Chapitre X - Les calmes ondes
1499-1500
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« Les ondes sonores et lumineuses sont régies par la même loi mécanique que les ondes de l’eau : l’angle d’incidence est égal à l’angle de réflexion. »
LEONARD DE VINCI, La Mécanique

« Il duca ha perso lo Stato e la roba e la libertà, e nessuna sua opera si fini per lui. »
« Le duc a perdu l’État, ses biens, sa liberté, et rien de ce qu’il a entrepris ne s’est achevé par lui. »
LEONARD DE VINCI


I modifier

LE 7 septembre 1499, dix jours avant la reddition du palais ducal, le maréchal Trivulce, aux cris joyeux de : « Vive la France ! », aux sons des carillons, entra à Milan comme en ville conquise. L’entrée du roi était fixée au 6 octobre. Les citoyens lui préparaient une réception triomphale. Pour le défilé des corporations, les syndics des marchands avaient découvert dans la sacristie de la cathédrale deux anges qui, cinquante ans auparavant, sous la république Ambrosienne, avaient représenté les génies de la liberté nationale. Les ressorts qui mettaient les ailes en mouvement avaient faibli. Les syndics en confièrent la restauration à l’ancien mécanicien ducal, Léonard de Vinci.

À ce moment, Léonard était occupé à l’invention d’une nouvelle machine volante. Un matin, de très bonne heure, presque à l’aube, il était assis devant ses croquis et ses calculs. La légère carcasse de roseau tendue de taffetas ne rappelait plus la chauve-souris, mais une hirondelle géante. Une des ailes était terminée et mince, aiguë, élégante, se dressait du parquet au plafond, et au bas, dans son ombre, Astro arrangeait les ressorts brisés des deux anges de la commune de Milan.

Pour cette fois, Léonard avait décidé d’imiter le plus possible la structure des oiseaux, dans lesquels la nature donne le meilleur modèle de machine volante. Il espérait toujours exprimer par les lois mécaniques le miracle du vol. Apparemment, tout ce qu’on pouvait savoir il le savait, et cependant il sentait qu’il existait dans le vol un mystère, impossible à condenser dans une formule. De nouveau, comme dans ses premiers essais, il revenait à ce qui différencie la création de la nature de la création humaine, la structure du corps vivant de la machine morte, et il lui semblait qu’il aspirait à l’impossible, au déraisonnable.

— Enfin, Dieu merci, c’est fini ! cria Astro en remontant les ressorts.

Les anges agitèrent leurs ailes lourdes. Dans la pièce passa un souffle, et la légère et fine aile de l’hirondelle géante s’agita, comme vivante. Le forgeron la contempla avec tendresse.

— Ce que j’ai perdu de temps avec ces babioles ! grogna-t-il en désignant les anges. Seulement, maintenant, maître, je ne sors pas d’ici avant d’avoir terminé mes ailes. Veuillez me donner le croquis de la queue.

— Il n’est pas prêt, Astro. Attends, je dois encore réfléchir.

— Mais, messer, vous me l’aviez promis avant-hier…

— Que veux-tu, mon ami ! tu sais que la queue de notre oiseau doit remplacer le gouvernail. La moindre faute, la plus petite erreur, peut tout perdre.

— Bien, bien… Vous devez le savoir mieux que moi. J’attendrai en achevant la seconde aile…

— Astro, murmura le maître, attends. Je crains qu’en nous pressant nous soyons amenés encore à des transformations.

Le forgeron ne répondit pas. Avec précaution, il remua la carcasse de roseau tendue d’un croisillon de tendons de bœuf. Puis il se tourna vers Léonard et d’une voix sourde, émue, dit :

— Maître, eh ! maître, ne vous fâchez pas, mais si à force de calculer vous arriviez de nouveau à l’ancien résultat, qu’on ne puisse, comme avec l’ancienne, voler avec cette machine, je volerai tout de même… pour narguer votre mécanique… Oui, oui, je ne puis plus attendre, parce que je sais que si cette fois encore…

Il n’acheva pas et se détourna. Léonard regarda attentivement son visage large, entêté, sur lequel se reflétait, immobile, l’idée insensée et dominante.

— Messer, conclut Astro, dites-moi franchement, volerons-nous ou ne volerons-nous pas ?

Il y avait dans ces mots une telle crainte et un tel espoir que Léonard n’osa pas avouer la vérité.

— Certes, répondit-il, on ne peut savoir sans essayer, mais je crois, Astro, que nous volerons…

— Et c’est parfait ! dit en applaudissant avec enthousiasme le forgeron. Je ne veux plus rien entendre, car si vous dites, vous, que nous volerons, nous volerons !

Il voulut se retenir, mais ne le put et éclata d’un joyeux rire d’enfant.

— Qu’as-tu ? s’étonna Léonard.

— Pardonnez-moi, messer. Je vous importune tout le temps. Mais ce sera pour la dernière fois… Après je n’en parlerai plus… Croyez-vous, quand je pense aux Milanais, aux Français, au duc Sforza, au roi, ils m’apparaissent risibles et piteux. Ils grouillent, se battent et s’imaginent qu’eux aussi accomplissent de grandes œuvres – ces vermisseaux rampants, ces scarabées sans ailes. Pas un d’entre eux ne se doute du miracle qui se prépare. Maître, figurez-vous seulement l’écarquillement de leurs yeux, lorsqu’ils verront les « ailés » planer dans les airs. Ce ne seront plus des anges en bois pour amuser la populace ! Ils verront et croiront que ce sont des dieux. Moi, ils me prendront plutôt pour le diable. Mais vous, réellement, vous serez un dieu. Ou peut-être on dira que vous êtes l’Antéchrist ? Et alors, ils seront terrifiés, ils tomberont face contre terre et vous adoreront. Et vous ferez d’eux tout ce que vous voudrez. Je suppose, maître, qu’alors il n’y aura plus ni guerre, ni lois, ni seigneurs, ni esclaves, que tout sera transformé en quelque chose de si nouveau que nous n’osons même y songer. Et les peuples se réconcilieront ; pareils à des chœurs angéliques, ils chanteront l’unique hosanna… Oh ! messer Leonardo ! Seigneur, Seigneur, Seigneur !… Serait-ce vrai ?

Il semblait délirer.

— Pauvre ! pensa Léonard. Quelle foi ! Il en perdra la raison. Et que faire avec lui ? Comment lui apprendre la vérité ?

À ce moment, un fort coup de heurtoir retentit à la porte extérieure de la maison, puis on frappa de même à la porte fermée de l’atelier.

— Quel diable vient nous déranger ! grogna le forgeron furieux. Qui est là ? Le maître n’est pas visible. Il a quitté Milan.

— C’est moi, Astro, moi, Luca Paccioli. Au nom de Dieu, ouvre plus vite !

Le forgeron ouvrit.

— Qu’avez-vous, fra Luca ? demanda l’artiste, en voyant le visage effrayé du moine.

— Moi, je n’ai rien, messer Leonardo… C’est-à-dire si, mais nous en recauserons plus tard… Maintenant… Oh ! messer Leonardo ! votre Colosse… les arbalétriers gascons… j’arrive du palais, j’ai vu, de mes yeux vu… les Français détruisent votre œuvre… Courons vite…

— Pourquoi ? répondit calmement Léonard, bien que son visage pâlit. Qu’y ferons-nous ?

— Comment ? Mais… vous ne resterez pas ainsi, les bras croisés, à contempler la destruction d’un de vos chefs-d’œuvre ? J’ai un sauf-conduit pour le sire de La Trémoille. Il faut faire des démarches…

— Nous n’arriverons pas à temps ! murmura l’artiste.

— Si ! si ! nous couperons par les potagers, à travers les haies, seulement partons plus vite !

Entraîné par le moine, Léonard sortit de la maison, et ils se dirigèrent en courant vers le palais.

