Le Roman dans le monde



LE ROMAN
DANS LE MONDE.

Dans cette déchéance momentanée que l’envahissement de l’esprit industriel a fait subir aux lettres depuis quelques années, c’est, personne ne le niera, le roman qui a surtout souffert. Rien n’était plus naturel : si aucun genre, pour être amené à sa vraie perfection, ne demande peut-être un don plus réel, un talent plus exercé, cette forme, en revanche, semble plus qu’une autre encourager l’inexpérience et appeler le métier. C’est là surtout que l’abus du talent est possible ; c’est là que l’improvisation hâtée vient le plus facilement obéir aux avides exigences. Quoi de plus commode ? On n’a qu’à laisser courir sa plume, on n’a qu’à suivre au hasard les fantaisies d’une imagination rompue à la production comme à une besogne quotidienne. Le temps sans doute est la première loi de l’art, et plus d’un maître a cru naïvement que la composition, que le style, avaient leurs veilles nécessaires. Mais ce sont là des susceptibilités et des scrupules dont il est facile de se guérir. Si les vanités sont exigeantes, elles ont aussi leurs illusions : il suffit de prendre les profits du labeur pour les échéances de la gloire, et les annonces des journaux complices pour les échos de la popularité. Une question seulement reste à vider, c’est de savoir si le public, un instant leurré, est resté de la partie. Il faudrait être bien aveugle pour ne point s’apercevoir du dégoût presque universel qu’ont suscité tant de maladives productions, du discrédit marqué dans lequel tombe de plus en plus la littérature du jour.

Mais suffit-il à la critique de signaler ce qui meurt, de montrer cette décrépitude précoce et significative comme le châtiment mérité de tant d’excès intellectuels ? Il semble qu’une tâche plus douce lui soit assignée en même temps, une tâche que la fréquence assurément ne rend pas importune. Au milieu de la lassitude générale, et comme contraste à tant de débordemens divers, quelques symptômes heureux se manifestent ça et là, qu’il importe d’accueillir et de mettre en lumière. Ce n’est pas seulement dans la jeune littérature militante que se sont récemment produites des tentatives curieuses, et qu’un mouvement, dont on ne saurait prévoir les conséquences, commence à éclater en des œuvres qui peuvent ne pas atteindre à la perfection, mais qui ont au moins l’idéal généreux de l’amour de l’art. Sur une scène moins bruyante, dans les salons (et le public en doit tenir compte, puisque ce n’est là, après tout, que l’élite même du public), on aurait à noter tout un retour vers les choses littéraires, toute une réaction de bon goût et qui ne tire vengeance des retentissantes prétentions d’à présent que par des essais calmes, sobres, vraiment distingués. Ainsi ont pris naissance plus d’un roman agréable, plus d’un récit digne du regard, et qui, de la lumière discrète du foyer, pourraient passer, sans trop y perdre, à l’éclat de la publicité. Sans doute les gens du monde ont toujours plus ou moins écrit, sans doute il y a toujours eu une littérature en quelque sorte inédite. L’art n’est-il pas, après tout, la plus noble des distractions, un but donné aux loisirs, un refuge toujours prêt contre les tristesses ? Mais pourquoi, quand cette littérature élégante n’est d’ordinaire qu’un écho, souvent affaibli, de la littérature courante et active, se présente-t-elle aujourd’hui avec un autre caractère, avec le caractère d’une protestation par le contraste ?

Cela tient à bien des causes, la plupart tristes, où les personnes même sont trop souvent mêlées pour qu’on y insiste ; cela tient surtout à la persistance fatale des écrivains d’imagination, qui, malgré les avertissemens de la société, se sont obstinés dans des routes où la foule a de plus en plus cessé de les suivre. Chacun était fatigué de tels déportemens de toute sorte, de ce dévergondage des idées, traduit ici par une forme tourmentée, là par un style à peine suffisant. En un mot, le public avait le désir du simple et comme le regret du naturel. Au lieu de répondre à ces instincts des lecteurs, au lieu de céder à temps à ce dégoût du bizarre, à ce désenchantement de l’extraordinaire, qui éclataient de toutes parts, on a résisté, on a outré encore les moyens factices qui donnaient la victoire hier, qui font la défaite aujourd’hui. Plus que jamais on a entassé les combinaisons étranges, on a compliqué l’action et comme égaré les personnages dans ces trames interminables qui semblent indiquer ou l’absence ou la fatigue absolue de l’imagination ; plus que jamais la main du peintre a prodigué les contours difformes, les tons faux et chargés ; on a fini par verser la palette sur le tableau. Ce procédé est plus commode, et surtout il est plus prompt, ce qui ne laisse pas d’avoir son avantage, quand il faut jeter chaque jour les lambeaux de son œuvre comme une pâture au feuilleton. Le feuilleton fut une sorte de panacée dernière, de remède in extremis pour le roman aux abois. On servit en morceaux au public ce qu’il avait rejeté en bloc, et le public (cette comédie pouvait-elle durer ?) parut se laisser prendre. Cependant il s’aperçut bientôt qu’on le traitait sans gêne : il ne voulait plus de romans industriels ; ces romans se glissèrent jusqu’à lui sous le couvert du journal, et il lui fallut les retrouver encore, ici enflés en volumes dans les cabinets de lecture, là découpés en actes de mélodrames sur les scènes du boulevard ; il lui fallut les subir enfin imagés et illustrés, sous toutes ces formes puériles où se complaît et s’épuise l’aveugle concurrence des éditeurs. C’était à lasser la plus robuste patience, et, on le sait, ce n’est point là précisément la qualité distinctive du public français.

Il est arrivé ainsi que le roman, ce cadre charmant qui correspondait si bien à tous nos penchans littéraires, s’est compromis de plus en plus aux yeux de ceux qui lisent, et qu’à cette heure il tend à devenir un genre secondaire, si des mains, propices et jeunes, si à leur tour les maître de l’art contemporain, réfugiés dans un silence fatal, ne lui rendent bientôt son rang et sa vraie place. Il faut pour cela que non-seulement le roman se dégage des honteuses entraves de la spéculation et de l’atelier, mais qu’il revienne à être une peinture vraie de la vie, mise en œuvre par l’imagination. Or, cette condition essentielle manque chaque jour davantage aux écrits des romanciers de profession.

En serions-nous donc arrivés à ces tristes âges où l’on écrit par habitude, par état, et non plus pour satisfaire à un besoin du cœur, où la poésie n’est plus un écho et comme une traduction éloquente de ce qui s’agite dans l’ame ? Faudrait-il croire que dorénavant il ne devra plus y avoir de place que pour les enfantillages du caprice et les banalités du rêve ? Quand une littérature est vraiment active et vivante, quand elle se développe dans ses conditions véritables, ce qui en fait le fonds, n’est-ce pas surtout le tableau des passions humaines, des sentimens éternels de notre nature, saisis et fixés sous les nuances contemporaines ? L’imagination alors n’est qu’un cadre, la scène où viennent se produire avec bonheur les créations du génie, qui ne sont autre chose, après tout, que les types et comme les résumés, l’expression dernière de ce que fournit à l’observation l’étude profonde du cœur dans l’homme, de l’homme dans le monde. C’est la l’époque de virile jeunesse où l’art tient de près à la vie, où la vie, par ce contact fécond, se communique à l’art et lui imprime la durée. Plus tard, quand on arrive à ces époques douteuses où un changement est devenu imminent, où une transformation s’annonce, à ces époques d’où peuvent dater également la fin d’une période glorieuse ou le début d’une ère nouvelle, on hésite ; des pressentimens de rénovation, des craintes de décadence, s’entremêlent et se succèdent. C’est l’heure de choisir, c’est l’heure de se décider. Qui passera d’abord dans l’art, qui sera maître, ou du sentiment ou de l’imagination ? Là est la question véritable.

Si l’imagination devient exclusivement souveraine, il faut tout attendre de son despotisme : elle n’aura plus la règle qui fait sa force, le frein qui la tient dans les hautes sphères, et vous la verrez, vagabonde, s’égarer jusqu’aux dernières limites de l’impossible, pour retomber ensuite aux plus grossières trivialités du réel. Par malheur, l’imagination entraîne avec elle, dans cette course aventureuse, le sentiment, qu’elle subjugue et qu’elle transforme, dont elle fait son esclave et presque son jouet. C’est ainsi qu’à la suite de l’imagination, et dans ce vasselage humiliant, le sentiment, si on l’ose dire, devient imaginaire. Alors se produit ce monde de convention où tout est grossi et altéré, où la vertu a perdu sa grace et le vice sa laideur, où les passions ne correspondent même plus aux caractères ; en un mot, ce monde sans vérité et sans nom, le monde de tant de romanciers de notre époque.

