Le Roman dans le monde, 1847

Le Roman dans le monde, 1847
Revue des Deux Mondes, période initialetome 17 (p. 1088-1133).

LE ROMAN


DANS LE MONDE.




On ne sait pas assez ce que l’on perd à ne demander qu’aux écrivains de profession l’expression dernière et complète de la littérature de son temps. En dehors des centres accoutumés de la vie intellectuelle, il y a plus d’une aimable découverte à faire, et aujourd’hui surtout la route commune est assez encombrée, assez bruyante, pour qu’on aime à s’en écarter et à chercher l’ombre dans les sentiers qui la côtoient. En France, heureusement, jamais la société polie n’a cessé d’aimer les lettres, ni de les honorer en les cultivant. Au moment où les marchands envahissent le temple, ne doit-on pas s’applaudir que l’art noble et délicat retrouve ainsi sur des autels cachés, et comme en d’aristocratiques oratoires, les pieux hommages qui lui manquent ailleurs ? Pourtant il ne faudrait pas, nous le croyons du moins, que le mystère enveloppât toujours ces tentatives trop rares et trop discrètes. Parmi des œuvres souvent si charmantes, il en est plus d’une autour desquelles il conviendrait d’agrandir le cercle de lecteurs que de trop vifs scrupules voudraient limiter. Moins que jamais peut-être il sied à la littérature de dédaigner les leçons du monde. Il y a là, en présence de certaines ambitions excentriques et bruyantes, une école toute trouvée de naturel et de grace ; il y a là surtout cette atmosphère sereine que déjà, sous l’empire, Joubert souhaitait aux lettres, et qu’il nous sera permis de leur souhaiter encore.

On se souvient d’un simple et charmant récit que cette Revue publiait, il y a quatre ans, sous le titre de Résignation[1]. A propos de ces pages, dont la grace touchante laissait deviner la plume d’une femme, nous signalions déjà l’influence heureuse qu’un contact plus direct avec le monde pouvait exercer sur la littérature ; nous espérions que d’autres occasions s’offriraient à nous de contribuer à un rapprochement qui promettait d’être fécond. Notre attente n’a pas été tout-à-fait trompée, et, plus d’une fois, de précieux tributs sont venus, de ce côté, enrichir notre recueil. Aujourd’hui encore, un volume, tiré à cinquante ou soixante exemplaires pour un petit cercle d’amis, et que la haute société se dispute sans pouvoir satisfaire sa curiosité, nous permet d’arracher un nouveau filon à une mine qui ne s’épuisera pas, nous l’espérons. On ne nous blâmera point d’enlever ce volume à l’ombre, qui déjà ne le cache plus qu’à demi. Les lecteurs de la Revue nous sauront gré de partager avec eux quelques-unes des émotions à la fois élevées et douces que nous venons d’éprouver. Après tout, il est, dans l’ordre littéraire, des larcins qui ressemblent fort à des restitutions. Respecter scrupuleusement certaines confidences réservées à un petit nombre d’élus, ne serait-ce pas condamner à l’oubli trop de pages fines et délicates ? Un hasard heureux a fait tomber entre nos mains le nouveau recueil de l’auteur de Résignation, et l’aimable écrivain voudra bien nous pardonner de faire, en quelque sorte, violence à sa modestie, en donnant dans toute son étendue son premier récit.




LE MEDECIN DU VILLAGE


« Mon Dieu ! qu’est ceci ? » s’écrièrent à la fois plusieurs personnes qui se trouvaient réunies dans la salle à manger du château de Burcy.

La comtesse de Moncar venait d’hériter, par la mort d’un oncle fort éloigné et fort peu pleuré, d’un vieux château qu’elle ne connaissait pas, quoiqu’il fût à peine à quinze lieues de la terre qu’elle habitait l’été. Mme de Moncar, une des plus élégantes et presque une des plus jolies femmes de paris, aimait médiocrement la campagne. Quittant Paris à la fin de juin, y revenant au commencement d’octobre, elle entraînait chez elle, dans le Morvan, quelques-unes des compagnes de ses plaisirs de l’hiver, et quelques jeunes gens choisis parmi ses danseurs les plus assidus. Mme de Moncar était mariée à un homme beaucoup plus âgé qu’elle, et qui ne la protégeait pas toujours par sa présence. Sans trop abuser de sa grande liberté, elle était gracieusement coquette, élégamment futile, heureuse de peu de chose, d’un compliment, d’un mot aimable, d’un succès d’une heure, aimant le bal pour le plaisir de se faire jolie, aimant l’amour qu’elle inspirait pour voir ramasser la fleur qui s’échappait de son bouquet ; et lorsque quelques grands parens lui faisaient une docte remontrance : — Mon Dieu, disait-elle, laissez-moi rire et prendre gaiement la vie ! cela est moins dangereux que de rester dans la solitude, à écouter les battemens de son cœur ! Moi, je ne sais seulement pas si j’ai un cœur. — Le fait est que la comtesse de Moncar ne savait à quoi s’en tenir à cet égard. L’important pour elle était que ce point restât douteux toute sa vie, et elle trouvait prudent de ne pas se laisser le temps de réfléchir.

Un matin donc, elle et ses hôtes, par une belle matinée de septembre, se mirent en route pour le château inconnu avec l’intention d’y passer une journée. Un chemin de traverse, que l’on disait praticable, devait réduire à douze lieues le voyage que l’on entreprenait. Le chemin de traverse fut affreux : on s’égara dans les bois ; une voiture se cassa ; enfin ce ne fut que vers le milieu du jour que les voyageurs, fatigués et peu émerveillés des beautés pittoresques de la route, arrivèrent au château de Burcy, dont l’aspect ne devait guère consoler des ennuis du voyage.

C’était un grand bâtiment aux murs noircis. Devant le perron, un jardin potager, en ce moment sans culture, descendait de terrasse en terrasse, car le château, adossé aux flancs d’une colline boisée, n’avait aucun terrain plat autour de lui ; des montagnes l’écrasaient de tous côtés ; elles étaient rocailleuses, et les arbres, poussant au milieu des rochers, avaient une verdure sombre qui attristait les regards. L’abandon ajoutait au désordre de cette nature sauvage. Mme de Moncar resta interdite sur le seuil de son vieux château.

— Voilà qui ne ressemble guère à une partie de plaisir, dit-elle, et il me prend envie de pleurer à l’aspect de ce lugubre lieu. Cependant voici de beaux arbres, de grands rochers, un torrent qui gronde : il y a peut-être là une certaine beauté ; mais tout cela est plus sérieux que moi, dit-elle en souriant. Entrons et voyons l’intérieur.

— Oui, voyons si le cuisinier, parti hier en avant-garde, est arrivé plus heureusement que nous, répondirent les convives affamés.

Bientôt on acquit l’heureuse certitude qu’un abondant déjeuner serait rapidement servi, et l’on se mit, en attendant, à parcourir le château. Les vieux meubles couverts de toiles usées, les fauteuils qui n’avaient plus que trois pieds, les tables qui branlaient, les sons distords d’un piano oublié là depuis vingt ans, fournirent mille sujets de plaisanteries. La gaieté reparut. Au lieu de souffrir des inconvéniens de cet incomfortable séjour, il fut décidé que l’on rirait de tout. D’ailleurs, pour ce monde jeune et oisif, cette journée était un événement, une campagne presque périlleuse, dont l’originalité commençait à parler à l’imagination. On avait brûlé un fagot dans la grande cheminée du salon ; mais, des bouffées de fumée s’étant fait jour de toutes parts, chacun s’enfuit dans le jardin. L’aspect en était bizarre ; les bancs de pierre étaient couverts de mousse ; les murs des terrasses, souvent éboulés, avaient laissé croître entre les pierres mal jointes mille plantes sauvages, tantôt s’élançant droites et hautes, tantôt tombantes à terre comme des lianes flexibles ; les allées avaient disparu sous le gazon ; les parterres, réservés aux fleurs cultivées, avaient été envahis par les fleurs sauvages, qui poussent partout où le ciel laisse tomber une goutte d’eau et un rayon de soleil ; le liseron blanc entourait et étouffait le rosier des quatre saisons ; le mûrier sauvage se mêlait au fruit rouge des groseilles ; la fougère, la menthe aux doux parfums, les chardons à la tête hérissée de dards, croissaient à côté de quelques lis oubliés. Au moment où les voyageurs entrèrent dans l’enclos, mille petites bêtes, effrayées de ce bruit inaccoutumé, s’enfuirent sous l’herbe, et les oiseaux quittèrent leurs nids en volant de branche en branche. Le silence, qui avait tant d’années régné dans ce paisible lieu, fit place au bruit des voix et à de joyeux éclats de rire. Nul ne comprit cette solitude ; nul ne se recueillit devant elle. Elle fut troublée, profanée sans respect. On se fit de nombreux récits des différens épisodes des plus jolies soirées de l’hiver, récits entremêlés d’aimables allusions, de regards expressifs, de complimens cachés, enfin de ces mille riens qui accompagnent les conversations de ceux qui cherchent à se plaire, n’ayant pas encore le droit d’être sérieux.

Le maître d’hôtel, après avoir vainement erré le long des murailles du château pour trouver une cloche qui pût retentir au loin, se décida enfin à crier du haut du perron que le déjeuner était servi. Le demi-sourire qui accompagnait ces paroles prouvait qu’il se résignait, comme ses maîtres, à prendre le parti de manquer ce jour-là à toutes ses habitudes d’étiquette et de convenance. On se mit gaiement à table. On oublia le vieux château, le désert où il se trouvait, la tristesse qui y régnait ; tout le monde parla à la fois, et l’on but à la santé de la châtelaine, ou plutôt de la fée dont la seule présence faisait de cette masure un palais enchanté. Tout à coup tous les yeux se tournèrent vers les croisées de la salle à manger.

— Qu’est ceci ? s’écria-t-on.

Devant les fenêtres du château, on voyait passer et s’arrêter une petite carriole d’osier peinte en vert, avec de grandes roues aussi hautes que le corps même de la voiture ; elle était attelée à un cheval gris, court, dont les yeux semblaient être menacés par les brancards qui, du cabriolet, allaient toujours en s’élevant vers le ciel. La capote avancée de la petite carriole ne laissait voir que deux bras couverts des manches d’une blouse bleue, et un fouet qui chatouillait les oreilles du cheval gris.

— Mon Dieu ! mesdames, s’écria Mme de Moncar, j’ai oublié de vous prévenir que j’avais été absolument forcée de prier à notre déjeuner le médecin du village, un vieillard qui jadis a rendu des services à la famille de mon oncle, et que j’ai entrevu une ou deux fois. Ne vous effrayez pas de cet hôte, il est fort taciturne. Après quelques paroles de politesse, nous ferons comme s’il n’était pas là ; d’ailleurs je n’imagine pas qu’il veuille beaucoup prolonger sa visite.

En ce moment, la porte de la salle à manger s’ouvrit, et l’on vit entrer le docteur Barnabé. C’était un petit vieillard bien faible, bien chétif, à la physionomie douce et calme. Ses cheveux blancs étaient attachés derrière sa tête et formaient une queue, selon la mode ancienne. Un œil de poudre couvrait ses tempes, ainsi que son front sillonné de rides. Il portait un habit noir et des culottes à boucles d’acier. Sur un de ses bras était placée une redingote ouatée de taffetas puce. L’autre main tenait une grande canne et un chapeau. L’ensemble de la toilette du médecin du village prouvait qu’il avait ce jour-là apporté beaucoup de soin à se parer ; mais les bas noirs et l’habit du docteur étaient couverts de larges taches de boue, comme si le pauvre vieillard eût fait une chute au fond de quelque fossé. Il s’arrêta sur le seuil de la porte, étonné de se trouver en si nombreuse compagnie. Un peu d’embarras se peignit un instant sur sa physionomie ; puis il se remit et salua sans parler. À cette entrée étrange, les convives furent saisis d’une grande envie de rire, qu’ils réprimèrent plus ou moins bien. Mme de Moncar seule, en maîtresse de maison qui ne peut pas faillir à la politesse, garda son sérieux.

— Mon Dieu ! docteur, auriez-vous versé ? demanda-t-elle.

Le docteur Barnabé, avant de répondre, regarda tout le jeune monde qui l’entourait, et, quelque simple et naïve que fût sa physionomie, il était impossible qu’il ne se rendît pas compte de l’hilarité causée par sa venue. Il répondit tranquillement :

— Je n’ai pas versé. Un pauvre charretier est tombé sous les roues de sa voiture ; je passais, je l’ai relevé.

Et le docteur se dirigea vers celle des chaises restée vide autour de la table. Il prit sa serviette, la déploya, en passa une des extrémités dans la boutonnière de son habit, et étala le reste sur sa poitrine et sur ses genoux.

À ce début, de nombreux sourires errèrent sur les lèvres des convives ; quelques chuchotemens rompirent le silence. Cette fois, le docteur ne leva pas les yeux, peut-être ne vit-il rien.

— Y a-t-il beaucoup de malades dans le village ? demanda Mme de Moncar, tandis que l’on servait le nouveau venu.

— Mais oui, madame, beaucoup.

— Le pays est-il donc malsain ?

— Non, madame.

— Mais ces maladies, d’où viennent-elles ?

— Du grand soleil pendant les moissons, du froid et de l’humidité pendant l’hiver.

Un des convives, affectant un grand sérieux, se mêla à la conversation.

— Alors, monsieur, dans ce pays sain, on est malade toute l’année ? Le docteur leva ses petits yeux gris vers son interlocuteur, le regarda, hésita et sembla retenir ou chercher une réponse. Mme de Moncar intervint avec bonté.

— Je sais, dit-elle, que vous êtes ici la providence de tout ce qui souffre.

— Oh ! vous êtes trop bonne ! répondit le vieillard, et il parut fort occupé d’une tranche de pâté qu’il venait de se servir.

Alors on laissa le docteur Barnabé livré à lui-même, et la conversation reprit son cours.

Si les regards par hasard tombaient sur le paisible vieillard, on glissait sur lui un léger sarcasme, qui, mêlé à d’autres discours, devait, pensait-on, passer inaperçu de celui qui en était l’objet. Ce n’était pas que ces jeunes gens et ces jeunes femmes ne fussent habituellement polis, et n’eussent de la bonté au fond du cœur ; mais, ce jour-là, le voyage, l’entrain du déjeuner, leur réunion, les rires qui avaient commencé avec les événemens de la journée, tout cela avait amené une gaieté sans raison, une moquerie communicative, qui les rendaient sans merci pour la victime que le hasard jetait sur leur chemin. Le docteur parut manger tranquillement, sans lever les yeux, sans prêter l’oreille, sans proférer une parole ; on le tint pour sourd et muet, et le déjeuner s’acheva sans contrainte.

Quand on sortit de table, le docteur Barnabé fit quelques pas en arrière, laissant chaque homme choisir la femme qu’il voulait reconduire au salon. Une des compagnes de Mme de Moncar étant restée seule, le médecin du village s’avança timidement, et lui offrit, non le bras, mais la main. Les doigts de la jeune femme étaient à peine effleurés par les doigts du docteur, qui, légèrement incliné en signe de respect, s’avançait à pas comptés vers le salon. De nouveaux sourires accueillirent cette entrée, mais aucun nuage ne se montra sur le front du vieillard, que l’on déclara aveugle aussi bien que sourd et muet.

M. Barnabé, s’étant séparé de sa compagne, chercha la plus petite, la plus modeste des chaises du salon. Il la poussa à l’écart, bien loin de tout le monde, s’y assit, plaça sa canne entre ses genoux, croisa ses mains sur la pomme de la canne, et vint appuyer son menton sur ses mains. Dans cette position méditative, il resta silencieux, et, de temps à autre, ses yeux se fermèrent, comme si un doux sommeil, qu’il n’appelait ni ne repoussait, eût été au moment de s’emparer de lui.

— Madame de Moncar, s’écria un des, voyageurs, je pense que vous n’avez pas le projet d’habiter ces ruines et ce désert ?

— Non, vraiment, ce n’est pas mon projet ; mais voici de hautes futaies, des bois agrestes. M. de Moncar pourrait bien être tenté, au moment des chasses, de venir ici passer quelques mois d’automne.

— Mais alors il faut abattre, reconstruire, déblayer, arracher !

— Faisons un plan, s’écria la jeune comtesse ; sortons, et traçons le jardin futur de mes domaines.

