Le Roman d’une Princesse

Le Roman d’une Princesse
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 344-376).
LE
ROMAN D’UNE PRINCESSE


I. — LES ANNÉES HEUREUSES

Parmi les reines douloureuses dont la destinée continue, à travers les siècles, à émouvoir les âmes, Sophie-Dorothée de Celle, de droit, sinon de fait, souveraine de Grande-Bretagne et d’Irlande, tient une des premières places. Cette arrière-petite-fille par alliance de Marie Stuart fut douée, comme elle, de beauté et de charme ; elle laissa, il est vrai, une mémoire moins pure que celle de la reine d’Ecosse ; mais, si sa faute fut lourde, les circonstances qui plaident pour elle sont si nombreuses, son châtiment fut si long et si rude, que sa mélancolique figure désarme la critique et n’inspire que la compassion. Sophie-Dorothée, victime de la cupidité des uns, de la haine des autres, mariée, encore enfant, à un époux indigne, est un des plus lamentables exemples d’une vie sacrifiée à la raison d’Etat,

Elle a, en dehors même de sa tragique histoire, des titres particuliers à la bienveillance des lecteurs français. Fille d’une demoiselle du Poitou, Eléonore d’Olbreuse[1], dont l’extraordinaire élévation au rang de princesse souveraine étonna ses contemporains, Sophie-Dorothée tenait plus de sa mère française que de son père allemand. A la Cour de Hanovre, où la fixa son mariage, on pardonna difficilement à cette jeune femme vive, prime-sautière, généreuse, mais moqueuse et coquette, de symboliser la race brillante et légère dont, grâce à la mésalliance de son père, le sang coulait dans ses veines.

Écrite par un Anglais, M. Wilkins[2], la douloureuse histoire de Sophie-Dorothée est passionnante comme un roman. Son biographe a pour elle le dévouement d’un chevalier servant, doublé du sens critique d’un historien. Il a le souci d’éclaircir, à travers les ténèbres dont on l’a volontairement entourée, l’histoire de son héroïne. L’épisode de ses relations avec Königsmark, le point culminant et tragique de sa vie, est longtemps resté obscur ; notre historien a, le premier, exhumé, des archives de l’Université de Lund en Suède, une correspondance échangée entre la princesse de Hanovre et le gentilhomme suédois[3]. Ces missives ardentes, échouées dans l’atmosphère silencieuse de l’Université Scandinave, vibrent encore de la passion qui les a dictées.

En 1649, l’ancienne maison de Brunswick-Lunebourg[4] était représentée par quatre frères : Christian-Louis, Georges-Guillaume, Jean-Frédéric et Ernest-Auguste. Christian-Louis et Jean-Frédéric moururent sans postérité ; les possessions, l’influence et la fortune considérable de la maison se trouvèrent alors réunies entre les mains de Georges-Guillaume, duc de Celle et d’Ernest-Auguste, duc, puis électeur de Hanovre.

Ce dernier se maria en 1658 et contracta une alliance illustre, sinon riche, qui devait dans la suite apporter à son fils aîné le splendide héritage du trône d’Angleterre. Il épousa Sophie, fille du prince Palatin, roi de Bohême[5], et d’Elisabeth Stuart, fille de Jacques Ier, roi de Grande-Bretagne. Sophie n’avait pas le charme prenant de sa mère, cette Elisabeth surnommée la « Reine des cœurs ; » elle était intelligente et énergique, sceptique et ambitieuse. Elle ne se maria qu’à vingt-neuf ans ; sa pauvreté effrayait les prétendans et ses chances de devenir un jour reine d’Angleterre semblaient alors trop vagues pour compenser l’insuffisance de sa dot.

Toute sa vie, ses pensées furent hypnotisées par le lointain héritage, le rêve unique de sa longue existence, et, à mesure que la mort fauchait les héritiers directs du trône britannique, ce rêve prenait corps. Hautaine et impénétrable, l’Électrice de Hanovre était passionnément attentive aux événemens de l’île lointaine où ses ancêtres avaient régné : « Je mourrais satisfaite, disait-elle, pourvu que l’on puisse inscrire sur ma tombe : reine de Grande-Bretagne. » On ne l’inscrivit pas : Sophie mourut en vue de la terre promise, dont les splendeurs devaient la dédommager de ses longs déboires, deux mois seulement avant la reine Anne, dont elle était l’héritière.

Georges-Guillaume, duc de Celle, le frère aîné d’Ernest-Auguste, fit ur mariage moins brillant. Il s’éprit d’une Française, Eléonore d’Olbreuse, fille d’un gentilhomme huguenot du Poitou, belle, vive, spirituelle, d’humeur joyeuse.

Leur union ne fut d’abord qu’un mariage morganatique, ou plutôt une union libre, ratifiée par un contrat où le duc assurait, en cas de mort, une position avantageuse à « Madame de Harburg. »

Sous ce nom, la jeune Française fit son entrée à Celle, patronnée alors par l’altière duchesse Sophie qui devait tant la détester plus tard. La belle-sœur de Georges-Guillaume n’avait pas dédaigné de négocier son union avec la parvenue, et, en retour, le duc s’était imprudemment engagé à laisser son duché aux enfans de son frère. Dès lors, Ernest-Auguste et sa femme avaient tout intérêt à protéger Eléonore et à s’applaudir d’une situation qui mettait le duc de Celle dans l’impossibilité de contracter une union princière.

Sophie-Dorothée, l’unique enfant du duc Georges-Guillaume et de « Madame de Harburg, » naquit le 15 septembre 1666, au château de Celle. Deux cent trente-deux ans plus tard, jour pour jour, l’historien anglais, dont nous suivons les traces, visita Celle en souvenir de sa douloureuse héroïne. L’aspect des lieux a peu changé : le « Schloss » est toujours imposant, entoure des grands arbres du jardin et des douves avec leur eau dormante ; les rues étroites, aux maisons du XVIIe siècle, n’ont rien de moderne. Il y manque seulement le mouvement et la vie qui y régnaient quand vint au monde l’enfant, dont descendent l’Empereur allemand, le roi de Grande-Bretagne, la Tsarine, les reines de Norvège et d’Espagne, sans parler des innombrables princes et princesses qui leur sont alliés.

Le duc de Celle célébra le baptême de sa fille par des fêtes splendides et, sitôt rétablie, Eléonore, en personne avisée, s’attacha à gagner, pour elle et pour son enfant, l’affection des habitans du duché. Elle eut fort à faire : les préjugés contre la « Française » étaient tenaces ; mais, grâce à son affabilité, elle les désarma et on lui sut gré de l’heureuse influence qu’elle exerçait sur le duc de Celle, devenu un homme d’intérieur exemplaire.

Sophie-Dorothée était le rayon de soleil de la petite cour ; un portrait conservé à Herrenhausen, près de Hanovre, nous la représente toute petite fille, fraîche, rieuse, jolie, brune, avec un type bien français, les mains remplies de fleurs, les yeux rayonnans de la joie de vivre. Elle devait hériter d’une fortune importante, mais elle n’était pas princesse, aussi parla-t-on vaguement de son mariage possible avec un jeune Suédois de seize ans, le comte Philippe-Christophe de Königsmark, qui partageait souvent ses jeux. Mais ce projet, si projet il y eut, n’eut pas de suites, Königsmark quitta Celle pour suivre à travers l’Europe sa carrière d’aventures. Un autre prétendant plus sérieux était le prince Auguste-Frédéric de Brunswick-Wolfenbüttel, cousin du duc de Celle ; mais la position équivoque d’Eléonore fit hésiter son père, le duc Antoine-Ulrich. Le désir de ménager à sa fille une alliance princière décida alors le duc de Celle à épouser régulièrement la mère et, malgré la fureur d’Ernest-Auguste et de sa femme, le mariage fut célébré à Celle en mai 1676, en présence du duc de Wolfenbüttel et de la petite Sophie, âgée de dix ans.

Le rêve Insensé de la demoiselle poitevine s’était accompli ; elle était duchesse souveraine de Celle et sa fille était princesse ! Mais, par un étrange retour des choses, cette élévation extraordinaire fut la cause indirecte de son malheur et de celui de son enfant.