Ce n’était pas assez encore de fuir les régions sereines où se complaît la muse des âges vraiment littéraires. À mesure qu’on se séparait davantage de la société, à mesure qu’on se perdait dans les extases solitaires de l’orgueil, on ajoutait en même temps à ses exigences envers cette société qu’il eût suffi d’amuser en la peignant, et que plus d’un avait la singulière prétention de réformer sans la peindre. De là ces aberrations vaniteuses, ces rêves de royauté poétique cette prétention au sceptre universel qui se montrait plus impérieuse au moment même où elle devenait moins légitime, tandis que, dans l’enivrement de l’amour-propre, on visait je ne sais quel rôle de maréchal littéraire, il se trouva qu’à ce jeu on avait risqué son talent, que les grades en quelque sorte s’y étaient perdus, et qu’on n’était plus qu’un soldat égaré de la milice confuse du feuilleton. Cependant le monde protestait, et la critique (là où le roman-feuilleton n’avait pas établi ses compagnies d’assurance) ne ménageait point ses avertissemens ; mais au lieu d’écouter ces sages conseils, la vanité ne sut que montrer du dépit. Ici, elle crut avoir raison du dégoût que manifestait le monde contre ses folles exagération en les outrant encore, en s’enfonçant plus que jamais dans les voies mauvaises. Là, elle crut avoir raison de la critique par de honteuses caricatures, par de prétendues scènes de la vie des publicistes littéraires qu’on aurait pu prendre aussi bien pour de médiocres parodies de la vie des romanciers. Puisqu’en définitive, le jugement suprême appartenait au public, était-ce là un moyen sûr de gagner sa cause ? Et qu’importent ces détails à la foule ? La foule, ne voyez-vous pas qu’elle est prête à vous quitter, que déjà elle vous quitte ? Si, à défaut de concurrens, vous la retenez une dernière fois, c’est par la curiosité ; si vous l’intéressez un instant encore, c’est par le scandale. Moyens extrêmes, ressource dangereuse ! Que cédant aux entraînemens d’une popularité passagère, des organes, jusque-là graves, colportent sous leur couvert vos récits éhontés, le lecteur peut s’y arrêter en passant, comme il ferait une visite à Bicêtre ou à Toulon ; êtes-vous bien sûrs de l’y ramener deux fois ?

Ainsi il serait bon d’y prendre garde : le monde peut vous lire encore, mais quand il écrit, quand il met la main pour sa part aux œuvres de l’intelligence, il ne vous imite plus ; ses productions, même les plus légères, se trouvent être une piquante critique de vos procédés factices, de votre manière convenue, de cette débauche que vous avez introduite dans l’art. Ce sont là à notre sens des symptômes tout-à-fait significatifs et qu’il est bon de constater ; c’est une opposition spirituelle et de bon goût, comme le monde en sait faire, une opposition de convenance, où l’épigramme, pour être indirecte, ne frappe pas avec moins de sûreté. Malheureusement, la vanité fait bonne garde sur les frontières qui séparent la littérature d’avec la société, et l’on ne se doute guère, dans l’étroite arène où naît, s’enferme et meurt le roman de chaque jour, que non-seulement il y a un désir général de quitter cette atmosphère viciée pour un milieu plus sain, mais que l’accueil est partout souriant à ce qui ne sent pas la fatigue et la fabrique, à ce qui a un air d’honnêteté. Ce n’est pas tout, ce n’est même point là ce qui nous frappe le plus. Le monde en effet ne se contente point de désirer et d’accueillir ; voyant qu’on le peint si mal, qu’on ne le peint plus, il écrit des romans, il prend le parti de se peindre lui-même, et assurément, si l’on ne juge que par le contraste, ou peut dire qu’il réussit quelquefois. Ce mouvement, en quelque sorte intérieur et secret, ne pourrait, on le comprend, être traduit au grand jour de la publicité, sans perdre tout aussitôt son caractère et sa séduction, sans faire des salons ce qu’ils ne veulent pas être, une sorte de succursale de la littérature des journaux. C’est donc avec une réserve extrême, et seulement comme une disposition de l’esprit public, que nous voulons signaler, sans y mettre d’insistance, cette intervention nouvelle et continue de la société polie dans la culture littéraire.

Il y a eu cet hiver un grand nombre de lectures dans les salons les plus distingués de Paris ; des hommes politiques, qui savent remplir l’intervalle des affaires par les lettres, des femmes spirituelles que le monde occupe, mais qui trouvent encore le temps d’apporter au monde, comme une distraction, le poétique tribut de leurs loisirs, enfin bien des écrivains aimables qui n’oseraient pas se donner pour auteurs, ont contribué au charme de ces réunions intimes. Les femmes, comme toujours, ont eu la meilleure part dans ces offrandes de la muse discrète : on a entendu d’elles plus d’un roman délicat et fin, plus d’une nouvelle attendrissante, où la sensibilité et l’observation venaient se fondre dans les nuances de la grace.

N’est-ce pas là, à le bien prendre, le vrai, le seul rôle littéraire qui convienne aux femmes, un rôle qu’elles n’ont jamais abdiqué en France depuis deux siècles ? Si, dans ces dernières années, la critique a dû quelquefois protester contre ces déclamations humanitaires, contre ce vulgaire byronisme, qui paraissent si étranges sur des lèvres faites pour dire les mots d’amour et les paroles de pitié, il serait souverainement injuste de méconnaître les traditions d’élégance, les enseignemens de tendresse et d’émotion, tout ce qui s’échappe de poésie dans le sourire de l’amante ou dans les larmes de la mère. On serait donc mal venu à contester la précieuse influence des femmes, qui plus d’une fois déjà a su, par la mesure et la délicatesse, par une certaine pudeur qu’elle apportent dans l’art, maintenir son autorité au bon goût, et corriger à propos les âpretés par la politesse, les exagérations par la convenance. Si jamais cette bienfaisante influence a semblé plus particulièrement désirable, si l’on a invoqué à bon droit ce sceptre qui ne pèse pas, si l’esprit poétique enfin a eu besoin de s’abreuver à ces sources épurées et d’en retenir la salutaire fraîcheur, c’est assurément aujourd’hui.

Par là, nous ne voulons pas dire le moins du monde qu’une révolution littéraire se prépare, dans les salons, qui va ouvrir à l’art des horizons nouveaux. En réalité, c’est quelque chose de beaucoup plus simple et où la prétention n’entre pour rien. Que s’est-il passé depuis quelques années ? N’a-t-on pas vu (et on ne saurait trop le déplorer), par dégoût, par découragement, les voix aimées se taire, les maîtres se réfugier dans le silence ? Partout, au lieu de combattre, on a attendu. C’est ainsi que l’arène est restée ouverte aux ambitions sans frein de ces écrivains bruyans qui ont mis peu à peu leur imagination en coupe réglée, et qui en sont venus à calculer les produits de leur intelligence, comme s’il s’agissait d’une usine ou d’une banque. Eh bien ! voilà qu’un fait nouveau se produit, un fait qu’il importe d’enregistrer, car il en sortira peut-être une situation nouvelle. Aujourd’hui, la curiosité du public est saturée, et cette attention que le monde avait laissé se détourner un moment sur tant de compositions convulsives, il est prêt à la rendre sans partage aux représentans véritables de l’art contemporain. Maintenant il suffit aux maîtres de vouloir. Nous en avons pour garant le goût chaque jour plus vif des salons pour ce qui est simple et de bon aloi, nous en avons pour gage les essais littéraires auxquels se complaisent les personnes du monde, simples essais qui ressemblent fort peu aux tristes épopées des feuilletons, et qui montrent qu’on a retrouvé la pente du franc et du naturel.

Les lectures de cet hiver auraient convaincu les plus incrédules. Il n’y avait point là en effet la plus petite tradition de ces fatuités des grands seigneurs d’autrefois, qui voulaient bien condescendre aux lettres et déroger jusqu’à l’Académie. La première marque au contraire de ce retour, de ce goût nouveau, qui sont de plus en plus manifestes dans la haute société parisienne, c’est sans aucun doute la sincérité. On se trouve charmé et ému par des histoires que le cœur seul a dictées, et l’on ressent, dans ces confidences des heures de loisir, quelque chose des jouissances pures que donnent les lettres cultivées pour elles-mêmes. Plus d’un ensuite s’en retourne imprégné du léger parfum, et en vient presque à se demander si cet air de négligence, qui ne messied pas, ne vaut pas mieux après tout que le métier, et si la vie littéraire n’est pas dans ce cercle qui applaudit avec réserve et qui sourit avec discrétion tout aussi bien que dans les éloges assourdissans des journaux.

Entre ces ouvrages inédits et confiés par la lecture à des oreilles amies, nous pourrions assurément indiquer plus d’une composition vraiment touchante, plus d’un récit finement observé ; mais ce serait trahir des secrets qui ne sont pas les nôtres, et les convenances nous forcent à taire ce que nous serions tenté de révéler. Le silence cependant ne nous paraît pas imposé au même degré pour un rare et splendide volume provenant de la même origine, et dont les salons déjà avaient mystérieusement consacré le succès. Dès l’abord, le livre que nous avons sous les yeux n’était même pas destiné à la publicité fort restreinte qu’il vient de recevoir contrairement aux vœux de l’auteur. On a dû s’adresser à sa charité pour vaincre sa modestie, et encore a-t-il fallu qu’une royale voix parlât, et dans une de ces tristes circonstances où le devoir dit de céder. Ce volume, sorti des presses de l’imprimerie royale et tiré à un très petit nombre d’exemplaires, a été, par ordre de la reine, vendu à haut prix pour les victimes de la Guadeloupe, dans une de ces exhibitions du Palais-Royal où le luxe s’est fait bienfaisant et où la charité s’est déguisée sous l’élégance. Ainsi naguère l’Ourika de Mme de Duras dut également le jour à une bonne œuvre. C’est, au surplus, ce qui se comprendra mieux par les lignes même qu’on lit en tête de l’ouvrage, et que voici : « Ces pages devaient toujours rester ignorées. La charité royale, inépuisable dans sa pitié pour ceux qui souffrent, n’a pas dédaigné même les plus humbles moyens de venir à leur secours. De loin, elle a bien voulu penser à ces faibles essais, et, devant un généreux désir, il ne restait qu’à s’incliner avec respect, soumission et reconnaissance. » Ce n’est pas à nous qu’il appartient de dévoiler un anonyme qui se cache si délicatement dans l’ombre : seulement il nous sera permis de dire qu’on désigne bien bas une personne du monde qui compte des alliances illustres, une personne dont la réputation d’esprit et de grace est faite auprès de tous ceux qui ont l’honneur de l’approcher.

