Le Roman de Renart/Aventure 32

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 188-200).

TRENTE-DEUXIÈME AVENTURE.

Comment messire Chameau, le légat, fit sur la clameur d’Ysengrin un savant discours qui ne fut pas compris de tout le monde. Et du conseil secret des barons, dans lequel furent entendus Brichemer, Brun, Baucent, Plateau le daim et Cointereau le singe.



Ce jour-là, parmi les conseillers du Roi se trouvoit messire Chameau, dont la Cour estimoit grandement la sagesse. Il étoit né devers Constantinople, et l’Apostole, qui l’aimoit tendrement, l’avoit envoyé de Lombardie au roi Noble, en qualité de légat. C’étoit un légiste de grande autorité. « Maître, » lui dit le Roy, « avez-vous souvenir de telles clameurs levées et accueillies, dans vos contrées ? Nous voudrions bien avoir sur ce point votre avis. » Le Chameau prit alors aussitôt la parole :

« Quare Messire me audité ; nos trobames en decret, à la Rebriche de matremoine violate, primo se doit essaminar, et se ne se puo este purgar, le dois grevar tu ensi que te place, perché grant meffait ha fatto. Hec e la moie sentenza ; et sel vuol tornar en amendance, je dis que si puo prender molto de la pecune, ovvero lapidar ou ardre lo corpo de l’aversari de la Renarde ; et si vo di, buon Rege, que nus ne deit vituperar la lei, et que l’en deit toute jorno ben et dreitament judicar, si com fece Julius Cesar l’empéreres. Et ensi fais, bon signor, ce que juger dois, quar non es bone rege, se ne vuol far de droit tort. Vide bon favela, et tene toi par la tue baronie, car altrement cure n’aras de roialta, et tu ne pas estar bon rege : Favellar come ti plaira, che plus n’en sa ne n’en vuol dire. »

Ce discours fut accueilli par les barons de façon diverse. Les uns en murmurèrent, les autres s’en prirent à rire. Sire Noble seul conservant toute sa gravité : « Écoutez-moi tous, barons et hauts seigneurs : Je vous donne à juger une question de délit amoureux. Vous aurez à décider d’abord si, pour prononcer condamnation, on peut admettre le témoignage de la personne qui eut part à la faute. » Ces mots entendus, tous se lèvent, et les plus sages vont, en sortant du pavillon royal, se former en conseil. Brichemer le cerf, comprenant la gravité de la cause, consentit à diriger la discussion. À sa droite se plaça Brun l’ours, connu par sa haine contre Renart, à sa gauche Baucent le sanglier. Saucent n’avoit pas de parti pris, il ne vouloit écouter que droit et justice. Les voilà donc réunis, assis et prêts à commencer l’instruction de l’affaire.

Brichemer ayant pris l’avis de Baucent, demanda à parler : « Seigneurs, vous avez écouté la clameur d’Ysengrin contre Renart. L’usage de notre Cour, quand on lui vient demander la répression d’une forfaiture, est d’exiger la preuve par main triple ; tel, en effet, pourrait aujourd’hui même lever une clameur, dont serait victime la bête la plus innocente. Venons au témoignage de Madame Hersent : c’est la femme épousée d’Ysengrin, elle habite avec lui, elle lui est entièrement soumise ; elle ne peut parler ou se taire, aller ou venir sans le bon plaisir de son baron ; son témoignage ne peut donc suffire, il faut en demander à l’accusateur de plus libres et de plus désintéressés. »

Par Dieu ! Seigneurs, » dit alors Brun l’ours, je ne saurais, comme juge, approuver les paroles que vous venez d’entendre. Il ne s’agit pas ici d’un personnage obscur, ordinaire : Monseigneur le Connétable a sans aucun doute le droit d’être cru sur parole. Oh ! si le plaignant étoit un mauvais garçon, un larron fossier, un briseur de chemins, l’appui de sa femme ne seroit pas à nos yeux d’un grand poids ; mais telle est l’autorité du nom d’Ysengrin qu’il devroit en être cru, quand il n’auroit d’autre garant de sa parole que lui-même. »