Malgré les sarcasmes de la duchesse Sophie, qui, depuis le mariage d’Eléonore, ne tarissaient pas quand il s’agissait de la « parvenue, » la fille de celle-ci était un beau parti. Elle avait grandi dans un milieu auquel sa mère avait imprimé un cachet de raffinement inconnu dans les Cours allemandes de l’époque. La duchesse de Celle avait horreur de l’ostentation vulgaire ; sa Cour était organisée avec élégance et hon goût, elle-même était jolie, aimable, très fine, d’une correction parfaite ; aussi, malgré sa naissance obscure et son titre d’étrangère, les princes voisins, peu habitués aux femmes élégantes et spirituelles, l’entouraient-ils de leurs hommages. Restée très Française de cœur, elle avait attiré à Celle un grand nombre de ses compatriotes, dont la plupart étaient des Huguenots du Poitou[6].

Sophie-Dorothée avait hérité de la beauté de sa mère, de son humeur joyeuse, mais elle n’avait pas son parfait équilibre. Elle était vive et pétulante, coquette à l’excès, avide d’admiration ; « très mal élevée, » répétera plus tard la duchesse Sophie ; peut-être, en effet, son éducation fut-elle plus brillante que solide et Eléonore, mère très tendre, ne l’arma-t-elle pas suffisamment en vue des luttes de la vie.

En 1679, à la mort sans postérité du duc Jean -Frédéric, frère du duc de Celle et d’Ernest-Auguste, ce dernier devint duc de Hanovre.

L’ambitieuse Sophie prit possession avec joie de son nouveau domaine ; mais, malgré ses traditions royales et sa haute intelligence, elle ne sut pas donner à sa Cour l’élégance qu’Eléonore, la parvenue, avait imprimée à la sienne. Lui manquait-il cette souplesse, don bien français, qui fit, en partie, le succès de la Poitevine ?

Du reste, l’influence de la femme légitime d’‘Ernest-Auguste disparaissait devant celle de sa maîtresse, la comtesse Platen, qui avait les vices de la Pompadour sans en avoir la beauté. La duchesse, fière et sceptique, se consola, par la philosophie, de ses déboires conjugaux, mais il existait entre elle et la Platen un sentiment commun : leur haine pour la « parvenue. »

Dans l’histoire de Sophie-Dorothée, la Platen joue un rôle sinistre ; ce rôle commença le jour où elle suggéra à son amant de marier son fils aîné, Georges-Louis, à la riche princesse de CeIle, sa cousine germaine, afin d’assurer l’union des deux duchés. Malgré son titre d’héritier présomptif, Georges-Louis n’était pas d’un placement facile ; brave sur le champ de bataille comme tous les princes de sa race, il était froid, maussade, gauche et parfaitement déplaisant. Sa mère ne lui avait rien donné de ses goûts intellectuels ; son esprit était borné, son ignorance crasse, son caractère vindicatif et profondément dépravé. Ses parens, qui ne l’aimaient guère, l’avaient envoyé, pour le policer, à la Cour de Versailles, où il n’eut aucun succès ; il ne réussit pas mieux en Angleterre, où sa mère rêvait de lui faire épouser la princesse Anne d’York, fille de Jacques II. L’idée d’un mariage entre la vive et gaie princesse de Celle et ce prince maussade fut communiquée par la Platen à Bernstorff, le ministre du duc Georges-Guillaume, qui l’adopta avec entrain, moins par intérêt pour la maison de Brunswick que par haine pour Eléonore, qui voulait marier sa fille avec le prince de Wolfenbüttel.

La duchesse Sophie elle-même entra dans la combinaison, tentée par le désir d’enlever aux Wolfenbüttel, maison rivale de la sienne, un riche héritage, et de marier à une héritière un fils qui lui faisait peu d’honneur.

Elle consentit même à se charger des pourparlers et, pour cela, à visiter Celle où elle n’avait pas mis les pieds depuis qu’Eléonore y régnait. L’histoire de son ambassade serait comique, si l’on ne sentait qu’à travers ces basses intrigues et ces grotesques aventures se joue la destinée d’un être sans défense.

La Cour de Hanovre savait que le 15 septembre 1682, jour où Sophie-Dorothée avait seize ans, le duc de Wolfenbüttel devait lui offrir ses hommages et demander sa main pour son fils ; il fallait donc prendre les devans, car le temps pressait. Le 14 au soir, la duchesse Sophie s’embarqua dans sa lourde voiture pour Celle. Son arrivée le lendemain matin fit sensation, étant donnés l’heure insolite et les rapports plus que froids qui, depuis le mariage d’Eléonore, existaient entre les deux Cours. Sans s’attarder à de vaines cérémonies, la duchesse, malgré l’heure matinale, entra comme chez elle dans le « Schloss » et pénétra dans la chambre du ménage princier. Là, s’emparant de Georges-Guillaume ahuri, elle lui développa en hollandais le projet élaboré par la Platen, pendant que, derrière ses rideaux, la pauvre Eléonore, perplexe et inquiète, ne comprenant rien à la conversation, se demandait quel hasard amenait sous son toit sa pire ennemie.

Le duc de Celle était facile à influencer ; flatté de la visite de sa royale belle-sœur, il abonda dans son sens avec une promptitude extraordinaire. Après une longue conversation, il revint annoncer à sa femme qu’il venait de promettre la main de sa fille à son neveu, Georges-Louis.

La duchesse de Celle consternée lui représenta en termes énergiques qu’il sacrifiait son enfant à un prince dont il connaissait le caractère dur, l’humeur sombre et l’immoralité publique, et qui, de plus, partageait la haine de sa mère pour la « Française. » Elle lui rappela les propos blessans tenus par Georges-Louis sur elle et sur sa fille, la promesse tacite faite au duc de Wolfenbüttel ; elle pleura, pria, plaida la cause de son enfant, comme si, pauvre femme, elle eût prévu les tragiques résultats de cette union maudite ; mais avec l’obstination des faibles, Georges-Guillaume s’entêta. L’influence de sa femme, déjà minée par Bernstorff, disparaissait devant celle de son impérieuse belle-sœur.

N’ayant rien obtenu, Eléonore alla prévenir sa fille qui dormait encore. Les trois pièces occupées par Sophie-Dorothée pendant ses heureuses années de jeunesse n’ont guère changé ; elles ont vue sur les douves du « Schloss, » ombragées aujourd’hui, comme alors, par des tilleuls.

La princesse, réveillée brusquement, éclata en sanglots ; elle détestait son cousin et sa tante, dont sa mère lui avait, imprudemment peut-être, répété les propos injurieux et, se cramponnant à la duchesse, elle la conjura de la sauver d’un sort pire que la mort ! Pendant que dans une aile du château, la mère et la fille, étroitement embrassées, s’abandonnaient au désespoir, dans l’autre, le duc de Celle et sa belle-sœur, mis en gaîté par la conclusion de leur affaire, déjeunaient copieusement. A peine avaient-ils fini qu’on annonça le duc de Wolfenbüttel qui venait, avec une suite nombreuse, offrir ses vœux à la princesse à l’occasion de ses seize ans et rappeler à ses parens l’espérance qu’ils lui avaient donnée. Eléonore et sa fille étaient trop bouleversées pour le recevoir et Georges-Guillaume répondit à ses complimens en lui annonçant le prochain mariage de Sophie-Dorothée avec l’héritier de Hanovre. Il poussa même le cynisme, ou l’inconscience, jusqu’à l’inviter au dîner de fiançailles : Antoine-Ulrich se tira, non sans dignité, de cette position difficile et, contenant avec peine sa colère, il quitta immédiatement Celle.

Débarrassé de cet importun visiteur, le duc de Celle se rendit chez sa fille ; elle était encore couchée, et sa mère, assise près de son lit, s’efforçait en vain d’arrêter ses sanglots. Habituée à être traitée par son père avec une extrême indulgence, elle vit avec surprise, pour la première fois, la volonté paternelle se dresser contre la sienne. Le duc lui ayant présenté une miniature de Georges-Louis, sertie de diamans, don de sa future belle-mère, elle la jeta loin d’elle avec tant de violence que le portrait se brisa et les diamans jonchèrent le sol. Enfin, cédant aux prières de sa mère, elle se leva et descendit pour saluer la duchesse Sophie, mais sa figure défaite et ses yeux gonflés en disaient long ! Le lendemain, arrivèrent le fiancé et son père, le premier plus maussade encore que d’habitude, le second enchanté de l’heureux succès des négociations : Sophie-Dorothée, en les voyant, tomba sans connaissance.

Malgré la répugnance de la triste fiancée, les préparatifs du mariage se firent rapidement ; le duc de Celle donnait à sa fille une dot considérable ; mais le contrat, rédigé sous l’inspiration des princes de Hanovre, servis par Bernstorff, était formulé de telle sorte que la princesse restait sous la dépendance absolue de son mari et de son père.