Le volume qui est tombé entre nos mains contient trois nouvelles où au talent de raconter simplement et d’émouvoir par les choses du cœur viennent s’ajouter encore le tour heureux de l’invention et le charme du bien dire. Ce qui nous frappe surtout dans les deux premières, c’est l’originalité de l’idée principale ; de l’idée hardie autour de laquelle l’auteur (si le mot d’auteur peut s’appliquer à une œuvre si dénuée d’ambition) sait grouper ses personnages et lier sa narration. — On joue quelquefois au Théâtre-Français une agréable comédie qui s’appelle le Portrait vivant : quoiqu’une donnée bien différente et toute contraire ait servi de canevas à Madeleine, il semble que cette émouvante histoire eût pu aussi s’appeler du même nom. Bien souvent on a mis en scène des jumeaux qui se ressemblent, et c’est un lieu commun que les quiproquos des Adelphes. Rien de pareil ici. Bien qu’il y ait deux jumeaux, deux frères dont la figure et la voix se pouvaient confondre, deux frères qui sont loin l’un de l’autre, un médecin dévoué à la science qui vit en reclus dans une solitude voisine de Paris, et un officier de marine dont le vaisseau quitte brusquement les côtes de Bretagne au moment où il allait épouser Madeleine, ne craignez aucune de ces confusions plaisantes ou cruelles auxquelles on s’est complu depuis Térence jusqu’à Lope. C’est dans le cœur d’une enfant aimante que le drame se passe tout entier, et les mystères de cette resemblance ne s’échapperont qu’avec la mort de l’ame brisée de la jeune fille. Quand l’orage aura englouti le vaisseau qui portait son amant, elle se dépouillera de l’héritage du fiancé, elle viendra secrètement, dans la dernière des conditions, comme une humble servante, chercher un asile auprès de ce frère qui reste comme une image du frère absent ; elle viendra, contemplant ce portrait animé de celui qui n’est plus, reconstruire en imagination l’idéal sacré du souvenir. Mais Madeleine est belle, et cette passion qu’elle ressent, elle la donne ; ce feu qui brille en elle, comme l’holocauste à la mémoire d’un mort, elle le communique à celui qui vit, à celui dont elle a fait imprudemment la source renouvelée de ses émotions. On imagine toutes les angoisses, toutes les luttes qui suivent : placée entre ce nouvel amour, qui l’obsède et qu’elle plaint, et ce souvenir vivant qui est devenu sa vie nécessaire, elle n’a qu’à mourir en laissant échapper le secret qui lui pèse. On devine les scènes vraies et attendrissantes qu’une plume souple et tendre a su tirer de cette situation originale et difficile.

Dans une Vie heureuse, l’amour encore reparaît avec les atteintes profondes qu’il porte aux ames bien nées. Ce n’est pas la mort cette fois qui a pris son fiancé à Hélène ; mais les engagemens du cœur ont été violés, et la religion a béni les sermens faits à une autre. À ce coup fatal, la raison d’Hélène n’a pas résisté : elle est devenue folle, et sa folie, c’est de croire en tout au bonheur. Rien n’est plus triste, rien n’est mieux saisi que ce contraste. Combien la vie semble plus amère encore quand Hélène n’y voit que la joie et le sourire ! combien le soleil d’hiver se montre avec des teintes plus sombres quand Hélène parle des rayons dorés et du jeu de la lumière ! Toutefois la figure vraiment frappante et qui reste gravée dans le souvenir, c’est la marquise d’Erigny. Il s’échappe du cœur de cette mère qui, perdant son fils, a la force de cacher un tel malheur à sa fille, et de ne rien troubler à tant de bonheur ou plutôt à tant de folie ; il s’échappe, dis-je, de ce cœur ulcéré des accens d’une naturelle et forte éloquence. Le souvenir de Niobé n’est jamais sans grandeur.

Le dernier récit, pour se passer dans une sphère moins dramatique, dans la région simple des sacrifices ignorés et des dévouemens obscurs, ne nous paraît pas touché avec moins de bonheur ; mais il vaut mieux que le lecteur lui-même devienne juge : si, en insérant au long ce morceau, nous pouvons craindre d’effaroucher une noble modestie nous sommes sûr au moins que le public ne nous trouvera pas indiscret.


RÉSIGNATION


Je vais raconter simplement une chose que j’ai vue. — C’est un des souvenirs mélancoliques de ma vie. — C’est une de ces pensées vers lesquelles l’ame se reporte avec une douce tristesse quand vient l’heure du découragement. Il s’en exhale je ne sais quel renoncement aux trop vives espérances de ce monde, je ne sais quelle abnégation de soi-même qui apaise ce qui murmure en nous, et nous appelle à une silencieuse résignation. Si jamais ces pages sont lues, je ne voudrais pas qu’elles fussent lues par ceux qui sont heureux, complètement heureux. Il n’y a là rien pour eux, ni invention, ni évènemens. — Mais il y a des cœurs qui ont un peu souffert, beaucoup rêvé, et qui sont aptes à une facile tristesse. Qu’en passant ils entrevoient une souffrance quelconque, ou qu’un son qui ressemble à un soupir frappe leur oreille, ils s’arrêtent, écoutent et plaignent. À eux je puis parler, presque au hasard, et raconter une histoire, simple comme tout ce qui est vrai, touchante comme tout ce qui est simple.

Il y a dans le Nord, près de la frontière belge, une toute petite ville obscure, ignorée. — Les éventualités de la guerre l’ont fait entourer de hautes fortifications, qui semblent écraser les chétives maisons qui se trouvent au centre. — La pauvre ville, étreinte par un réseau de murs, n’a pu, depuis lors, laisser égarer une seule maisonnette sur la pelouse qui l’entoure. Sa population augmentant, elle a diminué ses places, entravé ses rues ; elle a sacrifié l’espace, la régularité, le bien-être. — Les maisons, ainsi entassées les unes auprès des autres, et étouffées par les murs d’enceinte, n’offrent aux regards, d’un peu loin, que l’aspect d’une grande prison.

Le climat du nord de la France, sans avoir des froids extrêmes, est d’une morne tristesse : l’humidité, le brouillard, les nuages et la neige obscurcissent le ciel et glacent la terre pendant six mois de l’année. — Une épaisse et noire fumée de charbon de terre, s’élevant au-dessus de chaque habitation, ajoute encore à la sombre apparence de cette petite ville du Nord.

Je n’oublierai jamais la froide impression de tristesse que j’éprouvai en franchissant les ponts-levis qui lui servent d’entrée. — Je me demandai avec effroi s’il y avait des êtres qui fussent nés là et qui dussent y mourir, sans rien connaître du reste de la terre. — Il y en avait, en effet, dont telle était la destinée. — Mais la Providence, qui a des bontés cachées jusque dans les privations qu’elle impose, a donné aux habitans de cette ville la nécessité du travail, le besoin d’acquérir le bien-être qui leur manque, et, par ces moyens, ôta à ses pauvres enfans déshérités le temps de regarder si le ciel était gris et privé de soleil. — Ils oublient ce qu’ils n’ont pas. — Mais moi, en entrant dans cette ville sombre et enfumée, j’évoquai le souvenir de tous les jours de soleil qui avaient rempli ma vie, de toutes les heures passées en liberté avec un ciel pur au-dessus de ma tête et de l’espace devant moi. — En cet instant, je pensai à remercier de ce que j’avais jusqu’alors regardé comme des dons faits à tous les hommes : — la lumière, l’air, l’horizon.

J’habitai dix-huit mois cette petite ville, et j’allais peut-être murmurer contre cette longue captivité, lorsque voici ce qui m’arriva.

Pour gagner une des portes des fortifications, il me fallait chaque jour, à l’heure de la promenade, descendre une petite ruelle semblable à un escalier, le sol étant creusé en forme de marches, pour rendre la pente d’un accès plus facile. — En traversant cette étroite et obscure ruelle, pendant long-temps, mes pensées devançant mes pas, je ne songeai qu’à la campagne que j’allais chercher ; mais un jour, par hasard, mes yeux s’arrêtèrent sur une pauvre maison, qui seule paraissait habitée. Elle n’avait qu’un rez-de-chaussée, deux fenêtres ; entre elles, une petite porte ; au-dessus, des mansardes. — Les murs de la maison étaient peints en gris foncé, les fenêtres avaient mille petits carreaux d’un verre épais et verdâtre. — Le jour ne devait pas pouvoir franchir cet obstacle pour éclairer l’intérieur de cette demeure. La rue était trop étroite, d’ailleurs, pour que jamais le soleil y parût. — Il régnait là une ombre perpétuelle et il y faisait toujours froid, quelle que fût, du reste, la chaleur du jour.