En route, fra Lucas conta ses mésaventures et ses peines : la veille, les lansquenets s’étaient introduits dans ses caves, s’étaient enivrés, et ayant trouvé les reproductions en cristal des corps géométriques, les avaient pris pour des appareils de magie noire et les avaient brisés.

— Que leur avaient fait mes pauvres cristaux, je vous le demande ? disait en pleurant presque Paccioli.

Ils arrivèrent sur la place du Palais, et aperçurent près de la porte principale, sur le pont-levis de Battiponte, près de la tour Torre del Filarete, un jeune Français élégant, très entouré.

— Maître Gilles ! cria fra Luca.

Et il expliqua à Léonard que ce maître Gilles était un oiseleur « siffleur de bécasses » qui apprenait à chanter, à parler, à faire mille tours, aux serins, aux pies, aux perroquets de Sa Très Chrétienne Majesté – c’était un personnage important à la cour. Paccioli désirait lui offrir ses œuvres : La Proportion divine en de luxueuses reliures.

— Je vous prie, ne vous inquiétez pas de moi, fra Luca, lui dit Léonard. Allez chez maître Gilles ; moi je saurai me débrouiller tout seul.

— Non, j’irai chez lui plus tard, murmura Paccioli intimidé. Ou bien encore… savez-vous ? Je cours chez maître Gilles, je lui demande où il va, et je reviens. Vous, durant ce temps, allez directement chez le sire de La Trémoille.

Retroussant sa soutane brune, claquant des sandales, le moine courut rejoindre le « siffleur royal ».

Léonard franchit la porte Battiponte et pénétra dans le Champ de Mars, cour intérieure du palais.


II modifier

La matinée était brumeuse. Les braseros achevaient de se consumer. La place et les bâtiments voisins, encombrés de canons, de bombes, d’ustensiles de campement, de bottes de foin, de tas de paille, de monceaux de fumier, étaient transformés en une immense caserne, moitié écurie, moitié cabaret. Autour des tentes et des fours de campagne, des tonneaux pleins et vides, renversés, servaient de tables de jeu ; de ce milieu s’élevaient des cris, des rires, des jurons en langues diverses, des chansons d’ivrognes. Par instants, tout se taisait quand passaient les chefs ; les tambours battaient aux champs, les longues trompes des lansquenets souabes et rhénans résonnaient d’une façon métallique, les cornes des volontaires suisses répétaient en écho les mélodies mélancoliques des Alpes.

Se faufilant vers le milieu de la place, l’artiste aperçut son Colosse presque intact.

Le grand duc, conquérant de la Lombardie, Francesco Attendolo Sforza, la tête chauve comme celle d’un empereur romain, avec une expression de force léonine et de ruse de renard, comme auparavant était sur son coursier, qui se cabrait et foulait sous ses pieds un guerrier.

Les arquebusiers souabes, les voltigeurs grenoblois, les frondeurs picards, les arbalétriers gascons, s’attroupaient autour de la statue et criaient. Ils se comprenaient mal entre eux et complétaient les mots par des gestes d’après lesquels Léonard comprit qu’il s’agissait d’une dispute entre deux archers, un Allemand et un Français. Chacun à son tour devait tirer, à une distance de cinquante pas, après avoir bu quatre chopes de vin épicé. La verrue, au centre de la joue du Colosse, servait de point de mire.

On mesura les pas, on tira au sort à qui commencerait. L’Allemand but coup sur coup, sans reprendre haleine, les quatre chopes convenues, s’éloigna, visa, tira et manqua le but. La flèche écorcha la joue, arracha un coin de l’oreille gauche, mais glissa près de la verrue sans l’atteindre.

Le Français épaula son arbalète, mais à ce moment un mouvement se produisit dans la foule. Les soldats s’écartèrent devant un détachement de fastueux hérauts qui accompagnaient un chevalier. Il passa sans prêter la moindre attention au divertissement des mercenaires.

— Qui est-ce ? demanda Léonard à un arbalétrier.

— Le sire de La Trémoille.

— Il est temps, encore ! songea l’artiste. Je vais courir, le prier…

Mais il restait sans bouger, sentant une telle incapacité d’action, une telle invincible torpeur, une telle absence de volonté qu’il lui semblait que, même se fût-il agi de sauver sa vie, il n’eût pas remué un doigt de la main. La crainte, la honte, le dégoût, s’emparaient de lui à l’idée qu’il devrait, comme Luca Paccioli, supplier les varlets et les palefreniers et courir derrière les seigneurs.

Le Gascon tira. La flèche en sifflant se ficha dans la verrue.

— Bigorre ! Bigorre ! Montjoie Saint-Denis ! criaient les soldats, en agitant leurs bérets. La France a gagné !

D’autres tireurs reprirent la gageure.

Léonard voulait partir, mais cloué à la place comme en un affreux et stupide rêve, il regardait, résigné, la destruction de l’œuvre à laquelle il avait consacré les seize plus belles années de sa vie, peut-être la plus grandiose production de la sculpture depuis Praxitèle et Phidias. Sous la pluie des balles, des flèches, des pierres, la terre s’effritait, se détachait par larges mottes, s’envolait en poussière, mettant à nu le bâti, tels les os d’un squelette de fer.

Le soleil se montra de derrière les nuages. Dans cette joyeuse éclaboussure de lumière, le Colosse démantelé apparaissait plus misérable encore, avec son héros décapité sur son cheval sans jambes, son sceptre brisé et son inscription Ecce deus !

À ce moment, le commandant en chef du roi de France, le vieux maréchal Jean-Jacques Trivulce, traversa la place. Il regarda le Colosse, s’arrêta interdit, le regarda de nouveau en abritant de sa main ses yeux contre le soleil, puis se tournant vers les gens de sa suite :

— Qu’est-ce ?

— Monseigneur, répondit obséquieusement un lieutenant, le capitaine Georges Cocqueburne a autorisé les arbalétriers, de sa propre initiative.

— Le monument de Sforza, s’écria le maréchal, l’œuvre de Léonard de Vinci, qui sert de cible aux arbalétriers gascons !

Il marcha vivement vers le groupe des soldats, saisit au collet un frondeur picard, le roula à terre et éclata en jurons.

Le visage du vieux maréchal s’était empourpré, les veines de son cou se gonflaient.

— Monseigneur, balbutiait le soldat agenouillé et tremblant, monseigneur, nous ne savions pas… Le capitaine Cocqueburne…

— Attendez, fils de chien ! criait Trivulce, je vous montrerai le capitaine Cocqueburne… Je vous pendrai tous…

L’acier d’une épée brilla. Il la brandit et aurait frappé, mais, au même instant, Léonard, de sa main gauche, saisit son poignet avec une force telle que le gantelet, la bracciola se gondola. Essayant en vain de se débarrasser de l’étreinte, le maréchal regarda Léonard avec étonnement.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

— Léonard de Vinci, répondit celui-ci tranquillement.

— Comment oses-tu ! commença le vieillard furieux.

Mais ayant rencontré le regard clair et doux de l’artiste, il se tut.

— Alors, c’est toi, Léonard, dit-il en le dévisageant. Lâche ma main. Tu as tordu mon gantelet… Quelle force ! Tu es hardi, mon ami…

— Monseigneur, je vous en supplie, ne vous fâchez pas, pardonnez-leur, murmura l’artiste respecteusement.

Le maréchal le contempla encore plus attentivement, sourit et secoua la tête :

— Original ! Ils ont détruit ta plus belle œuvre et tu sollicites leur pardon ?

— Excellence, si vous les pendez tous, quel profit en aurais-je, et cela reconstituera-t-il mon œuvre ? Ils ne savent pas ce qu’ils font.

Le vieillard resta un instant pensif. Tout à coup sa figure s’illumina. Ses yeux intelligents reflétèrent une grande bonté.