Il était dit que cette partie de plaisir tournerait à mal. En ce moment, un gros nuage creva et laissa tomber une pluie fine et serrée. Impossible de quitter le salon.

— Mon Dieu ! qu’allons-nous faire ? reprit Mme de Moncar ; les chevaux ont besoin de plusieurs heures de repos. Il est évident qu’il pleuvra long-temps. Cette herbe qui pousse partout est mouillée à ne pouvoir laisser faire un pas d’ici à huit jours ; toutes les cordes du piano sont cassées. Il n’y a pas un livre à dix lieues à la ronde. Ce salon est glacial et triste à mourir. Qu’allons-nous devenir ?

En effet, la bande, naguère joyeuse, perdait insensiblement sa gaieté. Les chuchotemens et les rires étaient remplacés par le silence. On s’approchait des fenêtres ; on regardait le ciel : ce ciel restait sombre et chargé de nuages. Tout espoir de promenade était désormais impossible. On s’assit, tant bien que mal, sur les vieux meubles. On essaya de ranimer la conversation ; mais il est des pensées qui ont besoin, comme les fleurs, d’un peu de soleil, et qui restent éteintes quand le ciel est noir. Toutes ces jeunes têtes semblaient s’incliner, battues par l’orage, comme les peupliers du jardin, que, d’un regard oisif, on voyait ondoyer au gré du vent. Une heure s’écoula péniblement.

La châtelaine, un peu découragée du non-succès de sa partie de plaisir, languissamment appuyée sur le balcon d’une fenêtre, regardait vaguement ce qui se trouvait devant elle.

— Voilà, dit-elle, là-bas, sur le coteau, une petite maison blanche que je ferai abattre ; elle cache la vue.

— La maison blanche ! s’écria le docteur. Il y avait plus d’une heure que le docteur Barnabé était immobile sur sa chaise. La joie, l’ennui, le soleil, la pluie, tout s’était succédé sans lui faire proférer une parole. On avait complètement oublié sa présence ; aussi tous les regards se tournèrent-ils brusquement vers lui, lorsqu’il fit entendre ces trois mots : — La maison blanche !

— Quel intérêt portez-vous donc à cette maison, docteur ? demanda la comtesse.

— Mon Dieu ! madame, prenez que je n’aie rien dit. On l’abattra sans nul doute, puisque tel est votre bon plaisir.

— Mais pourquoi regrettez-vous cette vieille masure ?

— C’est… mon Dieu, c’est qu’elle a été habitée par des personnes que j’aimais… et…

— Et qu’elles comptent y revenir, docteur ?

— Elles sont mortes depuis long-temps, madame, mortes quand j’étais jeune !

Et le vieillard regarda avec tristesse la maison blanche, qui, sur le revers de la montagne, s’élevait, au milieu des bois, comme une marguerite au milieu de l’herbe.

Il y eut quelques instans de silence.

— Madame, dit un des voyageurs bas à l’oreille de Mme de Moncar ; madame, il y a ici quelque mystère. Voyez comme notre Esculape est devenu sombre. Un drame pathétique s’est passé là-bas ; un amour de jeunesse peut-être. Demandez au docteur de nous faire ce récit.

— Oui ! oui ! murmura-t-on de toutes parts ; le récit ! une histoire ! une histoire ! et, si l’intérêt manque, nous aurons pour nous égayer l’éloquence de l’orateur.

— Non pas, messieurs ! répondit à demi-voix Mme de Moncar ; si je demande au docteur Barnabé de raconter l’histoire de la maison blanche, c’est à la condition que personne ne rira.

Chacun ayant promis d’être sérieux et poli, Mme de Moncar s’approcha de M. Barnabé

— Docteur, dit-elle en s’asseyant près du médecin, à cette maison, je le vois, se rattache quelque souvenir d’autrefois qui vous est resté précieux. Voulez-vous nous le dire ? Je serais désolée de vous donner un regret qu’il serait en mon pouvoir de vous épargner ; je laisserai cette maison si vous me dites pourquoi vous l’aimez.

Le docteur Barnabé parut étonné et demeura silencieux. La comtesse s’approcha plus encore de lui

— Cher docteur, dit-elle, voyez quel mauvais temps ! comme tout est triste ! Vous êtes le plus âgé de nous tous, contez-nous une histoire ! Faites-nous oublier la pluie, le brouillard et le froid.

M. Barnabé regarda la comtesse avec un grand étonnement.

— Il n’y a pas d’histoire, dit-il ; ce qui s’est passé dans la maison blanche est bien simple et n’a d’intérêt que pour moi, qui aimais ces jeunes gens ; des étrangers ne peuvent pas appeler cela une histoire. Et puis, je ne sais ni conter ni parler longuement, quand on m’écoute. D’ailleurs, ce que j’aurais à dire est triste, et vous êtes venus pour vous amuser.

Le docteur appuya de nouveau son menton sur sa canne.

— Cher docteur, reprit la comtesse, la maison blanche restera là, si vous dites ce qui vous la fait aimer.

Le vieillard parut un peu ému ; il croisa, décroisa ses jambes, chercha sa tabatière, la remit dans sa poche sans l’ouvrir, puis, regardant la comtesse :

— Vous ne l’abattrez pas ? dit-il en montrant de sa main maigre et tremblante la demeure qu’on voyait à l’horizon.

— Je vous le promets.

— Eh bien ! soit donc ! je ferai cela pour eux ; je sauverai cette maison où ils ont été heureux.

— Mesdames, reprit le vieillard, je ne sais pas bien parler ; mais je pense que le moins savant en arrive toujours à se faire comprendre quand il dit ce qu’il a vu. Cette histoire, sachez-le d’avance, n’est pas gaie. On appelle un musicien pour chanter et pour danser ; on appelle un médecin quand on souffre et qu’on est près de mourir.

Un cercle se forma autour du docteur Barnabé, qui, restant les mains croisées sur sa canne, commença tranquillement le récit suivant, au milieu de l’auditoire qui, tout bas, projetait de sourire de ses discours :

— C’était, il y a bien long-temps, c’était quand j’étais jeune, car j’ai été jeune aussi. La jeunesse est une fortune qui appartient à tout le monde, aux riches comme aux pauvres, mais qui ne reste dans les mains de personne. Je venais de passer mes examens ; j’étais reçu médecin, et, bien persuadé que, grace à moi, les hommes allaient cesser de mourir, je revins dans mon village déployer mes grands talens.

Mon village n’est pas loin d’ici. De la petite fenêtre de ma chambre, je voyais cette maison blanche du côté opposé à celui que vous regardez en ce moment. Mon village, à vos yeux, ne serait sûrement pas très beau. Pour moi, il était superbe ; j’y étais né, et je l’aimais. Chacun voit à sa façon les choses que l’on aime ; on s’arrange pour continuer à les aimer. Dieu permet qu’on soit de temps en temps un peu aveugle, car il sait bien que voir toujours clair, dans ce bas monde, n’amène pas grand profit. Ce pays donc me paraissait riant et animé : j’y savais vivre heureux. La maison blanche seulement, chaque fois qu’en me levant j’ouvrais mes volets, frappait désagréablement mes regards elle était toujours close, sans bruit, et triste comme une chose abandonnée. Jamais je n’avais vu ses fenêtres s’ouvrir et se fermer, sa porte s’entrebâiller, et les barrières du jardin livrer passage à qui que ce fût. Monsieur votre oncle, qui n’avait que faire d’une chaumière à côté de son château, cherchait à la louer ; mais le prix était un peu élevé, et personne parmi nous n’était assez riche pour venir y demeurer. Elle resta donc vide, tandis qu’au hameau on voyait à chaque fenêtre deux ou trois joyeuses figures d’enfans écartant des branches de giroflée pour regarder dans la rue au moindre bruit qui faisait japper les chiens ; mais, un matin, à mon réveil, je fus tout étonné de voir la maison blanche avec une grande échelle placée le long de ses murs : un peintre peignait en vert les volets des fenêtres ; une servante nettoyait les carreaux, un jardinier bêchait le jardin.

— Tant mieux ! me dis-je, un bon toit comme celui-là qui n’abrite personne, c’est du bien perdu !

Je vis, de jour en jour, la maison changer d’aspect ; des caisses de fleurs vinrent cacher la nudité des murs. Un parterre fut dessiné devant le perron ; les allées, débarrassées des mauvaises herbes, furent sablées, et de la mousseline blanche comme la neige brillait au soleil, quand il dardait sur les fenêtres. Un jour enfin, une voiture de poste traversa le village et vint s’arrêter dans l’enclos de la petite maison. Qui étaient ces étrangers ? nul ne le savait ; mais chacun, au village, désirait le savoir. Pendant long-temps, rien ne se répandit au dehors de ce qui se passait dans cette demeure ; on voyait seulement les rosiers fleurir et le gazon verdoyer. Que de commentaires on fit sur ce mystère ! C’étaient des aventuriers qui se cachaient ; c’étaient un jeune homme et sa maîtresse ; enfin on devina tout, hors la vérité. La vérité est si simple, qu’on ne songe pas toujours à elle ; une fois l’esprit en mouvement, il cherche à droite, à gauche, il ne pense pas à regarder tout droit devant lui. Moi, je m’agitai peu. N’importe qui est là, me disais-je, ce sont des hommes, donc ils ne seront pas long-temps sans souffrir, et l’on m’enverra chercher. J’attendis patiemment.

En effet, un matin, on vint me dire que M. William Meredith me priait de me rendre chez lui. Je fis ma plus belle toilette d’alors, et, tâchant de me donner une gravité analogue à mon état, je traversai tout le village, non sans me sentir un peu fier de mon importance. Je fis bien des envieux ce jour-là ! On se mit sur le seuil des portes pour me voir passer. « Il va à la maison blanche ! » se disait-on ; et moi, sans me hâter, dédaignant en apparence une vulgaire curiosité, je marchais lentement, saluant mes voisins les paysans, en leur disant : « À revoir, mes amis, à revoir plus tard, ce matin j’ai affaire, » et j’arrivai ainsi là-haut sur la colline.

Lorsque j’entrai dans le salon de cette mystérieuse maison, je fus réjoui du spectacle qui frappa mes regards : tout était à la fois simple et élégant. Le plus bel ornement de cette pièce était des fleurs ; elles étaient si artistement arrangées, que de l’or n’eût pas mieux paré l’intérieur de cette demeure : de la mousseline blanche aux fenêtres, de la percale blanche sur les fauteuils, c’était tout ; mais il y avait des roses, des jasmins, des fleurs de toutes sortes, comme dans un jardin. Le jour était adouci par les rideaux des fenêtres, l’air était rempli de la bonne odeur des fleurs, et, blottie sur un sofa, une jeune fille ou une jeune femme, blanche et fraîche comme tout ce qui l’entourait, m’accueillit avec un sourire. Un beau jeune homme, qui était assis sur un tabouret près d’elle, se leva, quand on eut annoncé le docteur Barnabé.

— Monsieur, me dit-il avec un accent étranger très fortement marqué, ici on parle tant de votre science, que je m’attendais à voir entrer un vieillard.

— Monsieur, lui répondis-je, j’ai fait des études sérieuses ; je suis pénétré de la responsabilité et de l’importance de mon état ; vous pouvez avoir confiance en moi.

— Eh bien ! me dit-il, je recommande à vos soins ma femme, dont la situation présente réclame quelques conseils et quelques précautions. Elle est née loin d’ici ; elle a quitté famille et amis pour me suivre. Moi, pour la soigner, je n’ai que mon affection, mais nulle expérience. Je compte sur vous, monsieur ; s’il est possible, préservez-la de toutes souffrances.

En disant ces mots, le jeune homme fixa sur sa femme un regard si plein d’amour, que les grands yeux bleus de l’étrangère brillèrent de larmes de reconnaissance. Elle laissa tomber le petit bonnet d’enfant qu’elle brodait, et ses deux mains serrèrent la main de son mari.

Je les regardais, et j’aurais dû trouver que leur sort était digne d’envie ; il n’en fut rien. Je me sentis triste : je n’aurais pu dire pourquoi. J’avais souvent vu pleurer des gens dont je disais : Ils sont heureux ! Je voyais sourire William Meredith et sa femme, et je ne pus m’empêcher de penser qu’ils avaient des chagrins. Je m’assis auprès de ma charmante malade. Jamais je n’ai rien vu d’aussi joli que ce joli visage, entouré de longues boucles de cheveux blonds.

— Quel âge avez-vous, madame ?

— Dix-sept ans.

— Ce pays éloigné où vous êtes née a-t-il un climat bien différent du nôtre ?

— Je suis née en Amérique, à la Nouvelle-Orléans. Oh ! le soleil est plus beau qu’ici !

Elle craignit sans doute d’avoir exprimé un regret, car elle ajouta :

— Mais tout pays est beau quand on est dans la maison de son mari, près de lui, et que l’on attend son enfant.

Son regard chercha celui de William Meredith ; puis, dans une langue que je n’entendais pas, elle prononça quelques paroles si douces, que ce devaient être des paroles d’amour.

Après une courte visite, je me retirai en promettant de revenir.

Je revins, et, au bout de deux mois, j’étais presque un ami pour ce jeune ménage. M. et Mme Meredith n’avaient point un bonheur égoïste ; ils avaient encore le temps de penser aux autres. Ils comprirent que le pauvre médecin de village, n’ayant d’autre société que celle des paysans, regardait comme une heure bénie celle qu’il passait à entendre parler le langage du monde. Ils m’attirèrent à eux, me racontèrent leurs voyages, et bientôt, avec cette prompte confiance qui caractérise la jeunesse, ils me dirent leur histoire. Ce fut la jeune femme qui prit la parole :

— Docteur, me dit-elle, là-bas, par-delà les mers, j’ai un père, des sœurs, une famille, des amis, que j’ai aimés long-temps, jusqu’au jour où j’ai aimé William ; mais alors j’ai fermé mon cœur à ceux qui repoussaient mon ami. Le père de William lui défendait de m’épouser, parce qu’il était trop noble pour la fille d’un planteur américain ; mon père me défendait d’aimer William, parce qu’il était trop fier pour donner sa fille à un homme dont la famille ne l’eût pas accueillie avec amour. On voulut nous séparer ; mais nous nous aimions. Nous avons long-temps prié, pleuré, demandé grace à ceux auxquels nous devions obéissance ; ils restèrent inflexibles, et nous nous aimions ! — Docteur, avez-vous jamais aimé ? Je le voudrais, pour que vous fussiez indulgent pour nous. Nous nous sommes mariés secrètement, et nous avons fui vers la France. Oh ! que la mer me parut belle pendant ces premiers jours de notre amour ! Elle fut hospitalière pour les deux fugitifs. Errans au milieu des flots, à l’ombre des grandes voiles du vaisseau, nous avons eu des jours heureux, rêvant le pardon de nos familles et ne voyant que joies dans l’avenir. Hélas ! il n’en fut pas ainsi. On voulut nous poursuivre, et, à l’aide de je ne sais quelle irrégularité de forme dans ce mariage clandestin, l’ambitieuse famille de William eut la cruelle pensée de nous séparer. Nous nous sommes cachés au milieu de ces montagnes et de ces bois. Sous un nom qui n’est pas le nôtre, nous vivons ignorés. Mon père n’a jamais pardonné ; il m’a maudite !… Voilà pourquoi, docteur, je ne puis pas toujours sourire, même auprès de mon cher William !

Mon Dieu ! comme ils s’aimaient ! Jamais je n’ai vu une ame s’être plus donnée à une autre ame que celle d’Eva Meredith ne s’était donnée à son mari ! Quelle que fût l’occupation à laquelle elle se livrait, elle se plaçait de façon à pouvoir, en levant les yeux, regarder et voir William. Elle ne lisait que le livre qu’il lisait. La tête penchée sur l’épaule de son mari, ses yeux suivaient les lignes sur lesquelles s’arrêtaient les yeux de William ; elle voulait que les mêmes pensées vinssent les frapper en même temps, et, quand je traversais le jardin pour arriver à leur maison, je souriais en voyant toujours sur le sable des allées la trace du petit pied d’Eva auprès de celle des pieds de William. Quelle différence, mesdames, de cette solitaire et vieille maison que vous voyez là-bas à la jolie demeure de mes jeunes amis ! Que de fleurs couvraient les murs ! que de bouquets sur tous les meubles ! que de livres charmans pleins d’histoires d’amour qui ressemblaient à leurs amours ! que de gais oiseaux chantant autour d’eux ! Comme il était bon de vivre là et d’être aimé un peu de ceux qui s’aimaient tant ! Mais voyez, on a bien raison de dire que les jours heureux ne sont pas longs sur cette terre, et que Dieu, en fait de bonheur, ne donne jamais qu’un peu.