L’hiver, quand la neige était gelée sur les marches de la petite rue, on ne pouvait faire un pas sans risquer de tomber : aussi était-ce un chemin désert que moi seule, peut-être, je traversais une fois par jour. Je ne me souviens pas d’y avoir rencontré un passant, ou d’y avoir vu un oiseau se poser un instant sur les crevasses des murs. — J’espère, me disais-je, que cette triste maison n’est habitée que par des personnes arrivées presque au terme de leur vie, et dont le corps vieilli ne peut plus ni s’attrister, ni regretter. — Ce serait affreux d’être jeune là !

La petite maison restait silencieuse : aucun bruit ne s’en échappait, aucun mouvement ne s’y faisait remarquer. Elle était calme comme un tombeau, et chaque jour je me disais : — Qui peut donc vivre ainsi ?

Le printemps vint. Dans la ruelle, la glace se changea en humidité ; puis l’humidité fit place à un terrain plus sec ; puis quelques herbes poussèrent au pied des murs. — Le coin du ciel que l’on pouvait à peine entrevoir devint plus clair. — Enfin, même dans ce passage obscur, le printemps laissa tomber une ombre de vie. — Mais la petite maison restait toujours sans bruit et sans mouvement.

Vers le mois de juin, je me rendais, comme de coutume, à ma promenade de tous les jours, lorsque je vis (qu’on me pardonne cette phrase), lorsque je vis, avec une profonde tristesse, un petit bouquet de violettes placé dans un verre sur le bord d’une des fenêtres de la maison.

— Ah ! m’écriai-je, il y a là quelqu’un qui souffre !

Pour aimer les fleurs, il faut, sinon être jeune, du moins avoir conservé quelques souvenirs de jeunesse ; il faut n’être pas absorbé entièrement par la vie matérielle ; il faut avoir la douce faculté de ne rien faire sans être oisif, c’est-à-dire de rêver, de se souvenir, d’espérer. Dans la jouissance qu’apporte le parfum d’une fleur, il y a une certaine délicatesse d’ame. C’est un peu d’idéal, un peu de poésie qui se glisse au milieu des réalités de la vie. Quand, dans une existence pauvre et laborieuse, je vois aimer les fleurs, je pressens qu’il y a lutte entre les nécessités de la vie et les instincts de l’ame. — Il me semble que je sais parler, que je pourrais presque causer avec quiconque cultive une pauvre fleur près du mur de sa cabane. — Ce jour-là, ce bouquet de violettes m’attrista ; il disait : — Il y a là quelqu’un qui vit en regrettant l’air, le soleil, le bonheur ; — quelqu’un qui sent tout ce qui lui manque ; — quelqu’un de si pauvre en fait de jouissances, que je suis une joie dans sa vie, moi, pauvre bouquet de violettes !

Je regardai ces fleurs avec mélancolie ; je me demandai si l’obscurité et le froid de la petite rue n’allaient pas les faire bien vite se faner, si le vent ne pouvait pas les atteindre. — Je leur portais intérêt. — J’aurais voulu les conserver long-temps à celui qui les aimait.

Le lendemain, je revins. — Les fleurs avaient souffert de ce jour d’existence de plus. — Elles avaient vieilli, et leurs pétales décolorés se recourbaient sur eux-mêmes. — Cependant elles avaient encore un peu de parfum, et l’on avait pris soin d’elles. — En m’avançant, je vis que la fenêtre était entr’ouverte. Un rayon, je ne dirai pas de soleil, mais de jour, pénétrait dans la maison, et faisait une traînée lumineuse sur le plancher de la chambre ; mais à droite et à gauche l’obscurité n’était que plus profonde, et mes yeux ne purent rien distinguer.

Le lendemain encore, je passai ; — c’était presque un jour d’été : — tous les oiseaux chantaient, — tous les arbres se couvraient de bourgeons, — mille insectes bourdonnaient. Tout brillait au soleil. — Il y avait de la vie partout, — presque de la joie partout.

Une des fenêtres de la petite maison était toute grande ouverte. Je m’approchai, et je vis une femme assise, travaillant près de la fenêtre. — Le premier regard que je jetai sur elle ajouta à la tristesse que m’avait inspirée l’aspect de sa demeure. — Je n’aurais pu dire l’âge de cette femme. — Elle n’était plus très jeune, elle n’était pas jolie, ou n’était plus jolie. — Elle était pâle, — malade ou triste ; je ne pouvais le définir. — Ce qu’il y avait de sûr, c’est que ses traits étaient doux, que cette absence de fraîcheur pouvait venir d’un chagrin aussi bien que du nombre des années, que cette pâleur, si elle n’eût attristé le cœur, eût paru avoir quelque charme à côté du noir mat des cheveux. — Elle était inclinée sur son ouvrage ; — elle était mince — ou maigrie. — Ses mains étaient blanches, mais un peu osseuses, allongées. Elle portait une robe brune, un tablier noir, — un petit col blanc, — tout uni ; — et le bouquet qui avait fleuri deux jours sur la fenêtre, presque caché dans un pli de son corsage, était là pour que rien ne fût perdu de ses derniers parfums. Elle leva les yeux et me salua ; — je la vis mieux. — Elle était jeune encore, — mais elle était si près du moment où l’on cesse de l’être, que ce dernier adieu de la jeunesse attristait à regarder. — Évidemment elle avait souffert, — mais probablement sans lutte, sans murmure, — presque sans larmes. — Il y avait sur sa physionomie silence, résignation et calme ; — mais c’était ce calme qui succède à la mort. — Je m’imaginai qu’elle n’avait dû éprouver nulle secousse, que son ame avait langui long-temps, puis s’était éteinte ; qu’elle ne s’était pas brisée, mais inclinée, — courbée, — puis était tombée à terre, sans bruit, sans déchirement.

Oui, le regard, la physionomie, l’attitude de cette femme, disaient tout cela. Il y a des personnes qui vous parlent rien qu’en vous regardant, et dont on se souvient pour avoir passé une seconde auprès d’elles.

Chaque jour, je la retrouvai à la même place. Elle me saluait ; puis, avec le temps ; elle ajouta un triste et doux sourire à son salut. — Voici ce que je pus entrevoir de l’existence de cette femme que je voyais constamment assise près de sa fenêtre.

Le dimanche elle ne travaillait pas. — Je crus qu’elle sortait ce jour-là, car le lundi il y avait le petit bouquet de violettes sur la fenêtre. — Mais il se fanait les jours suivans, et n’était remplacé qu’après la fin de la semaine. — Je pensai encore qu’elle était presque pauvre, et qu’elle travaillait en secret pour vivre, car elle brodait sur de belles et riches mousselines, et je ne lui voyais jamais que la plus humble simplicité dans sa toilette. — Enfin elle n’était pas seule dans la maison car un jour une voix un peu impérieuse appela « Ursule ! » et elle se leva précipitamment. — Cette voix n’était pas celle d’un maître, — Ursule n’avait pas obéi comme une servante obéit.— Il y avait eu je ne sais quelle bonne volonté de cœur dans la précipitation avec laquelle elle se leva, et cependant la voix n’avait eu nulle expression affectueuse. — Je pensai qu’Ursule, peut-être, n’était pas aimée de ceux avec qui elle vivait — qu’elle en était même rudoyée, — tandis que sa triste et douce nature s’était attachée à eux, sans rien recevoir en échange.

Le temps s’écoulait, et chaque jour je m’initiais davantage à l’existence de la pauvre Ursule. Cependant, pour deviner ses secrets, je n’avais d’autre moyen que de passer une fois par jour devant sa fenêtre ouverte.

J’ai déjà dit qu’elle souriait en me regardant ; bientôt, pendant ma promenade, je me mis à cueillir des fleurs, puis un matin, timidement, avec un peu d’embarras, je les déposai sur la fenêtre d’Ursule. — Ursule rougit, puis sourit plus doucement encore que de coutume. — Chaque jour, depuis lors, Ursule eut un bouquet ; peu à peu aux fleurs des champs je mêlai quelques plantes de mon jardin. — Il y eut des touffes de fleurs sur la fenêtre, des fleurs à la ceinture d’Ursule. Enfin, il y eut un printemps, un été, pour la petite maison grise.

Il advint que, rentrant dans la ville un soir, une pluie d’orage commença à tomber comme je passais dans l’étroite ruelle. — Ursule s’élança vers la porte de sa demeure, l’ouvrit, me prit par la main, me fit entrer ; et, quand nous fûmes dans le corridor qui précède la chambre où elle se tenait habituellement, la pauvre fille saisit mes deux mains, et avec un regard presque humide de larmes : — Merci ! me dit-elle. — C’était la première fois que nous nous parlions. — J’entrai.

La chambre où travaillait Ursule voulait être le salon de la maison : des carreaux rouges y glaçaient les pieds, des chaises de paille étaient les seuls siéges de cette chambre, deux vieilles consoles en ornaient les extrémités. Cette pièce longue, étroite, n’ayant de jour que par la petite fenêtre donnant sur la rue, était obscure, froide, humide. Oh ! comme Ursule avait raison de s’asseoir près de la fenêtre, de chercher un peu d’air, un peu de lumière pour vivre ! — Je compris alors la pâleur de la pauvre fille : ce n’était pas une fraîcheur perdue, c’était une fraîcheur qui n’avait pas existé. — Elle était étiolée comme les plantes qui ont poussé à l’ombre.