« Messire Brun, » dit à son tour Baucent, « a raison sans doute ; il n’est personne ici qui ne soit prêt à tout croire de ce qu’avancera Monseigneur Ysengrin. Mais, ici, la véritable difficulté sera de décider quel est le plus croyable de celui qui affirme ou de celui qui nie. Si vous dites que le meilleur baron est messire le Connétable, Renart répondra que pour ne pas occuper la même charge, il n’est pas moins loial ni moins digne de confiance. Il ne faut pas ici considérer le mérite ou la dignité de la personne ; autrement, voyez ce qui arriveroit : chacun pourroit faire clameur, en offrant sa femme pour garant. On diroit : un tel me doit cent sous, ma femme l’atteste, donc la dette est réelle : et de fort honnêtes gens pourroient être ainsi condamnés. Non, jamais je n’approuverai pareille façon de procéder. Sire Brun, qu’il me permette de le dire, n’est pas ici dans le vrai, et je me tiens à l’avis de damp Brichemer ; il étoit impossible de parler d’une façon plus sage, plus judicieuse et plus vraie. »

Ici, Platel le daim demanda à parler. « La clameur porte sur autre chose encore : Ysengrin accuse Renart de lui avoir enlevé ses provisions, d’avoir embrené ses louveteaus, de les avoir battus, échevelés, appelés bâtards. Or de pareils excès exigent une forte amende, si l’on ne veut pas qu’ils se renouvelent sans cesse. »

« Vous dites vrai, » reprit Brun, « et je vais plus loin : honte et deshonneur à qui prendra la défense de Renart ! Comment ! on pourroit honnir un prud’homme, et s’emparer de son bien comme de legitime conquête, comme de fortune trouvée ou de trésor perdu ! Je plaindrois le Roi s’il abandonnoit ainsi la cause de ses barons ; mais, après tout, je n’en serois pas autrement surpris. Car À tel morceau telle cuiller, et le chat sait toujours bien quelles barbes il lèche. Je n’en dis rien de plus ; si non que Monseigneur le Roi, sauve sa grâce, ne s’est pas fait beaucoup d’honneur en riant en dessous de la clameur d’Ysengrin, et en prenant le parti d’un vil et méprisable flatteur tel que Renart. Laissez-moi, Seigneurs, à ce propos, vous raconter comment je fus un jour trompé moi-même par cet insigne fripon. L’histoire n’en sera pas longue.

Renart avoit fait la découverte d’un grand village nouvellement bâti : il avoit sur la lisière du bois reconnu la maison d’un vilain abondamment garnie de bestiaux et de provisions : c’est elle qu’il choisit pour but de ses courses de nuit. Tous les jours il rentroit à Maupertuis avec une de ces pauvres bêtes, après en avoir mangé sur les lieux une autre. Cela dura un mois entier. Enfin, le vilain, par voie de représailles, disposa ses chiens, cacha, dans les chemins et dans chacune des allées du bois, toute sorte de pièges, collets, regibeaux, bourjons, filets et trébuchets ; si bien que Renart serré de près n’osa plus de quelque temps sortir du couvert et prendre le chemin de la ferme.

« Mais alors il se souvint que ma grande prestance et mon allure imposante me faisoient partout reconnoitre, tandis que sa taille courte et menue lui permettoit d’échapper. Il pensa que si l’on nous surprenoit de compagnie, on s’attacherait à moi de préférence, tandis qu’il esquiverait la recherche et la poursuite du vilain et de ses chiens. Et comme il savoit que le miel est la chose que j’aime le mieux au monde, il vint à moi, il y aura un an à la Saint-Jean : — Ah ! sire Brun, me dit-il, que je sais un beau pot de miel ! — Où est-il, où est-il ? demandai-je. — Eh ! chez Constant Desnoix. — Pourrai-je y mettre la tête ? — Oui vraiment, venez seulement avec moi.

