Le Roman de Renart/Aventure 14

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 85-89).

QUATORZIÈME AVENTURE.

Comment Renart conduisit Primaut dans le lardier du vilain, et ce qui en résulta pour le vilain et pour lui.



Primaut, que la faim tourmentoit, réveilla Renart avant le point du jour : « Compain, je meurs de faim, tu le sais ; apprends-moi donc où je pourrai trouver à manger. »

Renart se frotte les yeux, réfléchit un moment, puis : « Si vous tenez à faire un bon repas, il y a près d’ici une maison de ma connoissance qui vous en donnera tous les moyens. Elle appartient à un vilain, possesseur de quatre gros bacons : je sais par où l’on y peut entrer, et si vous voulez je vous y conduirai.

— Si je le veux ! » dit Primaut, « mais tout de suite, je t’en prie. Ne vois-tu pas que je grille d’être en face de ces bacons ? — Eh bien ! partons. »

Arrivés devant la maison, Renart commence par faire l’examen des portes et des fenêtres : elles étoient toutes closes, et la mesgnie du vilain dormoit encore. Renart se souvient d’un jeu qu’il avoit fréquemment essayé. Il y avoit, du côté opposé à la porte, dans le courtil, une ouverture étroite : il y conduit Primaut, passe le premier et invite à le suivre son ami. Primaut eut toutes les peines du monde à passer ; mais la faim avoit effilé son ventre et lui donnoit une ardeur singulière ; les voilà dans la maison. Ils arrivent au lardoir, ils découvrent les bacons. « Maintenant, soyez content, sire compain, » dit Renart ; « jamais vous n’aurez plus belle occasion d’apaiser votre faim. » L’autre, au lieu de répondre, tombe sur les jambons, les dévore et n’en auroit pas même offert à Renart, si celui-ci n’eût pris ses précautions d’avance. Mais comme il n’oublie pas qu’on peut les surprendre, il avertit Primaut de se hâter. « Je suis prêt à partir, » répond l’autre, « mais j’ai tant mangé que je marche avec difficulté. » En effet, sa panse étoit devenue plus large que son corps n’était long : Clopin-clopant, ils reviennent au pertuis que Renart passa sans trop de peine ; mais il en fut tout autrement de Primaut. Le ventre qu’il rapportoit opposoit une résistance inattendue. « Comment faire, » disoit-il, « comment sortir de là ? — Vous avez quelque chose, frère ? » dit doucement Renart. « Quelque chose ? J’ai que je ne puis repasser outre. — Repasser ? vous voulez rire sans doute. — Je te dis, par mes dents, que je ne puis sortir. — Voyons, essayez d’avancer la tête et de pousser. » Primaut suit le conseil qu’on lui donne ; Renart le prend alors aux oreilles, tire le plus fort qu’il peut, jusqu’à lui mettre le cuir en écharpe. Mais il a beau tirer de haut, de bas, de côté, tout est inutile, le ventre résiste toujours. « Essayons un autre moyen », dit Renart, « car le jour ne tardera guère ; le vilain peut venir, et s’il nous trouvoit là… Attendez-moi, compain, j’y suis ; je vais chercher à vous tirer de ce mauvais pas. » Il court au bois tailler une branche dont il fait une hart, et revenant à Primaut : « Il faut maintenant pousser et tirer de toutes vos forces, car pour rien au monde je ne vous laisserai en pareil danger. » Et ce disant, après avoir passé la hart dans le cou de Primaut, il s’appuie d’un côté à la paroi du mur et tire de l’autre de façon à ce qu’une partie du corps se trouve engagée comme la tête ; il ne cesse de répéter avec componction : « Saint-Esprit, aidez-nous ! faudra-t-il laisser ici mon compain, mon ami ! Non, assurément. » Du col au sommet de la tête il enlève et rebrousse la peau du pauvre Primaut ; vaincu par la douleur, le patient jette un long cri, le vilain s’éveille et sort du lit, voilà qu’il accourt toutes jambes.

« Laisse-moi, laisse-moi, Renart ; j’aime mieux essayer de rentrer dans l’enclos pour me défendre du vilain. » Renart ne le fait pas répéter, il s’éloigne, à peu près certain qu’enfin son cher ami ne se tirera pas de là.

Primaut eut pourtant la force de débarrasser son avant-corps, comme le vilain arrivoit tenant une chandelle d’une main, un tronçon de lance de l’autre. Il essaie d’esquiver le coup, mais il n’y parvint qu’à demi ; de bonheur, la chandelle s’éteint. Primaut, dont l’œil est meilleur que ceux du vilain, en profite pour revenir sur son ennemi et pour le saisir comme il tentoit de ranimer les dernières lueurs. Le vilain, violemment mordu vers la partie basse du dos, pousse un long cri de détresse : « À moi ! bonnes gens ; au secours ! » Sa femme l’entend la première ; elle se lève, prend sa quenouille, arrive sur le lieu du combat et s’en vient frapper d’une main débile le cuir du loup. Vains efforts, Primaut garde sa proie. Il falloit alors entendre les clameurs des deux époux : « Au meurtre ! au voleur ! on m’étrangle ! on me tue ! les diables m’emportent ! » et cent malédictions.

La femme se décide à ouvrir la porte du courtil, dans l’espoir d’obtenir secours du dehors. Le loup profite de l’occasion, serre les dents, emporte un morceau du gras de la cuisse du vilain et gagne les champs à toutes jambes ; car le danger lui avoit rendu ses forces et son agilité. Il retrouve dans le bois Renart, qui, réellement chagrin de le voir, semble l’être des épreuves que son compain vient de subir. « Allons, » dit Primaut, « le mal n’est pas aussi grand qu’il pouvoit être : je m’en suis tiré ; et si tu veux manger à ton tour, je t’apporte de la chair de vilain : il n’est rien de tel ; quant à moi, je la préfère à celle du porc. — Je pense autrement que vous, » répond Renart ; « par l’amour que je porte à mon fils Malebranche, la chair de vilain, qu’elle soit blanche ou noire, sera toujours de vilain : je n’y voudrois toucher pour rien au monde, je me croirois à jamais souillé. »