Dans un angle obscur du salon, sur deux fauteuils plus commodes que les autres, je vis deux personnes que l’obscurité m’avait d’abord empêchée d’apercevoir. — C’étaient un vieillard et une femme presque aussi âgée que lui. — Cette femme tricotait loin de la fenêtre, sans y voir : elle était aveugle. — Le vieillard ne faisait rien ; il regardait en face de lui, d’un regard fixe, sans intelligence. — Hélas ! il avait dépassé les limites habituelles de la vie, et son corps seul existait ; il était impossible de regarder ce pauvre vieillard sans comprendre qu’il était tombé en enfance.

On dirait souvent que, lorsque la vie se prolonge, l’ame, comme irritée de sa trop longue captivité, cherche à se dégager de sa prison, et, dans ses efforts, brise les liens qui établissaient l’harmonie. — Elle trouble sa demeure. Elle n’est pas encore partie, mais elle n’est plus où elle devrait être.

Et c’était là ce que cachait la petite maison grise, avec son isolement, son silence, son obscurité. — Une femme aveugle, un vieillard imbécile, une pauvre jeune fille flétrie avant le temps, parce que sa jeunesse avait été opprimée, écrasée par les vieillesses qui l’entouraient, par les vieux murs qui la retenaient captive !

Encore, si le ciel eût fait d’Ursule une intelligence bornée, une ménagère active, absorbée par les travaux de la journée, heureuse de ses fatigues, agitée par les petites choses, et parlant pour ne rien dire ! Mais, dans cette maison, il avait oublié une mélancolique jeune fille, rêveuse, exaltée, devinant la vie, entrevoyant ses bonheurs, aimant jusqu’à ses tristesses ; il avait fait de son ame un instrument dont toutes les cordes auraient pu rendre un son délicieux ; puis, il les avait toutes condamnées à un éternel silence.

Hélas ! le sort d’Ursule était encore plus triste que je ne l’avais supposé, lorsqu’à voir sa pâleur et son abattement je la croyais souffrante d’un malheur ; il n’y avait rien eu dans sa vie… rien !

Elle avait vu le temps emporter jour à jour sa jeunesse, sa beauté, ses espérances, sa vie ; et rien, toujours rien, le silence et l’oubli !

Je revins souvent voir Ursule, et voici à peu près comment, un jour, assise avec elle auprès de la fenêtre, elle me raconta sa vie.

— Je suis née dans cette maison, je ne l’ai jamais quittée ; mais ma famille n’est pas de ce pays : nous y sommes étrangers, sans liens, sans amis. Mes parens étaient déjà âgés quand ils se sont mariés. — Je ne les ai jamais connus jeunes. — Ma mère devint aveugle. Ce malheur attrista son caractère ; aussi la maison paternelle fut-elle toujours bien austère, je n’y ai jamais chanté. Personne n’y a été heureux ; mon enfance fut silencieuse ; on ne m’a jamais permis le plus léger bruit. — On ne m’a donné que de bien rares caresses. Mes parens m’aimaient cependant, mais ils ne m’ont jamais dit ce qu’ils sentaient ; j’ai jugé leur cœur d’après le mien, je les ai aimés, et j’en ai conclu qu’ils m’aimaient aussi. Cependant ma vie n’a pas toujours été aussi triste qu’elle l’est en ce moment, j’avais une sœur…

Les yeux d’Ursule se mouillèrent de larmes ; mais ces larmes ne coulèrent pas : elles avaient l’habitude de rester cachées dans le fond du cœur de la pauvre fille. Elle reprit :

— J’avais une sœur aînée, elle était un peu silencieuse, comme ma mère, mais elle était compatissante, douce, affectueuse pour moi. Nous nous sommes bien aimées… Nous nous partagions les soins à rendre à nos parens. Jamais nous n’avons eu la joie de nous promener ensemble, là-bas, dans les bois, sur le haut de la colline. — L’une de nous restait toujours à la maison pour soigner notre vieux père ; mais celle qui était sortie rapportait quelques branches d’aubépine, cueillies sur les haies, parlait à sa sœur du soleil, des arbres, de l’air. — L’autre croyait aussi avoir quitté la maison, et puis, le soir, nous travaillions ensemble près de la lampe. Nous ne pouvions causer, car nos parens sommeillaient à côté de nous, mais du moins, en levant les yeux, chacune de nous rencontrait sur le visage de l’autre un doux sourire ; nous montions ensuite nous coucher dans la même chambre, ne nous endormant qu’après qu’une voix amie eût souvent répété : « Bonsoir ! dors bien, ma sœur ! »

Dieu aurait dû nous laisser ensemble, n’est-ce pas ?… Je ne murmure pas cependant ; — Marthe est heureuse là-haut !

Je ne sais si c’est le manque d’air, d’exercice, ou bien encore le manque de bonheur, qui donna à Marthe les premiers germes de sa maladie, mais je la vis s’affaiblir, languir, souffrir. Hélas ! moi seule m’inquiétais pour elle ; ma mère ne la voyait pas, et Marthe ne se plaignait jamais. — Mon père commençait à entrer dans l’insensibilité que vous lui voyez aujourd’hui. — Ce ne fut que bien tard que je pus décider ma sœur à appeler un médecin.

Il n’y avait plus rien à faire ; elle languit encore quelque temps, puis mourut.

La veille de sa mort, elle me fit asseoir près de son lit, prit une de mes mains dans ses mains tremblantes : — Adieu, ma pauvre Ursule ! me dit-elle. — Je ne regrette que toi sur la terre. — Aie bon courage, soigne bien notre père et notre mère ; ils sont bons, Ursule, ils nous aiment, quoiqu’ils ne le disent pas toujours. Ménage ta santé pour eux ; tu ne peux mourir qu’après eux. — Adieu, ma bonne sœur ; ne pleure pas trop ; prie Dieu souvent… et au revoir, Ursule !

Trois jours après, on emportait d’ici Marthe, couchée dans son cercueil, et je restai seule près de mes parens.

Quand j’appris à ma mère aveugle la mort de ma sœur, elle jeta un grand cri, fit quelques pas au hasard dans la chambre, puis tomba à genoux. — Je m’approchai d’elle, la relevai et la ramenai à son fauteuil. — Depuis lors elle n’a plus ni crié ni pleuré ; seulement elle est plus silencieuse encore qu’elle n’était, et je vois plus souvent que de coutume les grains de son chapelet rouler entre ses doigts.

Je n’ai presque plus rien à vous raconter. — Mon père tomba tout-à-fait en enfance ; nous perdîmes un peu de la petite fortune qui faisait notre bien-être. — Je voulus que mes parens ne s’en aperçussent pas ; les tromper était bien facile : l’un ne comprend rien, l’autre n’y voit pas. Je me mis à travailler et à vendre en secret mes broderies. — Je ne cause plus avec personne depuis que ma sœur est morte. — J’aime la lecture, et je ne puis lire : il faut que je travaille. — Je ne prends l’air que le dimanche ; je ne vais pas bien loin, car je suis seule.

Il y a quelques années, lorsque j’étais plus jeune, j’ai beaucoup rêvé, là, à cette fenêtre, en regardant le ciel. Je peuplais ma solitude de mille chimères, qui abrégeaient la longueur du jour. — Maintenant une espèce d’engourdissement alourdit mes pensées : je ne rêve plus.

Tant que j’ai été jeune et un peu jolie, j’ai espéré, au hasard, je ne sais quel changement dans ma destinée. — Maintenant j’ai vingt-neuf ans ; la tristesse a, plus encore que les années, flétri mon visage. — Tout est dit !… je n’attends plus, n’espère plus ; j’achèverai ici mes jours isolés.

Ne croyez pas que j’aie tout de suite accepté cette amère destinée avec résignation. Non, il y avait des jours où mon cœur se révoltait de vieillir sans aimer. — N’être pas aimé, cela encore est possible ; mais ne pas aimer, cela tue ! — Vous l’avouerai-je ? j’ai murmuré contre la Providence ; j’ai eu contre elle de coupables pensées de révolte et de reproches.

Mais ce tumulte intérieur a passé aussi comme mes espérances.

— Je songe aux douces paroles de Marthe : « Au revoir, ma sœur ! » et il ne reste plus en moi qu’une passive résignation, qu’une humble abnégation de moi-même. Je prie souvent, et ne pleure plus que rarement. Et vous, vous êtes heureuse ?

Je ne répondis pas à la question d’Ursule ; parler du bonheur devant elle, c’eût été comme parler d’un ami ingrat devant ceux qui sont oubliés de lui.

Par une belle matinée d’automne, à quelques mois de là, j’allais sortir de chez moi pour me rendre chez Ursule, quand un jeune lieutenant du régiment en garnison dans la petite ville que j’habitais, vint me voir ; me trouvant prête à sortir, il m’offrit son bras et se dirigea avec moi vers l’étroite ruelle d’Ursule. — Le hasard me fit parler d’elle, de l’intérêt que je lui portais ; et, comme le jeune officier, que j’appellerai Maurice d’Erval, semblait prendre plaisir à cette conversation, je marchai plus lentement. — Quand nous atteignîmes la maison grise, je lui avais raconté toute l’histoire d’Ursule. — Il la regarda avec intérêt et pitié, la salua et s’éloigna. Ursule, interdite par la présence d’un étranger, quand elle s’attendait à ne voir que moi, avait légèrement rougi. — Je ne sais si ce fut à cause de cet instant d’animation de son teint, ou si ce fut seulement par le désir que j’en avais, mais la pauvre fille me parut presque jolie.