Le 21 novembre 1682, le mariage princier fut célébré au château de Celle : la ville était pavoisée, le « Schloss » rempli d’hôtes illustres, la princesse couverte de bijoux ; mais, au milieu de ces magnificences, la duchesse Eléonore était inquiète et la mariée d’une tristesse mortelle.

Un orage épouvantable éclata pendant la cérémonie ; le ciel était noir, un vent violent ébranlait les vieux murs du château et les assistans, péniblement impressionnés, regardaient avec pitié la jeune épousée, victime innocente d’un marché odieux, toute pâle sous ses somptueux atours.

Jamais couple plus mal assorti ne commença côte à côte le voyage de la vie, voyage qui, pour les meilleurs et les plus unis, a ses difficultés et ses heurts. Nous connaissons le taciturne Georges-Louis, à qui manquaient même ces formes extérieures qui masquent parfois la sécheresse du cœur.

Sophie-Dorothée, à seize ans, était charmante ; brune, avec des yeux de velours, des traits réguliers, un teint éclatant, des attaches fines, des cheveux superbes, elle respirait la fraîcheur et la grâce. Elle était, sinon savante, du moins cultivée, surtout au point de vue des arts d’agrément, elle aimait la musique et dansait à ravir ; comme caractère, c’était encore une enfant, qui, grandie dans une atmosphère indulgente et affectueuse, n’avait pas appris à dominer ses impressions. Elle était tendre et généreuse, mais volontaire et passionnée. De sa mère française, elle tenait une élégance naturelle, qui contrastait avec les habitudes des princesses allemandes, ses voisines ; son amour de la toilette survécut à ses malheurs : vieillie et prisonnière, elle se mettra encore des diamans dans les cheveux pour ses promenades solitaires à travers la plaine désolée d’Ahlden ! Sophie-Dorothée tenait aussi, de sa race maternelle, une parole vive, incisive et mordante, un esprit moqueur, dont les saillies lui furent cruellement reprochées. Un mari à la fois affectueux et sage aurait pu, en gagnant son cœur, discipliner sa nature prime-sautière et en développer les côtés nobles et généreux. Jetée si jeune dans un milieu hostile, elle se cabra contre l’animosité qui la poursuivait ; ses défauts s’accentuèrent, son âme volontaire s’irrita, et les fleurs de dévouement et de générosité, que des influences meilleures eussent fait éclore, s’étiolèrent dans l’atmosphère malfaisante et corrompue de la Cour de Hanovre.


II. — PHILIPPE DE KÖNIGSMARCK

L’union contractée par le prince héritier était populaire en Hanovre et les époux y furent accueillis avec enthousiasme.

Dans les fêtes qui suivirent, Sophie-Dorothée fit la conquête de ses futurs sujets : sa beauté, sa fortune, sa jeunesse enchantèrent les braves Hanovriens, et son beau-père, moins prévenu que sa femme contre l’enfant de la « Française, » lui témoigna, au début, une bienveillance marquée.

La Cour de Hanovre était plus corrompue et plus grossière que la Cour de Celle, mais, à défaut de correction et de bon goût, la duchesse Sophie y avait implanté une étiquette sévère qui pesa lourdement sur la princesse habituée à l’atmosphère familiale de sa petite patrie. Ses manquemens à cet égard étaient soulignes par son altière belle-mère qui les attribuait à l’influence de « Madame » de Celle. Ces insinuations blessantes révoltaient Sophie-Dorothée, elle finit par fronder avec malice les règlemens qu’elle avait d’abord enfreints par ignorance.

Tout aurait pu s’arranger si son mari l’avait aimée ; mais à aucune époque, même au temps de ses fiançailles, Georges-Louis ne se montra attentif ou affectueux pour elle ; et la princesse n’avait pour ressource que la société d’une dame d’honneur : Éléonore von Knesebeck. Celle-ci, qui fut entraînée plus tard dans la ruine de sa maîtresse, lui était entièrement dévouée ; mais elle manquait de jugement et de prudence.

Le 30 octobre 1683, Sophie-Dorothée donna le jour à un fils, Georges-Auguste, qui, quarante-quatre ans plus tard, devint le second roi d’Angleterre de la maison de Hanovre. La naissance d’un héritier ne procura pas à la jeune mère l’influence qu’elle eût pu espérer ; et comparée à la vie mouvementée des princesses de nos jours, son existence manquait de variété ; sa nature prime-sautière, avide du plaisir, étouffait dans une atmosphère toujours comprimée, souvent hostile. Aussi en 1686, accueillit-elle avec enthousiasme la proposition que lui fit son beau-père de le rejoindre à Venise. Ernest-Auguste s’y était rendu, accompagné de la comtesse Platen, ce qui ne choquait personne, pas même la duchesse Sophie, qu’il laissait à la tête des affaires. Fatiguée de l’étiquette maussade et des basses intrigues de la Cour de Hanovre, Sophie-Dorothée se jeta avec l’impétuosité de son caractère dans une vie de fêtes continuelles, tant à Venise qu’à Rome. Parmi les étrangers qu’elle rencontra était un Français, le marquis de Lassay[7] qui, s’il faut l’en croire, tomba amoureux de la jolie princesse et le lui déclara en termes enflammés. Il est fort possible que Lassay se soit vanté à tort de sa conquête ou que Sophie-Dorothée, très coquette, ait ébauché avec le gentilhomme français, presque son compatriote, ce qu’au XXe siècle on appellerait un « flirt » sans importance. En tout cas ; cette intrigue, si intrigue il y eut, ne tira pas à conséquence et la pauvre mémoire de notre héroïne, si compromise par Königsmarck, ne l’est aucunement par les vantardises du vaniteux Lassay.

Les jours ensoleillés de son séjour en Italie furent les derniers d’un bonheur relatif pour Sophie-Dorothée, car on ne peut appeler bonheur le coupable entraînement qui troubla si profondément sa vie avant de la briser. Quelques mois après son retour de Rome, le 16 mars 1687, naquit son second enfant, une fille qui devint reine de Prusse et fut la mère du Grand Frédéric ; mais sa position, loin de s’améliorer, devenait de plus en plus difficile. Elle avait eu à lutter dès le début contre l’animosité de sa belle-mère et l’indifférence de son mari ; elle devait maintenant compter avec la haine de la comtesse Platen, qui, par jalousie, devint son ennemie.

Dans cette guerre à mort entre la femme déjà mûre, froidement perverse, et la princesse de vingt ans, vive et volontaire, mais incapable d’une lâcheté, la victoire demeura à la première. Après avoir vainement cherché à impliquer Sophie-Dorothée dans un complot politique, la Platen, exploitant l’indifférence du prince Georges pour sa femme, donna à celui-ci pour maîtresse Ermengarde Melusine von Schulenberg. C’était une fille noble, mais pauvre, douce et nulle, aussi lourde d’aspect et d’esprit que la princesse était vive et piquante ; pas méchante, du reste ; pourvu qu’elle s’enrichît, elle ne voulait de mal à personne. La position quasi officielle accordée à la Schulenberg exaspéra Sophie-Dorothée ; elle exprima hautement son indignation contre la Platen, à qui ses propos furent consciencieusement répétés. Sa belle-mère ne la plaignait pas : ne supportait-elle pas avec une philosophie hautaine l’empire exercé sur son époux par une rivale plus agressive que l’insignifiante Schulenberg ?

A Celle, où elle porta ses griefs, la princesse trouva auprès de sa mère la tendresse et la compassion qui jamais ne lui firent défaut, mais l’étoile d’Eléonore avait pâli et Georges-Guillaume ne voyait plus que par les yeux de son ministre Bernstorff, tout acquis à la maison de Hanovre. De plus, — phénomène qui n’est pas rare dans la vie, — le duc de Celle, en vieillissant, fuyait tout ce qui troublait sa quiétude. Il jouissait des rapports cordiaux que le mariage de sa fille avait rétablis entre sa Cour et celle de son frère et voilà que cette fille elle-même, par ses plaintes véhémentes, ses appels désespérés, allait les compromettre ! Il accueillit donc avec plus d’irritation que de pitié le récit de ses déboires conjugaux et lui enjoignit d’accepter une situation qui était celle de la plupart des princesses de l’époque. Mais Sophie-Dorothée n’était pas femme à se taire ; et au moment le plus critique de son existence, quand elle se sentait abandonnée par ceux qui lui devaient appui et protection, son mauvais génie lui apparut sous une forme chevaleresque, bien faite pour conquérir son imagination et son cœur.

