Le Roman de Miraut/Partie 3/Chapitre 9

8 Le Roman de Miraut FIN





CHAPITRE IX

En entendant les cris et les lamentations de son chien, Lisée de rage serra les poings, puis pâlit et, entre les dents, mâchonna un juron furieux ; toutefois, sous le regard haineux, sombre et féroce de sa femme, il se contint, plia quand même et se tut. Mais incapable d’écouter ainsi les manifestations de cette immense douleur dont il se sentait responsable et navré à la pensée qu’une bête qu’il aimait tant allait crever misérablement de son attachement pour lui, lié par de terribles promesses, lié par la pénurie d’écus, il ne put tenir plus longtemps chez lui et, sans mot dire, fila à l’auberge noyer son chagrin dans l’alcool et le vin.

— Apporte-moi une chopine, commanda-t-il à Fricot, en entrant dans la salle de débit.

— N’est-ce pas ton Miraut qui hurle comme ça ? répliqua l’aubergiste. Vrai, son patron devrait bien venir le rechercher. On n’a pas idée de laisser ainsi souffrir des bêtes.

— Apporte-moi à boire, réitéra Lisée qui ne voulait pas alimenter une conversation au cours de laquelle eussent éclaté sa colère, sa rage et sa douleur.

Lorsqu’un paysan tel que Lisée commence par demander une simple chopine, on peut être certain qu’il ne s’en tiendra pas là. Une chopine, c’est juste bon pour se mettre entrain ; un gosier de buveur réclame plus que ça : les bistros campagnards ne l’ignorent point. Lorsque les clients, du premier coup, commandent deux ou trois litres, c’est qu’ils n’ont pas l’intention d’aller plus loin, qu’ils ont jaugé leur soif et ont déterminé ce qu’il faut pour l’apaiser.

Aussi, une demi-heure après, Lisée, plus sombre et plus désespéré que jamais, avait liquidé trois chopines ; au bout d’une heure, il en avait avalé six, et pourtant le chagrin dominait tout, l’ivresse consolatrice ne voulait pas venir et il souffrait comme un damné.

Tout à coup, la porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Il ne s’en émut pas, ne bougea pas, ne tourna même pas la tête, absorbé qu’il était par ses pensées.

— Eh bien ! interpella l’un des arrivants, on ne dit même plus bonjour aux amis.

Lisée, dévisageant ses interlocuteurs, reconnut le gros et Pépé, son cher et fidèle Pépé, enfin valide, et son cœur, il ne sut pourquoi, s’emplit d’un espoir immense, tel le naufragé perdu en mer, qui aperçoit de son radeau les feux du bâtiment sauveteur.

— Mes pauvres vieux, c’est vous ! s’exclama-t-il.

— Oui, c’est nous, c’est moi, je fais ma première grande sortie aujourd’hui, déclara Pépé. Ah ! il y a pourtant longtemps, plus d’un mois que je désirais venir et que j’aurais voulu tout apprendre de ta bouche, mais cette sacrée guibolle m’immobilisait là-bas.

Aujourd’hui le gros est venu me voir et je me suis dit qu’avec lui j’arriverais sûrement jusqu’ici et que si je me sentais trop fatigué pour le retour, Philomen me reconduirait avec sa voiture. Nous venons de passer chez lui : c’est lui qui nous a dit que tu ne devais pas être à la maison, mais ici, et nous sommes venus directement le retrouver.

— Mes pauvres vieux ! mes pauvres vieux ! balbutiait Lisée : vous l’avez entendu ?

— Oui, et il continue. Mais pourquoi l’as-tu vendu aussi, pourquoi ne pas nous avoir prévenus ?

— Il n’y avait plus le sou à la maison ; la vieille a tant gueulé qu’on allait être obligé de vendre une vache, que ce serait la misère, que ça continuerait, que ceci, que cela et j’ai cédé ; mais, mes vieux, si c’était à refaire…

— Si tu m’avais seulement envoyé un mot ! Pourquoi, bon Dieu ! n’être pas venu me voir ?

— J’ai été pris à l’improviste. Je ne me doutais pas que cet imbécile du Val monterait comme ça sans prévenir. Mais il nous est tombé dessus, a offert trois cents francs ; la femme m’a dit que j’étais un idiot, elle a entamé les lamentations et j’ai laissé faire. Je suis un lâche ! Écoutez cette hôte et dites-moi si elle ne vaut pas mieux que Lisée qui a osé la vendre.