Un matin, Eva Meredith me parut souffrante. Je la questionnais avec tout l’intérêt que j’avais pour elle, quand elle me dit brusquement :

— Tenez, docteur, ne cherchez pas si loin la cause de mon mal ; ne me tâtez pas le pouls, c’est mon cœur qui bat trop fort. Dites, si vous voulez, que je suis enfant, docteur, mais j’ai un peu de chagrin ce matin. William va me quitter ; oui, il va de l’autre côté de la montagne, à la ville voisine, chercher de l’argent qu’on nous envoie.

— Et quand reviendra-t-il ? lui demandai-je doucement.

Elle sourit, rougit presque, et puis, avec un regard qui semblait dire : Ne riez pas de moi, elle répondit : Ce soir !

Je ne pus m’empêcher de sourire malgré le regard qui m’implorait.

En ce moment, un domestique amena devant le perron le cheval qu’allait monter M. Meredith. Eva se leva, descendit dans le jardin, s’approcha du cheval, et, caressant sa crinière, inclina sa tête sur le cou de l’animal, peut-être pour cacher que quelques larmes s’échappaient de ses yeux. William vint, et, s’étant élancé sur son cheval, il releva doucement la tête de sa femme.

— Enfant ! lui dit-il en la regardant avec amour et en la baisant au front.

— William ! c’est que nous ne nous sommes pas encore quittés pour tant d’heures à la fois.

M. Meredith pencha sa tête vers celle d’Eva, et baisa de nouveau ses beaux cheveux blonds ; puis il enfonça l’éperon dans le flanc du cheval et partit au galop. Je suis convaincu qu’il était aussi un peu ému. Rien n’est contagieux comme la faiblesse des gens que l’on aime : les larmes appellent les larmes, et ce n’est pas un beau courage que celui qui fait rester les yeux secs auprès d’un ami qui pleure.

Je m’éloignai, et, rentré dans la chambre de ma maisonnette, je me mis à songer au grand bonheur d’aimer. Je me demandai si jamais une Eva viendrait partager ma pauvre demeure ; je ne songeais pas à examiner si j’étais digne d’être aimé. Mon Dieu ! lorsqu’on regarde les êtres qui se dévouent, on voit bien facilement que ce n’est pas à cause de mille choses et pour de bonnes raisons qu’ils aiment si bien ; ils aiment parce que cela leur est nécessaire, inévitable ; ils aiment à cause de leur cœur, non pas à cause de celui des autres. Eh bien ! cette bonne chance qui fait rencontrer une ame qui a besoin d’aimer, je songeais à la chercher, à la trouver, absolument comme dans mes promenades du matin je pouvais rencontrer sur mon chemin une fleur parfumée.

Je rêvais ainsi, quoique ce soit un assez blâmable sentiment que celui qui, à la vue du bonheur des autres, nous fait regretter ce qui nous manque. N’y a-t-il pas là un peu d’envie ? et si la joie se volait comme on vole de l’or, ne songerions-nous pas à en faire le larcin ?

La journée se passa, et je venais de terminer mon frugal souper quand on vint me prier, de la part de Mme Meredith, de me rendre chez elle. En cinq minutes, j’arrivai à la porte de la maison blanche. Je trouvai Eva, seule encore, assise sur un sofa, sans ouvrage, sans livre, pâle et toute tremblante. — Venez, docteur, venez, me dit-elle de sa douce voix ; je ne puis plus rester seule. Voyez comme il est tard ! il y a plus de deux heures qu’il devrait être ici, et il n’est pas encore rentré !

Je fus étonné de l’absence prolongée de M. Meredith ; mais, pour rassurer sa femme, je répondis tranquillement : — Que pouvons-nous savoir du temps nécessaire à ses affaires, une fois arrivé à la ville ? On l’aura fait attendre ; le notaire était absent peut-être. Il y aura eu des actes à rédiger, à signer…

— Ah ! docteur, je savais bien que vous me diriez quelques consolantes paroles. Je n’ai pas hésité à vous demander de venir ; j’avais besoin d’entendre quelqu’un me dire qu’il n’était pas sage de trembler ainsi. Que la journée a été longue, grand Dieu ! Docteur, est-ce qu’il y a des personnes qui peuvent vivre seules ? Est-ce qu’on ne meurt pas tout de suite, comme si on vous ôtait la moitié de l’air qu’il faut pour respirer ? Mais voilà huit heures qui sonnent !…-Huit heures sonnaient en effet. Il m’était difficile de comprendre pourquoi William n’était pas de retour. A tout hasard, je dis à Mme Meredith : — Madame, le soleil se couche à peine ; il fait jour encore, et la soirée est superbe. Venez respirer la bonne odeur de vos fleurs ; venez du côté de l’arrivée. Votre mari vous trouvera sur son chemin.

Elle s’appuya sur mon bras et marcha vers la barrière qui fermait le petit jardin. J’essayai d’attirer son attention sur les objets qui l’entouraient. Elle me répondit d’abord comme un enfant obéit ; mais je sentais que sa pensée n’était pas avec ses paroles. Son regard inquiet restait fixé sur la barrière verte, encore entr’ouverte comme au départ de William. Elle vint s’appuyer sur le treillage, puis elle me laissa parler, souriant de temps à autre pour me remercier ; car, à mesure que le temps passait, elle perdait le courage de me répondre. Ses yeux suivaient dans le ciel le coucher du soleil, et les teintes grises qui succédaient à l’éclat de ses rayons marquaient d’une manière certaine la marche du temps. Tout s’assombrit autour de nous ; le chemin qui, à travers le bois, nous avait jusqu’alors laissé voir ses blancs contours, disparut à nos yeux sous l’ombre des grands arbres, et l’horloge du village sonna neuf heures. Eva tressaillit ; moi-même je sentis chaque coup me frapper au cœur. J’avais pitié de ce que devait souffrir cette femme.

— Songez, madame, lui répondis-je (elle ne m’avait pas parlé, mais je répondais à l’inquiétude qui parlait sur tous ses traits), songez que M. Meredith ne peut revenir qu’au pas : les routes à travers les bois sont sans cesse coupées de rochers qui ne permettent pas d’avancer vite. — Je lui parlais ainsi parce qu’il fallait la rassurer, mais le fait est que je ne savais plus comment expliquer l’absence de William. Moi qui connaissais la distance, je savais bien que j’aurais été deux fois à la ville et en serais deux fois revenu depuis qu’il avait quitté sa demeure. La rosée du soir commençait à pénétrer nos vêtemens, et surtout la mousseline qui couvrait la jeune femme. Je repris son bras et l’entraînai vers la maison. Elle me suivit avec douceur. C’était un caractère faible, où tout était soumis, même la douleur. Elle marcha lentement, la tête baissée, les yeux fixés sur les traces laissées dans le sable par le galop du cheval de son mari. Mais qu’il était triste, bon Dieu ! de revenir ainsi à la nuit, encore sans William ! En vain nous prêtions l’oreille : la nature était dans ce grand silence que rien ne trouble à la campagne lorsque la nuit est venue. Comme tout sentiment d’inquiétude s’augmente alors ! La terre paraît si triste au milieu de l’obscurité, qu’elle semble nous rappeler que tout s’obscurcit aussi dans la vie. C’était la vue de cette jeune femme qui me faisait faire ces réflexions ; à moi seul je n’eusse jamais songé à tout cela.

Nous rentrâmes. Eva s’assit sur le canapé et resta immobile, les mains jointes sur ses genoux, la tête baissée sur sa poitrine. On avait placé une lampe sur la cheminée, et la lumière tombait en plein sur son visage. Jamais je n’en oublierai la douloureuse expression : elle était pâle, tout-à-fait pâle ; son front et ses joues étaient de la même teinte ; l’humidité du soir avait allongé les boucles de ses cheveux, qui tombaient en désordre sur ses épaules. Des larmes roulaient sous ses paupières, et le tremblement de ses lèvres décolorées laissait deviner l’effort qu’elle faisait pour empêcher ses pleurs de couler. Elle était si jeune, que cette douce figure semblait celle d’un enfant auquel on défend de pleurer.

Je commençais à me troubler et à ne plus savoir quelle contenance garder vis-à-vis de Mme Meredith. Je me rappelai tout à coup (c’était bien une pensée de médecin) qu’au milieu de ses inquiétudes, Eva n’avait rien pris depuis le matin, et son état rendait imprudent de prolonger cette privation de toute nourriture. Au premier mot que je prononçai à ce sujet, elle leva vers moi ses yeux avec une expression de reproche, et cette fois le mouvement de ses paupières fit couler deux larmes sur ses joues.

— Pour votre enfant, madame ! lui dis-je.

— Ah ! vous avez raison ! murmura-t-elle. Et elle se leva pour se rendre à la salle à manger ; mais dans la salle à manger il y avait deux couverts mis à leur petite table, et cela en ce moment me parut si triste, que je restai sans dire un mot, sans faire un mouvement. L’inquiétude qui me gagnait me rendait tout-à-fait gauche ; je n’étais pas assez habile pour dire des choses que je ne pensais pas. Le silence se prolongeait. Et cependant, me disais-je tout bas, je suis là pour la consoler ; elle m’a fait appeler à cette intention. Il y a sans doute mille raisons pour expliquer ce retard ; cherchons-en une… Je cherchais, je cherchais… puis je restais silencieux, maudissant cent fois en une minute le peu d’esprit d’un pauvre médecin de village.

Eva, la tête appuyée sur sa main, ne mangeait pas. Tout à coup elle se tourna brusquement vers moi, et éclatant en sanglots :

— Ah ! docteur, dit-elle, je le vois bien, vous êtes inquiet aussi !

— Mais non ; mais non, madame, répondis-je en parlant au hasard. Pourquoi serais-je inquiet ? Il aura dîné chez le notaire. Le pays est sûr, et personne ne sait d’ailleurs qu’il rapporte de l’argent.

Une de mes préoccupations venait de se faire jour malgré moi. Je savais qu’une bande de moissonneurs étrangers avait traversé le village le matin pour se rendre dans un département voisin.

Eva poussa un cri.

— Des voleurs ! des voleurs ! dit-elle. Je n’avais pas songé à ce danger !

— Mais, madame, je n’en parle que pour dire qu’il n’existe pas.

— Oh ! cette idée vous est venue, docteur, parce que vous pensiez que ce malheur était possible ! William, mon William ! pourquoi m’as-tu quittée ? s’écria-t-elle en pleurant.

J’étais debout, désolé de ma maladresse, hésitant devant toutes mes pensées, balbutiant quelques mots sans suite, et sentant, pour comble de malheur, que mes yeux allaient se remplir de larmes. Allons ! je vais pleurer, me disais-je ; il ne me manquait plus que cela. Enfin il me vint une idée.

— Madame Meredith, lui dis-je, je ne peux vous voir vous tourmenter ainsi et rester à vos côtés sans rien trouver de bon à dire pour vous consoler. Je vais aller à la recherche de votre mari ; je vais prendre à tout hasard une des routes du bois ; je vais regarder partout, appeler, aller, s’il le faut, jusqu’à la ville.

— Oh ! merci, merci, mon ami ! s’écria Eva Meredith. Prenez avec vous le jardinier, le domestique ; allez dans toutes les directions.

Nous rentrâmes précipitamment dans le salon, et Eva sonna vivement à plusieurs reprises. Tous les habitans de la petite maison ouvrirent à la fois les différentes portes de la pièce où nous étions.

— Suivez le docteur Barnabé, s’écria Mme Meredith.

En ce moment, le galop d’un cheval se fit distinctement entendre sur le sable de l’allée. Eva poussa un cri de bonheur qui pénétra tous les cœurs. Jamais je n’oublierai l’expression de divine joie qui se peignit à l’instant sur son visage encore inondé de larmes.

Elle et moi, nous volâmes vers le perron. La lune, en ce moment, se dégageant des nuages, éclaira en plein un cheval couvert d’écume, que personne ne montait, dont la bride traînait à terre, et dont les étriers vides frappaient les flancs poudreux. Un second cri, horrible cette fois, s’échappa de la poitrine d’Eva ; puis elle se tourna vers moi les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, les bras pendans.

— Mes amis, criai-je aux domestiques consternés, allumez des torches et suivez-moi ! Madame, nous allons revenir bientôt, je l’espère, avec votre mari, qui s’est légèrement blessé ; un pied foulé, peut-être. Ne perdez pas courage ; nous reviendrons bientôt.

— Je vous suivrai, murmura Eva Meredith d’une voix étouffée.

— C’est impossible, m’écriai-je ; il faut aller vite ; il faut aller loin peut-être, et dans votre état.. : ce serait risquer votre vie et celle de votre enfant…

— Je vous suivrai, répéta Eva.

Oh ! ce fut alors que je sentis combien était cruel l’isolement de cette femme. S’il y avait eu là un père, une mère, on lui eût ordonné de rester, on l’eût retenue de force ; mais elle était seule sur la terre, et, à toutes mes rapides instances, elle répondait d’une voix sourde : — Je vous suivrai.

Nous partîmes. Les nuages alors voilaient la lune ; il n’y avait aucune lumière ni dans le ciel ni sur la terre. A peine pouvions-nous, à la lueur incertaine de nos torches, distinguer notre chemin. Un domestique marchait en avant. Il inclinait la torche qu’il tenait tantôt à droite, tantôt à gauche, pour éclairer les fossés, les buissons qui bordaient la route. Derrière lui, Mme Meredith, le jardinier et moi, nous suivions du regard le jet de lumière projeté par la flamme, cherchant avec angoisse si quelque objet ne viendrait pas frapper nos yeux. De temps à autre, nous élevions la voix en appelant M. Meredith. Après nous, un sanglot étouffé murmurait à peine le nom de William, comme si un cœur eût compté sur l’instinct de l’amour pour faire mieux entendre ses larmes que nos cris.

Nous arrivâmes dans le bois. La pluie commençait à tomber, et les gouttes, en frappant les feuilles des arbres, faisaient un bruit si triste, qu’il semblait que tout pleurait autour de nous.

Les vêtemens légers qui couvraient Eva furent bientôt pénétrés par cette pluie froide. L’eau ruisselait de toutes parts sur les cheveux, sur le front de la pauvre femme. Elle se heurtait les pieds contre les rochers du chemin, et souvent fléchissait au point de tomber sur ses genoux ; mais elle se relevait avec l’énergie du désespoir et poursuivait sa route. Cela faisait mal à voir. La lueur rouge de nos torches éclairait l’un après l’autre chaque tronc d’arbre, chaque rocher. Parfois, à un coude du chemin, le vent semblait éteindre cette lueur, et alors nous nous arrêtions, perdus dans les ténèbres. Nos voix, en appelant William Meredith, étaient devenues si tremblantes, qu’elles nous faisaient peur à nous-mêmes. Je n’osais regarder Eva ; en vérité, je craignais de la voir tomber morte devant moi.

Enfin un moment vint où, tandis que fatigués, découragés, nous marchions en silence, Mme Meredith nous repoussa subitement, s’élança en avant et se jeta à travers les broussailles. Nous la suivîmes. Quand nous pûmes soulever une torche pour distinguer les objets, hélas ! nous la vîmes à genoux auprès du corps de William ; il était étendu par terre, sans mouvement, les yeux ternes et le front couvert du sang qui s’échappait d’une blessure au côté gauche de la tête.

— Docteur ? me dit Eva.

Ce seul mot disait : — William vit-il encore ?

Je me penchai ; je tâtai le pouls de William Meredith ; je posai ma main sur son cœur, et je restai silencieux. Eva me regardait toujours ; mais, à mesure que mon silence se prolongeait, je la vis fléchir, s’incliner, puis, sans dire une parole, sans jeter un cri, elle tomba évanouie sur le corps mort de son mari.

— Mais, mesdames, dit le docteur Barnabé en se tournant vers son auditoire, voilà le soleil qui brille ; vous pouvez sortir maintenant. Restons-en là de ce triste récit.

Mme de Moncar s’approcha du vieillard : — Docteur, dit-elle, de grace, soyez assez bon pour achever ; regardez-nous, et vous ne douterez pas de l’intérêt avec lequel nous vous écoutons.

