Le Roman de Miraut/Partie 1/Chapitre 10

9 Le Roman de Miraut 11




CHAPITRE X

C’était un soir calme de fin d’automne. La nuit à grands pas venait, noircissant par degrés la chape bleue du ciel qui s’étoilait lentement. Pas un souffle de vent ne troublait la tiédeur enveloppante ; les fumées montaient calmes des cheminées, formant sur les carapaces bigarrées des toitures un léger manteau vaporeux. Les clarines tintaient joyeuses au cou des vaches qui rentraient des champs et marchaient d’une vive allure vers l’abreuvoir ; le marteau du forgeron Martin sonnait par intervalles sur l’enclume argentine et tous ces bruits formaient une rumeur paisible et chantante qui était comme la respiration vigoureuse ou la saine émanation sonore du village.

Point trop las de sa journée, les deux jambes de part et d’autre de l’enclume à « chapeler » les faux, fixée dans le vieux tronc de poirier sur lequel il était assis à califourchon, Lisée le chasseur, Lisée le braco, rêvait en fumant sa pipe. Plus fatigué, lui, d’une longue randonnée en plein champ, Miraut s’était gravement assis sur son derrière et, impassible et clignant des yeux par moments, regardait son maître, tirant d’énormes bouffées de son éternel brûle-gueule.

Un pas sonna dans le sentier de l’enclos et le chien, le reconnaissant pour celui d’un familier, se leva aussitôt, frétillant et aimable pour saluer, en lui sautant à la poitrine et en lui léchant les mains, l’ami Philomen, maître de Bellone.

— Salut, ma vieille branche, s’exclama Lisée.

— Je suis venu en bourrer une près de toi, histoire d’attendre le moment de la soupe, expliqua Philomen en choisissant pour siège le bout équarri d’une grosse poutre noircie par les intempéries et qui servait de banc rustique. Et les deux hommes se mirent à deviser des travaux de la saison, du blé qu’on commençait à battre et qui rendait pas mal, des labours et des semailles qui s’achevaient dans de bonnes conditions, du bois qu’ils couperaient aux premières heures de liberté et des défrichements qu’ils entreprendraient au cours de l’hiver prochain.

Miraut s’était rassis. Les rumeurs s’étaient tues. La conversation un instant tomba. Un silence se fit, puis six heures sonnèrent à la tour du vieux clocher et vinrent ensuite les trois tintements consécutifs et alternés de trois coups chacun annonçant la volée de l’angelus du soir.

Presque aussitôt, en effet, le lourd marteau d’airain battit à pleins coups les pans de sa jupe de bronze et une rafale de sons s’éparpillèrent en roulements pressés.

Toujours assis sur son derrière, Miraut frémit ; ses oreilles se soulevèrent et il secoua la tête à plusieurs reprises ; puis levant le nez au ciel il se mit à hurler à pleine gorge lui aussi, poussant jusqu’à épuisement sa plainte désespérée.

— Tais-toi, mon petit, tais-toi, ce n’est rien, voulut consoler Lisée ; mais à chaque bordée de sons, il se reprenait de plus belle et le hurlement mourant se regonflait en sanglots pour finir en petite plainte triste et désolée comme un pleur d’enfant.

— C’est drôle, constata Lisée : il n’avait pas encore pleuré en entendant les cloches.

— Il ne les avait peut-être jamais remarquées comme ce soir.

Écoute comme l’air est calme, on n’entend que ça, on dirait que ça vous imbibe le crâne comme de l’eau qui entrerait dans une éponge : c’est une douche sonore qu’on prend et nos oreilles en sont comme ravinées par un torrent. Ça ne m’étonne pas que cela fasse mal à Miraut.

Tous les chiens pleurent en entendant les cloches, mais ce n’est pas par sentiment religieux. Ah ! fichtre non ! ils s’en fichent pas mal des religions, eux, et s’ils pleurent c’est parce qu’ils souffrent.

— Heureusement, continua Lisée, qu’ils ne les entendent pas souvent : la moindre chose, la moindre odeur surtout, quelquefois le moindre spectacle, mais plus rarement (car chez eux l’oreille est meilleure que l’œil), arrivent à les en distraire.

Il a fallu que nous ne disions rien, que l’air fût calme, qu’il ne vint de la cuisine aucun fumet de fricot, que rien dans notre attitude ni dans nos gestes ne l’intriguât pour que ce pauvre Mimi ait écouté et entendu cette sonnerie de malheur qui nous annonce d’ailleurs par surcroît la pluie pour demain peut-être ou pour après-demain au plus tard.