Je ne pourrais dire quelles vagues pensées traversèrent mon esprit : je regardai long-temps Ursule, et puis, absorbée par mes réflexions, sans lui parler, je me levai, je passai mes mains sur les bandeaux de ses cheveux, je leur donnai une forme plus baissée sur ses joues pâles. — Je détachai un petit velours noir, noué autour de mon cou, pour le passer au sien, et je pris quelques fleurs pour les mettre à sa ceinture. — Ursule souriait sans comprendre. Le sourire d’Ursule me faisait toujours mal : il n’y a rien de si triste que le sourire des personnes malheureuses. — Elles semblent sourire pour les autres et non pour elles.

Il se passa bien des jours avant que je revisse Maurice d’Erval, bien des jours encore avant que le hasard me ramenât avec lui près de la maison grise. — Mais enfin cela arriva. C’était au retour d’une promenade faite joyeusement par plusieurs personnes ensemble. — En entrant dans la ville, chacun se dispersa ; je pris le bras de Maurice d’Erval pour me rendre chez Ursule. — C’était dénué de raison, mais j’éprouvais involontairement une vive émotion ; je ne parlais plus, je formais mille rêves. — Il me semblait impossible que le jeune officier ne devinât pas mes pensées. Je croyais, j’espérais presque qu’il comprenait mon trouble intérieur ; mais, hélas ! peut-être n’en était-il rien… Il y a tant de choses qui ne se disent qu’avec les paroles !

C’était le soir, un de ces beaux soirs d’automne, où tout est calme et reposé ; pas un souffle d’air n’agitait les arbres, que coloraient les derniers rayons du soleil couchant. Il était impossible de ne pas se laisser aller à une douce rêverie en présence de cette belle nature, qui endormait à cette heure-là tout ce qui avait vie dans son sein, hors l’homme, qui veillait pour penser. C’était un de ces momens où l’ame s’attendrit, où nous devenons meilleurs, où nous sommes prêts à pleurer, sans chagrin cependant.

Je levai les yeux ; du bout de la ruelle, j’aperçus Ursule. Un dernier rayon de soleil glissait sur la fenêtre et brillait sur la tête d’Ursule. — Ses cheveux noirs en recevaient un lustre inaccoutumé. — Un peu de joie passait dans ses yeux en me regardant, et elle souriait de ce triste sourire que j’aimais tant. — Sa robe noire, à longs plis tombans, ne laissait entrevoir de toute sa personne que l’endroit où la ceinture marquait la taille. Cette taille, la maigreur la rendait bien mince, bien souple, et non dépourvue de grace. — Des violettes, ses fleurs favorites, étaient attachées à son corsage.

Il y avait dans la pâleur d’Ursule, dans sa robe noire, dans ses fleurs aux tristes couleurs, dans ce rayon de soleil couchant qui l’éclairait, quelque chose qui s’alliait harmonieusement avec la beauté de la nature ce soir-là, avec la douce rêverie que nous éprouvions.

— Voilà Ursule ! dis-je à Maurice d’Erval en appelant son attention sur la fenêtre basse de la petite maison. — Il la regarda, puis marcha, les yeux toujours fixés sur elle. — Ce regard déconcerta la pauvre fille, encore timide comme on l’est à quinze ans, et, quand nous arrivâmes près d’elle, les plus belles couleurs animaient son teint. Maurice d’Erval s’arrêta, échangea quelques paroles avec nous, puis s’éloigna. — Mais, depuis ce jour, il rentra souvent dans la ville par la ruelle d’Ursule ; — il en arriva à lui dire bonjour. — Enfin, une fois, il entra chez elle avec moi.

Il y a des ames si désaccoutumées de l’espérance, qu’elles ne savent plus comprendre le bien qui leur arrive. — Enveloppée dans sa tristesse, dans son découragement de toutes choses, comme dans un voile épais qui lui cachait le monde extérieur, Ursule ne voyait rien, n’interprétait rien, ne s’agitait de rien. — Elle resta sous les regards de Maurice comme elle avait été sous les miens, abattue et résignée.

Quant à Maurice, je ne savais pas clairement ce qui se passait dans son cœur. — Il n’avait pas d’amour, je le crois du moins ; mais la pitié que lui inspirait Ursule allait jusqu’à l’affection, jusqu’au dévouement. — L’ame de ce jeune homme, un peu exalté et rêveur, aimait l’atmosphère de tristesse qui régnait autour d’Ursule. Il venait là, près d’elle, dire du mal de la vie, blasphémer contre ses bonheurs, ne parler que de ses mécomptes, sans s’apercevoir que, dans cet échange de tristesses, s’exhalait de ces deux ames, jeunes encore, une douce sympathie qui allait ressembler au bonheur, dont elles niaient l’existence.

Enfin, quelques mois après, un soir encore, sur la lisière d’une forêt, marchant au milieu de landes incultes, à quelques pas de nos amis communs, Maurice me dit :

— Le bonheur le plus positif de ce monde n’est-il pas de faire celui d’un autre ?… N’y a-t-il pas dans la joie que l’on donne une immense douceur ?… — Se dévouer à qui sans vous n’aurait connu que les larmes de la vie, n’est-ce pas un bien préférable aux destinées les plus brillantes ? Faire renaître une ame qui se meurt ; — mieux que Dieu, peut-être, lui donner la vie… n’est-ce pas là un beau rêve ?

Je le regardai avec anxiété. Une larme brilla dans mes yeux.

— Oui ! Dit-il, demandez à Ursule si elle veut m’épouser !

Un cri de joie fut ma réponse, et je me précipitai vers la demeure de la pauvre fille.

Lorsque j’arrivai chez Ursule, elle était, comme de coutume, assise, travaillant, somnolente. La solitude, l’absence de tout bruit, le vide de tout intérêt, avaient réellement endormi cette ame. — C’était là une des premières bontés de Dieu. Elle ne souffrait plus. Les autres seuls s’apitoyaient encore sur cette immobilité d’une existence qui n’avait pas eu sa part de vie et de jeunesse. — Elle sourit en me regardant. — C’était là le plus grand mouvement de cette pauvre ame paralysée. — Je ne craignis pas de donner une violente secousse à toute cette organisation souffrante, de la frapper d’une brusque commotion de bonheur : je voulais voir si la vie n’était qu’absente ou définitivement éteinte.

Je m’assis sur une chaise devant elle, je pris ses deux mains dans mes mains, et, fixant mes yeux sur les siens :

— Ursule, lui dis-je, Maurice d’Erval m’a chargée de vous demander si vous voulez être sa femme.

La pauvre fille fut comme frappée de la foudre : à l’instant, des larmes jaillirent dans ses yeux ; son regard, à travers ce voile humide, étincela ; son sang, si long-temps arrêté, précipita son cours, répandit sur toute sa personne une teinte rosée et couvrit ses joues des plus éclatantes couleurs ; sa poitrine se souleva, livrant à peine passage à sa respiration oppressée ; son cœur battit avec violence, ses mains pressèrent convulsivement les miennes. — Ursule n’était qu’endormie, elle se réveillait. — Comme la voix d’un Dieu avait dit à une jeune fille morte : « Lève-toi et marche ! » ainsi l’amour disait à Ursule : « Réveille-toi ! »

Ursule aima subitement ; peut-être avait-elle aimé jusqu’alors en secret d’elle-même et des autres ; en ce moment, le voile se déchira, et elle vit son amour.

Au bout de quelques secondes, elle passa la main sur son front, et dit à voix basse : — Non, ce n’est pas possible !

Je ne fis que répéter la même phrase : — Maurice d’Erval demande si vous voulez devenir sa femme, — afin d’accoutumer Ursule à cet assemblage de mots, qui, ainsi que des notes harmonieuses forment un accord, formait pour la pauvre fille une mélodie inconnue.

— Sa femme ! Répéta-t-elle avec extase, sa femme ! — Et, se précipitant vers le fauteuil de sa mère : — Ma mère entendez-vous ? dit-elle ; il me demande d’être sa femme !

— Ma fille, répondit la vieille aveugle en cherchant à prendre la main d’Ursule, ma fille bien-aimée, Dieu devait tôt ou tard récompenser tes vertus.

— Mon Dieu ! s’écria Ursule, qu’est-ce qui m’arrive donc aujourd’hui ? — Sa femme ! — Ma fille bien-aimée !

Elle se jeta à genoux, les mains jointes, le visage inondé de larmes.

En ce moment, des pas se firent entendre dans le petit corridor.

— C’est lui ! s’écria Ursule. Ô mon Dieu ! ajouta-t-elle en posant ses deux mains sur son cœur, voilà donc la vie !…

Je sortis par une porte dérobée, et je laissai Ursule, belle de larmes, d’émotion, de bonheur, recevoir seule Maurice d’Erval.

