Le Roman de Renart/Avant-propos

Traduction par Paulin Paris.
Texte établi par Paulin ParisJ. Techener (p. iii-viii).

AVANT-PROPOS.



Il y a deux ans, ma chère Paula (c’est du plus vieux qu’il te souvienne), que nous trouvant tous ensemble à Avenay, tu t’avisas de pousser, en sautant et en chantonnant, la porte d’une chambre dans laquelle je m’étois retiré pour achever la Table des matières d’un livre qui ne t’intéressera pas de longtemps, si jamais il t’intéresse. Tu interrompis tes fredons, et posant ta terrible petite main sur mes paquets alphabétiques : « Grand-papa, qu’est-ce que vous faisez là ? — Laisse-moi, cher enfant ; va jouer ailleurs. — Maman dit que vous faisez un livre. C’est vrai ? Comment donc qu’on fait un livre ? — Laisse-moi. — Oh ! grand-papa, dites, dites ! je vous en prie ! — Eh bien ! on prend une plume, du papier et de l’encre ; on écrit des lettres qui font des mots, puis des lignes et puis des pages. Quand on a fait beaucoup de lignes et qu’on a rempli beaucoup de pages, on attache les pages avec du fil, on y met une belle couverture et le livre est fait. — Ah ! c’est comme ça qu’on fait un livre ? alors, ça n’est pas bien difficile. Grand-papa, voulez-vous me faire un livre ? — Allons, laisse-moi. — Je vous en prie, faisez-moi un livre ! mais un livre à moi, comme Lydie de Gersin, les Contes de Fées, les Fables de La Fontaine. — Rien que cela ! — Vous voulez bien, grand-papa ? — Mais tu as déjà tous ces livres-là. — Oui, même que j’ai la grammaire et que j’apprends mes verbes ; mais celui-là je ne l’aime pas. — Tu sais par cœur maître Corbeau ; ta maman t’a fait lire, bien souvent j’en suis sûr, comment la petite Lydie étoit un jour assise à regarder des images ; ta bonne t’a conté l’histoire du Petit Poucet et de la Belle au bois dormant. — Oui, grand-papa. Aussi je ne vous demande pas ces livres-là, puisque je les connois et que je les ai. Maman m’a donné Lydie, ma sœur Michette m’a donné ses contes de fées, et Mamoiselle m’a donné ma grammaire. Mais si vous me faisiez un livre, je dirois : c’est grand-papa qui m’a donné ce livre de… de quoi, grand-papa ? dites.

— Eh bien, cher enfant, de Maître Renart et de son compère Ysengrin.

— Maître Renart ? oh ! je le connois aussi celui-là. C’est lui qui a mangé le fromage au Corbeau ; qui invita à dîner commère la Cigogne ; qui laissa dans le puits son compagnon, son bon ami Bouc ; qui vouloit embrasser (censé) le vieux coq, pour le manger, et qui trouvoit les raisins trop verts, parce qu’il n’y pouvoit atteindre. Mais Ysengrin… je sais pas.

— Eh bien, tu feras connoissance avec lui. Tu verras son histoire dans ton livre, et tu en verras bien d’autres, des histoires ; même qui ont amusé, il y a longtemps longtemps, des enfans, je ne dis pas plus sages, mais plus grands que toi.

— Pourquoi qu’elles ne les amusent plus maintenant ?

— Oh ! parce que celui qui a fait le livre ne parloit pas comme on parle aujourd’hui, et qu’on n’entendroit plus ce qu’il disoit. Mais vois-tu, mon enfant, je comprends un peu ce qu’il a voulu dire, et, pour te faire plaisir, je changerai les anciens mots qu’il écrivoit, pour en faire des histoires nouvelles que tout le monde pourra lire ; quand on saura lire, s’entend.

— Tout le monde, grand-papa ? Est-ce que tout le monde aura mon livre ?

— Non ; mais, quand je te l’aurai donné, tu permettras bien aux marchands de livres d’en vendre d’autres tout pareils, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, pourvu que ça soye toujours mon livre.

— Ça le sera toujours ; j’écrirai tout au devant que je l’ai commencé et fini pour faire plaisir à ma chère petite-fille, à ma chère petite Paula.

— Oh ! grand-papa, que je vous remercie ! Je vais bien travailler avec Mamoiselle, pour lire plus vite et plus couramment dans mon livre, quand vous me le donnerez. Et quand je l’aurai ? dites.

— Ah ! dame, on ne fait pas un livre aussi vite qu’une poulette en papier. Il faut beaucoup de temps, vois-tu, pour cela ; un an, deux ans peut-être. Mais, toutes les fois que je voudrai m’amuser, j’écrirai de Renart, et je ferai tant et tant de pages que le livre finira par être fini. Mais, cher enfant, il faut t’avertir d’une chose ; écoute-moi bien. Si je te faisois un livre de toute petite fille, tu ne voudrois déjà plus l’ouvrir dans deux ans ; quand je te le donnerai : encore moins dans quatre ans, dans dix ans ; car tu auras un jour quinze ans. Il faut donc tâcher à rendre notre livre amusant pour des personnes plus grandes et plus respectables que tu n’es et que tu ne seras encore de longtemps. Je ne voudrois pas que tu dises : bah ! c’est le livre de grand-papa ; il n’est bon que pour les enfans. Au contraire, je serois content s’il pouvoit te faire plaisir, d’abord dans deux ans, puis quand tu seras tout à fait grande fille. Seulement, quand je te le donnerai pour les étrennes de 1861, tu laisseras les dernières pages ; parce qu’à l’âge de sept ans on ne s’amuse pas aux histoires de vieux livres. Mais, plus tard, si tu veux savoir un peu comment on avoit imaginé de mettre en écrit ces contes de Messieurs Renart, Ysengrin, Chantecler, Tybert et Tiecelin, tu liras les Études (censé) que j’adresse, en finissant, à des personnes un peu plus grandes que toi. Puisse-tu, ma chère enfant, garder ce livre jusqu’au temps où toi-même tu seras grand’maman, ce qui, je t’en avertis, au train dont vont toutes choses, ne tardera guères : puisse-tu dire alors à tes petits-enfans que toi aussi, tu avois autrefois de grands parens qui t’aimoient beaucoup beaucoup, et leur montrer, à preuve, ce livre des Aventures de Maître Renart, que j’aurai fait pour toi, et que, sans toi, chère petite Paula, je n’aurois jamais eu la pensée de faire. »


25 octobre 1860.