— Écoute, messer Leonardo, je ne comprends pas une chose. Comment se fait-il que tu restais là et regardais ? Pourquoi n’as-tu rien dit, pourquoi ne t’es-tu pas plaint au sire de La Trémoille ? Il a dû justement passer ici tout à l’heure.

Léonard baissa les yeux et dit, balbutiant, rougissant tel un coupable :

— Je n’ai pas eu le temps… Je ne connais pas le sire de La Trémoille.

— Dommage, conclut le vieillard, en regardant la ruine. J’aurais donné cent de mes meilleurs soldats pour ton Colosse…

En retournant chez lui et traversant le pont de l’élégante loggia Bramante où avait eu lieu sa dernière entrevue avec Ludovic, Léonard vit des pages et des palefreniers français qui s’amusaient à chasser les cygnes apprivoisés, les favoris du duc de Milan. Ils les tiraient à l’arc. Dans le fossé étroit défendu de tous côtés par de hauts murs, les oiseaux se débattaient épouvantés. Parmi le duvet et les plumes blanches, sur le fond noir de l’eau, nageaient en se balançant des corps ensanglantés. Un cygne fraîchement blessé, le cou tendu, poussait un cri perçant et plaintif, agitait ses ailes affaiblies comme s’il eût tenté de s’envoler devant la mort.

Léonard se détourna et pressa le pas. Il lui semblait qu’il était pareil à ce cygne.


III modifier

Le dimanche 6 octobre, le roi de France Louis XII entra à Milan par la porte Ticinese. Dans sa suite figurait César Borgia, duc de Valentino, fils du pape. Durant le parcours de la cathédrale au palais, les anges de la commune de Milan agitèrent leurs ailes.

Depuis le jour de la destruction du Colosse, Léonard ne s’était pas remis à son travail de la machine volante. Astro achevait seul l’appareil. L’artiste n’avait pas le courage de lui dire que ces ailes, encore, ne pouvaient servir. Évitant visiblement le maître, le forgeron ne parlait de rien, seulement de temps à autre, furtivement, il fixait sur lui son œil unique plein de reproche et de démence.

Un matin, vers le 20 octobre, Paccioli accourut chez Léonard apportant la nouvelle que le roi le demandait au palais. L’artiste s’y rendit à contrecœur. Inquiet de la disposition des ailes, il craignait qu’Astro ne se mît en tête de voler coûte que coûte et ne commît quelque malheur. Lorsque Léonard pénétra dans les salles si mémorables du palais Rocchetto, Louis XII recevait les doyens et les syndics de Milan.

L’artiste regarda son futur maître, le roi de France. Sa personne n’exprimait rien de loyal : un corps malingre et faible, des épaules étroites, une poitrine rentrée, un visage vilainement ridé, souffreteux, mais non anobli par la souffrance ; plat, empreint de vertu bourgeoise.

Sur la plus haute marche du trône se tenait un jeune homme de vingt ans, simplement vêtu de noir, sans ornements, sauf quelques perles sur les revers du béret et la chaîne de coquillages d’or du collier de l’ordre de Saint-Michel. Il avait les cheveux blonds et longs, une barbiche rousse, une pâleur mate, et des yeux bleu-noir intelligents et affables.

— Dites-moi, fra Luca, dit l’artiste à son guide, quel est ce jeune seigneur ?

— Le fils du pape, répondit le moine. César Borgia, duc de Valentino.

Léonard avait entendu parler des crimes de César. Bien qu’il n’y eût pas de preuves certaines, personne ne doutait qu’il n’eût tué son frère Giovanni Borgia, ennuyé de son rôle de cadet, désirant jeter la pourpre cardinalice et hériter du titre de « gonfalonier » de l’Église romaine. On insinuait aussi que la véritable cause de ce fratricide résidait dans la rivalité des deux frères, non seulement pour les faveurs paternelles, mais aussi pour l’incestueux amour qu’ils nourrissaient tous deux pour leur sœur, la belle madonna Lucrezia.

— C’est impossible, songeait Léonard en observant le visage calme du duc de Valentino, ses yeux purs et naïfs.

César sentit probablement peser sur lui le regard scrutateur de Léonard ; il tourna la tête de son côté, puis, se penchant vers un vieillard à long vêtement sombre qui se tenait près de lui, son secrétaire, il lui parla à l’oreille en désignant Léonard, et lorsque le vieillard eut répondu, il fixa obstinément l’artiste. Un étrange et insaisissable sourire glissa sur les lèvres du duc de Valentino. Et, au même instant, Léonard eut cette impression :

« Oui, tout est possible, il est capable de choses pires encore que celles qu’on raconte ».

Le doyen des syndics, ayant achevé sa lecture, s’approcha du trône, s’agenouilla et tendit au roi un placet. Louis XII, par mégarde, laissa choir le rouleau de parchemin. Le doyen voulut le ramasser. Mais César, d’un mouvement souple et vif, le prévint, releva le parchemin et le tendit au roi avec un salut.

— Laquais ! grogna, derrière Léonard, quelqu’un dans le groupe des seigneurs français. Est-il assez heureux de se montrer !

— Vous le dites, messer, approuva un autre. Le fils du pape remplit admirablement l’emploi de varlet. Si vous le voyiez, le matin, lorsque le roi s’habille, comme il le sert, comme il chauffe sa chemise ! On l’enverrait nettoyer l’écurie, qu’il ne se rebuterait pas !

L’artiste avait remarqué le mouvement servile de César, mais il lui avait semblé plutôt terrible que vil, une caresse traîtresse d’animal rapace.

Cependant, Paccioli s’agitait, poussait le coude de son compagnon, et voyant que Léonard, avec sa timidité habituelle, resterait toute la journée perdu dans la foule sans trouver l’occasion d’attirer sur lui l’attention du roi, le saisit par la main et, courbé jusqu’à la contorsion, avec un long sifflement énumérant les qualités – stupendissimo, prestantissimo, invincibilissimo – présenta l’artiste au roi.

Louis XII parla de la Sainte Cène. Il loua l’interprétation des apôtres, mais s’extasia surtout sur la perspective du plafond. Fra Luca s’attendait à chaque instant que Sa Majesté prierait Léonard d’entrer à son service ; mais un page entra et remit au roi une lettre de France. Louis XII reconnut l’écriture de sa femme, sa bien-aimée Bretonne, Anne. Elle lui annonçait son heureuse délivrance. Les seigneurs s’avancèrent, présentèrent leurs hommages et leurs compliments, éloignant du trône Léonard et Paccioli. Le roi les regarda, voulut leur dire quelque chose, puis les oublia aussitôt : il invita aimablement les dames à vider une coupe à la santé de l’accouchée et passa dans une autre salle.

Paccioli voulut entraîner son ami.

— Vite ! vite !

— Non, fra Luca, répondit tranquillement Léonard. Je vous remercie de vos peines. Mais je ne me rappellerai pas au souvenir du roi. En ce moment Sa Majesté pense à tout autre chose.

Il quitta le palais.

Sur le pont-levis Battiponte, il fut rejoint par le secrétaire de César Borgia, messer Agapito, qui lui proposa, au nom du duc, la place d’ingénieur ducal, le même poste que Léonard occupait à la cour de Ludovic le More.

L’artiste promit sa réponse sous peu de jours.

En approchant de sa maison, il aperçut un attroupement et pressa le pas. Giovanni, Marco, Salaino et Cesare portaient, probablement à défaut de civière, sur une des énormes ailes, brisée et déchirée, de la nouvelle machine volante, leur camarade, le forgeron Astro da Peretola, les vêtements en lambeaux, ensanglanté, le visage livide. Ce que le maître craignait était arrivé. Le forgeron avait voulu essayer les ailes, s’était élevé deux ou trois fois, puis de suite était tombé et se serait tué immanquablement si l’une des ailes ne s’était accrochée à une branche d’arbre. Léonard aida à rentrer le brancard improvisé dans la maison, et lui-même déposa avec précaution le blessé sur son lit. Lorsqu’il s’inclina au-dessus de lui pour examiner ses plaies, Astro reprit connaissance et murmura en fixant sur Léonard un regard suppliant :

— Pardonnez-moi, maître !