Et dès la nuit suivante, nous étions à tâtonner le terrain, pour arriver à la Ferme. Nous avancions pas à pas, ne posant le pied qu’après avoir examiné si personne n’avoit suivi la même trace. Nous trouvons le guichet ouvert, nous pénétrons par la petite entrée, et pour ne rien aventurer, nous restons quelque temps sans mouvement dans les choux. Il étoit convenu que, d’abord, nous irions au pot, nous le briserions, nous mangerions le miel et puis nous retournerions. Mais Renart, en passant devant le gelinier, ne put se tenir d’y monter et de jeter l’alarme parmi les poules. Elles poussent des cris aigus ; le village s’émeut, les vilains accourent de tous les côtés, on reconnoit Renart et chacun de huer, de courir à qui mieux mieux sur lui. Vous comprenez qu’en ce moment j’aie éprouvé certaine inquiétude : je décampai au grand galop ; mais comme Renart savoit bien mieux les détours et les retraites, ceux qu’il avoit ameutés me reconnoissant l’abandonnèrent aussitôt, pour me fermer passage. Je le vis alors, le traître, gagner le large : — Eh quoi ! Renart, lui dis-je, pourrez-vous bien me laisser seul dans l’embarras ? — Ma foi, beau sire Brun, répond-il, chacun fait de son mieux ; je me sauve, le besoin fait vielles trotter. Allons ! travaillez à vous tirer de là ; pourquoi n’avez-vous pas un coursier rapide et des éperons trenchans ? C’est votre faute si les vilains viennent à vous mettre dans leur saloir. Entendez-vous leur vacarme ? si votre pelisse est trop chaude, comptez sur eux, ils vous en déchargeront. Pour moi je vais à la cuisine, préparer, à votre intention, la poularde que j’emporte ; mais j’oubliois, damp Brun : à quelle sauce la voulez-vous ? Cela dit, le felon s’esquive et me laisse dans la presse. Vit-on jamais, dites-moi, plus odieux gabeur ?

Cependant le bruit devient affreux, les vilains me cernent, les chiens m’entourent, je sens la dent des uns et la flèche des autres. Je comprends le danger et je me décide à le braver. Je reviens sur les mâtins, je les mords, je les déchire, je les renverse l’un sur l’autre. Jamais chasseurs ne trouvèrent mieux à qui parler. Quoique percé de cent flèches barbelées, les chiens n’osèrent me toucher, et je contraignis les vilains à me laisser maître du champ de bataille. Mais ce ne fut que pour un instant ; tandis qu’aucun d’eux n’osoit plus m’attendre, j’en atteignis un dont je mis à découvert les entrailles pantelantes. Je le labourois de mes pieds et de mes dents, il poussoit un dernier cri de détresse, quand par malheur un autre, arrivant par derrière, me décharge sur la nuque un coup de massue qui me fait chanceler et tomber. Les chiens et les vilains de revenir tous à la charge : je sens l’étreinte des dents, le fer des pieus, la pluie des pierres et des carreaux. Les mâtins tomboient, revenoient sans cesse. Enfin mon corps sanglant n’étoit plus qu’une blessure, je pris le parti de regagner les bois. On n’osa me poursuivre ; je me dirigeai lentement vers le premier taillis, et de là me retrouvai bientôt au milieu de mes domaines.

Tel est le beau service que Renart me rendit. Je ne prétends pas en faire clameur, j’ai voulu seulement montrer par un exemple quelle étoit sa façon de procéder. Aujourd’hui damp Ysengrin porte plainte contre lui ; l’autre jour c’étoit Tiecelin qu’il avoit plumé traîtreusement et qu’il vouloit mettre en lieu sûr. Tybert le chat le rend responsable de la queue qu’il a perdue, et dame Mésange, sa propre commère, vous dira comment il voulut la dévorer, en lui offrant comme un autre Judas le baiser de la paix, Il faut enfin réprimer tant de méfaits ; c’est l’impunité qui seule a pu lui donner tant d’audace. »

