Le Roman de Renart/Aventure 51

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 277-281).

CINQUANTE-ET-UNIÈME AVENTURE.

Comment Renart fit rencontre de Drouineau, et comment un bienfait est quelquefois perdu.



Plus gai, plus dispos que jamais, Renart à quelques jours de là sortit de son château, et se trouva bientôt devant un cerisier couvert des plus belles cerises. Sur l’arbre étoit un moineau sautillant de branche en branche. « Bon appétit, ami Drouin, » lui dit Renart. « N’es-tu pas heureux au milieu de ces beaux fruits ? — Ils sont excellens, » lui répond l’oiseau ; « mais j’en suis rassasié, et je vous les abandonne, damp Renart, si vous ne les dédaignez pas. — Il faudroit d’abord les atteindre, et je ne saurois le faire. Passe-m’en, je te prie, quelques-unes, pour que je puisse au moins juger de leur goût. — Comment, messeigneurs les Renarts mangent des cerises ? » dit Drouineau, « je ne le croyois pas. Je vais vous en envoyer, tant et tant que vous voudrez. — Merci, frère, » répond Renart, « au moins quand je les tiendrai. »

Drouineau lui jette un nœud de trois cerises, et Renart les mange avec plaisir. « D’autres mon cher Drouineau ! je les trouve excellentes, en vérité. » Et le petit oiseau en remplit son giron. « En voulez-vous encore, damp Renart ? — Non, grâce à Dieu, je n’ai plus faim.

— Mais damp Renart, » reprit Drouineau, « si vous me savez gré des cerises que j’ai cueillies pour vous, vous m’écouterez bien un moment, n’est-ce pas ? — Je t’écoute, ami. — Vous avez beaucoup vu, beaucoup voyagé ; vous avez retenu de beaux secrets ; mais je ne sçais si vous voudrez bien faire part de votre science à de petites gens comme nous autres. J’avoue que j’en aurois en ce moment le plus grand besoin. » Renart répondit : « Mon petit Drouineau, après la courtoisie que tu viens de me faire, je n’ai rien à te refuser, sauf, comme tu le penses bien, mon dommage. Voyons, de quoi s’agit-il ? — Écoutez-moi, damp Renart : j’ai là, près de moi, neuf moinillons qui sont tous plus ou moins affectés de goutte, et j’en suis en grande douleur. — Reprens courage, » dit Renart, « car rien ne me sera plus aisé que de les guérir, j’entends guérir tout à fait. Tu sais que j’ai demeuré deux ans au-delà des monts, à Rome, en Pouille, en Toscane, en Arménie ; j’ai quatre fois passé la mer, j’ai poussé jusqu’à Constantinople pour trouver la médecine qui convenoit à la maladie du roi Noble. J’ai voyagé en Angleterre, j’ai visité le pays des Irois et des Escots. J’ai tant fait, que j’ai guéri le Roi, et c’est en récompense de ce grand service qu’il m’a donné la charge de châtelain de ces contrées.

— Eh bien ! dites-moi comment mes enfans pourront guérir. — Mon cher Drouineau, il les faut baptiser ; dès qu’ils seront devenus de petits chrétiens, ils ne sentiront plus de goutte. — Je le croirois bien volontiers, » répond Drouineau ; « mais il faudroit un prêtre, et je n’en connois point. — Un prêtre ? » dit Renart, « et moi, ne le suis-je donc pas ? — Pardonnez-moi, sire châtelain, je l’ignorois. Mais est-ce que vous voudriez bien les baptiser ? — Oui, sans doute ; et d’abord, je donne à l’aîné le nom de Liénart ; nous passerons ensuite aux autres. — Oui, oui ! » dit Drouineau, « l’aîné d’abord, c’est le plus malade. »

Il rentre alors au nid, en tire le plus fort de ses enfans et le jette dans le giron de Renart, qui le met aussitôt à l’ombre de son corps. Drouin retourne au nid, prend les autres et les lance tour-à-tour au mauvais clerc qui les rend chrétiens de la même manière. « Surtout, » disoit le confiant Drouineau, « baptisez-les bien. — Sois tranquille, je t’assure qu’à l’avenir ils n’auront plus de goutte et ne risqueront pas de tomber du haut mal. »

Cependant Drouineau regardoit de côté et d’autre : il avoit beau sauter de branche en branche, il ne revoyoit pas sa famille. L’inquiétude le saisit : « Renart, Renart ! où sont mes fils ? Je ne les vois pas ; où les retenez-vous ? les auriez-vous enlevés ? — Je te dis qu’ils sont en lieu sur. — Ah ! Renart, de grâce, montrez-les-moi ; Renart, où sont mes enfans ? — Ils reposent là. — Ah ! méchant, vous les avez dévorés. Vous avez mangé mes fils ! — Eh ! non. — Vous les avez mangés, traître, et voilà comme vous m’avez récompensé ! — Mais tu es fou, Drouineau ; tes fils sont envolés. — Hélas ! ils n’avoient pas encore de plumes. Renart, au nom du Dieu qui ne ment pas, engagez-moi votre foi qu’ils vivent. — Oh ! par ma foi, je le veux bien. — Hélas ! qu’est-ce qu’un serment pour toi ! tu ne crains pas le parjure. Oh ! que je voudrois te frapper, te crever les yeux ! — Voyons, descends, essaie. — Non. — Et pourquoi ? — Parce que je ne puis et que je ne le veux plus. Mais Renart, en bonne foi, dites-moi, qu’avez-vous fait de mes moineaux ? — Veux-tu absolument le savoir ? — Oui, au nom de Dieu ! — Eh bien ! au nom de moi, je les ai mangés. — Hélas ! — En vérité. N’avois-je pas promis de les guérir ? je l’ai fait, leur goutte est entièrement passée : je te dirai mieux encore : j’aurois voulu qu’un si tendre père ne fût pas demeuré plus longtemps séparé de ses enfans. »

Après ces cruelles paroles, Renart s’éloigne et Drouin demeure seul à se lamenter : « Ah ! doux enfans, quel regret dois-je ressentir de votre mort ! C’est moi qui vous ai livrés ; sans moi, vous seriez encore vivans. Ah ! je ne tiens pas à rester après vous. » Il se laisse alors tomber de l’arbre, comme, chez nous autres hommes, ceux qui de désespoir se précipitent du haut de leur maison : l’herbe le reçut pâmé, privé de sentiment. Et quand il revint à lui, ce fut pour se lamenter encore, se frapper les flancs de son bec, s’arracher les plumes l’une après l’autre. Tout d’un coup, il lui vient une légère lueur d’espoir qui lui rend son courage. S’il pouvoit trouver un vengeur ! Cette pensée le décide à ne pas mourir ; il répare le désordre de ses ailes et prend la résolution de voyager jusqu’à ce qu’il ait rencontré le champion qui prendra en main sa querelle.