IV modifier

Dans les premiers jours de novembre, après de splendides fêtes données en l’honneur de sa fille nouveau-née, Louis XII, après avoir reçu le serment des Milanais et nommé gouverneur de la Lombardie le maréchal Trivulce, repartit pour la France.

La tranquillité était rétablie dans la ville, mais en apparence seulement : le peuple détestait Trivulce pour sa violence et sa ruse. Les partisans de Ludovic soulevaient la populace, répandaient des lettres anonymes. Ceux qui, dernièrement, poursuivaient le fuyard de leurs moqueries et de leurs injures, maintenant songeaient à lui comme au meilleur des souverains.

Dans les derniers jours de janvier, la foule démolit, près de la porte de Ticinese, les baraquements des percepteurs d’impôts français. Le même jour, à la villa Lardirago, près de Pavie, un soldat français abusa d’une jeune paysanne lombarde. En se défendant elle l’avait frappé d’un coup de balai en plein visage. Le soldat la menaça de sa hache. Aux cris de la fille, le père accourut armé d’un bâton. Le Français tua le vieillard. La foule rassemblée tua le soldat. Les Français massacrèrent les habitants et réduisirent la commune en cendres. À Milan, cette nouvelle produisit l’effet d’une étincelle dans un amas de poudre. Le peuple envahit les places, les rues, les marchés, en criant furieusement :

— À bas le roi ! À bas le lieutenant ! Mort aux Français ! Vive le More !

Trivulce avait trop peu d’hommes pour pouvoir se défendre contre une population de trois cent mille âmes. Ayant fait établir les canons sur les tours, les gueules dirigées sur la foule, avec ordre de tirer au premier signal, il sortit, désirant faire une dernière tentative de conciliation. La populace faillit le lapider, le bloqua dans l’hôtel de ville, et l’eût mis à mort si n’était arrivé à son secours un détachement de mercenaires suisses commandés par le seigneur de Coursinges.

Alors commencèrent les incendies, les meurtres, les vols, la mise à la question des Français qui tombaient entre les mains des révoltés et des citoyens soupçonnés de sympathiser avec les conquérants.

Dans la nuit du 1er février, Trivulce quitta secrètement le fort, le laissant sous la garde des capitaines d’Espy et Codebecquart. Cette même nuit, Ludovic, revenu de Germanie, était acclamé par les habitants de Côme. Les citoyens de Milan l’attendaient comme un libérateur.

Léonard, durant les derniers jours de la révolte, craignant le feu intermittent des canons qui avaient détruit plusieurs maisons voisines, s’était installé dans ses caves. Il était passé adroitement par des conduits de chauffage et avait installé plusieurs chambres. Comme dans un petit fort, on avait transporté là tout ce qui était précieux : les tableaux, les dessins, les manuscrits, les livres, les appareils scientifiques.

À ce moment, il se décidait à entrer au service de César Borgia. Mais avant de se rendre en Romagne, où, d’après le contrat convenu avec messer Agapito, il devait arriver pour l’été de 1500, il avait l’intention de passer quelque temps chez son vieil ami Girolamo Melzi, afin d’attendre la fin de la guerre et de la révolte, dans sa solitaire villa Vaprio, près de Milan.

Le 2 février au matin, jour de la Chandeleur, fra Luca Paccioli vint chez l’artiste et déclara que le palais était inondé : le Milanais Luigi da Porto, au service des Français, était passé au camp des révoltés et, durant la nuit, avait ouvert les écluses des canaux qui alimentaient les fossés du fort. L’eau avait monté, détruit le moulin du parc Rocchetto, pénétré dans les caves où étaient amoncelés la poudre, l’huile, le pain, le vin et autres fournitures ; si bien que si les Français, à grand-peine, n’avaient pu sauver une partie de ces provisions, la faim les aurait forcés à se rendre – ce sur quoi comptait messer Luigi. Au moment de l’inondation, les canaux voisins de ceux du fort avaient débordé dans la partie basse de Porta Vercellina et recouvert les marais où se trouvait le couvent delle Grazie. Fra Luca communiqua à l’artiste ses craintes au sujet de la Sainte Cène et proposa à Léonard d’aller voir avec lui si le tableau n’avait subi aucun dégât.

Avec une indifférence feinte, Léonard répondit qu’il n’en avait guère le temps en ce moment et que la Sainte Cène n’avait pu être atteinte, car elle était placée à un endroit trop élevé ; l’humidité ne pouvait lui avoir occasionné aucun tort.

Mais dès que Paccioli fut parti, Léonard courut au couvent.

En entrant dans le réfectoire, il vit, sur le parquet de brique, de larges plaques, restes de l’inondation. Cela sentait l’humidité. Un moine lui dit que l’eau avait monté à un quart de coudée.

Léonard s’approcha du mur de la Sainte Cène.

Les couleurs paraissaient nettes.

Transparentes, tendres, non pas aqueuses comme dans les peintures à la fresque, mais huileuses, elles étaient de l’invention de l’artiste. Il avait aussi préparé le mur d’une façon spéciale, avec une première couche de glaise délayée dans de la laque de genièvre et de l’huile d’olive, et une seconde couche de mastic, de résine et de plâtre. Des maîtres compétents avaient prédit le peu de solidité des couleurs à l’huile sur un mur humide. Mais Léonard, avec son penchant naturel vers les nouveaux essais, s’entêta, sans prêter attention aux conseils. Il n’aimait pas la peinture à l’eau parce que ce travail exigeait de la promptitude et de la résolution, qualités qui lui étaient étrangères. Ses indispensables doutes, ses hésitations, ses corrections, ses continuels atermoiements, ne pouvaient s’accommoder que de la peinture à l’huile.

Penché sur le mur, il examinait avec un verre grossissant la surface du tableau. Tout à coup, dans le coin gauche, en bas, sous la nappe, aux pieds de l’apôtre Barthélemy, il aperçut une fêlure et à côté la floraison blanchâtre d’une minuscule tache d’humidité.

Il pâlit. Mais se dominant, il continua plus attentivement encore son examen.

Par suite de l’humidité, la première couche de glaise s’était boursouflée, soulevait le plâtre, formait, imperceptibles à l’œil nu, des crevasses par lesquelles suintait le salpêtre.

La destinée de la Sainte Cène était résolue. Les couleurs pouvaient se conserver encore pendant cinquante ans, mais la terrible vérité ne supportait aucun doute : la plus belle œuvre de Vinci était condamnée à périr.

Avant de quitter le réfectoire, Léonard regarda une dernière fois le Christ et, comme s’il venait de le voir seulement, il comprit combien cette œuvre lui était chère.

Avec la perte du Colosse et de la Sainte Cène, les derniers liens qui l’attachaient aux humains se trouvaient rompus. Sa solitude devenait maintenant de plus en plus désespérée.

La poussière du Colosse avait été dissipée par le vent ; sur le mur où se trouvait le Christ, la moisissure couvrirait les couleurs écaillées, et tout ce qui était sa vie disparaîtrait comme une ombre.

Il revint à la maison, descendit dans les caves et, passant dans la chambre d’Astro, s’y arrêta un instant. Beltraffio mettait au malade des compresses d’eau froide.

— Encore la fièvre ? demanda le maître.

— Oui, il délire.

Léonard se pencha pour examiner le pansement et écouter les paroles hachées du blessé.