Tant qu’ils sont jeunes une seule sensation les accapare tout entiers : ce n’est que dans la suite, lorsqu’ils sont plus âgés, qu’ils arrivent à partager leur attention et, comme nous, à voir, entendre et renifler tout ensemble.

— Ce ne peut pas être, comme le croit la Phémie, parce qu’ils pensent aux morts qu’ils se lamentent au son des cloches, puisqu’ils poussent les mômes tristes hurlements ou h peu près en apercevant la pleine lune se lever derrière les arbres du mont de la Côte. Mais peut-on savoir au juste la cause de ces cris !

— C’est bien difficile, vraiment, car nous ne pouvons entrer dans leur peau et peut-être qu’ils ne le savent pas eux-mêmes de façon précise ; toutefois, ce n’est dans aucun cas un cri de joie.

— Je crois, reprit Philomen, que le son des cloches doit leur faire mal aux oreilles ou au nez et que c’est la marche de la lune dans les rameaux et son ascension dans les branches qui doit les épouvanter, car, dans le premier cas, ils restent immobiles sur place et dans le second ils courent en hurlant, agités et inquiets. D’ailleurs, quand la lune est haut dans le ciel et qu’ils n’ont plus de point de repère pour contrôler sa marche, ils n’y font plus attention.

— J’ai remarqué aussi, dit Lisée, que ce sont surtout les chiens de garde qui aboient à la lune, tandis que ce sont les nôtres, les chiens de chasse, qui hurlent à la voix des cloches.

— Ça ne m’étonne pas non plus, expliqua Philomen. Les chiens de garde qui ne bougent guère d’autour de leur niche sont, plus que les autres, sensibles à ce qui remue ; quant aux nôtres ils ont le nez et l’oreille extrêmement délicats : d’ailleurs l’oreille et le nez, ça doit communiquer par un canal. Quand le bruit des cloches, comme ce soir, est venu laper sur le tympan de Miraut, ça a dû lui ébranler par contre-coup les membranes du nez et lui produire le même effet qu’une odeur de bête féroce, d’un loup par exemple, ou même aussi l’odeur d’un homme mort. Peut-être encore que ça lui a fait comme un pincement douloureux ; nous éternuons bien, nous autres, en regardant le soleil, et nous ne le regardons pas pourtant avec notre nez.

— Heureusement, plaisanta Lisée, que lui n’éternue pas en nous regardant. Mon vieux, chacun de nous, sur terre, a quelque chose de bien : les aigles, c’est leurs yeux ; les chiens, leur nez ; les lièvres, leurs oreilles et les femmes leur… pas leur intelligence en tout cas. Tout de même, ce serait un sacré type que l’homme qui réunirait l’œil de l’aigle, le nez du chien et l’oreille du lièvre, à condition qu’il ait le cerveau en conséquence.

— Vingt dieux ! nous vois-tu reniflant le long des tranchées ou aux brèches des murs de lisière pour trouver l’endroit où le lièvre a fait sa rentrée !

— J’ai pourtant connu un type de Velrans qui le faisait ; il prétendait être au moins aussi malin que son chien et où l’autre trouvait du fret il se foulait à quatre pattes lui aussi, fouinant, humant et reniflant, pour apprendre, disait-il. Mais on ne lui en a pas laissé le temps, car on a reconnu qu’il était louf et on a été obligé de l’emmener à l’asile de Dole où il est « clapsé ». On a même raconté, dans le temps, que ce serait un gardien de l’établissement qui lui aurait fait son affaire un jour qu’il avait soif. Ce gardien-là était alcoolique, il se saoulait, il buvait tout ce qu’il gagnait et comme il touchait trente sous par macchabée qu’il enterrait, il en zigouillait un de temps à autre pour avoir de quoi licher.

En été, naturellement, il claquait un mec par jour, au moins : les bons docteurs disaient que c’était l’effet du chaud. On ne s’est aperçu de ce petit manège qu’au bout d’un assez long temps ; alors, pour étouffer l’affaire, le bonhomme, de gardien est passé pensionnaire, et voilà tout.

— Mais as-tu déjà purgé Miraut ? interrompit Philomen.

— Non, avoua Lisée, il se purge tout seul : il ne passe pas un jour sans manger du chiendent.

— C’est très bon, en effet, mais ce n’est pas suffisant : à ta place, je craindrais pour lui la maladie et il sera d’autant mieux tenu qu’il est plus âgé et de bonne race.

— Je sais bien, mais qu’y faire ?