En effet, il n’y avait plus de sourires moqueurs sur les jeunes visages qui entouraient le médecin de village. Peut-être même eût-il pu voir des larmes briller dans quelques yeux. Il reprit son récit :

Mme Meredith fut transportée chez elle, et elle resta plusieurs heures sans connaissance sur son lit. Je sentais que c’était à la fois un devoir et une cruauté de lui prodiguer les secours de mon art pour la rappeler à la vie. Je redoutais les scènes déchirantes qui allaient succéder à cet état d’immobilité ; je demeurais penché vers cette pauvre femme, baignant ses tempes d’eau fraîche et épiant avec anxiété le triste et cependant l’heureux moment où je verrais le souffle de la respiration s’échapper de ses lèvres. Je m’étais trompé dans mes prévisions, car je n’avais jamais vu un grand malheur. Eva entr’ouvrit les yeux, puis les referma aussitôt ; aucune larme ne souleva ses paupières pour glisser sur ses joues. Elle resta glacée, immobile, silencieuse, et, si ce n’eût été le cœur qui avait recommencé à battre sous ma main, j’aurais pu la croire morte. Qu’il est triste de se trouver témoin d’une douleur que l’on sent au-dessus de toute consolation ! Je me disais que me taire semblait manquer de pitié pour cette malheureuse femme, que parler pour consoler semblait ne pas assez reconnaître la grandeur du malheur. Moi qui n’avais pu rien trouver à dire pour calmer une inquiétude, pouvais-je espérer être plus éloquent en face d’une pareille souffrance ? Je pris le parti le plus sûr, celui d’un silence complet. Je resterai là, me disais-je, je soignerai le mal physique, ainsi que cela est mon devoir, puis je me tiendrai immobile auprès d’elle, comme un chien dévoué se coucherait à ses pieds. Une fois ma résolution prise, je fus plus calme ; je la laissai vivre d’une vie qui ressemblait à une mort. Au bout de quelques heures pourtant, j’approchai des lèvres de Mme Meredith une cuillerée de potion que j’avais jugée nécessaire. Eva tourna lentement la tête du côté opposé et resta appuyée loin de la main qui lui présentait le breuvage. Quelques instans après, je revins à la charge.

— Buvez, madame, lui dis-je, et de la cuillère j’effleurais doucement ses lèvres ; ses lèvres restèrent fermées.

— Madame, votre enfant ! repris-je à demi-voix.

Eva ouvrit les yeux, se souleva péniblement, s’appuya sur son coude, se pencha vers la boisson que je lui présentais, la prit ; puis elle retomba sur son oreiller :

— Il faut que j’attende qu’une autre vie soit séparée de la mienne ! murmura-t-elle.

Depuis lors, Mme Meredith ne parla plus, mais elle obéit machinalement à toutes mes prescriptions. Étendue sur son lit de douleur, elle semblait éternellement dormir ; mais, à quelque moment que ce fût, quand de ma voix la plus basse je lui disais : « Soulevez-vous, buvez ceci, » elle obéissait au premier mot ; ce qui me prouvait que l’ame veillait dans ce corps immobile sans trouver un seul instant d’oubli et de repos.

Je fus seul à m’occuper des funérailles de William. On ne sut jamais rien de positif sur la cause de sa mort. On ne trouva pas sur lui l’argent qu’il devait rapporter de la ville ; peut-être avait-il été volé et assassiné, peut-être cet argent, donné en billets, s’était-il échappé de sa poche au moment d’une chute de cheval. Et comme on ne pensa que fort tard à essayer de le retrouver, il n’était pas impossible que la pluie de la nuit l’eût fait disparaître dans la terre fangeuse et les herbes humides. On fit quelques perquisitions qui n’eurent aucun résultat, et bientôt on cessa toute recherche à cet égard. J’avais essayé de savoir d’Eva Meredith s’il n’y avait pas quelques lettres à écrire pour prévenir sa famille ou celle de son mari. Je pus difficilement lui arracher une réponse. Enfin je parvins à comprendre qu’il fallait seulement prévenir leur homme d’affaires, qui ferait ce qu’il était convenable de faire. J’espérais donc que, d’Angleterre du moins, il arriverait quelques nouvelles qui décideraient de l’avenir de cette pauvre femme ; mais non, les jours succédèrent aux jours, et personne sur la terre ne sembla savoir que la veuve de William Meredith vivait dans un isolement complet au milieu d’un pauvre village. Plus tard, pour essayer de rappeler Eva au sentiment de l’existence, j’avais désiré qu’elle se levât. Le lendemain du jour où je donnai ce conseil, je la trouvai debout, vêtue de noir c’était l’ombre de la belle Eva Meredith. Ses cheveux étaient séparés en bandeaux sur son front pâle. Elle était assise près d’une fenêtre, et restait immobile comme elle l’avait été dans son lit.

Ce fut ainsi que je passai en silence de longues soirées auprès d’elle. Je prenais un livre par contenance. Chaque jour, en l’abordant, je lui disais quelques paroles de pitié et de dévouement. Elle me répondait par un regard qui me disait merci ; puis nous demeurions sans parler. J’attendais qu’une occasion se présentât pour essayer d’échanger avec elle quelques pensées ; mais ma gaucherie et mon respect pour son malheur ne savaient pas la faire naître ou la laissaient passer. Je m’accoutumais peu à peu à cette absence de tout discours, à ce recueillement, et puis, qu’aurais-je dit ? L’important était qu’elle sût qu’elle n’était pas absolument seule dans ce monde, et, tout obscur que fût l’appui qui lui restait, c’était quelqu’un enfin. Je n’allais la voir que pour lui dire par ma présence : « Je suis là. »

Ce fut une étrange phase de ma vie ; elle eut une grande influence sur le reste de ma destinée. Si je n’avais pas témoigné tant de regrets de voir disparaître la maison blanche, je passerais rapidement à la conclusion de ce récit ; mais vous avez voulu savoir pourquoi cette maison était pour moi un lieu consacré, il faut donc que je vous dise ce que j’ai pensé, ce que j’ai senti sous son humble toit. Pardonnez-moi, mesdames, quelques paroles sérieuses. Cela ne va pas mal à la jeunesse d’être un peu attristée ; elle a tant de temps devant elle pour rire et pour oublier !

Fils d’un paysan enrichi, j’avais été envoyé à Paris pour achever mes études. Pendant les quatre années passées dans cette grande ville, j’avais conservé la gaucherie de mes manières, la simplicité de mon langage ; mais j’avais rapidement perdu la naïveté de mes sentimens. Je revins dans ces montagnes presque savant, mais presque incrédule à tout ce qui fait qu’on vit paisible sous un toit de chaume auprès de sa femme et de ses enfans, sans détourner les yeux des croix du cimetière que l’on voit du seuil de sa demeure.

Quand Eva Meredith était heureuse, son bonheur m’avait déjà donné d’utiles leçons. « Ils m’ont trompé là-bas, » me disais-je ; il y a des cœurs vrais, il y a des ames innocentes comme des ames d’enfans. Le plaisir d’un instant n’est pas tout dans la vie. Il existe des sentimens qui ne finissent pas avec la fin de l’année. On peut s’aimer long-temps, toujours peut-être.

En contemplant l’amour de William et d’Eva, j’avais retrouvé ma simple nature du paysan d’autrefois. Je me prenais à rêver une femme vertueuse, candide, assidue à l’ouvrage, embellissant mon logis par ses soins et son bon ordre. Je me voyais fier de la douce sévérité de ses traits, révélant à tout venant l’épouse fidèle et même un peu austère. Certes, ce n’étaient pas là mes rêves de Paris au sortir d’une joyeuse soirée passée avec mes camarades ! Un malheur horrible tomba comme la foudre sur Eva Meredith. Cette fois, je compris moins vite l’enseignement que chaque jour renouvelait pour moi.

Eva restait assise près d’une fenêtre, le regard tristement fixé sur le ciel. Cette position, assez familière à tous ceux qui rêvent, attira peu d’abord mon attention ; cependant à la longue elle finit par me frapper. Tandis que mon livre restait ouvert sur mes genoux, je regardais Mme Meredith, et, bien sûr que ses regards ne surprendraient pas les miens, je l’examinais attentivement. Eva regardait le ciel, mes yeux suivaient la direction des siens. « Ah ! me dis-je avec un demi-sourire, elle croit qu’elle ira le retrouver là-haut ! » Puis je repris mon livre en songeant qu’il était heureux pour la faiblesse des femmes que de semblables pensées vinssent au secours de leur douleur.

Je vous l’ai dit, mon séjour au milieu des étudians avait mis de mauvaises idées dans ma tête. Chaque jour cependant je voyais Eva dans la même attitude, et chaque jour mes réflexions étaient ramenées vers le même sujet. Peu à peu j’en arrivai à songer qu’elle avait là un bon rêve. Je me mis à regretter de ne pouvoir croire que ce rêve fût vrai. L’ame, le ciel, la vie éternelle, tout ce que mon curé m’avait appris autrefois passait dans mon imagination, tandis que je restais assis le soir devant la fenêtre ouverte. Je me disais : « Ce que le vieux curé m’enseignait est plus consolant que les froides réalités que la science m’a laissé entrevoir ! » Puis je regardais Eva, qui regardait toujours le ciel, tandis que les cloches de l’église du village sonnaient au loin, et que les rayons du soleil couchant faisaient briller au milieu des nuages la croix du clocher. Je revins souvent m’asseoir près de la pauvre veuve, persévérante dans sa douleur comme dans ses saintes espérances.

Quoi ! pensai-je, tant d’amour ne s’adresse plus qu’à un peu de poussière déjà mêlée à la terre ; tous ces soupirs ne vont vers aucun but ! William est parti dans ses jeunes années, avec ses vives affections, avec son cœur, où tout était encore en fleur. Elle ne l’a aimé qu’une année, qu’une petite année, et tout est dit pour elle ! Il n’y a au-dessus de nos têtes que de l’air. L’amour, ce sentiment si vivant en nous, n’est qu’une flamme placée dans l’obscure prison de notre corps, où elle brille, brûle, puis s’éteint quand la fragile muraille qui l’entoure vient à tomber : un peu de poussière, voilà tout ce qui reste de nos amours, de nos espérances, de nos pensées, de nos passions, de tout ce qui respire, s’agite et s’exalte en nous !

Il y eut un grand silence au fond de moi-même.

En vérité, j’avais cessé de penser : j’étais comme endormi entre ce que je ne niais plus et ce que je ne croyais pas encore. Enfin, un soir, comme Eva avait joint les mains pour prier, devant la plus belle soirée étoilée qu’il fût possible de voir, je ne sais comment cela se fit, mais mes mains se trouvèrent jointes aussi, et mes lèvres s’entr’ouvrirent pour murmurer une prière. Alors, par un heureux hasard, pour la première fois Eva Meredith regarda ce qui se passait autour d’elle, comme si un instinct secret l’eût avertie que mon ame venait de se mettre en harmonie avec la sienne.

— Merci, me dit-elle en me tendant la main ; souvenez-vous de lui, et priez ainsi quelquefois pour lui.

— Oh ! madame, m’écriai-je, puissions-nous tous nous retrouver dans un monde meilleur, que nos vies aient été longues ou courtes, heureuses ou éprouvées !

— L’ame immortelle de William est là-haut ! me dit-elle d’une voix grave, tandis que son regard, à la fois triste et brillant, revenait se fixer sur le ciel.

Depuis, en accomplissant les devoirs de ma profession, j’ai souvent vu mourir ; mais, à ceux qui restaient, j’ai toujours dit quelques paroles consolantes sur une vie meilleure que celle-ci ; et ces paroles, je les pensais !

Enfin, un mois après ces silencieux événemens, Eva Meredith donna le jour à un fils. Quand, pour la première fois, on lui apporta son enfant, « William ! » s’écria la pauvre veuve, et des larmes, des larmes secourables trop long-temps refusées à sa douleur, s’échappèrent par torrent de ses yeux. L’enfant porta ce nom tant aimé de William, et un petit berceau fut placé tout près du lit de la mère. Alors le regard d’Eva, qui s’était détourné de la terre, revint vers la terre. Elle regarda son fils comme elle avait regardé le ciel. Elle se penchait vers lui pour retrouver l’image de son père. Dieu avait permis une parfaite ressemblance entre William et le fils qu’il ne devait pas voir. Il se fit un grand changement autour de nous. Eva Meredith, qui avait consenti à vivre pour attendre que l’existence de son enfant fût séparée de la sienne, maintenant, je le voyais bien, voulait vivre encore, parce qu’elle sentait qu’il fallait à ce petit être la protection de son amour. Elle passait les journées, les soirées, assise auprès du berceau, et quand je venais la voir, oh ! alors, elle me parlait, elle me questionnait sur les soins à donner à son fils ; elle expliquait ce qu’il avait souffert ; elle demandait ce qu’il fallait faire pour lui épargner le plus petit mal. Elle craignait pour l’enfant la chaleur d’un rayon du soleil, le froid de l’air le plus léger. Penchée vers lui, elle le couvrait de son corps, le réchauffait par ses baisers. Un jour, je crus presque la voir sourire à son fils ; mais jamais elle ne voulait, en balançant le berceau, chanter afin que le sommeil fermât les yeux de l’enfant ; elle appelait une de ses femmes, et disait : « Chantez pour endormir mon fils ! » Puis, elle écoutait, laissant ses larmes doucement couler sur le front du petit William. Pauvre enfant ! il était beau, il était doux, facile à élever ; mais, comme si la douleur de sa mère eût, même avant sa naissance, pénétré jusqu’à lui, cet enfant était triste ; il ne criait guère, mais il ne souriait pas ; il était calme, et le calme à cet âge fait songer à la souffrance. Il me semblait que toutes les larmes versées sur ce berceau glaçaient cette petite ame. J’aurais voulu déjà voir les bras caressans de William entourer le cou de sa mère, j’aurais voulu qu’il cherchât à rendre les baisers qu’on lui prodiguait. Mais à quoi vais-je songer ? me disais-je ; est-ce qu’il faut demander à cette petite créature qui n’a pas fini une année de comprendre qu’elle est dans ce monde pour aimer et consoler cette femme !

C’était, je vous assure, mesdames, un spectacle qui remuait le cœur, que de voir cette mère jeune, pâle, affaiblie, ayant renoncé à tout avenir pour elle-même, reprendre à la vie à cause d’un tout petit enfant qui alors ne pouvait pas même dire : « Merci, ma mère ! » Quelle merveille que notre cœur ! que de peu de chose il sait faire beaucoup ! Donnez-lui un grain de sable, il élèvera une montagne ; qu’à son dernier battement on lui montre encore un atome à aimer, et vite il recommencera à battre ; il ne s’arrête pour toujours que lorsqu’il ne reste plus autour de lui que le vide, et que même l’ombre de ce qui lui fut cher a disparu de la terre !

Eva mettait l’enfant sur un tapis, à ses pieds, puis, en le regardant jouer, elle me disait : « Monsieur Barnabé, quand mon fils sera grand, je veux qu’il soit distingué ; instruit, je lui choisirai une noble carrière ; je le suivrai partout, sur mer s’il est marin, aux Indes s’il est à l’armée ; je lui veux de la gloire, des honneurs, et je m’appuierai sur son bras, je dirai avec orgueil : Je suis sa mère ! N’est-ce pas, monsieur Barnabé, il me laissera le suivre ? Une pauvre femme qui n’a besoin que d’un peu de silence et de solitude pour pleurer ne gêne personne, n’est-il pas vrai ? » Et puis, nous discutions les différentes carrières à choisir ; nous mettions à l’instant vingt années sur la tête de cet enfant, oubliant tous les deux que ces vingt années nous feraient vieux et étaient notre petite part des beaux jours de la vie ! Mais bah ! nous ne pensions guère à nous ; nous ne songions à être jeunes et heureux que quand il y aurait pour lui jeunesse et bonheur,

Je ne pouvais, en écoutant ces beaux rêves, m’empêcher de regarder avec effroi cet enfant de qui dépendait si bien l’existence d’une autre. Une vague inquiétude me préoccupait malgré moi ; mais je me disais : « Elle a assez pleuré, le Dieu qu’elle prie lui doit un peu de bonheur. »

Nous en étions là, lorsque je reçus une lettre de mon oncle, le seul parent qui me restât. Mon oncle, attaché à la faculté de Montpellier, m’appelait près de lui, pour achever dans cette ville savante de m’initier aux secrets de mon art. Cette lettre, rédigée comme une prière, était un ordre : il fallait partir. Un matin, le cœur bien gros en songeant à l’isolement dans lequel je laissais la veuve et l’orphelin, je me rendis à la maison blanche pour prendre congé d’Eva Meredith. Lorsque je lui dis que j’allais la quitter pour long-temps, je ne sais si un peu de tristesse se peignit sur ses traits. Son beau visage avait, depuis la mort de William Meredith, une expression de si profonde mélancolie, qu’il n’était possible d’y remarquer qu’un sourire, s’il venait à se montrer ; quant à la tristesse, elle était toujours là.