— Plus haut, plus haut. Directement vers le soleil. Pourvu que les ailes ne prennent pas feu ! Petit, d’où viens-tu ? Quel est ton nom ? La Mécanique ? Je n’ai jamais entendu dire que le diable se soit nommé Mécanique. Pourquoi grinces-tu des dents ? Allons, laisse-moi. Il m’entraîne, il m’entraîne… Je ne peux pas… Attends… laisse-moi respirer…

Le visage du malade exprimait la tristesse. Un cri d’horreur s’échappa de sa poitrine. Il lui semblait qu’il tombait. Puis de nouveau il se reprit à parler avec volubilité :

— Non, non, ne vous moquez pas de lui. C’est ma faute. Il disait que les ailes n’étaient pas prêtes. C’est fini… J’ai déshonoré mon maître… Entendez-vous ? Qu’est-ce ? On parle encore de lui, du plus petit et du plus lourd des démons, la Mécanique ! « Et le diable l’emmena à Jérusalem, continua-t-il en psalmodiant, et il le mit sur le toit du temple, et il lui dit : “Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi d’ici à terre. Car il est écrit : Tes anges doivent te préserver ; et ils te porteront sur leurs bras, afin que tes pieds ne touchent aucune pierre.” Voilà, j’ai oublié ce qu’il a répondu au démon Mécanique ! Tu ne te souviens pas, Giovanni ?

Il fixa sur Beltraffio un regard presque conscient, mais Beltraffio crut qu’il délirait.

— Tu ne te souviens pas ? insistait le malade.

Pour le calmer, Giovanni récita le douzième verset du quatrième chapitre de l’Évangile de Luc :

« Jésus-Christ lui répondit : “Il est dit : Ne tente pas ton Seigneur Dieu !” »

— Ne tente pas ton Seigneur Dieu ! répéta Astro.

Puis le délire le reprit.

— Bleu, bleu, sans un nuage. Il n’y a pas de soleil. Et il ne faut pas d’ailes. Oh ! si le maître savait combien il est bon et doux de tomber dans le ciel !

Léonard le regardait et songeait :

« À cause de moi, il est perdu à cause de moi ! Je l’ai tenté, je lui ai porté malheur comme à Giovanni ! »

Il posa sa main sur le front brûlant d’Astro. Le malade se calma peu à peu et s’assoupit.

Léonard entra dans sa chambre, alluma une chandelle et se plongea dans des calculs.

Pour éviter de nouvelles erreurs dans la construction des ailes, il étudiait le vent, les couches d’air, d’après le mouvement des vagues et le cours de l’eau.

« Si tu jettes deux pierres d’égale dimension dans une eau tranquille à une certaine distance l’une de l’autre, écrivait-il dans son journal, sur la surface se formeront deux cercles séparés. Je me demande : quand l’un d’eux s’élargissant graduellement rencontre l’autre, correspondant, entrera-t-il en lui et le coupera-t-il, ou bien les coups des vagues se répercuteront-ils sur les points de contact à angles égaux ? »

La simplicité avec laquelle la nature avait résolu ce problème de mécanique le charmait à un point tel qu’il inscrivit en marge :

« Questo e bellissimo, questo e sottile ! Quelle superbe et fine question ! »

« Je réponds en me basant sur l’expérience, continuait-il. Les cercles se traversent sans se mélanger, conservant les points où les pierres sont tombées. »

Ayant fait ses calculs, il se convainquit que la mathématique approuvait la nécessité naturelle de la mécanique.

Les heures succédaient aux heures. Le soir vint.

Après avoir soupé et causé avec ses élèves, Léonard se remit de nouveau au travail.

Il pressentait qu’il touchait presque à une grande découverte.

« Regarde comme le vent, dans les champs, chasse les tiges de blé, comme elles ondulent l’une après l’autre, tandis que les épis en s’inclinant restent immobiles. Ainsi les vagues courent sur l’eau. Ces rides produites sur l’eau par la tombée d’une pierre ou par le vent sont plutôt un frisson qu’un mouvement, ce dont tu peux te convaincre en jetant une paille sur les cercles des vagues et observant qu’elle se balance sans bouger. »

L’expérience de la paille le fit songer à une autre pareille, qu’il avait déjà pratiquée, en étudiant la transmission du son. Tournant quelques pages, Léonard lut :

« Au coup d’une cloche répond faiblement une autre cloche ; la corde vibrant sur le luth fait vibrer la même corde sur un luth voisin, et si tu poses une paille sur cette corde, tu la verras trembler. »

Avec une profonde émotion, il devinait une corrélation entre ces deux phénomènes distincts.

Et subitement, comme un éclair, aveuglante, une pensée traversa son esprit :

« La même loi mécanique ici et là ! Comme les vagues de l’eau, les ondes sonores se séparent dans l’air, s’entrecroisent sans se mêler, gardant le point de départ de chaque son. Et la lumière ? L’écho étant le reflet du son, le reflet du jour dans une glace est l’écho de la lumière. Uniques sont Ta volonté et Ta justice, Premier Moteur : l’angle d’incidence est égal à l’angle de réflexion ! »

Son visage était pâle. Ses yeux brillaient. Il sentait que cette fois encore il regardait dans l’abîme où personne encore n’avait osé regarder. Il savait que cette découverte, si elle était prouvée par l’expérience, était une des plus importantes depuis Archimède.

Deux mois auparavant, il avait reçu de messer Guido Berardi une lettre qui lui annonçait que Vasco de Gama avait, en contournant le cap de Bonne-Espérance, découvert un nouveau chemin vers les Indes. Léonard l’avait jalousé. Et maintenant il avait le droit de dire qu’il avait fait une plus grande découverte que Colomb et Vasco de Gama, qu’il avait vu de plus lointains mystères du nouveau ciel et de la nouvelle terre.

Dans la pièce voisine, le blessé gémit. L’artiste écouta et d’un coup se souvint de toutes ses désillusions, l’imbécile destruction du Colosse, la perte de la Sainte Cène, la bête et terrible chute d’Astro.

« Est-ce que cette découverte, songea-t-il, serait destinée à périr, sans gloire, comme tout ce que je fais ? Personne n’entendra-t-il jamais ma voix, et serai-je éternellement seul comme maintenant, dans l’obscurité, sous terre, avec le rêve des ailes ? »

Mais ces pensées n’obscurcirent pas sa joie.

— Eh bien ! soit ! je serai seul. Dans l’obscurité, dans le silence, dans l’oubli ! Que personne n’en sache jamais rien. Je sais !

Un tel sentiment de force et de victoire emplit son cœur qu’il lui sembla que ces ailes qui étaient le rêve de sa vie existaient déjà et le soulevaient vers le ciel.

Il se sentit à l’étroit dans son souterrain, il voulut voir le ciel et l’espace.

Sortant de sa maison, il se dirigea vers la place de la cathédrale.


V modifier

La nuit était claire et la lune brillait. Au-dessus des toits des maisons se projetaient les lueurs pourpres des incendies. Plus on avançait vers le centre de la ville, la place Broletto, plus la foule devenait compacte. Tantôt éclairés par la lumière bleue de la lune, tantôt par le reflet rouge des torches, ressortaient les visages convulsés, les étendards blancs à croix rouge de la commune de Milan, les arquebuses, les mousquetons, les lances, les faux, les fourches. Telles des fourmis, les gens s’agitaient, aidant des bœufs à traîner une vieille bombarde. Le tocsin sonnait. Les canons tonnaient. Les mercenaires français enfermés dans le fort mitraillaient les rues de Milan. Ils se vantaient, avant de se rendre, de détruire la ville entière. Et à tous ces bruits se mêlait le cri féroce de la populace :

« À mort les Français ! À bas le roi ! Vive le More ! »

Tout ce que voyait Léonard ressemblait à un rêve stupide et effrayant.

Sur la place du Marché aux Poissons, on pendait un tambour picard, un gamin de seize ans. Il se tenait sur l’échelle appuyée contre le mur. Le gai brodeur Mascarello remplissait l’emploi de bourreau. Il lui avait passé la corde au cou, et lui administra une chiquenaude sur la tête et avec une solennité bouffonne :

— Je te sacre chevalier du collier de chanvre. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Amen ! répondit la foule.

