Le Roman de Renart/Aventure 16

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 95-100).

SEIZIÈME AVENTURE.

Comment Tybert prit les soudées de Renart, et comme il en cuit de s’attaquer à un vieux chat.



Échappé de la rencontre des veneurs et du Frère convers, Renart avoit gagné de larges fossés qu’il connaissoit, et les avoit mis entre la meute et lui. Mais il avoit grand besoin de repos : sa faim, plusieurs fois irritée, n’avoit pas été satisfaite ; il se promettoit de prendre une autre fois sa revanche du Corbeau, de la Mésange et surtout de Chantecler quand, au détour d’un vieux chemin, il aperçoit Tybert le chat, se déduisant avec lui-même et sans compagnie. Heureux Tybert ! sa queue lui suffisoit pour exercer son adresse et lui donner carrière : il la guettoit de l’œil, la poursuivoit, la laissoit aller et venir, la saisissoit au moment où elle y pensoit le moins, l’arrêtoit entre ses pattes et la couvroit alors de caresses, comme s’il eût craint de l’avoir un peu trop malmenée. Il venoit de prendre la pose la plus abandonnée, tour à tour allongeant les griffes et les ramenant dans leur fourreau de velours, fermant les yeux et les entrouvrant d’un air de béatitude, entonnant ce murmure particulier que notre langue ne sait nommer qu’en l’imitant assez mal, et qui semble montrer que le repos parfait du corps, de l’esprit et du cœur peut conduire à l’état le plus doux et le plus désirable. Tout à coup, le voilà tiré de son voluptueux recueillement par la visite la moins attendue. Renart est à quelques pas de lui : Tybert l’a reconnu à sa robe rousse, et se levant alors autant pour se mettre en garde que par un juste sentiment de déférence : « Sire, » dit-il, « soyez le bienvenu ! — Moi », répond brusquement Renart, « je ne te salue pas. Je te conseille même de ne pas chercher à me rencontrer, car je ne te vois jamais sans désirer que ce soit pour la dernière fois. »

Tybert ne jugea pas à propos d’essayer une justification ; il se contenta de répondre doucement : « Mon beau seigneur, je suis désolé d’être si mal en grâce auprès de vous. » Renart cependant n’étoit pas en état de chercher noise ; car il jeûnoit depuis longtemps, et il étoit harassé de fatigue. Quant à Tybert, il étoit gros et séjourné ; sous de longs grenons argentés et luisants reposoient des dents bien aiguisées ; ses ongles étoient grands, forts et effilés ; d’ailleurs, damp Renart n’aimoit pas les combats à force égale. L’air décidé de Tybert lui ayant fait changer de ton : « Écoute-moi : » lui dit-il, « je veux bien t’annoncer que j’ai entrepris contre mon compère Ysengrin une guerre sérieuse et terrible. J’ai déjà retenu plusieurs vaillants soudoyers ; si tu voulois en augmenter le nombre, tu ne t’en trouverois pas mal, car je prétends lui donner assez de besogne avant d’accepter la moindre trêve. Bien maladroit celui qui ne trouvera pas avec nous l’occasion de gagner un riche butin. »

Tybert fut charmé du tour que la conversation avoit pris. « Sire, » dit-il, « vous pouvez compter sur moi, je ne vous ferai pas défaut. J’ai de mon côté un compte à régler avec Ysengrin, et je ne désire rien tant que son dommage. » L’accord fut bientôt conclu, la foi jurée, et Tybert accepta les soudées de Renart pour une guerre dont il ignoroit la cause et qui n’étoit pas déclarée. Les voilà faisant route chacun sur son cheval (car notre poëte fait volontiers voyager ses héros comme nobles gens de guerres) ; en apparence les meilleurs amis du monde, mais au fond disposés à s’aider de la trahison dès que l’occasion s’en présentera.

Tout en chevauchant, Renart avise, au beau milieu de l’ornière qui bordoit le bois, un fort collet tendu dans une souche de chêne entr’ouverte. Comme il prenoit garde à tout, il l’esquiva ; mais l’espoir lui sourit de voir Tybert moins heureux. Il s’approche de son nouvel homme d’armes et lui jetant un ris : « Je voudrois bien, mon cher Tybert, » lui dit-il, « éprouver la force et l’agilité de votre cheval : sans doute on peut le recevoir dans les montres, mais je voudrois en être sûr. Voyez-vous cette ligne étroite qui longe le bois : élancez-vous bride abattue droit devant vous ; l’épreuve sera décisive. — Volontiers, » répond Tybert, qui soudain prend son élan et galope. Mais arrivé devant le collet, il le reconnoît à temps recule de deux pas et passe rapidement à côté. Renart le suivoit des yeux. « Ah ! Tybert, votre cheval bronche, il ne garde pas la voie. Arrêtez-vous, et recommençons ! » Tybert, qui ne doutoit plus de la trahison, ne fait pas de difficulté. Il reprend du champ, pique des deux, arrive une seconde fois devant le collet, et saute une seconde fois par-dessus avec la même légèreté.

Renart comprend que sa malice est découverte ; mais sans se déconcerter : « Vraiment, Tybert, j’avois trop bien jugé de votre cheval : il vaut moins que je ne pensois ; il se cabre, il se détourne, il ne sera pas reçu par le maréchal de mon ost, et vous n’en tirerez pas un grand prix. » Tybert s’excuse du mieux qu’il peut ; mais pendant qu’il offre de faire un troisième essai, voilà deux mâtins qui accourent à toutes jambes et donnent des voix en apercevant Renart. Celui-ci, dans son trouble, oublie le collet dont il se rapproche pour se perdre dans le bois ; mais Tybert, moins effrayé, saisit l’occasion, et simulant une égale terreur, se jette sur Renart qui, pour se retenir, avance le pied gauche justement sur le collet. La clef qui tendoit le piége tombe, la large fente se referme, et c’est messire Renart qui se trouve pris. Voilà Tybert au comble de ses vœux ; car il croit être bien sûr que son compagnon ne s’en tirera pas : « Demeurez, » lui dit-il ; « demeurez, mon seigneur Renart ; ne vous inquiétez pas de moi, je saurai me réfugier en lieu sûr. Mais ne l’oubliez pas une autre fois : à trompeur, trompeur et demi ; ce n’est pas à Tybert que Renart doit se prendre. »

Disant ces mots il s’éloigne, car déjà les chiens étoient acharnés sur Renart. Averti par leurs abois, le vilain accourt qui avoit disposé le collet. Il lève sa lourde hache : qu’on juge de l’épouvante de Renart ! Jamais il n’avoit vu la mort de si près. Par bonheur, la hache tombe à faux, rouvre le piége, et Renart, délivré par celui qui devoit le tuer, prend le large, disparoît dans la forêt sans que les cris du vilain, le glapissement désespéré des chiens soient capables de lui faire tourner la tête. Vainement est-il poursuivi ; il sait leur donner le change et quand il fut délivré de ce danger extrême, il s’étend presque inanimé sur le revers d’un chemin perdu. Peu à peu la douleur des blessures dont il étoit couvert lui fait reprendre ses esprits : il s’étonne d’avoir pu si longtemps courir, et tout en léchant ses plaies, en étanchant le sang qui en sortoit, il se rappelle avec épouvante et dépit la coignée du vilain, le mauvais tour et les railleries de Tybert.