle avait vu son père accomplir les rites mystérieux, elle avait suivi les collèges de prêtres qui portaient la bari symbolique par les propylées énormes et les interminables dromos de sphinx, admiré non sans terreur les psychostasis où l’âme tremblante comparaît devant Osiris armé du fouet et du pedum, et contemplé d’un œil rêveur les fresques représentant les figures emblématiques voyageant vers les régions occidentales : elle ne pouvait renoncer ainsi à ses croyances.

Elle se tut quelques minutes, hésitant entre la religion et l’amour ; l’amour l’emporta, et elle dit :

« Tu m’expliqueras ton Dieu, et je tâcherai de le comprendre.

— C’est bien, dit Poëri, tu seras ma femme ; en attendant, reste ici, car le Pharaon, sans doute amoureux de toi, te fait chercher par ses émissaires ; il ne te découvrira pas sous cet humble toit, et dans quelques jours nous serons hors de sa puissance. Mais la nuit s’avance, il faut que je parte.

Poëri s’éloigna, et les deux femmes, couchées l’une près de l’autre sur le petit lit, s’endormirent bientôt, se tenant par la main comme deux sœurs.

Thamar, qui pendant la scène précédente s’était tenue blottie dans un coin de la chambre comme une chauve-souris accrochée à un angle par les ongles de ses membranes, marmottant des paroles entrecoupées et contractant les rides de son front bas, déplia ses membres anguleux, se dressa sur ses pieds, et, se penchant vers le lit, écouta la respiration des deux dormeuses. Lorsqu’à la régularité de leur souffle elle fut convaincue que leur sommeil était profond, elle se dirigea du côté de la porte, suspendant ses pas avec des précautions infinies.

Arrivée dehors, elle s’élança d’un pas rapide dans la direction du Nil, secouant les chiens qui se suspendaient par les dents aux bords de sa tunique, ou les traînant quelques pas dans la poussière jusqu’à ce qu’ils lâchassent prise ; d’autres fois elle les regardait avec des yeux si flamboyants qu’ils reculaient en poussant des abois plaintifs et la laissaient passer.

Elle eut bientôt franchi les espaces dangereux et déserts qu’habitent la nuit les membres de l’association des voleurs, et pénétra dans les quartiers opulents de Thèbes ; trois ou quatre rues, bordées de hauts édifices dont les ombres se projetaient par grands angles, la conduisirent à l’enceinte du palais qui était le but de sa course.

Il s’agissait d’y entrer, et la chose n’était pas facile à cette heure de nuit pour une vieille servante israélite, les pieds blancs de poussière et vêtue de haillons douteux.

Elle se présenta au pylône principal, devant lequel veillent accroupis cinquante criosphinx rangés sur deux lignes, comme des monstres prêts à broyer entre leurs mâchoires de granit les imprudents qui voudraient forcer le passage.

Les sentinelles l’arrêtèrent et la frappèrent rudement du bois de leurs javelines, puis ils lui demandèrent ce qu’elle voulait.

« Je veux voir Pharaon, répondit la vieille en se frottant le dos.

— Très bien… c’est cela… déranger, pour cette sorcière, Pharaon, favori de Phré, préféré d’Ammon-Ra, conculcateur des peuples ! » firent les soldats en se tenant les côtes de rire.

Thamar répéta opiniâtrement : « Je veux voir Pharaon tout de suite.

— Le moment est bien choisi ! Pharaon a tué tantôt à coups de sceptre trois messagers ; il se tient sur sa terrasse, immobile et sinistre comme Typhon, dieu du mal, » dit un soldat daignant descendre à quelque explication.

La servante de Ra’hel essaya de forcer la consigne ; les javelines lui tombèrent en cadence sur la tête comme des marteaux de l’enclume.

Elle se mit à pousser des cris d’orfraie plumée vive.

Au tumulte, un oëris accourut ; les soldats cessèrent de battre Thamar.

« Que prétend cette femme, dit l’oëris, et pourquoi la frappez-vous de la sorte ?