Le tambour comprenait mal de quoi il s’agissait, il clignait des yeux comme les enfants prêts à pleurer, se tortillait et, remuant le cou, tâchait d’arranger la corde. Un étrange sourire ne quittait pas ses lèvres. Subitement, au dernier moment, comme s’il s’éveillait de sa torpeur, il tourna vers la foule son gentil visage étonné et blême, essaya de demander quelque chose. Mais la foule hurla. Le gamin eut un geste résigné, sortit de dessous sa veste une croix d’argent, l’embrassa et se signa rapidement.

Mascarello le poussa en criant gaiement :

— Eh bien ! chevalier du collier de chanvre, montre-nous comment les Français dansent la gaillarde !

Au rire général, le corps de l’adolescent se balança secoué par les derniers frissons.

Quelques pas plus loin, Léonard aperçut une vieille vêtue de haillons qui, se tenant devant une masure détruite par les bombes, tendait les bras et suppliait :

— Oh ! oh ! oh ! Aidez-moi, aidez-moi !

— Qu’as-tu ? demanda le cordonnier Corbolo. Pourquoi pleures-tu ?

— Le petit… le petit est écrasé… Il était dans son lit… le parquet s’est effondré… Peut-être vit-il encore… Aidez-moi !

Une bombe déchira l’air en sifflant et tomba sur le toit de la maisonnette. Les poutres craquèrent. Un nuage de poussière monta. La masure s’abattit et la femme se tut.

Léonard se dirigea vers l’hôtel de ville. Face à la loggia Osii, un étudiant de l’Université de Pavie, monté sur un banc, déclamait sur la grandeur du peuple, l’égalité des pauvres et des riches, la chute des tyrans. La foule l’écoutait, méfiante.

— Citoyens ! criait l’orateur en brandissant un couteau, citoyens, mourons pour la liberté ! Trempons le glaive de Némésis dans le sang des tyrans ! Vive la république !

— Qu’est-ce qu’il invente ? lui répondirent des voix. Nous savons quelle liberté vous courtisez, traîtres, espions des Français ! Au diable la république ! Vive le duc ! À mort le traître !

Lorsque l’orateur voulut expliquer sa pensée en citant des exemples classiques de Cicéron, Tacite et Tite-Live, on l’arracha de son banc, on le piétina :

— Voilà pour ta liberté, voilà pour ta république ! Allons, frappez-le ! Tu ne nous tromperas pas. Tu te souviendras de ce qu’il en coûte d’ameuter le peuple contre le duc légitime !

Sur la place d’Arrengo, Léonard vit les flèches et les tourelles de la cathédrale, pareilles à des stalactites dans le double reflet bleu de la lune et rouge des incendies.

Devant le palais archiépiscopal, de la foule, qui ressemblait à un tas de corps amoncelés, s’élevaient des plaintes.

— Qu’est-ce ? demanda l’artiste à un vieil ouvrier à visage effrayé, bon et triste.

— Qui sait ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. On dit que c’est un espion des Français, le vicaire Giacomo Crotto. On prétend qu’il a donné au peuple des aliments empoisonnés. Peut-être n’est-ce pas lui. Le premier qui tombe sous leurs mains, ils le battent. C’est terrible, vraiment. Ô ! Seigneur Jésus, aie pitié de nous !

De l’attroupement sortit le verrier Gorgolio qui agitait comme un trophée une tête ensanglantée piquée sur une longue perche.

Le gamin Farfaniccio courait derrière lui, sautait et hurlait en désignant la tête :

— Mort aux traîtres !

Le vieil ouvrier se signa et murmura :

A furore populi libera nos, Domine ! De la fureur du peuple, délivre-nous, Seigneur !

Du côté du palais retentirent les trompes, les roulements de tambour, le crépitement des arquebuses et les cris des soldats allant à l’assaut. Au même instant, des bastions du fort, un coup semblable au tonnerre secoua la ville. C’était la monstrueuse bombarde des Français, « Margot la Folle », qui crachait ses boulets.

L’engin s’abattit sur une maison en feu. La flamme s’élança vers le ciel. La place s’illumina d’une lumière rouge qui ternit le clair de lune.

Les gens, comme des ombres, traînaient, couraient, s’agitaient, pénétrés d’effroi.

Léonard regardait ces fantômes humains.

Chaque fois qu’il se souvenait de sa découverte, dans la pourpre du feu, dans les cris de la foule, dans l’écho du tocsin, dans le crépitement des canons, il s’imaginait les calmes ondes des sons et de la lumière qui, se balançant majestueusement comme les rides de l’eau formées par la tombée d’une pierre, se dispersaient dans l’air, s’entrecroisaient sans se mêler, et gardaient pour point de repère leur point de départ. Et une grande joie emplissait son cœur à l’idée que les hommes ne pouvaient d’aucune façon rompre cette harmonie des infinies et invisibles ondes, qui planaient au-dessus de tout, telle la volonté unique du Créateur, la loi mécanique, la loi de la justesse – l’angle d’incidence égal à l’angle de la réflexion. Les paroles qu’il avait inscrites dans son journal et que si souvent il avait répétées, sonnaient à nouveau à ses oreilles : « O mirabile giustizia di te, Primo Motore ! Oh ! que ta justice est miraculeuse, Premier Moteur ! Tu n’as voulu priver aucune force de son ordre et de ses qualités. Ô divine nécessité, tu forces toutes les conséquences à découler par la voie la plus rapide de leur cause. »

Au milieu de la foule démente du peuple, dans le cœur de l’artiste régnait l’éternel calme de la contemplation, pareil au rayon immuable de la lune, dominant les lueurs d’incendie.

Le 4 février 1500, au matin, Ludovic le More entra dans Milan par la Porta Nuova.

La veille Léonard était parti à la villa Melzi à Vaprio.


VI modifier

Girolamo Melzi avait servi autrefois à la cour de Sforza.

Dix ans auparavant, à la mort de sa femme, il avait quitté la cour, s’était installé dans sa villa solitaire, au pied des Alpes, à cinq heures de route de Milan, et s’y prit à y vivre en philosophe, loin des vanités du monde, cultivant lui-même son jardin, et s’adonnant à la musique et aux sciences occultes dont il était grand amateur, ce qui faisait dire que messer Girolamo s’occupait de magie noire pour évoquer l’âme de sa femme défunte.

L’alchimiste Galeotto Sacrobosco et fra Luca Paccioli souvent venaient le voir, et passaient des nuits entières à discuter les secrets des idées platoniciennes et les lois de Pythagore. Mais le plus grand plaisir du maître était les visites de Léonard.

Comme il travaillait au percement du canal Martésien, l’artiste se trouvait souvent dans ces parages, et la situation de la splendide villa lui plaisait. Vaprio se trouve sur la rive gauche de la rivière Adda. Là, le cours rapide de l’Adda est retenu par des cataractes. Entre ses rives escarpées, l’Adda précipite ses ondes froides, vertes, tumultueuses, indomptables ; et à côté d’elle le canal calme, lisse comme un miroir, glisse entre des berges égales. Cette opposition paraissait à l’artiste pleine de sens prophétique. Il comparait et ne pouvait décider ce qui était plus beau de la création du cerveau humain et de la volonté humaine, sa propre création, le canal, ou bien de sa sœur sauvage, l’Adda furieuse ? Son cœur comprenait également ces deux courants. Du haut de la dernière terrasse du jardin on découvrait la verte vallée de la Lombardie, Bergame, Treviglio, Crémone et Brescia. En été, le parfum des foins embaumait ces prés à perte de vue. Le seigle et le blé, unis par les vignes, cachaient jusqu’à leurs cimes les arbres fruitiers ; les épis baisaient les poires, les pommes, les cerises, et toute la vallée semblait un énorme jardin.