Nous avons vu qu’enfant, la princesse de Hanovre avait joué dans les jardins de Celle avec un jeune Suédois, Philippe-Christophe von Königsmark, né en 1665, qui, s’il faut l’en croire, était resté amoureux de sa petite compagne. Cette passion, dont il se réclama plus tard pour attendrir Sophie-Dorothée, n’empêcha pas le comte Philippe de promener, à travers l’Europe, une vie d’aventures. Son frère, le comte Carl Jean, et ses sœurs, la comtesse Levenhaupt et Aurore, qui fut la mère du maréchal de Saxe[8], étaient, comme lui, plus doués de qualités brillantes que de sens moral : beaux et riches, ils adoraient les aventures, celles de Carl Jean en Angleterre sont célèbres[9]. Partout, du reste, à Londres, à Dresde, à Madrid et à Versailles, les Königsmark étaient fêtés, et l’arrivée du comte Philippe à la maussade petite Cour de Hanovre fit sensation. Il y fit, en 1688, un premier séjour ; mais, l’année suivante, il reparut, attiré peut-être par la princesse héréditaire qu’il trouva plus triste que jamais.

Le faste de Königsmark, et ses talens militaires, qui étaient réels, éblouirent le duc Ernest-Auguste : il le nomma colonel de ses gardes. Les jeunes princes devinrent ses amis et les Hanovriens s’émerveillèrent de la splendeur de ses équipages, du nombre de ses serviteurs et de l’éclat de ses fêtes. Quant à Sophie-Dorothée, elle accueillit avec plaisir le brillant étranger qui se déclara dès le début son chevalier servant.

Il y avait entre la princesse et le gentilhomme suédois de nombreuses affinités. Tous deux étaient raffinés et élégans dans un milieu lourd et grossier : le comte Philippe, d’une générosité prodigue, jetait l’argent sans compter, pour son plaisir et pour celui des autres ; la princesse aimait le luxe, mais d’une charité toute d’élan, elle était plus généreuse que réfléchie. Tous deux étaient des impulsifs, incapables de dissimuler leurs sentimens ; mais comme délicatesse et dévouement, la palme reste à Sophie-Dorothée. Si, dans la suite, son amour pour Königsmark fut coupable, il lui unique, tandis que lui, au début de sa passion pour la princesse, se laissa entraîner dans une intrigue honteuse avec la comtesse Platen, qui, malgré ses quarante ans, s’était follement éprise du beau Suédois.

Dès 1691, Sophie-Dorothée commença à écrire au comte Philippe toutes les fois qu’il s’absentait. Leur correspondance s’étend de juillet 1691 à juillet 1694 avec des intervalles plus ou moins grands. Il existe trois dépôts de ces lettres, assez compromettantes, il faut l’avouer, pour la mémoire de notre héroïne.

L’un est entre les mains du duc de Cumberland, représentant actuel de la maison de Brunswick : ce sont des lettres saisies dans les appartemens de Königsmark après sa mort, emportées ensuite par le dernier roi de Hanovre quand il fut dépossédé par la Prusse et qui n’ont jamais été publiées. L’autre dépôt, également inédit, est dans les archives de Berlin et provient des papiers personnels de Frédéric II, petit-fils de Sophie-Dorothée : elles furent probablement saisies, comme les premières, soit chez Königsmark, soit chez la princesse. Enfin une troisième liasse de lettres appartenant à l’Université de Lund, en Suède, ont été jadis déposées entre les mains d’Aurore de Königsmark et de sa sœur la comtesse Levenhaupt, à qui la princesse et le comte Philippe, qui tous deux avaient la manie de ne rien détruire, confiaient pour les garder leurs dangereuses missives. Sur son lit de mort, la comtesse Levenhaupt remit à son fils ces feuilles, qui, disait-elle, « avaient coûté à son frère la vie et à la mère d’un roi sa liberté. »

Des mains du comte Levenhaupt, le dépôt passa par héritage au comte de la Gardie, qui le légua à l’Université de Lund. Les lettres de Königsmark sont celles d’un soldat, écrites un peu partout, en campagne, au camp, sur le champ de bataille. Toute la correspondance est en français, mais l’orthographe du comte Philippe est des plus fantaisistes, il écrit « can » pour quand, « sansaire » pour sincère, « astor » pour à cette heure, etc. ; ses anecdotes et ses expressions frisent souvent la grossièreté et le moi occupe une grande place même dans les pages où il parle de son amour. Sophie-Dorothée est plus fine, plus élégante comme écriture et comme style, mais souvent alambiquée et diffuse dans l’expression de sa pensée. Sa coupable passion pour Königsmark est profonde et désintéressée, elle l’absorbe tout entière.

Dans cette curieuse correspondance, les personnages de l’entourage sont désignés soit par des chiffres, soit par des surnoms qui ne manquent pas d’à-propos : l’altière duchesse Sophie est « la Romaine ; » la duchesse Éléonore, qui admonestait souvent sa fille : « la Pédagogue ; » Eléonore de Knescheck : « la Gouvernante, la Sentinelle, » ou « la Confidente ; » le duc de Celle : « le Grondeur, » le prince Georges-Louis : « le Réformateur, «  la princesse elle-même est « le cœur gauche » ou la « petite louche ; » une dame d’honneur replète : « la grosse dondon ; » les ministres du Hanovre : « le satyre » et « le barbouilleur. »

On a beaucoup discuté l’authenticité des lettres de Lund ; malgré sa chevaleresque compassion pour son infortunée héroïne, M. Wilkins y croit. Sa conviction est fondée sur la similitude qui existe entre les lettres de Lund et celles de Berlin, dont l’authenticité n’a jamais été mise en doute, similitude d’écriture, d’expressions, de papier, de style.

Cette correspondance est l’expression d’une passion grandissante, mais où la confiance mutuelle fait défaut. Königsmark commence par signer : « votre esclave, votre très obéissant valet, » puis il passe à des formules moins révérencieuses : « Emable Brune, j’embrasse vos genous. »

Malgré la pitié qu’inspire la tragique destinée de cet homme, frappé lâchement en pleine jeunesse, ses lettres ne le rendent pas sympathique, tant il s’y révèle emphatique, jaloux, égoïste, et insouciant de la sécurité de la malheureuse jeune femme qui, malgré son fatal entraînement, paraît par momens se rendre compte du péril qui la menace.

Non pas cependant qu’elle ait des troubles de conscience : les idées relâchées de son époque, les exemples qu’elle avait sous les yeux, l’atmosphère malsaine de la Cour de Hanovre avaient affaibli son sens moral et, chose étrange, la pensée de ses enfans ne semble pas l’avoir retenue. On aimerait à voir l’image de ces innocens se dresser entre leur mère et l’abîme vers lequel elle court ; le malheur réveillera bien un jour le sentiment maternel dans l’âme de Sophie-Dorothée, mais trop tard pour la sauver et, une fois réveillé, ce sentiment deviendra une souffrance de plus.

La seule influence qui s’employa pour retenir la princesse dans le chemin du devoir fut celle de sa mère, « la Pédagogue. » Sans se douter que sa fille songeait à abandonner son foyer pour suivre le comte Philippe à l’étranger, la duchesse s’effrayait de son intimité avec le brillant Suédois.

L’année 1693 s’écoula au milieu d’alternatives de joie délirante et de terreurs folles : Sophie-Dorothée est plus éprise que jamais : « Je ne peux même entendre nommer votre nom sans un transport dont je ne suis pas maîtresse, » écrit-elle au mois de juin et, de plus en plus le séjour de Hanovre lui devient à charge, sauf quand le comte y rentre entre deux campagnes.

Déjà à cette époque, la popularité dont il jouissait jadis à la Cour de l’Électeur[10] commençait à décliner ; ses folles dépenses avaient entamé sa fortune et Ernest-Auguste, plein d’indulgence pour les riches étrangers qui venaient dépenser chez lui leur patrimoine, l’était moins pour ceux qui faisaient des dettes. De plus, la passion de Königsmark pour la princesse électorale faisait jaser : leurs entrevues et leurs correspondance, bien qu’enveloppées de mystère, étaient soupçonnées. Kônigsmark en fut prévenu : le maréchal de la Cour, Podevils, désigné dans les lettres sous le nom du « bon homme, » le prince Ernest, un des fils de l’Électeur, l’avaient averti qu’il était étroitement surveillé et que sa conduite pouvait avoir des « suites sérieuses. » De son côté, la duchesse Éléonore, très inquiète, cherchait à garder sa fille auprès d’elle le plus possible. Pendant un séjour à Celle, Sophie-Dorothée, jusque-là étrangère aux affaires, s’avisa d’étudier son contrat de mariage et, poursuivie par la pensée d’obtenir un divorce pour épouser Königsmark, elle découvrit avec désespoir que son contrat ne lui donnait pas la libre disposition de sa fortune. Elle en pleurait de colère et de chagrin quand survint sa mère, « tendre et bonne, » qui lui offrit de vendre ses bijoux pour lui assurer une somme dont elle serait la maîtresse, se doutant peu, la pauvre femme, à quel usage devait servir cet argent ! Le duc Georges-Guillaume, moins indulgent, exigeait son retour au foyer conjugal et Sophie-Dorothée, plus triste et plus révoltée que jamais, alla y reprendre sa place.

