Le Roman de Renart/Aventure 59

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 312-316).

CINQUANTE-NEUVIÈME AVENTURE.

Du grand et mémorable combat de damp Renart et de messire Ysengrin ; et comment le jugement de Dieu donna gain de cause à qui avoit le meilleur droit.



Renart ne se vit pas en face d’Ysengrin sans inquiétude. Il avoit bien été mis aux lettres, il savoit même assez de nigromancie ; mais au moment de dire les mots qui servent pour les combats singuliers, il les avoit oubliés. Cependant, persuadé que l’escrime avoit une vertu suffisante, il empoigne son bâton, le fait deux ou trois fois brandir, tourne la courroie sur son avant-bras, embrasse son cou et paroit aussi ferme qu’un château défendu par de hautes murailles. Voyons maintenant ce qu’il saura faire.

Ysengrin attaque le premier : c’étoit le droit de l’offensé. Renart s’incline et le reçoit, l’écu sur la tête. Ysengrin frappoit et injurioit en même temps : « Méchant nain ! que je sois pendu si je ne venge ici ma femme épousée ! « — Faites mieux, sire Ysengrin ; prenez l’amende que je vous offre. Les chevaliers de ma parenté vous feront hommage, je quitterai le pays, j’irai outre mer. — Il s’agit bien de ce que tu feras en sortant de mes mains ! Va ! tu ne seras pas alors en état de voyager. — Rien n’est moins prouvé. On verra qui demain sera le mieux en point. — J’aurai vécu plus d’un jour, si tu vois la fin de celui-ci. — Mon Dieu, moins de menaces et plus d’effets ! »

Ysengrin se précipite, l’autre l’attend l’écu sur le front, le pied avancé, la tête bien couverte. Ysengrin pousse, Renart résiste et d’un coup de bâton adroitement lancé près de l’oreille, il étourdit son adversaire et le fait chanceler. Le sang jaillit de la tête, Ysengrin se signe en priant le Dieu qui ne ment de le protéger. Est-ce que, d’aventure, sa femme épousée seroit complice de Renart ? Il voyoit cependant trouble : à qui lui eût demandé s’il étoit tierce ou none et quel temps il faisoit, il auroit eu grand peine à répondre. Renart le suivoit des yeux, et s’il hésitoit à prendre l’offensive, au moins se préparoit-il à bien soutenir une deuxième attaque. « Eh ! que tardez-vous, Ysengrin ? pensez-vous la bataille finie ? » Ces mots réveillent l’époux d’Hersent ; il avance de nouveau ; le pié tendu, il brandit son bâton et le lance d’une main sûre. Renart l’esquive à temps et le coup ne frappe que l’air. « Vous le voyez, sire Ysengrin, Dieu est pour mon droit, vous aviez jeté juste et pourtant vous avez donné à faux. Croyez-moi, faisons la paix, si toutefois vous tenez à votre honneur. — Je tiens à t’arracher le cœur, et je veux être moine si je n’y parviens. »

Ysengrin retourne à la charge le bâton dissimulé sous l’écu, puis tout à coup il le dresse et va frapper Renart à la tête. L’autre avoit amorti le coup en se baissant ; et profitant du moment où l’ennemi se découvre, il l’atteint de son bâton assez fortement pour lui casser le bras gauche. On les voit alors jeter leurs écus de concert, se prendre corps à corps, se déchirer à qui mieux mieux, faire jaillir le sang de leur poitrine, de leur gorge, de leurs flancs. Le combat redevient égal par la perte qu’Ysengrin a faite de son bras. Combien de passes et de tours l’un sur l’autre, avant qu’on puisse deviner qui l’emportera ! Ysengrin a pourtant les dents les plus aigues ; les ouvertures qu’il pratique dans la pelisse de son ennemi sont plus larges et plus profondes. Renart a recours au tour anglois : il serre Ysengrin en lui donnant le jambet ou croc-en-jambe qui le renverse à terre. Sautant alors sur lui, il lui brise les dents, lui crache entre les lèvres, lui arrache les grenons avec ses ongles et lui poche les yeux de son bâton. C’en étoit fait d’Ysengrin : « Compère, » lui dit Renart, « nous allons voir qui de nous deux a droit. Vous m’avez cherché querelle à propos de dame Hersent : quelle folie de vous être soucié de si peu de chose, et comment peut-on mettre confiance dans une femme ! Il n’en est pas une qui le mérite ; d’elles sortent toutes les querelles, par elles la haine entre les parens et les vieux amis ; par elles les compères en viennent aux mains ; c’est la source empoisonnée de tous désordres. On me diroit d’Hermeline tout ce qu’on voudroit, je n’en croirois pas un mot, et je ne mettrois pas assurément ma vie en danger pour elle. »

Ainsi railloit le faux Renart, tout en faisant pleuvoir les coups sur les yeux, le visage d’Ysengrin, tout en lui arrachant le cuir avec le poil. Mais par un faux mouvement, le bâton dont il joue si bien sur le corps de son ennemi lui échappe ; Ysengrin met le moment à profit, il alloit se relever, son bras cassé l’en empêche. Renart conservoit donc l’avantage, quand, pour son malheur, il avance les doigts dans la mâchoire d’Ysengrin qui les serre avec ses dents de reste, et pendant que la douleur fait jeter un cri à Renart, l’autre débarrasse son bras droit, le passe au dos de son adversaire, le fait descendre, et lui monte à son tour sur le ventre. Voilà les rôles changés : Renart, entre les genoux d’Ysengrin, implore non pas son ennemi, mais tous les saints de Rome, pour éviter le salaire du faux serment qu’il a prêté. Et comme Ysengrin ne lui épargne pas les coups, il s’évanouit, devient froid comme glace, en déclarant vouloir mourir avant de se démentir et se reconnoître vaincu. Après l’avoir battu, frappé, laissé pour mort, Ysengrin se relève ; il est proclamé vainqueur. Les barons accourent de tous côtés pour le féliciter et lui faire cortège. Jadis les Troyens n’eurent pas autant de joie quand ils virent entrer Hélène dans leur ville, que n’en témoignent Brun l’ours, Tiecelin le corbeau, Tybert le chat, Chantecler le coq et Rooniaus le mâtin quand ils virent la défaite de Renart. Vainement les parens du vaincu s’interposent près du Roi ; Noble ne veut rien entendre, il ordonne que le traître soit pendu sur le champ. Tybert se met en mesure de lui bander les yeux ; Rooniaus lui lioit les poings, quand le malheureux Renart exhala un soupir annonçant qu’il vivoit encore, et ses premiers regards se portèrent sur les apprêts de son supplice.