— L’autre ne vient pas la rechercher ?

— Non ! ah c’est fini. Il va crever, mon Miraut, mon pauvre vieux Miraut !

— Si lu nous avais dit que ce n’était qu’une question d’écus, j’en ai toujours une petite réserve, et bon Dieu ! si tu en as besoin aujourd’hui, je ne me suis pas amené sans ça !

— C’est trop tard, j’ai promis de ne pas le ramasser.

— Tu n’as pas juré de le laisser crever. Rembourse-lui le prix de son chien.

Tiens, voilà cent francs. Si tu n’en as pas assez et si tu en as besoin encore, tu n’as qu’à dire, nous ne sommes pas des loups, cré nom de nom, et pour le remboursement, ne t’inquiète pas : je ne te demande pas de billet ; lu me les rendras quand tu pourras.

— C’est plus qu’il ne m’en faut avec ce qui reste affirma Lisée. Ah ! tu as raison ! C’est ça ! Merci mon vieux. Merci !

— Pour ce qui est de la femme, commença le gros…

— Ma femme, nom de Dieu ! tu vas voir.

— En attendant, coupa Pépé, tu vas écrire sans retard à ton particulier du Val qui n’est qu’un salaud, soit dit entre nous.

Et séance tenante, Lisée tenant la plume, les trois amis, de concert, rédigèrent à M.  Pitancet une lettre qui n’était pas dans un sac.

Là-dessus, les traits durcis, le front barré d’un pli têtu, les yeux flamboyants, Lisée se leva, décidant :

— Vous allez aller prendre Philomen et venir me retrouver à la maison ; je vais pendant ce temps arranger moi même mes affaires.

— Bon ! Entendu, acquiescèrent les deux autres.

Et, marchant à grands pas, Lisée arriva chez lui, ouvrit brusquement la porte, traversa les pièces, allant au mur où était appendue sa corne de chasse qu’il décrocha vivement de son clou.

— Où vas-tu ? interpella sa femme, soupçonneuse, en le voyant repasser, l’instrument d’appel à la main.

— Ça ne le regarde pas !

— Ça ne me regarde pas, grand voyou, grand soulaud ! Essuie de la rappeler, cette rosse, et tu vas voir ! Ce n’est pas la tienne et elle peut bien crever. Tu es payé et je te défends bien…

— Si je suis payé, tu ne l’es pas encore, tu vas fermer ton bec et vivement, continua Lisée.

— Je ne veux pas que tu passes, s’époumonna-t-elle, rouge de colère, se campant devant son mari et lui barrant le passage.

— Ah ! tu ne veux pas ! ah, tu ne veux pas ! sacré chameau ! Eh bien ! je vais te faire un peu voir et comprendre qui est-ce qui est le maître ici.

Et d’un violent coup de poing, appuyé d’une bourrade puissante, il l’écarta.

— Grande brute ! assassin, voleur de chien ! râla-t-elle en se précipitant, griffes dardées sur lui.

— Ah ! tu n’as pas compris encore et tu ne veux pas te taire, non ! Ce n’est pas assez de nous avoir fait souffrir comme des damnés, moi et cette brave bête, de le faire crever, lui, et de me faire blanchir en trente jours plus que je ne l’avais fait en dix ans ; ce n’est pas assez, il faut que tu sois la maîtresse ici, et que je plie comme un gosse et que j’obéisse comme un roquet ! Eh bien ! nous allons voir.

Et saisissant sa femme par le bras, il lui lança à toute volée une calotte terrible qui la fit pivoter sur elle-même et lui démolit le chignon. Elle voulut riposter, furieuse, mais lui, monté autant que le jour où il châtia l’empoisonneur de Finaud, saturé de vieilles rancœurs, farci de vieilles haines, redoubla de gifles et de coups de poing et de coups de pied, tapant comme un sourd, abattant le bras comme un fléau, lançant les jambes comme des bielles, criant, s’excitant, hurlant, tonnant, prouvant enfin qu’il était le maître et que ce qu’il voulait, nom de Dieu ! il le voulait.

— Dis voir encore un mot, menaça-t-il après cinq minutes d’une telle danse.