Au nord se détachaient les noires montagnes de Côme ; au-dessus s’élevaient en demi-cercle les premiers contreforts des Alpes, et encore plus haut, dans les nuages, scintillaient les cimes neigeuses, roses et dorées.

En même temps que lui se trouvaient à la villa fra Luca Paccioli et l’alchimiste Sacrobosco, dont la maison avait été détruite par les Français. Léonard les fréquentait peu, préférant la solitude. Mais il devint vite l’ami du jeune fils du maître de la maison, Francesco.

Timide comme une fille, le gamin l’avait longtemps évité. Mais une fois, comme il entrait dans la chambre de Léonard pour exécuter une commission de son père, il vit les verres multicolores dont se servait l’artiste pour étudier les teintes complémentaires. Léonard lui proposa de regarder au travers. L’amusement plut à l’enfant. Les objets connus prenaient un aspect féerique, sombre, radieux, agressif ou tendre, selon que l’on regardait à travers le verre jaune, bleu, rouge, violet ou vert. De même, une autre invention de Léonard le captiva : la chambre obscure. Lorsque sur une feuille de papier blanc apparaissaient les tableaux vivants, qu’il pouvait distinctement voir tourner les roues du moulin, tourbillonner une bande de choucas au-dessus du clocher de l’église, ou le petit âne gris Peppo marcher sur la route, Francesco, ravi, battait des mains.

À l’école du village, l’enfant travaillait paresseusement ; la grammaire latine le dégoûtait, l’arithmétique l’ennuyait. Mais la science de Léonard était tout autre. Elle semblait à l’enfant intéressante comme une fable. Les appareils de mécanique, d’optique, d’acoustique l’attiraient comme des jouets vivants. Du matin au soir, il ne se lassait pas d’écouter parler Léonard. Avec les hommes l’artiste était dissimulé, car il savait que le moindre mot imprudent pouvait lui attirer un soupçon ou une raillerie. Avec Francesco il parlait de tout avec confiance et simplicité. Non seulement il apprenait à l’enfant, mais l’enfant lui apprenait bien des choses. Et se souvenant de la parole du Christ : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez comme des enfants, vous ne pourrez entrer dans le royaume des cieux », Léonard ajoutait : « Ni dans le royaume de la science. »

À ce moment, il écrivait son Traité des étoiles.

Durant les nuits de mars, lorsque la première haleine du printemps soufflait dans l’air froid encore, il se tenait sur le toit de la maison avec Francesco, observait les étoiles, dessinait les taches de la lune pour les comparer ensuite et savoir si elles ne changeaient pas de contours.

À travers un trou fait dans une feuille de papier à l’aide d’une aiguille, il fit voir à Francesco les étoiles privées de rayons, pareilles à de petites boules claires.

— Ces points, expliqua Léonard, sont des mondes, cent fois, mille fois plus grands que le nôtre. Aux habitants des autres planètes, la terre apparaît semblable à ces étoiles.

— Et derrière les étoiles, qu’y a-t-il ? demandait Francesco.

— D’autres mondes, d’autres étoiles que nous ne voyons pas.

— Et derrière ?

— D’autres encore.

— Et à la fin, tout à fait à la fin ?

— Il n’y a pas de fin, pas de limites.

— Pas de fin, pas de limites ? répéta l’enfant dont la main trembla dans celle de Léonard. Où donc alors, messer Leonardo, où donc est le paradis, les anges, les saints, la Madone, et Dieu le Père assis sur son trône, et le Fils et le Saint-Esprit ?

Le maître voulut répondre que Dieu est dans tout, dans tous les grains de sable, dans tous les soleils, dans toutes les étoiles, mais il eut pitié de la foi enfantine et se tut.


VII modifier

Dans les derniers jours de mars, des nouvelles inquiétantes parvinrent à la villa Melzi. L’armée de Louis XII, sous le commandement du sire de La Trémoille, avait de nouveau traversé les Alpes. Ludovic le More, qui craignait une trahison chez ses soldats, refusait la bataille et, poursuivi par de sombres pressentiments, devenait plus peureux qu’une femme. Ces rumeurs de guerre et de politique parvenaient comme un faible écho à la villa de Vaprio.

Sans songer ni au roi de France ni au duc, Léonard et Francesco rôdaient dans les bois ; parfois même ils escaladaient les montagnes escarpées. Là, Léonard louait des ouvriers et faisait faire des fouilles pour rechercher les coquillages, les poissons et les plantes fossiles.

Une fois qu’ils revenaient de leur promenade, ils s’assirent sous un vieux tilleul, au-dessus d’un précipice. Dans les derniers rayons du soleil couchant, ressortaient pimpantes les maisons blanches de Bergame. Les cimes des Alpes étincelaient. Tout était clair. Seulement dans le lointain, entre Treviglio et Brignano, montait un petit nuage de fumée.

— Qu’est-ce ? demanda Francesco.

— Je ne sais pas, dit Léonard. Peut-être une bataille. Tiens, vois-tu les feux ? On dirait un tir de canons. Peut-être est-ce un combat entre les Français et les nôtres ?

Ces derniers temps, ces escarmouches se répétaient fréquemment dans la plaine lombarde.

Durant quelques minutes, silencieusement, ils contemplèrent le nuage. Puis ils se prirent à examiner le résultat des dernières fouilles. Le maître prit dans ses mains un os très long, tranchant et effilé comme une aiguille, probablement une arête de poisson antédiluvien.

— Combien de peuples, murmura Léonard pensif avec un doux sourire, combien de rois ont disparu depuis que ce poisson s’est endormi sous ces roches ! Que de milliers d’années ont passé sur le monde, quelles transformations s’y sont opérées, tandis qu’il restait dans sa cachette, peu à peu effrité par le temps !

Il étendit la main vers la plaine.

— Tout ce que tu vois ici. Francesco, était jadis le fond d’un océan qui couvrait une partie de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie. Les cimes des Apennins étaient des îles, et là où planent maintenant les oiseaux nageaient des poissons.

Ils regardèrent le nuage lointain criblé de petits feux, si minuscule, si rose sous le soleil couchant, qu’il était difficile de croire qu’un combat avait lieu, que des hommes s’entretuaient.

Une bande d’oiseaux zébra le ciel. Tout en les suivant du regard, Francesco cherchait à s’imaginer les poissons nageant jadis dans l’immense océan, aussi profond, aussi étranger aux gens que le ciel.

Ils se taisaient. Mais à cet instant tous deux ressentaient la même chose : « N’était-il pas indifférent qui vaincrait, les Français les Lombards, ou les Lombards les Français, le roi ou le duc ? La patrie, la politique, la gloire, la guerre, la chute des empires, les révoltes des peuples, tout ce qui paraît aux hommes grandiose et terrible, ne ressemblait-il donc pas à ce petit nuage de fumée perdu dans la lumière douce du crépuscule, parmi l’éternelle clarté de la nature ? »


VIII modifier

Non loin du village de Mandello, au pied du mont Campione, existait une mine de fer. Les habitants des environs racontaient que, plusieurs années auparavant, une avalanche y avait enterré un nombre considérable d’ouvriers, que les gaz sulfureux asphyxiaient qui se risquait à y descendre, et qu’une pierre lancée dans le gouffre roulait avec un bruit continu, ce précipice n’ayant pas de fond.

Ces récits excitèrent la curiosité de Léonard. Il décida d’explorer la mine abandonnée. Mais les villageois, qui supposaient qu’une force impure y résidait, refusèrent de le conduire. Enfin, un ancien mineur s’offrit. Rapide, sombre, pareil à un puits, le chemin souterrain, avec ses marches rongées et glissantes, descendait vers le lac et conduisait vers la mine. Le guide, qui tenait une lanterne, marchait en avant. Léonard, portant Francesco dans ses bras, suivait. Le gamin, en dépit des supplications de son père et des refus du maître, avait voulu l’accompagner. Le chemin devenait de plus en plus étroit et raide. Ils avaient compté déjà deux cents marches et ne pouvaient prévoir encore le but.

