Le Roman de Renart/Aventure 18
DIX-HUITIÈME AVENTURE.
ci l’histoire nous ramène à Tybert. Satisfait de s’être approprié l’andouille, peu soucieux des projets de vengeance de damp Renart, il commençoit à fermer voluptueusement les yeux, quand vinrent à passer deux prêtres devant la croix qui l’avoit si bien servi. Ils se rendoient au Synode ou convocation épiscopale. L’un montoit une vieille jument, et l’autre conduisoit un palefroi doucement amblant. Le prêtre à la jument dit le premier : « Venez donc, compain ; quelle bête voyons-nous là ? — Arrêtez, étourneau que vous êtes, » dit l’autre, « c’est un magnifique chat sauvage, et je serois plus content qu’un roi si je pouvois l’attraper. Sa peau defendroit mon chef du froid, j’y taillerois facilement un grand et bon chaperon ; Dieu, connoissant le besoin que j’en ai, me l’a sans doute envoyé. C’est bien votre avis, n’est-ce pas, Turgis ? Pour n’en rien perdre, je veux y laisser la queue : elle donnera au chaperon meilleur air, elle tombera plus agréablement sur la nuque. Voyez comme elle est grande et bien fournie !
« — C’est fort bien, » répond l’autre ; « mais vous ne parlez pas de la part qui m’en revient. — Votre part ? Eh ! ne voyez-vous pas, maître Turgis, que j’ai besoin de la robe entière ? ainsi vous me la laisserez. — La laisser ? pourquoi, s’il vous plaît ? Suis-je de votre hôtel, avez-vous jamais rien fait pour moi ? — La peste soit de vous ! » dit Rufrangier ; « des ladres on ne doit rien attendre. Partageons donc, j’y consens. Mais le moyen ? — Je vais vous le dire : vous désirez en faire un chaperon, n’est-ce pas ? eh bien, nous la donnerons à priser, et vous me paierez moitié de la valeur. — Faisons mieux encore, dit Rufrangier ; « car je veux toute la bête : allant de compagnie au Synode, nous devons prendre hôtel et manger, durant le voyage : je propose de payer double écot, mais à la condition que vous céderez votre part du chat. — Ne disputons pas, » répond Turgis, « j’y consens. — Il ne s’agit plus que de prendre le chat : qui s’en charge ? — Ah ! » dit Turgis, « ce ne sera pas moi : qui le doit avoir le happe ! — Je vais donc y pourvoir. » Disant cela, et pendant que Turgis prenoit un peu d’avance, le bon Rufrangier approche de la croix et lève les mains ; mais, son palefroi n’étant pas assez haut, il ne put atteindre la proie : il se décide alors à monter droit sur la selle, bien persuadé qu’il n’auroit plus qu’à saisir ; mais Tybert dresse les poils, lui jette les ongles sur le visage, fait un saut, le déchire à belles dents, si bien que Rufrangier se détourne au plus vite et tombe à la renverse au pied de son cheval. Pendant que la douleur de la chûte et les morsures du chat lui ôtent sa présence d’esprit, Tybert descend sur les arçons que le prouvère venoit de quitter ; le cheval effrayé s’enfuit bride abattue, arrive à travers champs à la maison, et penètre dans la cour au moment où la femme du prouvère se baissoit pour ramasser du petit bois. Elle ne voit pas le cheval qui, poussé de grande violence, vient la frapper en pleine poitrine. « Au secours ! au voleur ! au diable d’enfer ! » Car tel lui sembla Tybert, accroupi sur la selle ; mais Tybert connoissoit la maison, et quand le cheval s’élança vers l’écurie, il fit un saut, et le plus tranquillement du monde, il alla tenter une reconnoissance dans les combles du logis.
Cependant Rufrangier revenoit à lui. Il appelle Turgis, et le prie de lui amener son palefroi. Turgis arrive : « Ah ! messire, êtes-vous blessé ? — Blessé, non ; mais égorgé. Ce n’est pas un chat, c’est un démon auquel nous avons eu affaire. Nous sommes ensorcelés, nous sommes perdus ; ce lieu nous sera fatal. Et mon palefroi ! mon palefroi ! » Alors il commence sa kirielle, il dit Credo, Miserere, Pater noster, et Turgis chante les répons. Après avoir longtemps attendu si le cheval revenoit, ils font encore un signe de croix, renoncent au Synode et retournent au logis. « Eh ! qu’avez-vous ? » dit la dolente femme de Rufrangier. — « Nous avons, » répond le prouvère, « que le diable nous a battus, moi et messire Turgis de Longbuisson ; qu’il nous a ensorcelés et que, sans nos prières et nos signes de croix, il nous auroit tous les deux emportés. »
(Le translateur. — La justice nous oblige à déclarer que l’aventure de l’Andouille partagée n’est pas racontée par tous les historiens à l’avantage de Tybert : plusieurs soutiennent que Renart avoit encore ici trouvé la meilleure ruse. Il étoit aisé de prévoir que ces deux maîtres-passés en tous genres de fourberies auroient leurs partisans exclusifs, et que le juge impartial auroit toujours de la peine à donner l’avantage à l’un des deux sur l’autre. Je ne veux être ici que le rapporteur. Ceux donc qui nous représentent Tybert comme la victime de Renart racontent l’histoire de l’Andouille comme vous allez voir.)