— Oui, oui, grande fripouille, assassin, lâche ! continua-t-elle ; mais ce disant, elle se sauvait au poêle, montait à la chambre haute, se barricadait en jurant que cette fois c’était bien fini et qu’elle s’en irait, oui, elle s’en irait…

— Attends seulement un petit peu, menaça Lisée, je vais te faire ton paquet !

Et il sortit, la corne à la main.

À peine arrivé sur le seuil, il emboucha l’instrument et rappela un long coup son chien qui, entendant ce son familier, s’arrêta net dans son hurlement.

Un nouvel appel pressant succéda au premier en même temps que la voix de Lisée criait presque aussitôt :

— Viens, Miraut ! vieus mon petit ! viens vite

Ahuri, mais plein de joie et d’espoir, Miraut sortit du bois et apparut à deux ou trois cents pas de là, hésitant encore après tant d’événements incompréhensibles, regardant de tous ses yeux, demandant si c’était bien vrai, et si cela ne cachait point encore une embûche.

— Viens, Miraut, répéta Lisée en frappant son genou de la main, geste qui lui était familier pour appeler son compagnon de chasse.

Miraut ne pouvait plus douter.

Allongeant comme un fou, de toute sa longueur et jappotant, et pleurant, et riant, il arriva aux pieds de Lisée et s’y roula, lui lécha les souliers, les genoux, les mains, lui sauta au visage, lui peigna la barbe, lui parlant, ne sachant comment faire, comment se tordre et battre du fouet assez vite pour lui dire toute sa joie, tout son bonheur.

Et pour compléter cette joie, pour affirmer cette reprise, pour sceller cette réconciliation, voici que Philomen et Pépé et le gros apparurent encore, devisant joyeusement dans le sentier du clos.

Pépé avait mis leur ami dans le secret, lui avait annoncé la volonté de Lisée de garder le chien et d’en rembourser le prix au richard du Val qui ne reparaissait pas. Tout à l’heure, ils lui avaient écrit une lettre tapée où, entre autres choses plus ou moins dures, Lisée disait que Miraut était à bout, prêt à crever, qu’il serait lâche et criminel de laisser mourir une si bonne bête, que le chien et lui ne pouvaient se passer l’un de l’autre, que c’était folie de croire que Miraut pourrait s’habituer à un autre maître, que l’expérience des derniers jours le prouvait mieux que n’importe quoi et que, dans le courant de la semaine, lui, Lisée, irait reporter à M. Pitancet les trois cents francs que ce dernier lui avait remis comme prix de Miraut.

Le chien naturellement les reconnut tous et leur fit fête à eux aussi, mais il revint de nouveau à son maître.

— Pauvre vieux ! il crève de faim ! Dire que j’ai pu le laisser jeûner si longtemps : viens manger, mon petit.

Asseyez-vous un instant vous autres, demanda-t-il à ses amis.

Et il prépara immédiatement au chien qui le suivait comme son ombre, ne le quittait pas d’une semelle, ne cessait de lui japper, de lui miauler des mots d’amitié, une bonne, plantureuse et réconfortante gamelle de soupe.

Miraut était tellement content que, malgré sa misère, il y toucha à peine d’abord, trempant le nez, avalant une goulée, puis regardant de nouveau son maître comme s’il eût craint encore qu’il ne l’abandonnât.

— N’aie pas peur, mon beau, n’aie pas peur, rassurait Lisée. C’est fini maintenant, nous ne nous quitterons plus.

Et pour qu’il arrivât à manger sa pâtée, il dut délaisser quelques instants ses amis et rester à côté de lui à lui parler et à le caresser, à lui faire des discours et des protestations, jusqu’à ce qu’il eût fini.

Les trois témoins étaient très émus.

— Entrez, mes vieux, entrez donc, invita Lisée, nous allons boire une bouteille. Ce ne serait pas la peine si un jour comme aujourd’hui on ne buvait pas au moins un bon coup.

— Ce n’est pas de sitôt qu’il repartira maintenant chasser tout seul, annonça Pépé en désignant Miraut. Cette aventure-là, mon ami, aura eu du moins l’avantage de l’assagir et de le corriger de ce défaut qui n’en serait pas un sans les gardes et les cognes. Tu verras, prédit-il, que maintenant il ne te lâchera plus : après une pareille secousse, tu pourras aller avec lui n’importe où, à la foire ou ailleurs, il ne risquera pas de se perdre.