Depuis ce jour, Ursule fut métamorphosée. Elle se releva, se ranima, se rajeunit sous la douce influence du bonheur. — Elle retrouva bien plus encore que la beauté qui s’était enfuie : il y eut en elle je ne sais quel rayonnement intérieur, qui donnait à son visage une expression indéfinissable de joie voilée. — Son bonheur prenait en elle quelque chose de sa première nature ; il était recueilli, silencieux, calme, exalté avec mystère. — Aussi Maurice, qui avait aimé une femme assise à l’ombre, pâle et désenchantée de la vie, n’avait rien à changer aux couleurs du tableau qui lui avait plu, quoique Ursule fût heureuse.

Ils passèrent l’un à côté de l’autre de longues soirées dans le petit salon du rez-de-chaussée, sans autre clarté que les rayons de la lune, qui descendaient jusque sur la fenêtre ouverte. Ils se parlaient un peu, se regardaient beaucoup et rêvaient ensemble.

Ursule aimait avec candeur, avec simplicité. Elle disait à Maurice : — Je suis heureuse ; je vous aime, je vous remercie.

Leur bonheur ne chercha ni le soleil, ni le grand air, ni l’espace. La petite maison grise en fut le seul témoin. Ursule travaillait toujours et restait près de ses parens. Mais si sa personne occupait, immobile, la même place qu’auparavant, son ame s’était envolée, libre, ressuscitée, radieuse ; — les murs de cette étroite demeure ne la contenaient plus : elle avait pris son essor. Ainsi la douce magie de l’espérance non-seulement embellit l’avenir, mais encore s’empare du présent, et, par son prisme tout-puissant, métamorphose l’aspect de toutes choses ! — Cette pauvre maison était toujours morne et sombre comme depuis vingt ans… Mais une seule pensée, glissée au fond du cœur d’une femme, en a fait un palais ! — Ô rêves d’espérance ! Dussiez-vous fuir toujours, comme les nuages dorés s’enfuient dans le ciel, passez, passez dans notre vie !… Celui qui ne vous a pas connus est mille fois plus pauvre que celui qui vous regrette…

Ainsi s’écoula pour Ursule un temps bien heureux.

Mais un jour arriva où Maurice, en entrant dans le petit salon, dit à sa fiancée :

— Mon amie, hâtons notre mariage ; le régiment va changer de garnison : il faut nous marier pour que vous partiez avec moi.

— Allons-nous loin, Maurice ?

— Êtes-vous donc effrayée, ma chère Ursule, de voir un nouveau pays, un autre coin du monde ? Il y en a de plus beaux que celui-ci !

— Ce n’est pas pour moi, Maurice, mais pour mes parens ; ils sont bien vieux pour faire un long voyage !

Maurice resta immobile devant Ursule. — Quoique le voile épais que le bonheur met sur les yeux eût empêché Maurice de réfléchir, pourtant il savait bien qu’Ursule, pour partager sa destinée errante, devait se séparer de ses parens. — Il avait prévu sa douleur ; mais, confiant dans l’amour qu’il inspirait, il avait cru que cet amour dévoué aurait la puissance d’adoucir toutes larmes dont il ne serait pas la source. — Il fallait enfin éclairer Ursule sur son avenir. — Et, triste de l’inévitable chagrin qu’il allait donner à sa fiancée, Maurice la prit par la main, la fit asseoir à sa place accoutumée, et lui dit doucement :

— Mon amie, il est impossible que votre père et votre mère puissent nous suivre dans notre vie errante !… Jusqu’à présent, Ursule, nous avons aimé, pleuré ensemble ; nous avons fait de la vie un rêve, sans aborder aucune question qui eût rapport à ses détails positifs. — Le moment est venu de parler de notre avenir. Mon amie, je suis sans fortune, je ne possède que mon épée. Encore au début de ma carrière, mes appointemens ne s’élèvent qu’à quelques cents francs, qui nous imposent à l’un et à l’autre une vie toute de privations.— J’ai compté sur votre courage. Mais vous seule devez me suivre. — La présence de vos parens dans notre intérieur amènerait une misère impossible ; nous n’aurions pas de pain !

— Quitter mon père et ma mère ! s’écria Ursule.

— Laissez-les avec le peu qu’ils possèdent dans cette petite maison ; confiez-les à des mains sûres, et vous, suivez votre mari.

— Quitter mon père et ma mère !… répéta Ursule ; mais vous ne savez donc pas que ce qu’ils possèdent ne peut suffire à leur existence ? que, pour payer le loyer de cette triste demeure, je travaille à leur insu ? que depuis vingt ans ils n’ont reçu d’autres soins que les miens ?

— Ma pauvre Ursule, reprit Maurice, il faut se soumettre à ce qui est inévitable. — Vous leur avez caché la perte de leur petite fortune ; qu’ils l’apprennent maintenant, puisque cela est nécessaire. — Réglez leurs habitudes sur le bien qui leur reste ; car, hélas ! mon amie, nous n’avons rien à leur donner.

— Partir sans les emmener !… c’est impossible ! Je vous dis qu’il faut que je travaille pour eux !

— Ursule, mon Ursule ! reprit Maurice en serrant dans ses mains les mains de la pauvre femme, je vous en conjure, ne vous laissez pas égarer par les élans de votre cœur généreux ; réfléchissez, regardez la vérité en face. — Nous ne refusons pas de donner ; nous n’avons rien à donner. — Nous ne pouvons vivre que seuls, et encore parce que vous et moi nous aurons du courage pour souffrir.

— Je ne puis les quitter reprit Ursule avec déchirement en regardant les deux vieillards endormis dans leurs fauteuils.

— Ne m’aimez-vous pas, Ursule ? dit Maurice à sa fiancée.

La pauvre fille ne répondit que par un torrent de larmes.

Maurice resta long-temps encore près d’elle. Il lui dit mille douces paroles de tendresse ; il lui expliqua cent fois leur position, amena dans son esprit la conviction que ce qu’elle avait rêvé était impossible, entra dans les détails de l’existence future de ses parens, puis la quitta, après lui avoir prodigué mille noms affectueux. — Elle l’avait laissé parler sans lui répondre.

Ursule, restée seule, appuya sa tête sur sa main et demeura immobile des heures entières. — Hélas ! le tardif bonheur qui était venu briller un instant sur sa vie s’enfuyait ! — Les doux rêves, ces amis de toutes les ames jeunes, absens pour elle depuis si long-temps, n’étaient revenus que pour partir encore ! L’oubli, le silence, l’obscurité reprenaient possession de cette existence que le bonheur leur avait un instant disputée ! — La nuit s’écoula ainsi. Que se passa-t-il dans l’ame de la pauvre fille ? Dieu l’a vu. — Elle, elle n’en a rien dit sur la terre.

Aux premières lueurs du jour, elle tressaillit, ferma la fenêtre, restée ouverte depuis la veille au soir, et, pâle, tremblante de froid et d’émotion, elle prit du papier, une plume, et écrivit :


« Adieu, Maurice ! — Je reste auprès de mon père et de ma mère. — Ils ont besoin de mes soins et de mon travail. — Les abandonner dans leur vieillesse, ce serait les faire mourir. — Ils n’ont plus que moi dans le monde ! — Ma sœur, à son heure dernière, me les a confiés et m’a dit : « Au revoir, Ursule ! » — Je ne la reverrais pas, si je ne remplissais pas mes devoirs. Je vous ai bien aimé ! je vous aimerai toujours ! — Ma vie ne sera plus qu’un souvenir de vous. — Vous avez été bon, généreux ; mais, hélas ! nous sommes trop pauvres pour nous marier. — Je l’ai compris hier… — Adieu !… — Il faut bien du courage pour écrire ce mot-là !… — J’espère que votre vie sera douce. — Une autre femme, plus heureuse que moi, vous aimera… Cela est si facile de vous aimer ! — Pourtant, n’oubliez jamais tout-à-fait la pauvre Ursule. — Adieu, mon ami ! — Ah ! je savais bien, moi, que je ne pouvais pas être heureuse !

« Ursule. »


J’abrége ce récit. — Ursule revit Maurice, me revit. — Mais toutes nos prières, nos supplications furent inutiles ; elle ne voulut jamais quitter ses parens. — Il faut que je travaille pour eux ! Disait-elle. — En vain, ayant de l’égoïsme à sa place, je lui parlai de l’amour de Maurice, de son bonheur à elle. En vain, avec une sorte de cruauté, je lui rappelai son âge, l’impossibilité de retrouver une chance quelconque de changer sa destinée… Elle pleurait en m’écoutant, mouillant de ses larmes l’ouvrage qu’elle ne voulait pas interrompre. — Puis, la tête baissée sur sa poitrine, elle répétait à vois basse : — Ils en mourraient ; il faut que je travaille pour eux ! — Elle exigea de nous que sa mère ne fût pas instruite de ce qui se passait. — Ceux pour qui elle se sacrifiait l’ignorèrent toujours. — Un pieux mensonge les trompa sur les causes de la rupture du mariage de leur fille… — Ursule reprit sa place près de la fenêtre, recommença ses broderies, travailla sans relâche, immobile, pâle, brisée.