— Je veux voir Pharaon ! s’écria Thamar se traînant aux genoux de l’officier.

— Impossible, répondit l’oëris, quand même, au lieu d’être une misérable, tu serais un des plus hauts personnages du royaume.

— Je sais où est Tahoser, » lui chuchota la vieille, accentuant chaque syllabe.

L’oëris, à ces mots, prit Thamar par la main, lui fit franchir le premier pylône, et la conduisit, à travers l’allée de colonnes et la salle hypostyle, dans la seconde cour, où s’élève le sanctuaire de granit, précédé de deux colonnes à chapiteaux de lotus ; là, appelant Timopht, il lui remit Thamar.

Timopht conduisit la servante sur la terrasse où se tenait Pharaon, morne et silencieux.

« Ne lui parle que hors de portée de son sceptre, » recommanda Timopht à l’Israélite.

Dès qu’elle aperçut le roi dans l’ombre, Thamar se laissa tomber la face contre les dalles à côté des corps qu’on n’avait point relevés, et bientôt, se redressant, elle dit d’une voix assurée :

« Ô Pharaon ! ne me tue pas, j’apporte une bonne nouvelle.

— Parle sans crainte, répondit le roi, dont la fureur était calmée.

— Cette Tahoser, que tes messagers ont cherchée aux quatre points du vent, je connais sa retraite. »

Au nom de Tahoser, Pharaon se leva tout d’une pièce et fit quelques pas vers Thamar toujours agenouillée.

« Si tu dis vrai, tu peux prendre dans mes chambres de granit tout ce que tu seras capable de soulever d’or et de choses précieuses.

— Je te la livrerai, sois tranquille, » dit la vieille avec un rire strident.

Quel motif avait poussé Thamar à dénoncer au Pharaon la retraite où se cachait la fille du prêtre ? Elle voulait empêcher une union qui lui déplaisait ; elle avait pour la race d’Égypte une haine aveugle, farouche, irraisonnée, presque bestiale, et l’idée de briser le cœur de Tahoser lui souriait, une fois aux mains de Pharaon, la rivale de Ra’hel ne pouvait plus s’échapper ; les murs de granit du palais sauraient garder leur proie.

« Où est-elle ? dit Pharaon ; désigne l’endroit, je veux la voir sur-le-champ.

— Majesté, moi seule peux te guider ; je connais les détours de ces quartiers immondes où le plus humble de tes serviteurs dédaignerait de mettre le pied. Tahoser est là, dans une cabane de terre mêlée de paille, que rien ne distingue des huttes qui l’avoisinent, parmi les tas de briques que les Hébreux moulent pour toi, hors des habitations régulières de la ville.

— Bien, je me fie à toi ; Timopht, fais atteler un char.

Timopht disparut.

Bientôt l’on entendit rouler les roues sur les dalles de la cour et piétiner les chevaux que les écuyers attachaient au joug.

Pharaon descendit, suivi de Thamar.

Il s’élança sur le char, prit les rênes, et, comme Thamar hésitait : « Allons, monte », dit-il ; il clappa de la langue, et les chevaux partirent. Les échos, réveillés, répétèrent le bruit des roues, qui retentirent comme un tonnerre sourd, au milieu du silence nocturne, par les salles vastes et profondes.

Cette vieille hideuse, s’accrochant de ses doigts osseux au rebord du char, à côté de ce Pharaon de stature colossale et semblable à un dieu, formait un étrange spectacle qui, heureusement, n’avait pour témoin que les étoiles scintillant dans le bleu noir du ciel ; placée ainsi, elle ressemblait à un de ces mauvais génies à configuration monstrueuse qui accompagnent les âmes coupables aux enfers. Les passions rapprochent ceux qui ne devraient jamais se rencontrer.

« Est-ce par ici ? dit Pharaon à la servante, au bout d’une rue qui se bifurquait.

— Oui, » répondit Thamar, en étendant sa main sèche dans la bonne direction.

Les chevaux, excités par le fouet, se précipitaient en avant, et le char sautait sur les pierres avec un bruit d’airain.