Elle y passa l’hiver de 1694, tout occupée de ses projets de fuite ; Königsmark, malgré son audace, se rendait compte que sa position devenait intenable, quand, sur ces entrefaites, l’avènement au trône de Saxe de son ami le duc Frédéric-Auguste lui fournit un prétexte pour quitter Hanovre. Le nouveau souverain lui devait une somme considérable et, sa fortune étant largement ébréchée, il crut l’occasion favorable pour faire valoir ses droits de créancier. Frédéric-Auguste le reçut à merveille, se déclara dans l’impossibilité de le rembourser, et, en revanche, lui donna un poste important, auquel étaient attachés des émolumens considérables. Jusque-là, tout allait bien ; mais Königsmark, essentiellement jouisseur, se laissa griser par l’atmosphère de folle dissipation qui régnait à Dresde. Il continuait à écrire à la princesse électorale des lettres désespérées, qui cadrent mal avec son existence échevelée et, malheur plus grand, il se mit, après les repas copieux en honneur à la Cour saxonne, à raconter les histoires scandaleuses de Hanovre.

Ces propos inconsidérés, quand le bruit en parvint aux principaux intéressés, provoquèrent une explosion formidable. L’inoffensive Schulenberg elle-même en fut exaspérée et Georges-Louis, si taciturne d’ordinaire, entra brusquement chez sa femme, pour lui reprocher son intimité avec Königsmark, qui, disait-il, le rendait la fable du public. Sophie-Dorothée, prompte à la réplique, répondit que c’était, au contraire, lui et sa laide maîtresse qui prêtaient au ridicule ; elle ajouta que, pour elle, elle ne demandait qu’un divorce. Ces paroles piquantes mirent le prince dans une telle fureur qu’il faillit l’étrangler. Les cris de la malheureuse attirèrent ses gens ; Georges-Louis se retira en jurant et la princesse partit sur-le-champ pour Celle.

Elle y fut accueillie avec une tendre pitié par sa mère ; mais son père, poussé par Bernstorff et aussi par son propre désir de rester en bons termes avec le Hanovre, lui intima l’ordre de retourner auprès de ses beaux-parens, qui consentaient à la recevoir. Pour éviter un nouveau choc entre les époux, ils avaient envoyé leur fils à Berlin visiter sa sœur l’Électrice de Brandebourg[11].

Sophie-Dorothée fut profondément irritée contre son père, qui refusait de l’aider à rompre un lien odieux et quand, à la mi-juin, elle repartit pour Hanovre, son exaspération était arrivée au paroxysme. Il avait été convenu qu’elle s’arrêterait à Herrenhausen pour y saluer ses beaux-parens, qui, entourés de leur Cour, étaient sur pied pour l’attendre. Ils l’attendirent en vain. Elle donna ordre à son cocher de brûler Herrenhausen, dont les grandes grilles étaient ouvertes pour la recevoir. Au galop de ses chevaux, elle rentra à Hanovre, s’enferma dans ses appartemens du « Leine Schloss, » suivie de la tremblante Knesebeck, et fit savoir qu’elle était malade. La famille ducale adopta avec empressement cette version, heureuse de voiler ainsi un acte de révolte inouï dans les annales de la cérémonieuse petite Cour.

À ce tournant critique de l’existence de la princesse, un peu de tact et d’indulgence de la part de son père aurait pu retarder ou, peut-être, éviter la catastrophe qui se préparait ; mais le duc de Celle, vieilli et fatigué, n’était plus qu’un instrument docile entre les mains de son ministre et de son frère. Les révoltes de sa fille et surtout ses demandes d’argent l’irritaient. Il s’inquiétait peu de l’état d’âme de son enfant et beaucoup des complications que son attitude rebelle pouvait lui attirer à lui-même. La duchesse Eléonore voyait plus loin : elle eût voulu garder sous son aile l’infortunée qui, entre sa répulsion pour son mari, sa colère contre son père et sa passion pour Königsmark, était prête à toutes les folies ; sa douloureuse impuissance , à ce moment suprême, où se jouait la destinée de son unique enfant, était pour cette mère si tendre la pire des tortures.


III. — LA CATASTROPHE

Quelques jours seulement après le retour de la princesse héréditaire, Königsmark eut l’insigne imprudence de revenir à Hanovre. A la suspicion qui s’attachait à lui, à cause de ses assiduités auprès de Sophie-Dorothée, se joignait maintenant l’indignation excitée par ses méchans propos ; mais il savait que la princesse était décidée à fuir et il s’agissait de combiner avec elle les détails de cette fuite.

L’intention de Sophie-Dorothée était formelle : elle voulait passer la frontière, obtenir un divorce, épouser le comte Philippe et vivre avec lui à l’étranger. Ses lettres, très nettes sur ces points, nous la montrent indifférente aux privilèges du rang qu’elle sacrifiait, toute dominée par la hantise de fuir son entourage.

Le 1er juillet 1694, un dimanche, Königsmark reçut un mot, d’une écriture déguisée, le priant de se rendre le soir même chez la princesse au « Leine Schloss[12]. » Il n’hésita pas à obéir. Déguisé et sans armes, il fut admis par Eléonore de Kneseheck auprès de Sophie-Dorothée, qu’il n’avait pas vue depuis trois mois. Pendant que leur entretien se prolongeait fort avant dans la nuit, les espions de la Platen, chargés de surveiller Königsmark, allaient prévenir leur maîtresse, qui, à son tour, s’empressait d’avertir l’Electeur, de la présence du comte. L’Electeur, outré de cette audace, déclara qu’il allait lui-même surprendre les coupables ; mais la Platen le supplia de n’en rien faire et, toujours faible aux mains de cette femme impérieuse, il se laissa arracher un ordre écrit, où il enjoignait au commandant de sa garde de mettre quatre de ses hommes à la disposition de la comtesse. Dans la pensée d’Ernest-Auguste, il s’agissait simplement d’arrêter Königsmark, et le dénouement tragique de cette aventure lui fut infiniment désagréable. Faux et ambitieux en politique, dénué de sens moral dans sa vie privée, il n’était ni cruel, ni sanguinaire. La comtesse fit boire les hommes, puis, après leur avoir commandé le silence, elle les mena au « Rittersaal, » vaste pièce, à laquelle aboutissait le corridor qui desservait les appartemens particuliers de la princesse. Là, elle les dissimula dans l’angle d’une cheminée monumentale, qui existe encore, et leur donna pour consigne de s’emparer, mort ou vivant, du premier homme qui se présenterait. Assoiffée de vengeance, elle se retira dans la pièce à côté pour attendre sa proie. La visite de Königsmark se prolongea ; il fallut que la fidèle Knesebeck, plus inquiète que de coutume, le forçât à partir. Elle le conduisit jusqu’à la porte de l’appartement et le laissa s’engager seul dans le corridor dont il connaissait les issues. Il le parcourut en fredonnant une romance, entra dans le « Rittersaal, » plongé dans l’obscurité, y fut, en un instant, entouré, attaqué et frappé à mort ! Transpercé par une épée, il tomba baigné de sang, en criant : « Sauvez la princesse ! sauvez l’innocente princesse ! »

Ses assassins le traînèrent dans la pièce voisine, où, à la pâle clarté d’un flambeau, la comtesse Platen vit étendu à ses pieds, dans les affres de la mort, l’homme qui l’avait bravée ! On dit que le blessé la reconnut, qu’il réunit ses forces pour la maudire et qu’elle arrêta ses paroles vengeresses en lui mettant le pied sur la bouche ! Trop faible pour répondre à cette injure suprême, Königsmark se serait évanoui ; puis, revenant à lui, il aurait, en mots entrecoupés, protesté de l’innocence de la princesse, fidèle au dernier moment, malgré ses faiblesses et ses fautes, à celle dont l’amour lui coûtait la vie.