— Partir ! s’écria-t-elle, vos soins étaient si utiles à mon enfant !

La pauvre femme oubliait de regretter son dernier ami qui s’éloignait, la mère seulement regrettait le médecin utile à son fils. Je ne me plaignis pas. Être utile est la douce récompense de ceux qui sont dévoués.

— Adieu, reprit-elle en me tendant la main. Partout où vous irez, que Dieu vous bénisse ! et, s’il veut un jour que vous soyez malheureux, qu’il place du moins près de vous un cœur compatissant comme le vôtre !

J’inclinai mon front sur la main d’Eva Meredith, et je m’éloignai profondément ému.

L’enfant était couché devant le perron, sur l’herbe, au soleil. J’allai vers lui, je le pris dans mes bras, je l’embrassai à plusieurs reprises ; je le regardai long-temps, long-temps, attentivement, tristement ; puis une larme mouilla mes yeux. « Oh non ! non ! je me trompe ! » murmurai-je, et je quittai précipitamment la maison blanche.

— Mon Dieu, docteur ! s’écrièrent à la fois tous les auditeurs du médecin du village, que craigniez-vous donc pour cet enfant ?

— Laissez-moi, mesdames, répondit Barnabé, achever cette histoire à ma manière ; chaque chose sera dite en son temps. Je raconte les événemens dans l’ordre où ils sont venus pour moi.

Arrivé à Montpellier, je fus reçu à merveille par mon oncle, si ce n’est toutefois qu’il me déclara qu’il ne pouvait ni me loger, ni me nourrir, ni me prêter de l’argent, et que moi, étranger, sans réputation, je ne devais pas espérer un seul client dans cette ville remplie de médecins célèbres.

— Alors, mon oncle, lui dis-je, je retourne dans mon village.

— Non pas, non pas ! reprit-il, je t’ai trouvé une situation honorable. Un Anglais, fort vieux, fort riche, fort goutteux, fort inquiet, désire avoir toujours un médecin sous son toit, un jeune homme intelligent pour suivre sa maladie sous la direction d’un autre médecin. Je t’ai proposé, tu as été accepté : partons.

Nous nous rendîmes immédiatement chez lord James Kysington. Nous entrâmes dans une grande et belle maison, remplie de nombreux domestiques, et après avoir fait plusieurs stations, d’abord dans les antichambres, ensuite dans les premiers salons, nous fûmes introduits dans le cabinet de lord James Kysington.

Lord J. Kysington était assis dans un grand fauteuil. C’était un vieillard d’un aspect froid et sévère. Ses cheveux complètement blancs faisaient un singulier contraste avec ses sourcils restés du plus beau noir. Il était grand et maigre, du moins je crus le deviner à travers les plis d’une large redingote de drap faite comme une robe de chambre. Ses mains étaient enfoncées dans ses manches, et une fourrure d’ours blanc enveloppait ses pieds malades. Il avait auprès de lui un guéridon sur lequel étaient placées plusieurs fioles contenant des potions.

— Milord, voici mon neveu le docteur Barnabé.

Lord J. Kysington me salua, c’est-à-dire qu’il fit un imperceptible mouvement de tête en me regardant.

— Il est fort instruit, reprit mon oncle, et je ne doute pas que ses soins ne soient utiles à votre seigneurie.

Un second mouvement de tête fut l’unique réponse faite à mon oncle.

— En outre, reprit celui-ci, son éducation ayant été assez bonne, il pourra faire la lecture à milord, ou écrire sous sa dictée.

— Je lui saurai gré de cette complaisance, répondit enfin lord J. Kysington, qui aussitôt ferma les yeux, soit parce qu’il était fatigué, soit parce qu’il voulait faire comprendre que la conversation devait en rester là.

Je pus alors regarder autour de moi. Il y avait auprès de la fenêtre une jeune femme, fort élégamment habillée, qui travaillait à une broderie sans lever les yeux vers nous, comme si nous n’étions pas dignes de ses regards. Sur le tapis, devant elle, un petit garçon jouait avec des images. La jeune femme ne me parut pas belle au premier abord, parce qu’elle avait des cheveux noirs, des yeux noirs, et qu’être belle, selon moi, c’était être blonde et blanche, comme Eva Meredith, et puis, d’après mon jugement très inexpérimenté, je ne pouvais séparer la beauté d’un certain air de bonté. Ce que je trouvais doux à regarder était ce que je supposais devoir être doux au cœur, et je fus long-temps avant de m’avouer la beauté de cette femme, dont le front était hautain, le regard dédaigneux et la bouche sans sourire.

Elle était, comme lord J. Kysington, grande, maigre, un peu pâle. Il y avait entre eux un certain air de famille. Leurs deux natures devaient trop se ressembler pour pouvoir se convenir. Ces deux personnes froides et silencieuses restaient sûrement l’une près de l’autre sans s’aimer, sans se parler. L’enfant avait aussi appris à ne pas faire de bruit, il marchait sur la pointe du pied, et, au moindre craquement du parquet, un regard sévère de sa mère ou de lord J. Kysington le changeait en statue.

Il était trop tard pour retourner dans mon village ; mais il est toujours temps pour regretter ce que l’on a aimé et ce que l’on a perdu. Mon cœur se serra en songeant à ma maisonnette, à mon vallon, à ma liberté.

Voici ce que je parvins à savoir sur ce triste intérieur :

Lord J. Kysington était venu à Montpellier pour rétablir sa santé, éprouvée par le climat des Indes. Second fils du duc de Kysington, lord lui-même par courtoisie, il ne devait qu’à ses talens et non à un héritage sa fortune et sa position politique dans la chambre des communes. Lady Mary était la femme de son plus jeune frère, et lord J. Kysington, maître de disposer de ses biens, avait désigné, comme son héritier, son neveu, le fils de lady Mary. Je me mis à soigner ce vieillard avec tout le zèle dont j’étais capable, bien persuadé que le meilleur moyen d’améliorer les mauvaises positions est de remplir exactement même un devoir pénible.

Lord J. Kysington était à mon égard de la plus stricte politesse. Un salut me remerciait de chaque soin donné, de chaque mouvement qui lui rendait service. Je faisais de longues lectures que personne n’interrompait, ni le sombre vieillard que j’endormais, ni la jeune femme qui n’écoutait pas, ni l’enfant qui tremblait devant son oncle. Je n’avais jamais rien vu d’aussi triste, et pourtant, mesdames, vous savez que la petite maison blanche avait depuis long-temps cessé d’être gaie ; mais le silence qui vient du malheur suppose des pensées si graves, que les paroles sont regardées comme insuffisantes pour les rendre. On sent la vie de l’ame sous l’immobilité du corps. Dans ma nouvelle demeure, c’était le silence à cause du vide.

Un jour, tandis que lord J. Kysington semblait sommeiller, que lady Mary était penchée sur son métier, le petit Harry monta sur mes genoux, et, nous trouvant dans un angle éloigné de la chambre, il me fit tout bas quelques questions avec la naïve curiosité de son âge ; puis à mon tour, ne songeant guère à ce que je disais, je l’interrogeai sur sa famille.

— Avez-vous des frères ou des sœurs ? lui demandai-je.

— J’ai une petite sœur bien jolie.

— Comment s’appelle-t-elle ? repris je, tandis que du regard je parcourais un feuilleton de journal.

— Elle a un nom charmant ; devinez-le, monsieur le docteur.

Je ne sais à quoi je pensai. Dans mon village, je n’avais entendu que des noms de paysannes, qui ne pouvaient s’appliquer à la fille de lady Mary. Mme Meredith était la seule femme du monde que j’eusse connue, et l’enfant répétant : cc Devinez, devinez, » je répondis à tout hasard

— Eva, peut-être ?

Nous parlions bien bas ; mais, au moment où le nom d’Eva s’échappa de mes lèvres, lord J. Kysington ouvrit brusquement les yeux et se souleva sur son séant ; lady Mary laissa tomber son aiguille et se tourna avec vivacité vers moi. Je fus confondu de l’effet que je venais de produire ; je regardai tour à tour lord J. Kysington et lady Mary sans oser dire une parole de plus ; quelques minutes se passèrent, lord J. Kysington se laissa retomber sur le dossier de son fauteuil et ferma les yeux, lady Mary reprit son aiguille ; Harry et moi, nous cessâmes de parler.

Je réfléchis long-temps à ce bizarre incident ; puis, toutes choses étant rentrées dans le calme accoutumé, le silence et l’immobilité étant bien rétablis autour de moi, je me levai doucement et cherchai à m’éloigner. Lady Mary repoussa son métier, passa devant moi et me fit signe de la main de la suivre. Une fois entré dans le salon, elle ferma la porte, se tenant debout en face de moi, la tête haute, toute sa physionomie prenant l’air impérieux, qui était l’expression la plus naturelle de ses traits : « Monsieur Barnabé, me dit-elle, veuillez ne jamais prononcer le nom qui s’est échappé de vos lèvres tout à l’heure ; c’est un nom que lord J. Kysington ne doit pas entendre. » Elle s’inclina légèrement, et rentra dans le cabinet dont elle ferma la porte.

Mille pensées m’assaillirent à la fois ; cette Eva dont il ne fallait pas parler, n’était-ce pas Eva Meredith ? était-elle la belle-fille de lord J. Kysington ? étais-je donc chez le père de William ? J’espérais, je doutais, car enfin, si pour moi ce nom d’Eva ne désignait qu’une personne, pour tout autre il n’était qu’un nom, commun sans doute, en Angleterre, à bien des femmes.

Je n’osais questionner : autour de moi, toutes les bouches étaient closes et tous les cœurs sans expansion ; mais la pensée que j’étais dans la famille d’Eva Meredith, auprès de la femme qui dépouillait la veuve et l’orphelin de l’héritage paternel, cette pensée devint la préoccupation constante de mes jours et de mes nuits. Je voyais mille fois en rêve le retour d’Eva et de son fils dans cette demeure, je me voyais demandant pour eux un pardon que j’obtenais ; mais je levais les yeux, et la froide, l’impassible figure de lord J. Kysington glaçait toutes les espérances de mon cœur. Je me mis à examiner ce visage comme si je ne l’avais jamais vu ; je me mis à épier sur ses traits quelques mouvemens, quelques lignes qui annonçassent un peu de sensibilité. Je cherchais l’ame que je voulais toucher. Hélas ! je ne la trouvais nulle part. Je ne perdis pas courage ; ma cause était si belle ! Bah ! me disais-je, que signifie l’expression du visage ? que fait l’enveloppe extérieure qui frappe les yeux ? Le coffre le plus sombre ne peut-il pas renfermer de l’or ? faut-il que tout ce qui est en nous se devine au premier regard ? et quiconque a vécu n’a-t-il pas appris à séparer son ame et sa pensée de l’expression banale de sa physionomie ?

Je résolus d’éclaircir mes doutes, mais quel moyen prendre ? Questionner lady Mary ou lord J. Kysington était chose impossible ; faire parler les domestiques ? ils étaient Français et nouvellement entrés dans cette maison. Un valet de chambre anglais, seul serviteur qui eût suivi son maître ; venait d’être envoyé à Londres avec une mission de confiance. Ce fut vers lord J. Kysington que je dirigeai mes investigations. Par lui je saurais, et de lui j’obtiendrais la grace. La sévère expression de son visage cessa de m’effrayer. Je me dis : « Quand dans la forêt on rencontre un arbre mort en apparence, on fait une entaille à l’arbre pour savoir si la sève n’est pas vivante encore sous l’écorce morte ; de même je frapperai au cœur, et je verrai si la vie ne se cache pas quelque part. » J’attendis l’occasion.

Attendre avec impatience, c’est faire venir ce que l’on attend. Au lieu de dépendre des circonstances, on soumet les circonstances.

Une nuit, lord J. Kysington me fit appeler ; il souffrait. Après lui avoir donné les soins nécessaires, je restai seul près de lui pour voir les résultats de mes prescriptions. La chambre était sombre ; une bougie allumée laissait distinguer les objets, mais sans les éclairer. La noble et pâle figure de lord J. Kysington était renversée sur son oreiller. Ses yeux étaient fermés. C’était son habitude quand il se préparait à souffrir, comme s’il eût voulu se concentrer en lui-même pour ne rien perdre de sa force morale ; il ne se plaignait jamais ; il restait étendu dans son lit, droit et immobile comme la statue d’un roi sur son tombeau. En général, il se faisait faire une lecture, espérant soit que la pensée du livre s’emparerait de son esprit, soit que le son monotone d’une voix ferait venir le sommeil.

Cette nuit-là, il me fit signe de sa main osseuse de prendre un livre et de commencer à lire ; mais je cherchai vainement, livres et journaux avaient été descendus au salon ; toutes les portes étaient fermées, et, à moins de sonner et de répandre l’alarme dans la maison, je ne pouvais me procurer un livre. Lord J. Kysington fit un signe d’impatience, puis de résignation, et me montra une chaise pour que je revinsse m’asseoir auprès de lui. Nous restâmes long-temps ainsi sans parler, presque dans l’obscurité, l’horloge seule rompant le silence par le bruit régulier du balancier. Le sommeil ne venait pas. Tout à coup lord J. Kysington ouvrit les yeux, et, les tournant vers moi :

— Parlez, me dit-il, racontez quelque chose, ce que vous voudrez.

Ses yeux se refermèrent, et il attendit.

— Mon cœur battit avec force. Le moment était venu.

— Milord, lui dis-je, j’ai bien peur de ne rien savoir qui puisse intéresser votre seigneurie. Je ne puis parler que de moi, des événemens de ma vie, et il vous faudrait l’histoire de quelques grands hommes de ce monde pour fixer votre attention. Que peut raconter un paysan qui a vécu content de peu, dans l’obscurité et le repos ?… Je n’ai guère quitté mon village, milord. C’est un joli hameau dans la montagne ; on n’y serait pas né qu’on le choisirait pour y vivre. — Non loin de mon village, il y a une maison de campagne où j’ai vu des gens riches qui auraient pu partir et qui restaient, parce que les bois sont épais, les sentiers fleuris, les ruisseaux bien clairs et courant vite sur les rochers. Hélas ! ils étaient deux dans cette maison,… et bientôt une pauvre femme y resta seule jusqu’à la naissance de son fils… Milord, cette femme est une de vos compatriotes, une Anglaise, belle comme on ne l’est pas souvent ni en Angleterre ni en France, bonne comme il n’y a que les anges dans le ciel qui puissent avoir cette bonté-là !… Elle venait d’avoir dix-huit ans quand je l’ai laissée sans père, sans mère, et déjà veuve d’un mari adoré ; elle est faible, délicate, presque malade, et cependant il faut bien qu’elle vive ; qu’est-ce qui protégerait ce petit enfant ?…

Oh ! milord, il y a des gens bien malheureux ans ce monde ! Être malheureux au milieu de sa vie ou quand la vieillesse est venue, c’est triste sans doute, toutefois on a quelques bons souvenirs qui vous font dire qu’on a eu sa part, son temps, son bonheur ; mais, quand on pleure avant dix-huit ans, c’est bien plus triste encore, car enfin rien ne ressuscite les morts, on le sait, et il ne reste qu’à pleurer toute sa vie. La pauvre enfant !… On voit un mendiant sur le bord d’une route, c’est du froid, c’est de la faim qu’il souffre : on lui fait l’aumône et on le regarde sans chagrin, parce qu’il peut être secouru ; mais cette malheureuse femme dont le cœur est brisé, le seul secours à lui donner serait de l’aimer… et personne n’est près d’elle pour lui faire cette aumône-là !