On entra au poêle et Lisée, après avoir prié ses amis de s’asseoir, apporta sur la table du pain, des couteaux, des verres et une assiette de gruyère ; ensuite il descendit à la cave, toujours suivi du chien, et en remonta d’abord deux bouteilles poussiéreuses.

— Coupez du pain, et prenez du fromage, invita-t-il ?

Ils ne se tirent point prier et l’on causa de tout ce qui les intéressait, tandis que Miraut, les deux pattes sur la cuisse de Lisée, le mufle humide, les yeux langoureux, écoutait gravement ses amis deviser et mangeait de temps à autre des bouts de pain et des couennes de fromage.

On parla des foins qui poussaient drus, des fruits qui nouaient bien, de la moisson qui s’annonçait belle ; on parla du gibier qui pullulait dans le pays, des compagnies de perdreaux qu’on connaissait, des nids de gelinottes qu’on savait et des lièvres surtout, des lièvres que tout le monde voyait.

— C’en est tout « roussot », affirmait Philomen et ce n’est pas malin à comprendre : on en a tué si peu l’année dernière. Il n’y a guère que Lisée qui ait fait à peu près une chasse convenable, mais toi, Pépé, avec ta quille en morceaux, tu n’as rien pu faire et le gros non plus et moi, ça me faisait saigner le cœur d’aller à la chasse parce que, chaque fois, cela me faisait penser à ma pauvre Bellone.

— Cet automne nous ferons tous ensemble l’ouverture, proposa Pépé ; le gros viendra coucher la veille et on la fera sur Velrans. C’est : moi qui ai amodié la chasse communale et comme je suis le seul fusil, il y a encore plus de gibier là-bas que sur Longeverne et sur Rocfontaine.

— Mais, ta femme, interrompit Philomen, comment a-t-elle pris la chose ?

— Comment elle l’a prise ? Eh bien, mon vieux, elle a pris tout simplement quelque chose pour son grade ! Ne voulait-elle pas m’empêcher encore de rappeler Miraut ? Une sacrée grande charogne qui a toujours voulu me mener par le bout du nez, dont je n’ai jamais pu rien obtenir par la douceur et la bonne volonté ; non, je n’ai jamais rien pu faire, ni acheter quelque chose sans recevoir des observations ou subir des reproches. C’en est assez. Je lui ai fichu une danse dont elle se rappellera, je l’espère, et tu sais, je suis prêt à recommencer à toute occasion, fermement décidé à ne pas me laisser marcher dessus, et la première fois, oui, la première fois qu’elle nous embêtera, moi ou Miraut, gare la trique et les coups de chaussons.

— Où est-elle ? s’inquiétèrent les amis.

— Que sais-je ? à la chambre haute, probablement, en train de ruminer je ne sais quoi. Elle m’a menacé de foutre le camp ! Qu’elle s’en aille bien au diable, si elle veut ! Mais je suis bien tranquille de ce côté et il n’y a pas de danger qu’elle me débarrasse de sa sale gueule.

— Il vaut mieux tâcher de s’arranger, émit Philomen. Je dirai ce soir à ma femme de venir la voir, de la raisonner, de lui faire comprendre…

— Si elle y arrive, mon vieux, interrompit Lisée, si elle peut lui faire admettre ce qu’elle ne veut pas saisir, cette sacrée sale bête de mule, je veux bien qu’on me coupe… tout ce qu’on voudra et te payer les prunes à Noël.

— Tout arrive pourtant par se tasser à la longue et par s’arranger, philosopha Pépé.

Le garde, les gendarmes, le père Martet qui est un brave homme finiront par oublier, s’ils ne l’ont pas déjà fait ; une préoccupation chasse l’autre d’autant que, je te le répète, Miraut ne se mettra plus dans le cas de se faire dresser contravention pour courir les lièvres sans toi.

— Il suffit qu’il marche toujours bien quand nous serons tous ensemble, ajouta le gros pour dire quelque chose lui aussi.

— En tout cas, gronda Lisée, parlant très haut de façon que sa femme elle-même pût entendre ; en tout cas, reprit-il, la main posée sur la tête de son cher ami et compaing de chasse retrouvé, comme que je sois pauvre, n’aurais-je plus qu’une croûte à partager avec lui, advienne ce qu’il voudra, tant que je serai ici et vivant, mon chien y restera avec moi, et merde pour ceux qui ne seront pas contents !

FIN