Pendant ce temps, Tahoser dormait près de Ra’hel : un rêve bizarre hantait son sommeil.

Il lui semblait être dans un temple d’une grandeur immense ; d’énormes colonnes d’une hauteur prodigieuse soutenaient un plafond bleu constellé d’étoiles comme le ciel ; d’innombrables lignes d’hiéroglyphes montaient et descendaient le long des murailles, entre les panneaux de fresques symboliques bariolés de couleurs lumineuses. Tous les dieux de l’Égypte s’étaient donné rendez-vous dans ce sanctuaire universel, non pas en effigies d’airain, de basalte ou de porphyre, mais sous les formes vivantes. Au premier rang étaient assis les dieux super-célestes, Knef, Bouto, Phta, Pan-Mendès, Hâthor, Phré, Isis ; ensuite venaient douze dieux célestes, six dieux mâles : Rempha, Pi-zéous, Ertosi, Pi-Hermès, Imuthès ; et six dieux femelles : la Lune, l’Éther, le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre. Derrière eux fourmillaient, foule indistincte et vague, les trois cent soixante-cinq Décans ou démons familiers de chaque jour. Ensuite apparaissaient les divinités terrestres : le second Osiris, Haroéri, Typhon, la deuxième Isis, Nephthys, Anubis à la tête de chien, Thoth, Busiris, Bubastis, le grand Sérapis. Au delà, dans l’ombre, s’ébauchaient les idoles à formes animales : bœufs, crocodiles, ibis, hippopotames. Au milieu du temple, dans son cartonnage ouvert, gisait le grand prêtre, Pétamounoph, qui, la face démaillotée, regardait d’un air ironique cette assemblée étrange et monstrueuse. Il était mort, mais il vivait et parlait, comme cela arrive souvent en rêve, et il disait à sa fille : « Interroge-les, et demande-leur s’ils sont des dieux. »

Et Tahoser allait posant à chacun la question, et tous répondaient : « Nous ne sommes que des nombres, des lois, des forces, des attributs, des effluves et des pensées de Dieu ; mais aucun de nous n’est le vrai Dieu. »

Et Poëri paraissait sur le seuil du temple et, prenant Tahoser par la main, la conduisait vers une lumière si vive qu’auprès le soleil eût paru noir, et au milieu de laquelle scintillaient dans un triangle des mots inconnus.

Cependant le char de Pharaon volait à travers les obstacles, et les essieux rayaient les murs aux passages étroits.

« Modère tes chevaux, dit Thamar au Pharaon ; le fracas des roues dans cette solitude et ce silence pourrait donner l’éveil à la fugitive, et elle t’échapperait encore. »

Pharaon, trouvant le conseil judicieux, ralentit, malgré son impatience, l’allure impétueuse de son attelage.

« C’est là, dit Thamar, j’ai laissé la porte ouverte ; entre, et je garderai les chevaux. »

Le roi descendit du char, et, baissant la tête, pénétra dans la cabane.

La lampe brûlait encore et versait sa clarté mourante sur le groupe des deux jeunes filles endormies.

Pharaon prit Tahoser dans ses bras robustes et se dirigea vers la porte de la hutte.

Quand la fille du prêtre s’éveilla et qu’elle vit flamboyer près de son visage la face étincelante du Pharaon, elle crut d’abord que c’était une fantasmagorie de son rêve transformé ; mais l’air de la nuit qui la vint frapper au visage lui rendit bientôt le sentiment de la réalité. Folle d’épouvante, elle voulut crier, appeler au secours : sa voix ne put jaillir de son gosier. Qui d’ailleurs lui eût porté aide contre Pharaon ?

D’un bond, le roi sauta sur son char, passa les rênes autour de ses reins et, serrant sur son cœur Tahoser demi-morte, il lança ses coursiers au galop vers le palais du Nord.

Thamar se glissa comme un reptile dans la cabane, s’accroupit à sa place accoutumée et contempla avec un regard presque aussi tendre que celui d’une mère sa chère Ra’hel, qui dormait toujours.