Le Roman de Renart/Aventure 11

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. 71-75).

ONZIÈME AVENTURE

Comment Renart et Primaut allèrent à la foire, et du bon marché qu’ils firent en chemin.



Au point du jour, les deux amis se levèrent et plièrent les vêtements du Curé, à la guise des marchands. Primaut coupa une hart, et les pendit à son cou ; Renart se plaça derrière lui comme son valet et, dans cet appareil, ils prirent gaiement le chemin de la foire.

Ils ne marchèrent pas longtemps sans faire la rencontre d’un prouvère, qui justement se rendoit à la foire pour y acheter un surplis, une étole et une aumusse ; mais il vouloit commencer par aller déjeuner chez un de ses confrères, auquel il portoit une oie des plus tendres et des plus grasses.

Renart fut le premier à l’apercevoir. « Bonne aventure, compain, » dit-il à Primaut, « je vois, là devant nous, un prêtre qui, si je ne me trompe, va nous être de grand secours. Peut-être nous achètera-t-il nos habits, ce seroit autant de gagné ; car, en pleine foire, on peut nous soupçonner de les avoir volés, et nous paierions alors un mauvais l’écot. D’ailleurs, le prouvère porte un bel oison dont nous aimerions assez à goûter. Que vous en semble ? — Il faut faire ce que tu dis là. »

Le prêtre, quand ils passèrent, leur dit en relevant par courtoisie le pan de son manteau : « Dieu vous garde, beaux sires ! — Vous aussi, damp prêtre, et votre compagnie ! » Parlant ainsi, Renart regardoit l’oison. « Quel vent suivez-vous, » repartit le prêtre, « et de quel pays arrivez-vous ? »

Renart. « Nous sommes des marchands anglais, et nous allons à la foire porter un assortiment complet de prouvère : l’aube, la chasuble de bel et bon samit, l’étole, l’amit, le fanon, la ceinture. C’est nous qui fournissons les chanoines de la prochaine église ; mais si vous en avez besoin, damp prouvère, nous vous donnerons la préférence, et nous vous laisserons le tout pour ce qu’il nous a coûté.

Le prouvère. Avez-vous tous ces habits avec vous ?

Renart. Oui, sire prouvère ; ils sont là, dans nos bagages très-bien serrés.

Le prouvère. Voyons-les, je vous prie : Je ne vais à la foire que pour en acheter ; et si vous êtes raisonnables, je m’en accommoderai.

Primaut. Oh ! pour cela, vous serez content de nous. »

Primaut met alors sa charge à terre, et montre les habits. Le prêtre les examine. « Il n’est besoin », dit-il, « de longues paroles, combien m’en demanderez-vous  ?

Primaut. Je vous le dirai sans surfaire. Cédez-moi votre oison, et les habits sont à vous.

Le prouvère. Bien parlé, par ma foi ! J’y consens ; prenez-le, et baillez-moi les vêtements. »

L’échange se fait aussitôt. Primaut prend avec joie l’oison, qui étoit gras et bien fourni. Il le met à son cou et détale au plus vite, sans même penser à prendre congé de Renart. Celui-ci de courir après, et de le rejoindre avec l’espoir d’être admis au partage. L’un suivant ainsi l’autre, ils gagnent la lisière du bois, peu soucieux des vilains qui, de temps à autre, leur barrent le passage ; et chemin faisant, ils rioient de bon cœur, Primaut surtout, de la sottise du Prouvère, qui avoit pu donner une si bonne bête pour quelques habits.

Arrivés sous un grand chêne, Primaut mit l’oison à terre, et prenant les devants sur les réclamations de son compagnon : « En vérité, Renart, nous avons eu tort de ne pas demander au prouvère un second oison ; je suis sûr qu’il nous l’auroit donné. Tu sais que ce n’est pas pour moi que je parle ; seulement j’ai regret de voir que tu n’es pas aussi bien partagé que moi.

Renart. Comment ! sire Primaut, voudriez vous me fausser compagnie et m’exclure du partage ?

Primaut. Le partage ? Pour cela, tu n’y penses pas ; eh ! que diroit mon patron, le bon saint Leu ?

Renart. Pourtant, vous aurez grande honte et vous ferez un péché mortel, si vous gardez tout pour vous.

Primaut. Voilà des paroles bien inutiles : ai-je besoin de tes sermons ? Si tu as faim, qui t’empêche de faire un tour dans le bois et d’y chercher ta proie, comme les autres jours ? »

Renart ne répond pas ; il sait qu’icy les reproches ne lui serviroient guères. Pour menacer et défier Primaut il faudroit être aussi fort que lui, et Renart se rend justice. Il aima mieux s’éloigner ; mais il étoit surtout fâché d’avoir trouvé son maître en felonie : « Damp Primaut, » dit-il, « vient de jouer mon personnage ; en vérité, je le croyois plus sot. Il m’a fait ce qu’on appelle la compagnie Taisseau[1]. J’aurois dû me défier de cet odieux glouton. Mais s’il est vrai que je sache mieux leurrer qu’un bœuf ne sait labourer, je prends à témoin mes bons amis les bourgeois d’Arras, que personne à l’avenir ne pourra se vanter, ô ma chère Hermeline, de faire repentir ton époux de sa bonne foi. »


  1. Vers 1110, Robert, duc de Normandie, ayant été obligé de quitter Caen, le gardien de la porte principale de la ville, nommé Taisseau, arrêta l’un des principaux serviteurs du prince et le détroussa. Les gens de Taisseau firent comme lui, et tous les bagages du duc furent pillés. (Roman de Rou, t. I, p. 403.)