Une fois qu’il fut mort, la Platen, épouvantée de son œuvre, s’emporta contre les maladroits qui avaient dépassé ses instructions et qui étaient eux-mêmes terrifiés, en reconnaissant dans leur victime le magnifique et populaire comte de Königsmark. La Platen leur donna l’ordre de dire toujours que le comte Philippe les avait attaqués le premier, puis elle s’enfuit porter à l’Electeur cette version du drame.

Pour une fois, Ernest-Auguste entra en fureur contre sa maîtresse, l’accusant d’avoir, par ce meurtre stupide et brutal d’un homme connu dans toutes les Cours de l’Europe, attiré sur lui et sur son Etat les embarras les plus graves. Mais, — détail qui caractérise le personnage, — après avoir accablé la Platen de ses reproches, il se réclama d’elle pour faire disparaître les traces du crime. Ils s’en allèrent, couple tremblant et misérable, à travers les salles désertes du « Schloss » jusqu’à la pièce, où Königsmark était veillé par ses assassins. Sous les yeux de l’Electeur, le corps fut jeté dans un trou rempli de chaux vive. On le recouvrit avec soin. Le parquet fut lavé, et cette besogne sinistre s’accomplit si promptement que, sauf les six intéressés, personne dans le palais endormi ne devina le drame de la nuit. Les assassins reçurent l’ordre, sous peine de mort, de garder un silence absolu : du reste, ils étaient trop inquiets de leur propre sécurité pour se vanter de ce qu’ils avaient fait.

Moins que toute autre, la princesse électorale se doutait de la tragédie qui s’était déroulée à quelques mètres seulement de sa chambre. Après le départ du comte, elle s’était mise à emballer ses bijoux et b. brûler ses papiers en vue de sa fuite : il était convenu que le lendemain Königsmark lui enverrait un billet pour la prévenir du lieu et de l’heure où sa voiture serait à ses ordres. Ne recevant rien, elle devint inquiète : elle le fut davantage quand on vint lui dire que son beau-père lui interdisait de quitter ses appartemens et de voir ses enfans. Eléonore de Knesebeck, prisonnière comme sa maîtresse, ne pouvait aller aux nouvelles. Les deux femmes passèrent la journée du lendemain et la nuit suivante dans une inexprimable angoisse, pendant qu’au dehors le secrétaire et les serviteurs de Königsmark, inquiets de sa disparition, se mettaient à sa recherche. Le 3 juillet, le secrétaire, Hildebrand, reçut du maréchal Podevils le conseil de se tenir tranquille, ce qui ne l’empêcha pas d’avertir les deux sœurs de son maître et son ami le roi de Saxe, de son étrange disparition. Le jour suivant, par ordre de l’Électeur, on fouilla l’appartement du comte Philippe, et tous ses papiers furent saisis. C’est alors que les lettres de la princesse, conservées aujourd’hui à Berlin et à Gmunden, passèrent sous les yeux de son beau-père. Elles révélaient l’intrigue déjà ancienne entre Sophie-Dorothée et Königsmark, son indignation contre son père, qui refusait de l’aider à conquérir son indépendance, et sa haine pour la maison de Hanovre. Ces derniers griefs étaient, aux yeux de l’Électeur, encore plus graves que la passion de sa belle-fille pour le beau Suédois. Il ne se piqua jamais, et pour cause, d’être un censeur austère, mais il avait à un degré extraordinaire l’orgueil de sa maison.

L’Électrice, mise au courant des événemens, fut sans pitié pour l’enfant de la « Française, » et à Celle, le duc Georges-Guillaume, à qui le comte Platen porta les lettres où sa fille l’accusait de cruauté et d’avarice, entra en fureur contre la malheureuse. Quant à la duchesse Eléonore, se jetant aux pieds de son mari, elle lui rappela que leur enfant avait été livrée bien jeune à des influences hostiles ; que, délaissée par son époux, jalousée par son entourage, elle était plus digne de pitié que de blâme. Elle se heurta à un mur d’airain.

Eléonore s’adressa alors à Bernstorff, le ministre tout-puissant. Elle lui offrit une grosse somme d’argent s’il voulait intervenir en faveur de la princesse. Bernstorff, déjà payé par le Hanovre, dont il était l’agent, prit l’argent, promit tout ce que demandait la duchesse et continua à travailler contre elle ! Corruption morale et corruption politique, rien ne manquait à ces deux petites Cours ! Elles n’avaient pour elles qu’une certaine dignité extérieure : c’est ainsi qu’il fut convenu entre elles que le nom de Königsmark ne serait jamais prononcé publiquement.

Quinze jours se passèrent, pendant lesquels la princesse, séquestrée dans son appartement, resta sans nouvelles, quand enfin le comte Platen entra chez elle. Hautaine et impérieuse, Sophie-Dorothée demanda à voir son beau-père. Platen répondit que celui-ci, ne voulant pas communiquer directement avec elle, l’informait, par son entremise, qu’elle aurait à quitter la Cour. Elle répondit que c’était là son plus ardent désir ; mais quand Platen ajouta que ses lettres à Königsmark avaient été saisies, elle pâlit et demanda : « Où est le comte ? » Platen lui répondit qu’il avait été tué en quittant son appartement dans la nuit du 1er juillet.

Désespérée, la princesse oublia toute prudence, accabla de ses malédictions la famille électorale et chassa de sa chambre l’envoyé de son beau-père.

Il semble qu’au début de cette lamentable affaire, les deux cours, craignant les complications extérieures, aient désiré par-dessus tout éviter un scandale. Elles auraient même accepté l’idée d’une réconciliation apparente entre les époux ; mais l’attitude de Sophie-Dorothée rendait tout arrangement de ce genre impossible. Folle de douleur et de colère, elle voulait plus que jamais briser avec une famille, couverte à ses yeux du sang de Königsmark !

Il fut décidé que le procès de divorce serait établi sur le refus de la princesse de vivre avec son mari. La Cour de Hanovre, très habilement, la fit transférer le 17 juillet à Ahlden, dans le duché de Celle, et, bien qu’elle fût prisonnière, l’on persuada au peuple que ce séjour était volontaire de sa part : il devait justifier le procès qui allait commencer. En même temps, les ducs de Hanovre et de Celle, pour préparer l’opinion publique, envoyaient une circulaire à leurs représentans à l’étranger : ils y expliquaient comment la princesse , après avoir montré depuis longtemps de « l’aversion » pour son mari, s’était, de son plein gré, retirée dans les Etats de son père.

Pendant ce temps, les sœurs de Königsmark remuaient ciel et terre pour le retrouver. Ernest-Auguste, affolé par leur insistance, répondit d’abord par des faux-fuyans ; plus d’une fois, il dut maudire le zèle intempestif de sa vieille maîtresse, surtout quand le roi de Saxe, touché par les pleurs de la belle Aurore, le somma impérieusement de rendre le comte Philippe à sa famille. En fin de compte, les deux frères de Celle et de Hanovre en appelèrent à l’Empereur ; ils lui déclarèrent que si Auguste de Saxe continuait à les poursuivre, ils retireraient leurs troupes de l’armée des alliés. Cette menace produisit son effet et, peu à peu, les sœurs de Königsmark comprirent qu’aucune puissance humaine, Empereur ou Roi, ne pouvait leur rendre leur frère. Les bonnes volontés finirent par se lasser ; le silence se fit, et l’attention des ducs se concentra sur le procès de divorce.

Il est assez difficile d’en suivre la procédure, presque tous les documens qui s’y rapportent ayant été détruits avec intention. Bien que le nom de Königsmark n’ait jamais été prononcé eu public, ses relations avec Sophie-Dorothée forment le nœud de cette tragique histoire. Deux ministres du duc de Celle, Bernstorff et Bülow, furent envoyés à Ahlden pour interroger la prisonnière sur ce point délicat : elle avoua avoir été imprudente, mais rien de plus, et cette attitude, dont elle ne se départit pas, est confirmée par le témoignage d’Eléonore de Knesebeck, qui, séparée de sa maîtresse, emprisonnée, menacée de la torture, ne varia jamais dans ses affirmations.

Cette épineuse et délicate question : jusqu’où alla l’intimité entre Sophie-Dorothée et Philippe de Königsmark, restera éternellement sans réponse. Certains historiens, comme Köcher[13] et Schaumann[14], nient à la fois l’authenticité des lettres et la culpabilité de l’héroïne ; d’autres, comme le comte Schulenberg-Klosterrode[15], reconnaissent que les lettres sont authentiques, mais croient encore que la princesse ne fut pas gravement coupable ; d’autres enfin, comme M. Wilkins, tout en admettant l’authenticité des lettres et la chute complète de Sophie-Dorothée, l’excusent en raison de la corruption de son milieu, de la tristesse de son mariage, de sa jeunesse et de son isolement.