À ce long discours, Baucent demande la permission de répondre en peu de mots : « Sauve votre grâce, messire Brun, on ne peut terminer brusquement la cause dont nous avons à connoître. La clameur d’Ysengrin n’a pas encore été rendue publique ; et certes il faudroit une grande sagesse pour juger, suivant droit et raison, une affaire dans laquelle on n’auroit entendu que l’accusateur. Nous avons écouté la plainte, nous devons écouter la défense. Qui nous presse ? Rome a-t-elle été faite en un jour ? Et je ne parle pas dans l’intérêt de Renart ou dans celui d’Ysengrin ; mais ne devons-nous pas tous souhaiter de prévenir une lutte publique devant la Cour ? Il faut tous deux les interroger et les entendre : quand Renart sera présent et que la cause sera débattue, nous verrons distinctement quelle amende il convient d’exiger de la partie coupable. »

« Oui, » dit Cointereau le singe ; « et le diable prenne ces gens pressés qui veulent juger sans attendre le quia. — Pour vous, Cointereau, » répliqua Brun, « vous n’étonnerez personne, si vous êtes du parti de Renart ; vous avez le même genre de savoir faire. Renart s’est déjà tiré de plusieurs mauvais pas, il sortira de celui-ci pour peu qu’on s’en rapporte à vous. » « Eh bien, maître, » répondit le singe en faisant une de ses plus belles moues, « dites-nous au moins comment vous justifieriez une sentence aussi précipitée. — Par saint Richer ! » dit Brun, « il n’y a pas de cour au monde où je ne sois prêt à déclarer que tout le mal vient de Renart, et qu’Ysengrin a raison de l’accuser. Avons-nous besoin de preuves, quand la femme et le mari sont d’accord pour en demander justice ? Il conviendrait donc de commencer par s’assurer de la personne du coupable, de l’amener pieds et poings liés, de le jeter en chartre ou geôle, de le battre de verges, et de le mutiler pour l’empêcher de jamais insulter d’autres nobles matrones. C’est ainsi que partout l’outrage est puni ; et la répression du crime est sévère, même quand il s’agit d’une femme commune, abandonnée. Se montrera-t-on ne plus indulgent, quand la victime est une vertueuse et noble épouse, qui ne se consolera jamais de l’insulte qu’elle a essuyée ? Car enfin, il ne viendra dans l’esprit de personne qu’Ysengrin eût levé cette clameur, si l’offense n’étoit pas aussi claire que le jour ; et quelle ne seroit pas sa honte, si, maintenant, on lui dénioit justice ?

— Ma foi ! » répondit en ricanant Cointereau, « il est singulier qu’on mette une sorte de point d’honneur à faire éclater aux yeux de tous sa propre honte. Eh, mon Dieu ! si Renart a fait ce qu’on lui reproche, à tout pécheur miséricorde, et notre devoir est d’accommoder les parties. Croyez-moi, d’ailleurs, le Loup n’est pas si grand qu’on le pense, et Renart ne le craint guères : il sait que petite pluie a souvent abattu grand vent. Il viendra, j’en ai la conviction. Quant à messire Brun, en parlant aussi longuement, il a véritablement perdu belle occasion de se taire.»

Damp Brichemer étoit de trop grand sens pour continuer ces querelleuses railleries. Résumant donc nettement le débat : « Seigneurs, » dit-il, « nous ne devons penser qu’à prendre jour pour accorder les parties. Renart a proposé de faire serment ; sommons-le de tenir cet engagement. Aussi bien, comme Baucent l’a sagement remarqué, ne peut-on tenir plaid, à propos de meurtre ou de mortel outrage, tant que la question de fait n’est pas mise hors de doute. Et jusques là, nous devons tenter d’accommoder la querelle. Mais il faut aller au-devant de surprise et de malentendu. Une fois le serment fait, il peut arriver que le Roi soit absent du pays ; alors, devant qui se tiendra l’assise ? Il me semble que Rooniaus, le chien de Frobert de La Fontaine, pourrait être designé comme Justice. C’est une personne honnête, d’une piété exemplaire ; le choix serait approuvé de tout le monde. » Cette proposition fut accueillie par un applaudissement général : la séance fut levée et les Conseillers retournèrent vers le Roi pour rendre compte de ce qu’on y avoit résolu.