Le Roman de Renart/Aventure 28
VINGT-HUITIÈME AVENTURE.
oble se tourna d’abord vers Ysengrin : C’est vous, damp connétable, qui déciderez ce qui doit revenir à chacun : vous trouverez aisément moyen de nous contenter tous les trois. — J’obéis, Monseigneur, puisque tel est votre plaisir ; d’ailleurs j’avoue que je mangerai volontiers. De quoi s’agit-il ? d’un taureau, d’une vache et d’un veau…. » Il parut hésiter un instant, comme cherchant moyen de tout arranger au mieux ; car il se rappeloit ce que dit le vilain :
Qui le bien voit et le mal prent,
Souvent à bon droit se repent.
En tout cas, il se seroit fait étrangler plutôt que de rien proposer à l’avantage de Renart.
« Monseigneur, » reprit-il enfin, « mon avis est que vous reteniez pour vous le taureau et la belle génisse. Je me contenterai du veau, et quant au roux que vous avez admis dans votre compagnie, je sais qu’il aime peu ces sortes de viandes ; nous l’inviterons à chercher pâture ailleurs. »
Oh ! que grande chose est Seigneurie ! Il faut au seigneur donner tout à garder, tout faire à sa guise et surtout ne jamais lui parler de partage. En tous pays la coutume est la même ; le connétable Ysengrin pouvoit-il oublier une telle vérité ! Or ce qui devoit arriver arriva : Noble ne l’avoit pas écouté sans branler la tête et sans témoigner une indignation vive. À peine le partageur a-t-il fini, que lui se dresse, fait deux pas, lève sa terrible patte et l’étend sur la joue d’Ysengrin d’une telle force qu’il enlève la peau, le cuir du visage, et laisse le coupable couvert de sang. « Ysengrin, » dit-il, « n’entend rien aux partages, j’aurois dû le deviner. C’est à vous, Renart, plus habile et plus sage, à satisfaire chacun de nous. — « Sire, » répondit Renart, « vous me faites un honneur que je n’osois espérer ; mais voici ma proposition : Prenez, seigneur, ce qu’il vous plaira et nous abandonnez le reste.
— Non, non ! » dit Noble, « je ne l’entends pas ainsi : je veux que tout soit réglé par jugement, suivant l’équité, et de façon que personne n’ait droit de se plaindre. — Eh bien ! » reprit Renart, « puisque vous le voulez, mon avis est d’abord, comme Ysengrin l’avoit proposé, que le taureau soit à vous ; c’est la part du Roi, il ne peut tomber en mains plus glorieuses. La génisse est tendre, grasse et jeunette ; elle sera pour Madame la Reine. Le prince impérial votre fils a, si je ne me trompe, été nouvellement sevré, il doit avoir un an, ou peu s’en faut ; à lui doit revenir ce petit veau, tendre comme du lait. Pour nous autres, ce vilain et moi, nous irons chercher notre chevance ailleurs. »
Ces paroles répandent une satisfaction visible sur le fier visage du Roi. « Voilà, » dit-il, « qui est bien parlé : aussi personne ne réclame. C’est bien, Renart, je suis content. Mais, dites-moi, qui vous apprit à si bien faire les partages ? — Sire, » répond Renart, « le chaperon rouge d’Ysengrin est pour moi de grande autorité. Je suis même tenté de croire que la couronne que vous lui avez faite indique un cardinal, sinon l’Apostole lui-même. Ô la belle couleur de pourpre ! il faut s’incliner devant elle. »
« — Maître Renart, maître Renart, » fait le Roi en lui passant doucement le bras sur l’oreille, « vous êtes un subtil personnage, et vous savez mieux que votre pain manger. Tant pis pour qui refuseroit vos bons services ; vous retenez bien ce qu’on dit, et vous savez profiter à merveilles des sottises d’autrui. Demeurez ici tous les deux et de bonne amitié ; mais je conseille à Ysengrin, s’il veut s’épargner de grands regrets, de mieux repartir une autre fois. Pour moi, j’ai de grandes affaires qui m’obligent à m’éloigner. Cherchez, parcourez ces bois, et si vous y trouvez votre dîner, je vous permets de le prendre. Adieu, Renart ! bien partagé, vraiment, bien partagé !
— Eh bien, sire Ysengrin, que vous en semble ? » dit Renart, dès que Noble se fut éloigné emmenant la proie devant lui ; « le Roi nous a-t-il assez outragés ? des barons tels que nous doivent-ils être ainsi maltraités et joués ? Croyez-moi, en nous entendant un peu, nous pourrions lui donner assez d’embarras. Comme votre ami, je vous dois mes meilleurs conseils, et je vous aiderois volontiers de toutes mes forces à prendre de ce mauvais roi une vengeance éclatante. Car enfin il y a trop de honte à se laisser traiter ainsi et nous lui donnerions l’envie de faire pis encore. Mon avis est de venger avant tout l’injure qu’il vous a faite, puis le déni de justice qui nous a privés du bien qui nous appartenoit. »
Ysengrin écoute attentivement Renart. Il garde un fier ressentiment du traitement qu’il a reçu ; il seroit heureux de pouvoir s’en venger : mais d’un autre côté il faut avoir des alliés, pour entreprendre une guerre contre le Roi. La prudence veut qu’on demande avant tout conseil à ses véritables amis. « Cependant, » se dit-il, « où trouverois-je un plus sage conseiller que Renart, un compagnon plus adroit, plus utile ?… Mais, s’il me trahissoit ? s’il ne m’arrachoit mon secret que pour aller le réveler au Roi ? La trahison est assez dans ses habitudes et dans celles de sa race.... Non ! je lui fais injure ; c’est, après tout, mon compère, il ne voudroit pas me perdre ? Il est prudhomme, le Roi le disoit tout à l’heure encore, en nous reconciliant. Cependant ma femme ! ma femme !… Mauvais propos que tout cela ; je veux me venger du Roi, Renart m’offre ses conseils et son aide, je serois fou de l’éconduire. »
Il répond donc à Renart : « Bel ami, cher et doux compère, j’ai réellement besoin de votre aide et je vous la demande. Je voudrois, avant l’arrivée de la première nuit, tirer vengeance de notre mauvais roi. — Oh ! » reprend aussitôt Renart, qui ne vouloit que donner le change à son compère sur le principal objet de ses rancunes, « il ne faut pas tant se presser ; nous en reparlerons une autre fois : pour le moment, j’ai le plus grand besoin de revoir ma famille ; je suis hors de Maupertuis depuis fort longtemps, et je veux y faire un tour. Adieu, cher oncle Ysengrin ; demeurons tout d’un accord contre l’orgueil du Roi. » Cela dit, les nouveaux amis prirent congé l’un de l’autre. Avant d’avoir fait cent pas, ils avoient oublié la guerre qu’ils devoient entreprendre et la foi qu’ils avoient déjà si souvent jurée et mentie.