Hélas ! Maurice d’Erval avait une de ces ames sages et mesurées qui assignent des limites même au dévouement, et qui ne savent pas entreprendre de sublimes folies. — Son cœur, comme sa raison, admettait des choses impossibles. — Si le mariage d’Ursule eût eu lieu sans obstacle, peut-être eût-elle pu, jusqu’à son dernier soupir, croire à l’amour sans bornes de son époux. — Il y a des affections qui ont besoin d’un chemin facile. Mais une barrière à franchir vint, comme une fatale épreuve, mettre en pleine lumière, aux yeux même de Maurice, l’amour qu’il éprouvait : il en vit les limites ! Maurice supplia, pleura long-temps, puis enfin se blessa, se découragea, et s’éloigna.

Un jour vint où, tandis qu’Ursule était assise près de sa fenêtre, elle entendit de loin passer une musique militaire, et des pas lourds et mesurés retentirent à son oreille. — C’était le régiment qui partait, musique en tête. — Les fanfares du départ venaient, comme un triste adieu, résonner, puis s’éteindre dans la ruelle qu’Ursule habitait.— Tremblante, elle écouta. — La musique, d’abord éclatante et tout près d’elle, bientôt s’adoucit et s’éloigna. — Puis, de loin, elle ne parvint plus à ses oreilles que comme une rumeur incertaine ; puis, de temps en temps, le vent seul en apporta jusqu’à elle un son isolé, puis, enfin, un silence complet succéda à tous ces chants, que l’espace emportait. — La dernière espérance de la vie d’Ursule semblait attachée à ces accords qui résonnaient au loin… elle fuyait, — s’éloignait, — s’éteignait avec eux ! — La pauvre fille laissa tomber sa broderie sur ses genoux, et cacha sa figure dans ses mains. — À travers ses doigts, quelques larmes coulèrent. — Elle resta ainsi, tant que l’on entendit le bruit des pas et de la musique du régiment ; puis elle reprit son ouvrage… Elle le reprenait pour toute sa vie !

Le soir de ce jour d’éternelle séparation, de ce jour où le grand sacrifice fut consommé, Ursule, après avoir donné à ses parens les soins qui terminaient chaque journée, s’assit au pied du lit de sa mère et se pencha vers elle, fixant sur elle un regard que l’aveugle ne pouvait voir humide de larmes. Lui prenant doucement la main : la pauvre fiancée abandonnée murmura d’une voix émue :

— Ma mère ! vous m’aimez, n’est-ce pas ? Ma présence vous fait du bien ? Mes soins vous sont doux, ma mère ? N’est-ce pas, vous souffririez de me quitter ?

L’aveugle tourna la tête du côté de la muraille, et dit :

— Mon Dieu, Ursule, je suis fatiguée ; laisse-moi donc reposer ! Ce mot de tendresse, qu’elle était venue demander comme unique récompense de son douloureux dévouement, il ne fut pas prononcé. La vieille aveugle s’endormit en repoussant la main que sa fille lui tendait. — Mais entre les deux rideaux de serge verte de l’alcôve, il y avait un christ en bois, bruni par le temps. Ses pauvres mains, que nul ami ne voulait presser sur la terre, Ursule les tendit vers son Dieu, et, s’agenouillant près du lit de l’aveugle, elle pria long-temps.

Depuis lors, Ursule devint plus pâle, plus silencieuse, plus immobile que jamais. — Ces nouvelles larmes emportèrent les dernières traces de sa jeunesse et de sa beauté. — Elle vieillit en quelques jours. — À personne maintenant elle ne pouvait plaire ; mais, l’eût-elle pu, Ursule ne l’eût pas désiré ! — « Tout est dit ! » était une phrase qu’elle avait déjà prononcée ; cette fois-là, elle avait tristement raison, tout était dit pour elle !

On n’entendit plus parler de Maurice d’Erval. — Ursule lui avat plu, comme un gracieux tableau dont la mélancolie avait ému son ame ; en s’éloignant, les couleurs du tableau pâlirent, puis s’effacèrent. — Il oublia !

Ô mon Dieu que de choses s’oublient dans la vie ! Pourquoi le ciel, qui a permis que, pour bien des cœurs, l’amour s’éteignît par l’habitude de se voir, n’a-t-il pas du moins accordé à ceux qui se séparent la faculté de se pleurer long-temps ? — Mon Dieu ! la vie que tu as faite est souvent bien triste !

Un an après ces évènemens, la mère d’Ursule tomba malade. — Son mal n’était pas du genre de ceux pour lesquels il existe des remèdes ; c’était la vie qui s’en allait sans secousses, sans déchiremens. — Ursule veilla, pria, près du lit de sa mère, puis reçut son soupir avec sa dernière bénédiction. — « À ton tour, Marthe, dit Ursule, notre mère est près de toi maintenant ! Conduis-la vers Dieu ! »

Puis, elle vint s’agenouiller près du vieillard qui restait seul. — Elle lui fit prendre le deuil sans qu’il parût s’en apercevoir ; mais le deuxième jour après la mort de la pauvre aveugle, quand on eut enlevé le fauteuil ou elle était restée assise tant d’années près de son vieux mari, le vieillard se tourna vers la place vide et cria : — « Ma femme ! » — Ursule lui parla, essaya de le distraire, il répéta : — « Ma femme ! » — Et deux larmes roulèrent sur ses joues. — Le soir, on lui porta sa nourriture ; mais il tourna la tête, et d’une voix triste, les yeux fixés sur la place vide, il dit encore : — « Ma femme ! »

Ursule, au désespoir, essaya tout ce que sa douleur et son amour purent lui suggérer… le vieillard idiot resta penché vers l’endroit où était le fauteuil de l’aveugle, et, refusant toute nourriture, les mains jointes, il regardait Ursule en répétant, comme un enfant qui supplie pour obtenir ce qu’il désire : — « Ma femme ! »

Un mois après, il se mourait.

À ses derniers instans, quand le prêtre appelé près de lui essaya de le faire penser à Dieu, son créateur, un moment vint où il crut avoir ranimé cette intelligence mourante, car le vieillard joignit les mains, regarda le ciel ; mais une dernière fois, il s’écria : — « Ma femme ! » — comme s’il l’avait vue planer au-dessus de sa tête. Au moment où l’on emporta de la petite maison grise le cercueil de son père, Ursule murmura : « Mon Dieu, j’avais mérité qu’ils vécussent plus long-temps ! »

Et Ursule resta seule pour toujours.

Tout cela s’est passé il y a bien des années.

Il m’a fallu quitter la petite ville de ………, quitter Ursule. — J’ai voyagé. — Mille évènemens se sont succédé dans ma vie, sans effacer de mon souvenir l’histoire de cette pauvre fille. — Mais Ursule, comme ces ames brisées qui refusent toute consolation, se fatigua de m’écrire. — Après de vains efforts pour la porter à pleurer de loin avec moi, j’ai perdu sa trace.

Qu’est-elle devenue ? existe-t-elle ? est-elle morte ?

Hélas ! la pauvre fille n’a jamais eu de chances heureuses ; je crains qu’elle ne vive encore !


Quelle que soit l’impression laissée par les pages qu’on vient de lire, on sera unanime à y reconnaître je ne sais quelle fraîcheur tendre, je ne sais quelle fleur furtive du cœur qui repose les yeux de tant d’éclats mensongers. Si c’est une obligation pour la critique de protester contre les femmes qui ne craignent pas de se jeter dans les plus aventureux hasards de la vie littéraire, il semble que ce soit aussi un devoir pour elle de produire et de louer les talens modestes auxquels suffiraient les encouragemens de l’amitié et les sympathies des cercles intimes. Les salons ont eu de tout temps leur place et leur influence utile dans notre littérature. Aussi, à mesure que les priviléges se dispersent à jamais sous la main du temps, à mesure que les institutions du passé tombent en ruines, il n’en faut maintenir qu’avec plus de rigueur à l’élite de la société sa part dans la direction du goût. Nous avons tous en nous l’impérieux besoin de l’égalité ; mais, s’il est un lieu où l’aristocratie soit utile encore, où elle soit surtout peu dangereuse, c’est assurément en littérature. Ne craignons pas trop que l’esprit mondain n’amène à sa suite la négligence et le laisser-aller. La grace châtiée d’Hamilton se peut citer à côté de la facilité incorrecte du prince de Ligne. Ici, au surplus, il ne s’agit que du roman, de ce roman surtout qui semble propre à notre littérature française, et qui est le triomphe des femmes : compositions charmantes où la sensibilité s’allie si bien à la grace ; genre heureux qui, chez nous, a eu ses maîtres inimitables, et qui compte encore plus d’un livre aimé entre ces deux chefs-d’œuvre, que tant d’années séparent, la Princesse de Clèves et Adèle de Sénange. Ce sont là des modèles précieux, et en quelque sorte un idéal toujours présent pour ces personnes du monde, chaque jour plus nombreuses, qui chaque jour s’éprennent d’un goût plus vif pour les lettres, un moment délaissées.

Le mouvement qui s’est manifesté cet hiver dans les salons ne s’arrêtera pas sans doute : il ne saurait trop se rattacher à ces traditions de sentiment et d’élégance qui, on peut le dire, étaient devenues nationales. Plus d’une œuvre délicate en sortirait peut-être à laquelle le public, à la fin initié, ferait assurément bon accueil. Nous serions heureux, pour notre part, d’y contribuer en quelque chose et de révéler de nouveau la poésie qui s’ignore ou le talent qui se cache.


F. de Lagenevais.