Le Roman de Renart/Translateur 2

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 177-181).

LE TRANSLATEUR.



Le Procès de Renart va présenter un autre caractère que les aventures dont il devoit être l’expiation. Ce n’est plus seulement une suite de récits dont la première forme étoit déjà dans le domaine public et remontait souvent à l’antiquité la plus reculée ; nos trouvères feront ici preuve d’une invention plus haute et moins contestable. Tout en conservant aux animaux leur personnalité consacrée, ils sauront prendre la véritable mesure de la société de leur temps, ou plutôt de tous les temps ; car les institutions changent de forme, non les hommes, qui se plient tant bien que mal au joug de ces institutions. Il y avoit au douzième siècle des rois, des barons, des bourgeois, des vilains ou villageois, des clercs, des rimeurs et des artistes ; nous avons tout cela de notre temps, et je suis persuadé qu’il y aura de tout cela longtemps encore. Pierre de Saint-Cloud, l’heureux génie auquel nous devions déjà le Partage du Lyon, et la Ferme de Berton le Maire va, le premier, mettre en scène sous les apparences de Noble le lion, de Renart et d’Hersent, d’Ysengrin, de Lombart le chameau et de Brichemer le cerf, tout le système politique de son temps, le Roi, la Cour, l’Église, les Chevaliers et les Femmes. On connoîtra peut-être mieux les véritables formes de la justice féodale sous le règne de Louis le Jeune, après avoir lu le Procès de Renart, qu’en essayant d’accorder ce que les légistes modernes ont tenté de nous en apprendre. Cette étude pourra bien aussi contribuer à diminuer les préventions que nous gardons involontairement contre l’indépendance et la solidité de jugement de nos pères ; car les auteurs du roman de Renart ont dû la principale vogue de leurs récits à la peinture des mœurs dont ces récits étoient l’expression fidèle.

Les gens de religion, en transmettant aux générations postérieures tout ce qu’ils écrivirent jamais, nous ont bien donné le change sur les habitudes des gens du monde de leur temps, lesquels agissoient beaucoup, mais n’écrivoient guère. Le nombre infini de livres pieux et d’élucubrations acétiques composées pour les monastères, nous laissent supposer aujourd’hui que le Moyen-âge étoit une sorte de grand couvent dans lequel on ne faisoit guère usage de la liberté d’examen, où l’on ne vivoit que pour songer à mourir. Mais, en réalité, tous ces écrits de haute édification passoient à peu près inapperçus des gens du monde auxquels ils n’étoient pas destinés, et l’enseignement littéraire du Siècle reposoit plutôt sur des chants d’amour et de guerre, sur des contes de gai savoir, sur les romans de Troie, d’Artus ou de Renart, dont les auteurs, honorés et festoiés par les rois, par les barons, les bourgeois et même les clers, s’exprimoient avec une liberté sur les hommes et sur les choses qui n’a pas été dépassée. Le Procès de Renart nous obligera du moins à convenir que l’on connoissoit alors assez bien la juste limite des droits et des devoirs ; que la défense ne manquoit pas aux accusés, que les entraves opposées aux tendances arbitraires étoient assez bien calculées ; que l’affectation d’une piété rigide n’échappoit guère plus qu’aujourd’hui au soupçon d’hypocrisie, et qu’en fait de goût on ne confondoit pas la véritable éloquence avec le bavardage inutile ou prétentieux.

On peut dire encore du Procès de Renart que c’est la Comédie d’un théâtre dont les Chansons de geste auroient été la Tragédie. Pierre de Saint-Cloud qui, le premier, introduisit l’élèment politique dans ce genre de récits, a suivi pas à pas, ou plutôt terre à terre, la disposition, le mouvement, les formes même de notre épopée ; et cette observation, dont je ne pense pas que l’on puisse contester la justesse, suffit déjà pour mettre hors de cause la prétention des étrangers à l’invention primitive de la partie la plus originale du roman. On reconnoit dans Pierre et dans son continuateur, les contemporains des chantres de Girart de Roussillon, d’Ogier le Danois, de Roncevaux et des Loherains. La clameur levée par Ysengrin, les messages remplis à leurs risques et périls par Baucent, par Brun et par Tybert ; l’assise et l’instruction, les plaidoyers de l’accusateur et les défenses de l’accusé ; le jugement et le combat judiciaire, tout cela se trouve déjà, sur un ton plus élevé, dans les gestes d’Aspremont, d’Ogier, de Girart et de Garin. Il n’est pas jusqu’à l’arrêt de mort prononcé contre Renart et commué en réclusion perpétuelle dans un monastère, qui ne soit une ingénieuse imitation des jugemens prononcés contre Bernart de Naisil et contre son neveu Fromondin. Enfin l’arrivée du convoi de dame Copette dans la salle du Jugement rappelle involontairement l’arrivée de la biere de Begon de Belin chez son frère Garin de Metz. Sire Noble le lion est bien

Charles li rois à la barbe grifaigne,

et quand on se souvient de Bazin de Gènes, de Ganelon, de Maugis d’Aigremont et même un peu de Renaud de Montauban, on ne peut disconvenir que le Renart de Pierre de Saint-Cloud ne soit de la même famille.

En voilà beaucoup pour un livre aussi peu grave : au moins n’est-ce pas ici le lieu de développer ces premières données critiques. Je n’ajouterai plus qu’un mot : je voudrois avoir le temps d’y revenir une autre fois.