Ah ! milord, si vous saviez quel beau jeune homme elle avait pour mari !… Vingt-trois ans à peine, une noble figure, un front haut… comme le vôtre, intelligent et fier, des yeux d’un bleu foncé, un peu rêveurs, un peu tristes, j’ai su pourquoi… C’est qu’il aimait son père, son pays, et qu’il devait rester exilé loin d’eux ! Son sourire était plein de bonté… Ah ! comme il aurait souri à son petit enfant, s’il avait assez vécu pour le voir ! Il l’aimait même avant qu’il fût né ; il prenait plaisir à regarder le berceau qui attendait. Pauvre, pauvre jeune homme !… je l’ai vu par une nuit d’orage, dans une forêt obscure, étendu sur la terre mouillée, sans mouvement, sans vie, ses vêtemens couverts de boue, son front brisé par une affreuse blessure, d’où le sang s’échappait encore par torrens. J’ai vu… hélas ! j’ai vu William…

— Vous avez été témoin de la mort de mon fils ! s’écria lord J. Kysington, se levant comme un spectre au milieu des oreillers qui le soutenaient, et fixant sur moi des yeux si grands, si perçans, que je reculai effrayé ; mais, malgré l’obscurité de la chambre, je crus apercevoir une larme mouiller le bord des paupières du vieillard.

— Milord, répondis-je, j’ai vu mourir votre fils, et j’ai vu naître son enfant !

Il y eut un instant de silence.

Lord J. Kysington me regardait fixement ; enfin il fit un mouvement, sa main tremblante chercha ma main, la serra, puis ses doigts s’entr’ouvrirent, et il retomba sur ses oreillers.

— Assez, assez, monsieur ! je souffre, j’ai besoin de repos. Laissez-moi seul.

Je m’inclinai et m’éloignai.

Avant que j’eusse quitté la chambre, lord J. Kysington avait repris sa position habituelle, son silence et son immobilité.

Je ne vous dirai pas, mesdames, mes nombreuses et respectueuses tentatives auprès de lord J. Kysington, les indécisions, les anxiétés cachées de celui-ci, et comment enfin son amour paternel, réveillé par les détails de l’horrible catastrophe, comment l’orgueil de sa race, ranimé par l’espoir de laisser un héritier de son nom, finirent par triompher d’un amer ressentiment. Trois mois après la scène que je viens de raconter, j’étais sur le seuil de la maison de Montpellier à attendre Eva Meredith et son fils, rappelés dans leur famille pour y reprendre tous leurs droits. Ce fut un beau jour pour moi.

Lady Mary, qui, en femme maîtresse d’elle-même, avait dissimulé sa joie lorsque des dissensions de famille avaient fait de son fils le futur héritier de son frère, dissimula mieux encore ses regrets et sa colère quand Eva Meredith, ou plutôt Eva Kysington, se réconcilia avec son beau-père. Le front de marbre de lady Mary resta impassible ; mais que de mauvaises passions devaient gonfler son cœur sous ce calme apparent !

J’étais donc sur le seuil de la porte quand la voiture d’Eva Meredith (je continuerai à lui donner ce nom) entra dans la cour de l’hôtel. Eva me tendit vivement la main. « Merci, merci, mon ami ! » murmura-t-elle. Elle essuya les larmes qui tremblaient dans ses yeux, et, prenant par la main son enfant, un enfant de trois ans, beau comme un ange, elle entra dans sa nouvelle demeure. « J’ai peur, » me dit-elle. C’était toujours cette faible femme, brisée par le malheur, pâle, triste et belle, qui ne croyait guère aux espérances de la terre, et qui n’avait de certitude que pour les choses du ciel. Je marchais à côté d’elle, et tandis que, toujours en deuil, elle montait les premières marches de l’escalier, sa douce figure mouillée de larmes, sa taille mince et faible penchée vers la rampe, son bras tendu attirant à elle l’enfant qui marchait plus lentement qu’elle encore, lady Mary et son fils partirent sur le haut de l’escalier. Lady Mary portait une robe de velours brun, de beaux bracelets entouraient ses bras ; une légère chaîne d’or ceignait son front, digne en effet d’un diadème. Elle marchait d’un pas assuré, la tête haute, le regard plein de fierté. Ce fut ainsi que ces deux mères se virent pour la première fois.

— Soyez la bienvenue, madame, dit lady Mary en saluant Eva Meredith.

Eva essaya de sourire et répondit quelques paroles affectueuses. Comment aurait-elle deviné la haine, elle qui ne savait qu’aimer ? Nous nous dirigeâmes vers le cabinet de lord J. Kysington. Mme Meredith, se soutenant à peine, entra la première, fit quelques pas, et s’agenouilla près du fauteuil de son beau-père. Elle prit son enfant dans ses deux bras, et, le mettant sur les genoux de lord J. Kysington

— Voilà son fils ! s’écria-t-elle.

Puis la pauvre femme pleura et se tut.

Lord J. Kysington regarda long-temps l’enfant. A mesure qu’il reconnaissait les traits du fils qu’il avait perdu, son regard devenait humide et affectueux. Un moment arriva où, oubliant son âge, la marche du temps, les malheurs éprouvés, il se crut revenu aux jours heureux où il serrait son fils encore enfant sur son cœur.

— William ! William ! murmura-t-il ; ma fille ! ajouta-t-il en tendant la main à Eva Meredith.

Mes yeux se remplirent de larmes. Eva avait une famille, un protecteur, une fortune ; j’étais heureux, et c’est peut-être pourquoi je pleurais !

L’enfant, paisiblement resté sur les genoux de son grand-père, n’avait témoigné ni plaisir ni crainte.

— Veux-tu m’aimer ? lui dit le vieillard.

L’enfant leva la tête, mais ne répondit pas.

— M’entends-tu ? je serai ton père.

— Je serai ton père ! répéta doucement l’enfant.

— Excusez-le, dit sa mère, il a toujours été seul, il est bien petit encore, tout ce monde l’intimide ; plus tard, milord, il comprendra mieux vos douces paroles.

Mais je regardais l’enfant, je l’examinais en silence, je me rappelais mes sinistres craintes. Hélas ! ces craintes se changèrent en certitude ; l’horrible saisissement éprouvé par Eva Meredith pendant sa grossesse avait eu des suites funestes pour son enfant, et une mère seule, dans sa jeunesse, son amour et son inexpérience, avait pu si long-temps ignorer son malheur.

En même temps que moi et comme moi, lady Mary regardait l’enfant.

Je n’oublierai de ma vie l’expression de sa physionomie : elle était debout, son regard perçant était arrêté sur le petit William et semblait pénétrer jusqu’au cœur de l’enfant. A mesure qu’elle regardait, ses yeux dardaient des éclairs, sa bouche s’entr’ouvrait comme pour sourire, sa respiration était courte et oppressée, comme lorsque l’on attend une grande joie. Elle regardait, regardait… Il y avait sur son visage espoir, doute, attente… Enfin sa haine fut clairvoyante, un cri de triomphe intérieur s’échappa de son cœur, mais ne dépassa pas ses lèvres. Elle se redressa, laissa tomber un regard de dédain sur Eva, son ennemi vaincue, et redevint impassible.

Lord J. Kysington, fatigué des émotions de la journée, nous renvoya de son cabinet. Il resta seul toute la soirée.

Le lendemain, après une nuit agitée, quand je descendis chez lord J. Kysington, toute sa famille était déjà réunie autour de lui ; lady Mary tenait le petit William sur ses genoux : c’était le tigre qui tenait sa proie.

— Le bel enfant, disait-elle, regardez, milord, ces soyeux cheveux blonds ! comme le soleil les rend brillans !… Mais, chère Eva, est-ce que votre fils est toujours aussi taciturne ? Il n’a pas le mouvement, la gaieté de son âge.

— Il est toujours triste, répondit Mme Meredith. Hélas ! près de moi, il ne pouvait apprendre à rire !

— Nous tâcherons de l’amuser, de l’égayer, reprit lady Mary. Allons, cher enfant, embrasse ton grand-père ! tends-lui les bras et dis-lui que tu l’aimes.

William ne bougea pas.

— Ne sais-tu pas comment on embrasse ? Harry, mon ami, embrassez votre oncle, et donnez un bon exemple à votre cousin.

Harry s’élança sur les genoux de lord J. Kysington, lui passa les deux bras autour du cou, et dit :

— Je vous aime, mon oncle !

— A votre tour, mon cher William, reprit lady Mary.

William resta immobile, sans même lever les yeux vers son grand-père.

Une larme roula sur les joues d’Eva Meredith.

— C’est ma faute, dit-elle, j’ai mal élevé mon enfant !

Et ayant pris William sur ses genoux, les pleurs qui s’étaient échappés de ses yeux tombèrent sur le front de son fils ; il ne les sentit pas et s’endormit sur le cœur oppressé de sa mère.

— Tâchez, dit lord J. Kysington à sa belle-fille, que William devienne moins sauvage.

— Je tâcherai, répondit Eva avec ce ton d’enfant soumis que je lui connaissais depuis long-temps, je tâcherai, et peut-être réussirai-je, si lady Mary veut avec bonté me dire ce qu’elle a fait pour rendre son fils si heureux et si gai.

Puis la mère désolée regarda Harry ; qui jouait près du fauteuil de lord J. Kysington, et son regard retomba sur son pauvre enfant endormi.

— Il a souffert même avant de naître, murmura-t-elle ; nous avons tous deux été bien malheureux ; mais je vais essayer de ne plus pleurer pour que William soit gai comme les autres enfans.

Deux jours s’écoulèrent, deux jours pénibles, pleins de troubles cachés, pleins d’une morne inquiétude. Le front de lord J. Kysington était soucieux, son regard par momens m’interrogeait. Je détournais les yeux pour éviter de répondre.

Le matin du troisième jour, lady Mary entra avec des jouets de toute sorte qu’elle apportait aux deux enfans. Harry s’empara d’un sabre et courut par la chambre en poussant mille cris de joie. William resta immobile, tenant dans ses petites mains les jouets qu’on lui donnait, mais il n’essaya pas d’en faire usage ; il ne les regarda même pas.

— Tenez, milord, dit lady Mary à son frère, prenez ce livre de gravures et donnez-le à votre petit-fils, peut-être son attention sera-t-elle éveillée par les peintures qui s’y trouvent.

Puis elle conduisit William auprès de lord J. Kysington. L’enfant se laissa faire, marcha, s’arrêta, et resta comme une statue là où on le plaça.

Lord J. Kysington ouvrit le livre. Tous les yeux se tournèrent vers le groupe que formaient en ce moment le vieillard et son petit-fils. Lord J. Kysington était sombre, silencieux, sévère ; il tourna lentement plusieurs pages, s’arrêtant à chaque image, et regardant William, dont les yeux fixes ne s’étaient pas même dirigés vers le livre. Lord J. Kysington tourna encore quelques feuillets, puis sa main devint immobile, le livre glissa de ses genoux à terre, et un morne silence régna dans la chambre.

Lady Mary s’approcha de moi, se pencha comme pour me parler à l’oreille, mais d’une voix assez haute pour être entendue de tous :

— Mais cet enfant est idiot ! docteur, me dit-elle.

Un cri lui répondit. Eva se leva comme si la foudre l’eût atteinte, et saisissant son fils qu’elle serrait convulsivement sur sa poitrine :

— Idiot ! s’écria-t-elle, tandis que son regard indigné brillait pour la première fois du plus vif éclat ; idiot ! répéta-t-elle, parce qu’il a été malheureux toute sa vie, parce qu’il n’a vu que des larmes depuis que ses yeux sont ouverts ! parce qu’il ne sait pas jouer comme votre fils, qui a toujours eu de la joie autour de lui ! Ah ! madame, vous insultez le malheur ! Viens, viens, mon enfant ! s’écria Eva tout en larmes. Viens, éloignons-nous de ces cœurs sans pitié, qui n’ont que des paroles dures pour notre infortune !

Et la malheureuse mère, emportant son enfant, monta rapidement dans sa chambre. Je la suivis. Elle posa William à terre, et s’agenouillant devant ce petit enfant : — Mon fils ! mon fils ! s’écria-t-elle.

William s’avança vers elle et vint appuyer sa tête sur l’épaule de sa mère.

— Docteur, s’écria-t-elle, il m’aime, vous le voyez ! il vient à moi quand je l’appelle ; il m’embrasse ! Ses caresses ont suffi à ma tranquillité, à mon triste bonheur ! Mon Dieu, ce n’était donc pas assez ! Mon fils, parle-moi, rassure-moi ! trouve un mot consolant, un seul mot à dire à ta mère au désespoir ! Jusqu’à présent, je ne t’ai demandé que de me rendre les traits de ton père et de me laisser du silence pour que je puisse pleurer sans contrainte. Aujourd’hui, William, il me faut des paroles de toi ! Ne vois-tu pas mes larmes, ma terreur ? Cher enfant, toi si beau, si pareil à ton père, parle, parle-moi !

Hélas ! hélas ! l’enfant resta sans mouvement, sans effroi, sans intelligence ; un sourire seulement, un sourire horrible à voir effleura ses lèvres. Eva cacha sa figure dans ses deux mains, et resta à genoux sur la terre. J’entendis long-temps le bruit de ses sanglots.

Alors je demandai au ciel de m’inspirer des pensées consolantes qui pussent apporter à cette pauvre mère une lueur d’espoir. Je lui parlai de l’avenir, de guérison à attendre, de changement possible, probable ; mais l’espérance ne se prête guère au mensonge. Là où elle n’existe pas, elle ne se laisse pas entrevoir. Un coup terrible, un coup mortel avait été porté, et Eva Meredith venait de comprendre toute la vérité.

A dater de ce jour, un seul enfant descendit chaque matin dans le cabinet de lord J. Kysington. Deux femmes y venaient, mais une seule semblait vivre, l’autre se taisait comme ceux qui sont morts ; l’une disait : Mon fils, l’autre ne parlait jamais de son enfant ; l’une portait le front haut, l’autre avait la tête inclinée sur sa poitrine pour mieux cacher ses larmes ; l’une était belle et brillante, l’autre était pâle et vêtue de noir. La lutte était finie. Lady Mary triomphait.

On laissait Harry jouer sous les yeux d’Eva Meredith ; c’était cruel. Sans prendre souci des angoisses de cette femme, on amenait Harry répéter des leçons en présence de son oncle ; on vantait ses progrès. La mère ambitieuse calculait toutes choses pour consolider le succès, et, tandis qu’elle avait de douces paroles, de feintes consolations pour Eva Meredith, elle lui torturait le cœur à chaque instant du jour. Lord J. Kysington, frappé dans ses plus chères espérances, avait repris la froide impassibilité qui m’avait tant effrayé. Maintenant c’était, je le voyais, le dernier mot de son caractère, c’était la pierre qui scelle un tombeau. Strictement poli envers sa belle-fille, il n’avait pour elle nulle parole d’affection ; la fille du planteur américain ne pouvait trouver de place dans son cœur que comme mère de son petit-fils. Cet enfant, il le regardait comme n’existant pas. Lord J. Kysington fut plus que jamais sombre, taciturne, regrettant peut-être d’avoir cédé à mes instances, et d’avoir donné à sa vieillesse une émotion pénible et désormais inutile.

Un an s’écoula, puis un triste jour vint où lord J. Kysington fit appeler Eva Meredith, et lui faisant signe de s’asseoir près de son fauteuil

— Écoutez-moi, madame, dit-il, écoutez-moi avec courage. Je veux agir loyalement envers vous et ne vous rien cacher ; je suis vieux et malade, il faut m’occuper de mes affaires. Elles sont tristes et pour vous et pour moi ; je ne vous parlerai pas de mon ressentiment lors du mariage de mon fils. Votre malheur m’a désarmé, je vous ai appelée vers moi, et j’ai désiré voir et aimer dans votre fils William l’héritier de ma fortune, le jeune homme sur lequel se basaient tous mes rêves d’avenir et d’ambition.

Hélas ! madame, la destinée fut cruelle envers nous ! La veuve et le fils de mon fils auront tout ce qui peut assurer une existence honorable ; mais, maître d’une fortune que moi seul ai acquise, j’adopte mon neveu, et c’est lui que je regarderai désormais comme mon unique héritier. Je retourne à Londres pour surveiller mes affaires ; suivez-moi, madame, ma maison est la vôtre, je vous y verrai avec plaisir.

Eva (elle me l’a dit depuis sentit en elle, pour la première fois, le courage remplacer l’abattement. Elle eut la force que donne une noble fierté : elle releva la tête, et, si son front n’avait pas l’orgueil de celui de lady Mary, il avait du moins la dignité du malheur.