— Il n’y a, tu l’as dit, pas grand’chose à tenter et souvent les meilleures précautions ne servent de rien ; tout de même, à ta place, je lui ferais, de temps en temps, prendre un peu de fleur de soufre dans du lait ou du café noir. Ils arrivent très bien à avaler le tout.

— Le meilleur remède est encore qu’ils soient forts et robustes, mais cela non plus n’empêche rien bien souvent.

— La soupe est trempée, vint annoncer la Guéltte.

— La manges-tu avec nous ? invita Lisée.

— Merci bien, mon vieux, mais la bourgeoise m’attend, ce sera pour une autre fois. Bonne nuit et à la revoyure.

— « À revoir », mon vieux, répondit Lisée secouant sa pipe et rentrant dans la cuisine précédé de son chien.

Il arriva ce que Philomen avait prédit et que Lisée craignait. Malgré les purges de café noir et de fleur de soufre, un beau matin, à l’appel de son maître, au lieu de bondir en écartant sa paille des quatre pieds, Miraut se leva lentement et avec hésitation. Ses bons yeux, si clairs et si vifs, étaient tristes et rouges, et du nez suintait une vague mucosité incolore comme une salive trop épaisse.

— Nom de Dieu de nom de Dieu ! mâchonna Lisée. Voilà que ça y est ! Pourvu que ce ne soit pas trop grave et qu’il n’en crève pas ! Miraut mangea tout de même la moitié de sa terrine de soupe à laquelle le braconnier avait ajouté, pour la rendre meilleure, un peu de lait ; ensuite il ne chercha point, comme d’ordinaire, à gagner la rue, mais s’en vint lentement, le poil légèrement hérissé et rèche, se coucher en rond derrière le poêle allumé de la chambre.

Le lendemain, le nez coulait plus abondamment, les yeux devenaient chassieux, et l’appétit disparaissait avec la-fièvre qui l’avait envahi : bien que la température fût douce, Miraut grelottait.

Le maître essaya de lui faire avaler de la fleur de soufre dans du lait : le chien, presque à contre cœur, but le lait, mais laissa au fond de l’assiette la poussière jaune.

Alors Lisée chercha à se rappeler les vieux remèdes usités en pareille circonstance : il en connaissait plusieurs et commença par se rendre chez le cordonnier Julot qui lui prépara un emplâtre de poix. Revenu au logis, il rasa le derrière du crâne de Miraut sous l’os pointu qui fait saillie au-dessus des vertèbres cervicales et appliqua l’emplâtre qui adhéra aussitôt. On dit que ça les guérit, avait reconnu Julot ; en tout cas c’est bien à ton service et si ça ne lui fait pas de bien, ça ne peut pas non plus lui faire grand mal.

Mais la poix n’opéra guère. Miraut maigrissait, souffrait, paraissait de plus en plus lent et triste. Son museau toujours frais devenait chaud, sa langue sèche ; il ventait, disait Lisée, c’est-à-dire respirait comme un soufflet violemment pressé. Et il avait toujours froid. De temps en temps, il se levait douloureusement de son sac de toile, venait poser ses pattes sur la platine du fourneau, le poitrail devant le feu et là, triste comme un petit enfant malade, il laissait pencher sa pauvre tête dolente de côté, tandis que ses yeux rouges, troubles et perdus vaguaient dans le vide ou fixaient les choses sans les voir.

Il eut des constipations opiniâtres, puis des diarrhées épuisantes et passait presque toutes les heures, immobile, couché en rond, serré sur lui-même, les muscles contractés par un perpétuel grelottement, l’échine rugueuse, comme un petit vieux maniaque qui craint tout des hommes et des choses. Puis ce fut la complète indifférence et rien ne pouvait le tirer de sa somnolence ou de son marasme Mitis et Monte’ et la vieille Mique, le voyant affaissé et souffrant, n’essayaient point de jouer, mais venaient de temps à autre le flairer : toutefois, comme il n’avait pas conservé sa bonne odeur de santé, ils ne le léchaient plus ; mais souvent ils se couchèrent tout contre son poitrail pour le réchauffer. Lui, les regardait de ses yeux d’où nulle lueur ne jaillissait et qui semblaient désespérés.

Il se taisait obstinément. C’est que son mal était en lui et que toute souffrance dont les bêtes ne voient pas la cause ou qui persiste, cette cause étant disparue, les laisse muettes. Qu’un chien ou un chat ou une autre bête domestique, car les sauvages, eux, savent presque toujours se taire, crie ou pleure ou hurle ou gronde quand on le heurte, ou qu’on le frappe, ou qu’on le brûle, ou qu’on le mouille, ou qu’on lui marche dessus, cela s’entend : son cri est un appel, une plainte, un défi ou une lutte ; si la source de douleur disparaît, si la cause n’est plus apparente, il se tait.