Leur point de vue, à la fois juste et miséricordieux, ne serait-il pas le vrai ?

Le procès même du divorce ne fut, au fond, qu’un simulacre, les deux cours ayant réglé d’avance le sort de l’accusée dont il importait de restreindre la liberté pour garder l’héritage.

Au mois de septembre, quand s’ouvrirent les débats, on la ramena sur le territoire de Hanovre, à Lauenau, pour être plus près de ses juges. Le prince héritier demandait le divorce, sous prétexte que sa femme refusait de cohabiter avec lui, et Sophie-Dorothée, interrogée dans le même sens, déclara que, sous aucun prétexte, elle ne reprendrait la vie commune.

Elle ne perdait pas, du reste, une occasion d’affirmer son désir de rompre avec le Hanovre et, tout entière à son désespoir, elle ne songeait pas à s’assurer pour l’avenir certaines conditions de liberté et de bien-être. La duchesse Eléonore, qui prévoyait le sort atroce réservé à son enfant, voulut en vain intervenir ; on refusa de lui laisser voir sa fille, à qui, seule, elle aurait donné des conseils désintéressés.

Un curieux réquisitoire envoyé à Celle, par Hugo le vice-chancelier du duché de Hanovre, révèle l’animosité dont étaient remplis les juges, vendus au prince Georges, contre l’infortunée qui, quelles qu’aient été ses fautes, avait droit à la justice. On lui reprochait surtout ses projets de fuite, son indifférence pour ses enfans, sa haine pour sa belle-famille et des propos comme le suivant : « qu’elle aimerait mieux être marquise en France que princesse en Allemagne ! » A travers le dossier incomplet et tronqué des débats, il ressort clairement que la procédure en fut, au premier chef, illégale et injuste, et que Sophie-Dorothée, prisonnière, séquestrée, uniquement entourée des émissaires de son mari, contribua inconsciemment à perdre sa propre cause.

Le verdict fut rendu le 15 décembre 1694 ; il était interdit à la princesse de se remarier ; elle était désormais déchue de son rang, morte au point de vue politique ; son nom était effacé de la liturgie et des documens officiels, et le manoir d’Ahlden lui était assigné comme demeure avec une pension d’environ quatre-vingt mille livres de rentes et le titre de duchesse d’Ahlden.

Ce verdict fit sensation à Celle, où Sophie-Dorothée était restée la petite princesse très aimée ; les habitans murmurèrent contre l’illégalité dont était entachée la procédure et surtout contre la détention d’une femme, qui, même en la supposant coupable envers son mari, ne méritait pas la prison., On remarqua aussi que la Maison électorale, tout en la rejetant, trouvait moyen de garder son magnifique héritage.

Averti de ces dispositions, le gouvernement de Hanovre ne renvoya la prisonnière à Ahlden que le 28 février 1695, deux mois après le divorce ; pendant ces longues semaines de solitude, la malheureuse, redevenue plus calme, comprit que, profitant de son désespoir, on l’avait cruellement trompée. Tout entière aux regrets que lui inspirait la perte de Königsmark, elle avait désiré passionnément s’affranchir, par le divorce, d’un joug détesté. Elle s’aperçut trop tard qu’elle s’était livrée, pieds et poings liés, à ses pires ennemis. On lui avait fait entendre qu’une fois divorcée, elle pourrait se retirer à Celle, y vivre indépendante, sous l’égide de ses parens : au lieu de cela, elle rentrait à Ahlden comme prisonnière, étroitement gardée.

Le sire de la Porterie[16], gouverneur du manoir, avait reçu, à cet égard, une consigne sévère. La « duchesse » avait une suite nombreuse, une escorte de cavalerie et d’infanterie ; mais les gens de sa suite étaient des espions, les soldats de sa garde, des geôliers. Il leur était interdit, sous peine de mort, de lui apporter des lettres du dehors sans les faire passer par les mains du commandant. Elle ne pouvait ni quitter le château, ni même y recevoir des visites, sans son autorisation.

Un peu plus de deux siècles après le jour fatal où Sophie-Dorothée devint définitivement prisonnière, l’historien anglais qui nous sert de guide visita Ahlden. C’était le 10 septembre 1898. Il découvrit, non sans peine, ce village obscur, perdu dans une plaine marécageuse, dont l’horizon monotone n’est coupé que par des bouquets de tilleuls et de peupliers. Le château, bien qu’entouré de douves, avait, alors comme aujourd’hui, l’aspect d’un manoir plutôt que d’une forteresse, et l’appartement qu’y occupa Sophie-Dorothée pendant plus de trente ans n’a pas changé. Il se compose de deux pièces, de grandeur moyenne, communiquant entre elles, avec des planchers en bois et des murs blanchis à la chaux. La chambre à coucher donne sur le jardin, au delà duquel est le village d’Ahlden ; le salon, sur la rivière l’Aller et la plaine désolée qui s’étend à perte de vue. Dans une troisième pièce, plus vaste, la princesse prenait ses repas avec les personnes de sa suite ; les autres ailes du manoir étaient réservées au gouverneur et à la maison militaire de la prisonnière, qui, pour son usage personnel, ne disposait par conséquent que de deux chambres. Il y avait loin de ces pièces étroites et austères aux magnificences du « Schloss » de Celle ou même aux vastes appartemens du solennel « Leine Schloss » à Hanovre !

Si ces murs pouvaient parler, ils nous diraient les angoisses et les révoltes de cette femme de trente-deux ans, ensevelie toute vivante dans ce manoir solitaire ! Plus encore que l’étroitesse des murs, le régime moral de sa prison lui fut une souffrance intense et la sévérité excessive de ce régime est inouïe. La Cour de Hanovre craignait ses revendications, et, pour les empêcher, on trouvait utile de l’exclure du monde des vivans.

Rien de plus monotone que son existence quotidienne. Il lui était interdit de se promener à pied ailleurs que dans l’étroit jardinet, semblable à une cour de prison et, quand elle sortait en voiture, elle n’avait le droit de suivre qu’une seule route, celle de Hayden. Un pont de pierre à 5 kilomètres d’Ahlden indique encore la limite qu’elle ne put jamais franchir. Quand le temps était beau, elle conduisait elle-même un cabriolet, et les paysans étonnés la voyaient passer, des diamans dans les cheveux, parcourant, avec une vitesse folle, les cinq kilomètres qu’elle ne pouvait dépasser.

Le souvenir de la mystérieuse dame du château, si belle et si triste, est encore légendaire dans la contrée !

En sa qualité de « duchesse d’Ahlden, » elle administrait, par l’entremise d’un homme d’affaires, un territoire assez considérable et, avec le temps, elle s’intéressa aux pauvres du village, dont elle soulageait généreusement les infortunes. Mais tout ce qui pouvait servir de dérivatif à son exubérance de vie lui était cruellement refusé ; une ou deux fois par an, seulement, on lui permettait de recevoir, en présence du gouverneur, les habitans du territoire d’Ahlden et leurs enfans qu’elle comblait de cadeaux.

Bien qu’entourée de certaines formes de respect, elle était, en réalité, étroitement surveillée. Son service d’honneur se composait d’une ou de deux dames, de deux gentilshommes et de deux pages ; elle avait, de plus, une trentaine de serviteurs, hommes et femmes, parmi lesquels étaient des espions empressés à rapporter et à dénaturer ses moindres actes. Toute sa correspondance passait sous les yeux du gouverneur, et, pendant les quatre premières années de son séjour à Ahlden, on l’empêcha de voir sa mère ! Les adoucissemens accordés aux pires criminels étaient refusés à cette lamentable victime de la « raison d’Etat. » Malgré les drames de sa vie, elle gardait son amour de la parure. Une vieille femme employée au château, qui mourut en 1800, racontait qu’elle portait des toilettes splendides et que des diamans étincelaient dans ses cheveux d’un noir de jais !

La plupart des papiers de la prisonnière ont été détruits : il est donc difficile de pénétrer la psychologie de cette âme ardente pendant, les longues années de sa morne agonie ! Au début, alors que ses réclamations avaient le plus de chances d’aboutir, la captive parut, par politique, se soumettre à sa destinée. Quand, enfin, elle voulut rompre le cercle de fer qui l’enserrait, le silence s’était fait autour d’elle, le fait accompli était accepté. Pour empêcher chez elle toute velléité de révolte, on lui avait persuadé, au moment du divorce, que, par sa soumission, elle pourrait désarmer le ressentiment de son père, et sa mère elle-même lui conseillait cette politique. Elle la suivit si docilement qu’un incendie ayant éclaté une nuit dans ses appartemens, elle refusa de sortir du manoir sans un ordre signé du gouverneur ; on la vit, son coffret à bijoux dans les bras, parcourir le corridor, folle de terreur, en attendant l’autorisation demandée.