Du fond montait une atmosphère suffocante.

Léonard frappait les murs avec un pic, écoutait le son, regardait les pierres, les couches différentes, les taches brillantes du granite.

— Tu as peur ? demanda-t-il avec un bon sourire, en sentant Francesco se serrer contre lui.

— Non, avec vous je n’ai pas peur, répondit l’enfant.

Puis, après un instant de silence, il ajouta doucement :

— Est-il vrai, messer Leonardo, que vous allez bientôt partir ?

— Oui, Francesco.

— Où ?

— Dans la Romagne, chez le duc de Valentino…

— C’est loin ?

— À quelques jours d’ici.

— À quelques jours ! répéta Francesco. Alors nous ne nous verrons plus ?

— Mais si, pourquoi ? Je reviendrai chez vous dès qu’il me sera possible.

Le petit resta pensif. Puis, en un violent élan de tendresse, entourant le cou de Léonard de ses deux bras et se serrant contre lui, il murmura :

— Oh ! messer Leonardo ! prenez-moi, prenez-moi avec vous !

— Mais, mon petit, c’est impossible. Il y a la guerre là-bas.

— Tant pis ! Je vous le dis, avec vous je ne crains rien… Je serai votre servant, je brosserai vos effets, je balayerai les chambres, je soignerai les chevaux ; et puis je connais les coquillages et je sais reproduire les plantes au fusain, et vous m’avez dit que je le faisais très bien. Je ferai tout comme un homme, tout ce que vous m’ordonnerez… Seulement, prenez-moi, messer Leonardo, ne m’abandonnez pas…

— Et ton père, messer Girolamo ? Tu crois qu’il te laisserait partir ?

— Oui, oui. Je le supplierai. Il est si bon. Il ne refusera pas si je pleure… Et s’il refuse, je m’en irai en cachette… Dites-moi seulement que oui…

— Non, Francesco, tu ne dois pas quitter ton père. Il est vieux, malade, malheureux, et tu le plains…

— Certes oui, je le plains, mais vous aussi. Oh ! messer Leonardo, vous ne savez pas… vous croyez que je suis trop petit, un gamin. Et je sais tout. Ma tante Bonne dit que vous êtes un sorcier, et le maître d’école dom Lorenzo dit que vous êtes méchant et que je peux perdre mon âme avec vous. Et tous ils vous craignent. Et moi je ne vous crains pas, parce que vous êtes le meilleur de tous et que je veux toujours rester près de vous !

Léonard, sans répondre, caressait les cheveux de l’enfant.

Soudain les yeux de Francesco s’attristèrent, les coins de ses lèvres s’abaissèrent, et il murmura :

— Eh bien, soit ! Je sais pourquoi vous ne voulez pas me prendre avec vous. Vous ne m’aimez pas… Tandis que moi… moi…

Il sanglota éperdument.

— Allons, petit, tais-toi. Comment n’as-tu pas honte ? Écoute ce que je vais te dire. Quand tu seras grand, je te prendrai comme élève, et nous vivrons ensemble et nous ne nous quitterons jamais.

Francesco leva les yeux sur lui.

— C’est vrai ? Vous dites cela maintenant pour me consoler et après vous oublierez.

— Non, je te le promets, Francesco.

— Dans combien d’années ?

— Quand tu auras atteint la quinzième année, dans huit ans…

— Huit. Et nous ne nous quitterons plus ?

— Jusqu’à la mort.

— C’est bien. Dans huit ans ?

— Oui, sois tranquille.

Francesco eut un sourire heureux et – caresse qui lui était particulière – frotta sa joue contre le visage du maître.

— Savez-vous, messer Leonardo, c’est surprenant ! Un jour, j’ai rêvé que je descendais dans l’obscurité de longs, longs escaliers, comme maintenant, et il me semblait qu’ils ne finiraient jamais. Et quelqu’un me portait dans ses bras. Je ne voyais pas son visage, mais je savais que c’était maman. Je ne me souviens pas d’elle. J’étais trop petit quand elle est morte. Et voilà mon rêve qui se réalise. Seulement ce n’est plus maman, mais vous. Mais je me sens aussi bien avec vous qu’avec elle. Et je n’ai pas peur.

Léonard regarda Francesco avec une infinie tendresse.

Dans l’obscurité, les yeux de l’enfant avaient un éclat mystérieux. Il tendit vers Léonard ses lèvres rouges entrouvertes, confiantes, comme il l’aurait réellement fait à sa mère. Le maître les baisa et il lui sembla que, dans ce baiser, Francesco lui donnait toute son âme.

Sentant le cœur de l’enfant battre contre son cœur, d’un pas ferme, avec une infatigable curiosité, suivant les lanternes vacillantes, le long du terrible escalier de la mine, Léonard descendait toujours plus avant dans les ténèbres souterraines.

IX modifier

En rentrant à la maison, les habitants de Vaprio apprirent que l’armée française approchait.

Le roi, rendu furieux par la trahison et l’émeute, donnait Milan à piller à ses mercenaires. Tous ceux qui le pouvaient se réfugiaient dans les montagnes. Les routes étaient encombrées de charrettes chargées de mobilier et de femmes et d’enfants qui pleuraient. La nuit, des fenêtres de la villa on voyait dans la plaine les « coqs rouges », les lueurs des incendies. De jour en jour on attendait un combat sous les murs de Novare, combat qui devait décider du sort de la Lombardie.

Fra Luca Paccioli arriva de la ville, apportant les dernières nouvelles.

La bataille avait été fixée au 10 avril. Le matin, lorsque le duc sortit de Novare et déjà en vue de l’ennemi rangeait ses troupes, sa principale force, les mercenaires suisses achetés par le maréchal Trivulce, refusa de combattre. Les larmes aux yeux, le duc les supplia de ne pas le perdre, et jura solennellement, en cas de victoire, de leur donner une partie de ses biens. Ils restèrent inflexibles. Le More s’habilla en moine et voulut fuir. Mais un Suisse de Lucerne, nommé Schattelbach, le désigna aux Français. On se saisit du duc et on l’amena au maréchal, qui versa aux Suisses trente mille ducats – les trente deniers de Judas.

Louis XII chargea le sire de La Trémoille de conduire le prisonnier en France. Celui qui, selon l’expression des poètes de cour, « le premier après Dieu, gouvernait la Fortune » fut emmené sur une charrette, dans une cage, comme une bête fauve. Comme faveur spéciale, le duc pria ses geôliers de lui permettre d’emporter la Divine Comédie du Dante, per studiare, pour l’étudier, disait-il.

Le séjour à la villa devenait de plus en plus dangereux. Les Français pillaient de concert avec les lansquenets et les Vénitiens. Des bandes rôdaient autour de Vaprio. Messer Girolamo, Francesco et la tante Bonne partirent pour Chiavenna.

C’était la dernière nuit que Léonard passait à la villa Melzi. Selon son habitude, il notait dans son journal tout ce qu’il avait vu et entendu de curieux durant toute la journée :

« Quand la queue de l’oiseau est courte, écrivait-il cette nuit-là, et les ailes larges, il les soulève de façon que le vent s’y engouffre. Je l’ai observé sur un épervier, au-dessus de l’église de Vaprio, à droite de la route de Bergame, le matin du 14 avril 1500. »

Au-dessous, sur la même page :

« Le More a perdu son royaume, ses biens, sa liberté, et tout ce qu’il a entrepris s’est terminé par le néant. »

Pas un mot de plus, comme si la ruine de l’homme avec lequel il avait vécu seize ans, la déchéance de l’illustre maison des Sforza étaient pour lui moins importantes et curieuses que le vol d’un oiseau de proie.