— Partez, milord, répondit-elle, partez, je ne vous suivrai pas. Je n’irai pas être témoin de la déchéance de mon fils ! Vous vous êtes bien hâté, milord, de condamner pour toujours ! Que sait-on de l’avenir ? vous avez bien vite désespéré de la miséricorde de Dieu !

— L’avenir ! reprit lord J. Kysington, à mon âge, il est tout entier dans le jour qui s’écoule. Si je veux agir, il faut que j’agisse le matin sans même attendre le soir.

— Faites donc comme vous l’entendez, répondit Eva. Je retourne dans la demeure où j’ai été heureuse près de mon mari, j’y retourne avec votre petit-fils, lord William Kysington ; ce nom, son seul héritage, il le garde, et le monde dût-il ne connaître ce nom qu’en le lisant sur son tombeau, votre nom, milord, est le nom de mon fils !

Huit jours après, Eva Meredith descendait le grand escalier de l’hôtel, tenant encore, comme lorsqu’elle entra dans cette fatale maison, son fils par la main. Lady Mary était un peu en arrière d’elle, quelques marches plus haut qu’elle ; de nombreux domestiques, tristement silencieux, regardaient et regrettaient la douce maîtresse chassée du toit paternel.

En quittant cette demeure, Eva Meredith quittait les seuls êtres qu’elle connût sur la terre, les seuls dont elle eût le droit de réclamer la pitié ; le monde s’ouvrait devant elle, immense et vide : c’était Agar partant pour le désert.

— C’est horrible, docteur ! s’écrièrent les auditeurs du médecin du village ; y a-t-il des vies si complètement malheureuses ? Quoi ! vous avez vu vous-même ?

— J’ai vu, mais je ne vous ai pas encore tout dit, répondit le docteur Barnabé. Laissez-moi achever.

Peu de temps après le départ d’Eva Meredith, lord J. Kysington se mit en route pour Londres. Me trouvant libre, je renonçai à tout nouveau désir de m’instruire : j’avais assez de science pour mon village, j’y revins en toute hâte.

Nous voilà donc encore dans cette petite maison blanche, réunis comme avant cette absence de deux années ; mais que le temps qui venait de s’écouler avait augmenté la grandeur du malheur ! Nul n’osait parler de l’avenir, ce moment inconnu dont nous avons tous tant besoin, et sans lequel le jour présent passe, s’il est heureux, en ne donnant qu’un bonheur trop faible, s’il est triste, en laissant le malheur trop grand.

Jamais je ne vis une douleur plus noble dans sa simplicité, plus calme dans sa force que celle d’Eva Meredith. Elle priait encore le Dieu qui la frappait. Dieu pour elle, c’était celui qui peut l’impossible, celui près duquel on recommence l’espérance, quand les espérances de la terre sont éteintes. Son regard, ce regard plein de foi, qui m’avait déjà si vivement frappé, s’arrêtait sur le front de son enfant comme pour y attendre la venue de l’ame qu’elle appelait par ses prières. Je ne saurais vous peindre la courageuse patience de cette mère parlant à son fils, qui écoutait sans comprendre. Je ne saurais vous dire tous les trésors d’amour, de pensées, de récits ingénieux qu’elle jeta à cette intelligence fermée, qui répétait, comme un écho, les derniers mots du doux langage qu’on lui parlait ; elle lui expliquait le ciel, Dieu, les anges ; cherchant à le faire prier, elle joignait ses mains, mais elle ne pouvait lui faire lever les yeux vers le ciel.

Elle essaya, sous toutes les formes possibles, les premières leçons de l’enfance ; elle lisait à son fils, lui parlait, occupait ses yeux par des images ; elle demandait à la musique d’autres sons que les paroles.

Un jour même, se faisant un horrible effort, elle raconta à William la mort de son père ; elle espérait, attendait une larme. Ce matin-là, son enfant s’endormit pendant qu’elle lui parlait encore ; des larmes furent versées, mais ce fut des yeux d’Eva Meredith qu’elles tombèrent.

Elle s’épuisa ainsi en vains efforts, en lutte persévérante ; elle travaillait pour pouvoir continuer à espérer ; mais aux yeux de William les images n’étaient que des couleurs ; à ses oreilles, les paroles n’étaient que du bruit. Cet enfant cependant grandissait et devenait d’une beauté merveilleuse. Si on ne l’eût vu qu’un instant, on aurait appelé du calme l’immobilité de sa physionomie ; mais ce calme prolongé, continu, cette absence de tout chagrin, de toutes larmes, avait sur nous un étrange et triste effet. Ah ! il faut que souffrir soit bien inhérent à notre nature, puisque l’éternel sourire de William faisait dire à tout le monde : « Le pauvre idiot ! » Les mères ne savent pas le bonheur qui se cache dans les pleurs de leur enfant. Une larme, c’est un regret, un désir, une crainte ; c’est l’existence enfin qui commence à être comprise ! Hélas ! William était content de tout. Il semblait le long du jour dormir les yeux ouverts ; il n’allait pas plus vite, il ne se retournait pas ; il ne fuyait nul danger ; il n’avait jamais d’ennui, d’impatience, de colère. S’il ne savait pas obéir aux paroles qu’on lui disait, il obéissait du moins à la main qui le conduisait. Dans cette nature privée de toute lumière, il ne restait qu’un instinct : il connaissait sa mère, il l’aimait même. Il se plaisait à s’appuyer sur ses genoux, sur son épaule ; il l’embrassait. Quand je le tenais long-temps éloigné d’elle, une sorte d’anxiété de mouvement se manifestait en lui. Je le ramenais près de sa mère, il ne montrait aucune joie ; seulement il devenait tranquille. Cette tendresse, cette faible lueur du cœur de William, c’était la vie d’Eva. C’est là qu’elle avait trouvé la force d’essayer, d’espérer, d’attendre. Si ses paroles n’étaient pas comprises, ses baisers du moins l’étaient ! Que de fois elle prit entre ses mains la tête de son fils et baisa, baisa long-temps le front de William, comme si elle eût espéré que son amour embraserait cette ame muette et glacée ! Que de fois elle attendit un miracle en serrant son fils dans ses bras, en mettant le cœur tranquille de William sur son cœur brûlant !

Souvent elle s’oubliait le soir dans l’église, du village. (Eva Meredith était d’une famille catholique.) A genoux sur la pierre devant l’autel de la Vierge, à la statue de marbre de Marie tenant son enfant dans ses bras, elle disait : — O vierge ! mon fils est inanimé comme cette image du tien ! demande à Dieu une ame pour mon enfant !

Elle faisait la charité à tous les enfans pauvres du village, leur donnant du pain, des vêtemens, en disant : « Priez pour lui ! » Elle consolait les mères qui souffraient, dans le secret espoir que la consolation viendrait aussi pour elle. Elle ne laissait aucune larme couler des yeux des autres, afin de pouvoir croire qu’elle cesserait aussi de pleurer. Dans tout ce pays, elle fut aimée, bénie, vénérée ; elle le savait ; et offrait doucement au ciel, non avec orgueil, mais avec espérance, les bénédictions des malheureux, pour obtenir la grace de son fils. Elle aimait à regarder William dormir ; alors elle le voyait beau et semblable aux autres enfans ; elle oubliait un instant, une seconde peut-être, et devant ces traits réguliers, cette chevelure dorée, ces longs cils qui jetaient leur ombre sur la joue rosée de William, elle était mère, mère presque avec joie, presque avec orgueil. Dieu a des momens de miséricorde même envers ceux qu’il a condamnés à souffrir.

Ainsi s’écoulèrent les premières années de l’enfance de William. Il atteignit huit ans. Alors s’opéra en Eva Meredith un triste changement, qui ne put échapper à mes regards attentifs ; elle cessa d’espérer, soit que la taille déjà élevée de son fils rendît plus frappant le manque d’intelligence, soit que, comme un ouvrier qui, ayant travaillé tout le jour, succombe le soir à la fatigue, l’ame d’Eva parût renoncer à la tâche entreprise et retomber avec accablement sur elle-même, ne demandant plus au ciel que de la résignation. Elle laissa les livres, les gravures, la musique, tous les moyens enfin qu’elle avait appelés à son secours ; elle devint abattue et silencieuse ; seulement, si cela était possible, elle fut plus tendre encore pour son fils. Quand elle cessa de croire qu’elle lui rendrait les chances d’aller dans le monde, de se faire des amis, d’acquérir une position, elle sentit en même temps que son enfant n’avait plus qu’elle sur la terre ; elle demanda à son cœur un miracle, celui d’augmenter l’amour qu’elle lui portait déjà. Cette femme devint l’esclave, la servante de son fils ; toute son ame ne songea plus qu’à le préserver d’une souffrance, d’une gêne quelconque. Si un rayon de soleil frappait le front de William, elle se levait, inclinait le rideau, amenait l’ombre au lieu du jour trop vif qui avait fait baisser les yeux de son enfant. Si elle se sentait atteinte par le froid, c’était à William qu’elle portait un vêtement plus chaud ; si elle avait faim, c’était pour William qu’elle allait cueillir les fruits du jardin ; si elle se sentait fatiguée, c’était à lui qu’elle avançait le grand fauteuil et les coussins moelleux ; enfin elle s’écoutait vivre pour deviner les sensations de la vie de son fils. C’était encore de l’activité, ce n’était plus de l’espérance.

Mais William atteignit onze ans : alors commença une dernière phase de l’existence d’Eva, Meredith. William, prodigieusement grand et fort pour son âge, cessa d’avoir besoin de ces soins de chaque instant qu’on donne aux premières années de la vie ; ce n’était plus l’enfant qui s’endormait sur les genoux de sa mère ; il se promenait seul dans l’enceinte du jardin, il montait à cheval avec moi, il me suivait volontiers dans mes courses de montagne ; enfin l’oiseau, quoique privé d’ailes, quittait son nid.

Le malheur de William n’avait rien d’effrayant ni de pénible à voir. C’était un jeune garçon, beau comme le jour, silencieux, calme comme on ne l’est pas sur cette terre, dont le regard n’exprimait rien que le repos, dont la bouche ne savait que sourire ; il n’était ni gauche, ni disgracieux, ni importun ; c’était une ame qui dormait à côté de la vôtre, n’ayant nulle question, nulle réponse à vous faire. Mme Meredith n’eut plus, pour occuper sa douleur, cette activité de la mère qui est encore restée nourrice ; elle revint s’asseoir près de cette fenêtre d’où elle voyait le hameau et le clocher de l’église, à cette même place où elle avait tant pleuré son premier William. Sa figure pâle se tournait vers l’air extérieur, comme pour demander au vent qui soufflait dans les arbres de donner aussi un peu de fraîcheur à son front ; ses bras, allongés à ses côtés, s’inclinaient sans force, comme les bras oisifs ou fatigués qui n’ont plus rien à faire sur cette terre.

L’espérance, les soins à donner, tout lui manquait successivement ; elle n’avait plus qu’à veiller, qu’à veiller de loin, le jour et la nuit, comme la lampe qui brûle toujours sous la voûte de l’église.

Mais ses forces étaient épuisées. Au milieu de cette douleur revenue à son point de départ, le silence et l’immobilité, après avoir vainement essayé l’effort, le courage, l’espérance, Eva Meredith tomba en consomption. En dépit des ressources de mon art, je la vis maigrir et s’affaiblir. Où porter le remède quand c’est l’ame qui est atteinte ?

Pauvre étrangère ! elle aurait eu besoin du soleil de son pays et d’un peu de bonheur pour la réchauffer ; mais le rayon de soleil et le rayon de bonheur lui manquaient à la fois. Elle fut long-temps sans s’apercevoir de son danger, parce qu’elle ne pensait pas à elle-même ; mais, quand il ne fut plus possible qu’elle quittât son fauteuil, il fallut bien comprendre ! Je n’oserai pas vous peindre les angoisses de cette femme à la pensée de laisser William sans appui, sans amis, sans protecteur, de le laisser perdu au milieu des indifférens, lui qu’il fallait aimer et conduire par la main comme un enfant. Oh ! comme elle essaya de vivre ! Avec quelle avidité elle se jetait sur les boissons que je lui préparais ! Que de fois elle voulut croire à sa guérison ! Mais la maladie marchait. Alors elle retint plus souvent William à la maison ; elle ne voulait plus cesser de le voir.

« Reste avec moi, » disait-elle, et William, toujours content près de sa mère, s’asseyait à ses pieds. Elle le regardait long-temps, jusqu’à ce qu’un torrent de larmes l’empêchât de distinguer la douce figure de son enfant ; alors elle l’appelait plus près d’elle encore, le pressait sur son cœur, et, dans une espèce de délire : « Oh ! si mon ame qui va se séparer de mon corps pouvait, s’écriait-elle, devenir l’ame de mon enfant, que je serais heureuse de mourir ! »

Eva ne pouvait pas en arriver à désespérer tout-à-fait de la miséricorde divine, et, quand toutes chances humaines disparaissaient, ce cœur plein d’amour avait de doux rêves dont il se refaisait des espérances. Mais qu’il était triste, hélas ! de voir cette pauvre mère mourir lentement sous les yeux de son fils, d’un fils qui ne comprenait pas et qui lui souriait quand elle l’embrassait !

— Il ne me regrettera pas, disait-elle, il ne me pleurera pas, il ne se souviendra pas !

Et puis elle demeurait immobile, dans une muette contemplation de son enfant ; sa main alors parfois cherchait la mienne : — Vous l’aimez, ami docteur ? murmurait-elle.

— Je ne le quitterai pas, lui disais-je, tant qu’il n’aura pas de meilleurs amis que moi.

Dieu dans le ciel et le pauvre médecin de village sur la terre, voilà les protecteurs auxquels elle confiait son fils.

La foi est une grande chose !… Cette femme veuve, déshéritée, mourante, auprès d’un enfant sans intelligence, n’avait pas encore un de ces désespoirs sans issue qui font qu’on meurt en blasphémant. Un ami invisible était près d’elle : elle semblait appuyer sur lui, et parfois prêter l’oreille à de saintes paroles qu’elle seule entendait.

Un matin, elle m’envoya chercher de bonne heure ; elle n’avait pu quitter son lit, et, de sa main amaigrie, elle me montra une feuille de papier sur laquelle quelques lignes étaient tracées.

— Ami docteur, me dit-elle de sa voix la plus douce, je n’ai pas la force de continuer, achevez cette lettre.

Je lus ce qui suit :

« Milord, c’est la dernière fois que je vous écris. Tandis que la santé est rendue à votre vieillesse, moi je souffre et je suis prête à mourir. Je laisse sans protecteur votre petit-fils William Kysington. Milord, cette dernière lettre est pour le rappeler à votre souvenir ; je demande moins pour lui votre fortune qu’une place dans votre cœur. De toutes les choses de la vie, il n’a compris qu’une seule chose, l’amour de sa mère. Voilà qu’il me faut le quitter pour toujours ! Aimez-le, milord : il ne comprend que l’affection ! »

Elle n’avait pu achever ; j’ajoutai :

« Lady William Kysington a peu de jours à vivre ; quels sont les ordres de lord James Kysington à l’égard de l’enfant qui porte son nom ?

« Le docteur BARNABE. »

Cette lettre fut envoyée à Londres, et nous attendîmes. Eva ne quitta plus son lit ; William, assis près d’elle, tenait, tout le long du jour, sa main dans les siennes ; sa mère essayait tristement de lui sourire ; moi, de l’autre côté du lit, je préparais les potions qui pouvaient adoucir le mal.

Elle recommençait à parler à son fils, comme ne désespérant plus qu’après sa mort quelques mots dits par elle ne revinssent à sa mémoire ; elle donna à cet enfant tous les conseils, toutes les instructions qu’elle eût donnés à un être éclairé ; puis elle se retournait vers moi : — Qui sait, docteur ? disait-elle, peut-être qu’un jour il retrouvera mes paroles au fond de son cœur !

Quelques semaines s’écoulèrent encore. La mort approchait, et, quelque soumise que fût l’ame chrétienne d’Eva, ce moment ramenait l’angoisse de la séparation et la terreur solennelle de l’avenir. Le curé du village vint la voir, et, quand il la quitta, je m’approchai de lui, je pris sa main : — Vous prierez pour elle, lui dis-je. — Je lui ai demandé de prier pour moi, répondit-il.