Tout le monde n’a pu voir mourir un chien empoisonné, mais qui n’a vu de misérables animaux écrasés par des automobiles, des tramways ou des voitures ! Ils hurlent épouvantablement sous le choc, mais cinq minutes après, quand on les a ramassés, mis sur la paille, ils se lèchent s’ils le peuvent encore et souffrent et meurent sans se plaindre.

Ils n’ont pas besoin, ceux-là, de philosophes pour leur enseigner le stoïcisme.

Si grand que fût le désarroi physique et moral de Miraut, il ne se plaignit jamais, même le jour où la Guélotte, qui n’avait point désarmé et souhaitait de tout cœur sa crevaison prochaine, profita d’une absence de Lisée pour le jeter brutalement dehors.

Violemment, à coup de savates, elle te le balaya, comme elle disait, de son plancher, espérant qu’elle en serait pour tout de bon débarrassée bientôt.

Il ne faisait pas froid ce jour-là, heureusement, et la rentrée du braconnier provoqua la rentrée du chien.

Cependant, Lisée se désespérait. Il passait de longues heures à côté de son Miraut, lui prenant la tête dans les mains, le caressant, le recouvrant d’un vieux tricot, le bordant comme un gosse, lui desserrant les mâchoires pour le contraindre à avaler quelques gorgées de lait ou quelques bouchées de viande que la pauvre bête, souvent, revomissait presque aussitôt.

Mais ni soins, ni remèdes n’agissaient. Il n’y a rien à faire contre la maladie ! La maladie, mot vague et indéfini comme les troubles qu’elle provoque ! D’où vient-elle ? on ne sait pas. Comment la guérit-on ? On ne sait pas non plus. Les vétérinaires, médicastres ou potards ont bien inventé des sirops, fabriqué des pilules » composé des poudres, mais tout ça, c’est de la foutaise dont le plus clair résultat est de faire passer les écus de votre profonde dans leur escarcelle. Autant croire sur ce point les paysans et les bracos qui se sont livrés, au sujet de ce mal mystérieux, aux suppositions les plus baroques, aux conjectures les plus bizarres. D’après les uns, ce serait un ver qui produirait ces troubles, un ver que nul n’a vu et qui tiendrait ses diaboliques assises non point dans l’estomac, mais au bout de la queue. Il s’agit de l’extraire, de l’extraire sans danger pour la bête et là est le hic ! Pour d’autres, la maladie c’est le sang qui mue (?). Comment ? pourquoi ? mystère. Enfin d’aucuns veulent encore que ce soit simplement de la bronchite ; mais affection de la moelle épinière, crise de croissance ou bronchite, nul n’a jamais été capable d’indiquer une cause précise ni de fixer un remède.

Miraut filait un mauvais colon, semblait-il, quand un jour, un Velrans qui passait par là et qui le vit, conseilla à Lisée de le conduire immédiatement à son compatriote Kalaie, lequel était possesseur du « secret » pour guérir les chiens de la maladie.

En ce moment, la peau de Miraut présentait par endroits des taches roussâtres, se boulonnait, devenait pustuleuse et croutelevée, tellement, disait la Guélotte, que c’était une dégoûtation de garder une pareille charogne dans la chambre du poêle.

Le Velrans insista.

Kalaie ne demandait rien pour sa peine : il gardait le chien une huitaine, le soignait dans le plus grand mystère et au bout de ce temps vous le rendait, parfaitement guéri. C’était un secret, un secret qu’il tenait de son grand-père, lequel reboutait aussi les entorses et arrêtait les dartres et qui se perpétuait dans la famille.

Pas plus que les autres paysans qui connaissent d’autres secrets pour d’autres guérisons, pourvu qu’on ait la foi, il ne consentait à le confier à personne et ne demandait pas qu’on lui amenât des bêtes ; mais il n’avait jamais refusé d’en soigner une et — ceci faisait partie sans doute des règles à observer pour obtenir la guérison — ne voulait jamais, jamais, en aucun cas, accepter d’argent comme rétribution.

L’après-midi même, Lisée attela Cadi à la voiture de Philomen et conduisit Miraut à Velrans. Il alla remiser le cheval dans l’écurie de Pépé, qui lui confirma les dires du voyageur, et tous deux menèrent Miraut chez le miraculeux guérisseur.

Kalaie, paysan aisé et rieur, examina le chien, auquel il fit dresser aussitôt un petit matelas sous le poêle de la cuisine ; ensuite il offrit la goutte aux deux visiteurs et parla de la pluie et du beau temps et des semailles et des engrais et de la politique. Étant bon catholique et pratiquant il n’était pas d’accord avec Lisée, mais ce n’était point une raison pour mal soigner Miraut qui, lui, n’était pas socialiste, ni réactionnaire et n’avait pas, heureusement, d’opinions touchant la séparation des Églises et de l’État. La discussion fut donc courtoise : on tomba d’accord sur un point : que tous les députés et sénateurs, radicaux comme cléricaux, n’étaient que des menteurs et des fripouilles, et sur cette conclusion qui marquait leur bon sens et leur rectitude d’esprit on se sépara en se serrant la main

— Tu viendras le chercher dans neuf jours, fixa Kalaie, et tu n’auras pas besoin de prendre une voiture pour l’emmener, il pourra marcher tout seul, je te le promets.

Lisée, plein de craintes et d’espérances, retourna à Longeverne où la semaine lui parut démesurément longue.

Soit que l’éruption cutanée eût été un heureux dérivatif, soit en effet que le remède de Kalaie fût vraiment souverain, au bout de la huitaine, Miraut était guéri ; il se levait, marchait, mangeait ; l’œil redevenait limpide, vif et joyeux ; le poil se relustrait, l’appétit reprenait.

— Tu n’as qu’à lui faire boulotter de bonnes soupes et, avant quinze jours, il sera gras comme un cochon, affirma Kalaie à Lisée et à Pépé.

— À propos, comment va Caffol ? s’inquiéta ce dernier. Tu ne m’as jamais reparlé de ton goret.

— Il va bien, très bien, comme un bon Siam qu’il est : pourvu qu’il bouffe-il est content. Cependant, je ne crois pas que Miraut sympathise jamais avec lui.

— Ah !

— Oui, la première fois que le chien s’est approché de l’auge où il barbottait, pour le flairer, il lui a « pouffé » et reniflé au nez comme un grossier qu’il est, et Miraut qui est une bête polie ne lui pardonnera pas de sitôt ; après tout, ça n’a pas d’importance, mais nous allons boire un litre. Kalaie, mon vieux, je sais que tu n’accepterais pas de sous et je ne t’en offre pas, mais, ma parole, tu viens de me rendre un sacré service. Tu ne peux pas refuser de trinquer avec nous à l’auberge ; malgré que nous ne soyons pas, en politique, du même bord, ça n’empêche que tu es un bon bougre et que je serais vexé si tu n’entrais pas prendre un verre et revoir ton malade quand tu passeras à Longeverne.

— C’est rien, c’est rien, affirmait Kalaie, C’est des petits services qu’on se doit entre pays.

On s’en fut à l’auberge où, la politique aidant, d’un litre on en but plusieurs, ensuite de quoi Pépé voulut qu’on allât chez lui goûter sa vendange et puis Kalaie exigea qu’on fit une troisième pose dans sa maison pour juger de la qualité de la sienne, si bien que ce ne fut qu’assez tard que les trois compères, parfaitement d’accord et amis comme cochons, se séparèrent, saouls comme des Polonais. La joie entrait, disons-le tout de suite à sa décharge, pour une bonne part dans la cuite magistrale de Lisée.

À Longeverne cependant, La Guélotte, anxieuse, énervée comme au premier soir, attendait le retour de son homme, espérant bien que le chien, nonobstant remèdes et sorcelleries, serait enfin crevé.

Elle pâlit de male rage en voyant, absolument comme l’autre fois, son mari, plein comme un boudin, ramener, plus gaillard que jamais, le petit chien qui, affamé par la marche, vint sans tarder flairer toutes les gamelles et toutes les marmites de la cuisine.

— Tas de cochons ! mâchonna-t-elle. Ah ! ce qui ne vaut rien ne risque rien. Je n’ai jamais eu de chance dans ma vie.

Et sans rien ajouter, sombrement rageuse, laissant l’homme et le chien se débrouiller comme ils l’entendraient, elle monta seule se coucher à la chambre du dessus.

Lisée, pour se venger, prépara aussitôt à Miraut une soupe plantureuse et magnifique dans la confection de laquelle il ne ménagea ni la graisse ni le pain. Puis, jugeant que, pour un convalescent, ce n’était peut-être pas suffisant, il ouvrit le buffet où il découvrit un bout de lard d’une bonne demi-livre mis en réserve par sa femme pour le repas du lendemain.

— Tiens, s’exclama-t-il en le jetant à Miraut, mange-le, mon petit : ça lui apprendra, à la vieille, à faire la gueule ! C’est elle qui fera maigre demain.