C’était le dernier jour d’Eva Meredith. Le soleil était couché ; la fenêtre près de laquelle elle s’était si long-temps assise était ouverte ; elle pouvait voir de loin ce pays qu’elle avait aimé. Elle tenait son fils dans ses bras, et baisait son front, ses cheveux, en pleurant tristement :

— Pauvre enfant ! que deviendras-tu ? Oh ! disait-elle avec amour, écoute-moi, William : je me meurs ! ton père est mort aussi ! te voilà seul ! Il faut prier le Seigneur ; je te donne à celui qui veille sur le passereau solitaire sur les toits : il veillera sur l’orphelin. Cher enfant, regarde-moi, écoute-moi ! Tâche de comprendre que je meurs, afin de te souvenir un jour de moi !

Et la pauvre mère, perdant la force de parler, gardait encore celle d’embrasser son enfant.

En ce moment, un bruit inusité frappa mes oreilles. Les roues d’une voiture faisaient crier le sable des allées du jardin. Je courus vers le perron. Lord J. Kysington et lady Mary entraient dans la maison.

— J’ai reçu votre lettre, me dit lord J. Kysington ; j’étais au moment de partir pour l’Italie ; cela m’éloignait peu de ma route de venir moi-même régler le sort de William Meredith : me voici. Lady William ?…

— Lady William Kysington vit encore, milord, lui répondis-je.

Ce fut avec un sentiment pénible que je vis entrer dans la chambre d’Eva cet homme calme, froid, austère, suivi de cette femme orgueilleuse qui venait être témoin d’un événement heureux pour elle : la mort de son ancienne rivale. Ils pénétrèrent dans cette petite chambre, simple, modeste, si différente des beaux appartemens de l’hôtel de Montpellier. Ils s’approchèrent de ce lit sous les rideaux blancs duquel Eva, pâle et belle encore, tenait son fils appuyé sur son cœur. Ils se placèrent l’un à droite, l’autre à gauche de ce lit de douleur, et ne trouvèrent pas une parole affectueuse pour consoler cette pauvre femme dont le regard se levait vers eux. Quelques phrases glacées, quelques mots sans suite, s’échappèrent à peine de leurs lèvres. Assistant pour la première fois au douloureux spectacle d’une agonie, ils en détournèrent les yeux, et, se persuadant qu’Eva Meredith ne voyait ni n’entendait, ils attendirent simplement qu’elle fût morte, sans même donner à leur visage une expression d’emprunt de bonté ou de regret. Eva fixa sur eux ses regards mourans, et un effroi subit s’empara de ce cœur qui battait à peine. Elle comprit alors ce qu’elle n’avait pas compris pendant sa vie, les sentimens cachés de lady Mary, la profonde indifférence, l’égoïsme de lord J. Kysington. Elle comprit enfin que c’étaient là les ennemis et non les protecteurs de son fils. Le désespoir, la terreur, se peignirent sur son pâle visage. Elle n’essaya pas d’implorer ces êtres sans ame. D’un mouvement convulsif, elle approcha William plus près encore de son cœur, et, rassemblant toutes ses forces :

— Mon enfant, mon pauvre enfant ! s’écria-t-elle dans un dernier baiser, tu n’as pas un seul appui sur la terre ; mais là-haut Dieu est bon. Mon Dieu ! viens au secours de mon enfant !

Avec ce cri d’amour, avec cette suprême prière, sa vie s’exhala ; ses bras s’entr’ouvrirent, ses lèvres restèrent immobiles sur le front de William. Puisqu’elle n’embrassait plus son fils, c’est qu’elle était morte, morte sous les yeux de ceux qui jusqu’à la fin avaient refusé de lui tendre une main secourable, morte sans donner à lady Mary la crainte de voir essayer par une prière de faire révoquer l’arrêt prononcé, morte en lui laissant une victoire complète, définitive.

Il y eut un instant de silence solennel ; personne ne remua ni ne parla. La mort fait incliner les fronts les plus orgueilleux. Lady Mary et lord J. Kysington fléchirent les genoux auprès du lit de leur victime. Au bout de quelques minutes, lord J. Kysington se releva et me dit - Éloignez cet enfant de la chambre de sa mère, et suivez-moi, docteur ; je vous expliquerai mes intentions à son égard.

Il y avait deux heures que William était appuyé sur l’épaule d’Eva Meredith, son cœur placé sur son cœur, sa bouche sur sa bouche, recevant à la fois ses baisers et ses larmes. Je m’approchai de William, et, sans lui adresser d’inutiles paroles, j’essayai de le soulever pour l’emmener hors de la chambre ; mais William résista, et ses bras serrèrent plus vivement sa mère sur son cœur. Cette résistance, la première que le pauvre enfant eût jamais opposée à qui que ce fût sur la terre, me toucha jusqu’au fond de l’ame. Cependant je renouvelai l’effort, cette fois William céda ; il fit un mouvement, et, se tournant vers moi, je vis son beau visage inondé de larmes. Avant ce jour, William n’avait jamais pleuré. Une vive émotion s’empara de moi, et je laissai l’enfant se jeter de nouveau sur le corps de sa mère.

— Emmenez-le donc ! me dit lord J. Kysington.

— Milord, il pleure, m’écriai-je. Ah ! laissons ses pleurs couler ! Je me penchai vers l’enfant ; j’entendis des sanglots.

— William ! mon cher William ! lui dis-je avec anxiété en prenant sa main dans mes mains ; pourquoi pleures-tu, William ?

Une seconde fois William tourna la tête vers moi ; puis, avec un doux regard plein de douleur :

— Ma mère est morte ! répondit-il.

Je n’ai pas de paroles pour vous dire ce que j’éprouvai. Les yeux de William avaient de l’intelligence ; ses larmes étaient tristes comme ne coulant pas au hasard, et le son de sa voix était brisé comme lorsque le cœur souffre. Je poussai un cri ; je me mis presque à genoux près du lit d’Eva.

— Ah ! vous aviez raison, Eva ! lui dis-je, de ne pas désespérer de la bonté du ciel !

Lord J. Kysington lui-même avait tressailli. Lady Mary était pâle comme Eva morte.

— Ma mère ! ma mère ! s’écriait William avec des accens qui remplissaient mon cœur de joie ; puis, répétant les paroles d’Eva Meredith, ces paroles qu’elle disait bien qu’il retrouverait au fond de son cœur, l’enfant reprit à haute voix

— Je me meurs, mon fils ; ton père est mort ; tu es seul sur la terre ! Il faut prier le Seigneur !

J’appuyai doucement ma main sur l’épaule de William pour le faire s’incliner et se mettre à genoux ; il s’agenouilla, joignit tout seul cette fois ses deux mains tremblantes, et levant vers le ciel un regard plein de vie : — Mon Dieu ! ayez pitié de moi ! murmura-t-il.

Je me penchai vers Eva, je pris sa main glacée. — O mère ! mère qui as tant souffert, m’écriai-je, entends-tu ton enfant ? le vois-tu de là-haut ? Sois heureuse ! ton fils est sauvé ! pauvre femme qui as tant pleuré !

Eva, étendue morte aux pieds de lady Mary, cette fois pourtant faisait trembler sa rivale, car ce ne fut pas moi qui emmenai William hors de la chambre ; ce fut lord J. Kysington qui emporta son petit-fils dans ses bras.

Que vous dirai-je, mesdames ? William retrouva la raison et partit avec lord J. Kysington. Plus tard, réintégré dans ses droits, il fut l’unique héritier des biens de sa famille. La science a constaté quelques-uns de ces rares exemples d’une intelligence ranimée par une violente secousse morale. Ainsi donc le fait que je vous raconte trouve là son explication naturelle ; mais les bonnes femmes du village, qui avaient soigné Eva Meredith pendant sa maladie, et qui avaient entendu ses ferventes prières, sont convaincues qu’ainsi qu’elle l’avait demandé au ciel, l’ame de la mère a passé dans le corps de l’enfant.

— Elle était si bonne, disent les villageois, que Dieu n’avait rien à lui refuser. Cette naïve croyance est parfaitement établie dans le pays. Personne ne pleura Mme Meredith comme morte.

— Elle vit encore, disent les habitans du hameau ; parlez à son fils, c’est elle qui vous répondra.

Et lorsque lord William Kysington, devenu possesseur des biens de son grand-père, envoya chaque année d’abondantes aumônes au village qui le vit naître et vit mourir sa mère, les pauvres s’écrièrent : — Voilà cette bonne ame de Mme Meredith qui pense encore à nous ! Ah ! quand elle s’en ira au ciel, les malheureux seront bien à plaindre !

Ce n’est pas sur sa tombe que nous portons des fleurs, mais sur les marches de l’autel de la Vierge, où elle priait si souvent Marie d’envoyer une ame à son fils. En déposant là leurs bouquets de fleurs des champs, les villageois se disent entre eux :

— Quand elle priait avec tant de ferveur, la bonne Vierge lui répondait tout bas : « Je donnerai ton ame à ton enfant !

Le curé a laissé à nos paysans cette touchante croyance, et moimême, quand lord William vint me voir dans ce village, quand il fixa sur moi son regard si semblable à celui de sa mère, quand sa voix, qui avait un accent bien connu, me dit, ainsi que le faisait Mme Meredith : — Ami docteur, je vous remercie ! alors, souriez, mesdames, si vous le voulez, je pleurai, et je crus, avec tout le village, qu’Eva Meredith était là devant moi !

Cette femme dont l’existence ne fut que longs malheurs, a laissé, après sa mort, un souvenir doux, consolant, qui n’a rien de pénible pour ceux qui l’ont aimée. En songeant à elle, on songe à la miséricorde de Dieu, et, si l’on a une espérance au fond de son cœur, on espère avec une plus douce confiance.

Mais il est bien tard, mesdames ; depuis long-temps vos voitures sont devant le perron. Excusez ce long récit ; à mon âge, on ne sait pas être bref en parlant des souvenirs de sa jeunesse. Pardonnez au vieillard de vous avoir fait sourire à son arrivée et pleurer quand vous l’avez écouté.

Ces dernières paroles furent dites du ton le plus doux et le plus paternel, tandis qu’un demi-sourire effleurait les lèvres du docteur Barnabé. Chacun alors s’approcha de lui, on commença mille remercîmens ; mais le docteur Barnabé se leva, se dirigea vers sa redingote de taffetas puce déposée sur un fauteuil, et, tandis qu’un de ses jeunes auditeurs l’aidait à s’en vêtir : « Adieu, messieurs ; adieu, mesdames, dit le médecin du village ; ma carriole est là, la nuit est venue, le chemin est mauvais, bonsoir : je pars. »

Quand le docteur Barnabé fut installé dans son cabriolet d’osier vert, que le petit cheval gris, chatouillé par le fouet, fut au moment de partir, Mme de Moncar s’avança vivement, et, un pied posé sur le marchepied de la voiture, se penchant vers le docteur Barnabé, elle lui dit tout bas, bien bas :

— Docteur, je vous donne la maison blanche, et je la ferai arranger telle qu’elle était quand vous aimiez Eva Meredith !

Puis elle s’enfuit ; les voitures et la carriole verte partirent dans des directions différentes.




On a lu ce touchant récit, qui semble échappé à la plume de l’auteur d’Ourika. C’est la même sensibilité, la même finesse : oserons-nous ajouter que la tradition se continue sur d’autres points ? Ce n’est pas chose indifférente que le milieu où naissent les productions de l’esprit, et, pour les deux écrivains, ce milieu est un peu le même. Certaines œuvres n’ont pu se produire que dans les régions supérieures où la distinction s’allie naturellement à l’élégance. Comme Ourika, le Médecin du Village est une de celles-là. En sortant de ce château de Burcy, encore tout ému, on se souvient involontairement d’une autre résidence qui porte un nom illustre dans l’histoire, et où un homme d’état, dont la noble intelligence comprend toutes les supériorités, se plaît à réunir ce que les lettres et la politique comptent de plus éminent. N’est-ce pas là que ces gracieuses pages ont dû être écrites ? n’est-ce pas là qu’elles ont dû rencontrer tout d’abord les encouragemens, les sympathies d’élite auxquels de nouveaux suffrages vont se joindre aujourd’hui ?

Outre le Médecin du Village, le recueil que nous avons sous les yeux contient une autre nouvelle qu’on nous reprocherait de ne pas faire connaître. Ici encore nous trouvons des qualités d’autant plus dignes d’être signalées, qu’elles sont aujourd’hui plus rares. On sait trop ce qu’est devenu entre les mains de certains improvisateurs le cadre gracieux du roman. En présence des combinaisons étranges et puériles qui se disputent encore et ne font que lasser la curiosité du public, il y a vraiment plaisir à se retrouver, avec l’auteur du Médecin du Village et d’Une Histoire hollandaise (tel est le titre du second récit que renferme le volume), dans les vraies limites du genre, telles que les fixait en France, dès le XVIIe siècle, toute une lignée de glorieux et charmans conteurs. Ce sentiment précieux des conditions du roman est un trait distinctif chez l’aimable écrivain. Dans chacun de ces récits, nous avons pu remarquer une tendance heureuse à simplifier l’action, à tirer l’intérêt, non du mouvement et de la complication des faits, mais de la peinture fidèle et de l’analyse éloquente des sentimens. Ce qui, dans Une Histoire hollandaise, suffit à captiver, à retenir l’attention du lecteur, ce sont les luttes, les souffrances ignorées d’une pauvre fille sur laquelle un père implacable se venge d’un soupçon contre la fidélité de sa mère. La mère et la fille, Annunciata et Christine, s’inclinent souffrantes et brisées sous cette main redoutable. Les deux victimes s’appuient en gémissant l’une sur l’autre ; mais la plus à plaindre des deux, ce n’est pas la fille. Christine, à côté de sa mère, trouve du moins un autre soutien : c’est l’amour d’un cœur noble et fier comme le sien, amour qu’elle partage, et qui, seul avec l’affection maternelle, jette un doux rayon sur sa triste jeunesse. Un jour vient cependant où Christine perd à la fois ces deux appuis. Sa mère, frêle Espagnole, meurt de chagrin sous le ciel froid de la Hollande. Une tentative de fuite, qui devait réunir Christine à son amant, n’aboutit qu’à replonger la malheureuse enfant dans une captivité plus étroite. Les portes d’un cloître se ferment sur elle, et dès-lors une partie singulièrement touchante s’ouvre dans le roman. On suit ou plutôt on devine une transformation inattendue. La vie du couvent se déroule devant la jeune fille avec une terrible monotonie. D’abord le silence et l’isolement ne font qu’irriter la plaie encore saignante ; peu à peu cependant le calme semble renaître dans cette ame blessée. Cinq ans se passent, et le sacrifice paraît accompli. Christine va devenir la sœur Marthe-Marie. Tout à coup un hasard inespéré rouvre devant elle les portes du couvent. La nonne est entraînée hors de la sombre enceinte ; elle est ramenée près de son amant ; elle revoit les lieux où ils ont aimé, où ils ont souffert. Cette fois, elle n’a qu’un mot à dire, et ce mot, qui la rendra au monde, portera aussi la joie dans un noble cœur ; mais ce mot, Christine ne le dira pas : elle repousse avec un triste sourire la main qu’on lui tend. Désormais c’est à Dieu qu’elle appartient. Qui saura combien ce suprême renoncement a coûté de luttes et d’angoisses ! Sœur Marthe-Marie retourne au cloître, et les tristes voiles auxquels elle tend une tête enfin docile deviennent bientôt son linceul.

Nous n’ajouterons rien à cette simple analyse. Parmi les impressions qu’éveillent de tels récits dans leur grace attendrissante, il en est une seule sur laquelle nous voudrions insister. Il y a quatre ans, nous signalons dans un autre récit dû à la même plume « cette fraîcheur tendre, cette fleur furtive du cœur, » qu’on ne retrouve plus guère dans les écrits contemporains : ce qui nous charme et ce qui nous rassure en effet dans ce concours apporté aux lettres par quelques plumes délicates, c’est l’attrait de rajeunissement qu’elles communiquent à des genres pour lesquels depuis long-temps le courant des suaves inspirations semblait tari. Nous leur devons ainsi des surprises que la littérature nous donne aujourd’hui trop rarement. Qu’on ne s’étonne donc pas de la confiance que nous inspirent ces tentatives et de l’empressement que nous mettons à les signaler. Qui sait quels rayons pourront jaillir de ces ombres aujourd’hui trop discrètes ? qui sait si la Muse ne devra pas chercher un jour dans ces abris nouveaux et hospitaliers les clartés sereines et les sources fécondes qui lui manquent ailleurs ?


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Voyez ce récit et l’article qui le précède dans la livraison du 15 mai 1843.