Trois ans après son arrivée à Ahlden, en janvier 1698, l’Electeur Ernest-Auguste mourut et Georges-Louis monta sur le trône de Hanovre. Il se montra dur pour la comtesse Platen, qui quitta la Cour, et pour sa propre mère, qu’il relégua à Herrenhnusen. La vieille Electrice accepta cette humiliation comme toutes celles de sa longue vie, avec une philosophie sceptique, se consolant par la pensée qu’entre elle et le trône d’Angleterre, la distance avait, dans ces dernières années, singulièrement diminué[17]. Elle n’avait avec son fils aîné qu’un sentiment commun ; une haine irréductible pour la prisonnière d’Ahlden.

Quatre années de solitude absolue avaient brisé l’orgueil de Sophie-Dorothée. Ce n’était plus la révoltée qui, au lendemain de la mort de Königsmark, affirmait que tout lui était égal pourvu qu’elle rompît avec une famille détestée ; sortir de prison était devenu son idée fixe ! Le 29 janvier 1698, quelques jours après la mort de son beau-père, elle écrivit au nouvel Electeur une lettre très humble, où elle exprime, avec son profond repentir, un ardent désir d’embrasser ses enfans. Le même jour, elle s’adressait, dans le même sens, à sa belle-mère pour solliciter son intervention ; les deux lettres demeurèrent sans réponse.

Une consolation fut cependant accordée à la triste recluse : après quatre ans de séparation, sa mère obtint de la visiter, malgré les protestations de son gendre. Tout ce qu’Eléonore avait tenté pour adoucir le sort de son enfant avait échoué, mais elle lui apportait le réconfort d’une tendresse toujours fidèle, la seule qui lui restât !

A peu près à la même époque, Sophie-Dorothée apprit que sa fidèle dame d’honneur, Eléonore de Knesebeck, s’était évadée du château de Schwarzfels. Arrêtée le lendemain de la mort de Königsmark, elle avait disparu pendant plus de quatre ans. Sa sœur Frau von Metsch découvrit enfin que la pauvre femme était confinée dans une forteresse si délabrée qu’un jour le toit de sa prison s’était effondré sur sa tête. Il fallut le réparer et, parmi les ouvriers, se glissa un ami des Metsch qui, non sans peine, fit évader la malheureuse. Elle se réfugia à Wolfenbültel, où elle fut chaudement accueillie. Le gouvernement de Hanovre avait confisqué ses biens, mais la duchesse de Celle et le duc de Wolfenbüttel assurèrent son existence, et, plus tard, elle entra au service de la reine de Prusse, la fille de son ancienne maîtresse. Eléonore de Knesebeck fut coupable d’avoir, par sa complaisance, encouragé la folle passion de la princesse ; mais, si elle manqua de jugement, elle ne manqua ni de loyauté, ni de vaillance ; devant les tribunaux, au fond de sa prison comme à la Cour de Berlin, elle ne cessa d’affirmer l’innocence de celle pour laquelle elle avait souffert.

Moins heureuse que sa suivante, la captive d’Ahlden ne vit aucune main amie ouvrir les portes de sa prison. Les années s’écoulaient lentes et douloureuses, et, sauf les visites de la duchesse de Celle, rien ne venait en rompre la désespérante monotonie. Sophie-Dorothée avait, par sa mère, des nouvelles de ses enfans. Un jour, dit-on, le jeune Georges-Auguste arriva, bride abattue, sous les murs d’Ahlden ; le gouverneur l’empêcha d’entrer, mais la captive put lui faire signe de la fenêtre. Ce ne fut qu’un éclair : les gentilshommes de sa suite, ayant rejoint le fugitif, l’obligèrent à retourner à Celle. Ce jeune prince, qui devint un roi médiocre et impopulaire, avait les beaux yeux noirs de sa mère et peut-être aussi sa nature, car son père, qui ne l’aimait guère, disait de lui : « Il est fougueux, mais il a du cœur. »

La duchesse Eléonore ne cessa cependant pas de plaider la cause de la prisonnière. Elle écrivit, en sa faveur, à la reine Anne d’Angleterre ; surtout elle travailla si bien l’esprit de son mari qu’elle finit par l’amener à désirer revoir sa fille. Mais Bernstorff veillait. Sans s’opposer au voyage de son maître à Ahlden, il sut le faire retarder de semaine en semaine, si bien que le duc, étant tombé malade, fut emporté rapidement en 1705, sans avoir revu son enfant.

Par la mort de son beau-père, l’Electeur devenait souverain de Celle ; il avait à sa merci la duchesse Eléonore, qui, abandonnant le « Schloss » où elle avait vécu depuis son mariage, se retira à Wienhausen, dans une habitation que lui avait laissée son mari. Elle désirait ardemment que sa fille vînt partager sa retraite, mais Georges-Louis fut inflexible. Pendant qu’il prenait possession de son nouveau duché, celle à qui il devait ce riche héritage demeurait murée dans sa lamentable existence.

L’année 1705 fut féconde en événemens, dont l’écho lointain parvint à la recluse d’Ahlden. Après le duc de Celle, mourut la comtesse Platen, dévorée par une maladie hideuse et voyant avec épouvante l’ombre vengeresse de Königsmark errer autour de son lit. Puis, le fils de Sophie-Dorothée épousa la princesse Caroline d’Anspach et, quelques mois après, en 1706, sa fille s’unissait au prince Frédéric-Guillaume de Prusse[18]. Ces deux mariages, qui pourtant la touchaient de près, ne furent pas annoncés officiellement à la « duchesse d’Ahlden, » la morte vivante, et sa mère n’y figura pas.

La politique adoptée par la Cour de Hanovre se poursuivait, à travers les années, avec une logique impitoyable : elle faisait le silence sur la princesse. Une fois seulement, ce silence fut rompu et, dans les Cours d’Europe, on s’occupa de la triste héroïne du drame de Hanovre. Le duc de Wolfenbüttel était resté fidèle à son amitié pour Eléonore et pour sa fille. Ce prince, qui se piquait de littérature, détestait la maison électorale, et, dans un ouvrage moitié historique, moitié d’imagination, il raconta le roman de son infortunée parente : non pas, il est vrai, avec une exactitude parfaite, mais dans un esprit bienveillant. Le livre eut un grand succès ; — au XVIIe comme au XXe siècle on était friand d’actualité ; — il fut lu dans toutes les Cours, même à Versailles où la Palatine le dévora. Mais, hélas ! le vain bruit qui se fit autour de son nom, l’intérêt platonique qu’excita sa douloureuse destinée, n’apportèrent aucun soulagement à la captive d’Ahlden !

Le 10 juin 1710, l’Electrice Sophie mourut subitement dans les jardins de Herrenhausen, et, trois mois plus tard, Georges-Louis devint, par la mort de la reine Anne, possesseur de cette couronne à laquelle sa mère avait rêvé toute sa vie. Il partit, sans se hâter, pour son nouveau royaume, dont il ignorait la langue, les lois et les usages, et débarqua à Greenwich. L’extérieur disgracieux de Georges, son humeur sombre et la laideur des femmes qui l’accompagnaient, provoquèrent les murmures et les risées de la population assemblée pour le recevoir. Les Jacobites, partisans des Stuarts catholiques, si injustement exclus du trône, ne manquèrent pas de relever contre le nouveau souverain les bruits fâcheux qui circulaient au sujet de la belle et malheureuse princesse dont la place était à ses côtés. Ces allusions augmentaient la mauvaise humeur du Roi, déjà mal à l’aise dans ce pays inconnu auquel il préféra toujours son petit duché de Hanovre. Il avait, en le quittant, recommandé de surveiller étroitement la captive, mais aussi de bien soigner sa santé, non pas par tendresse, mais parce qu’une diseuse de bonne aventure lui avait prédit qu’il mourrait un an après sa femme.

A part les visites de sa mère et de quelques amis[19], la vie de la malheureuse était d’une monotonie désolante. Elle administrait admirablement son petit domaine, et le village d’Ahlden, détruit par un incendie en 1715, fut rebâti à ses frais ; mais elle ne pouvait, pas plus maintenant qu’à son arrivée, circuler librement et la promenade fastidieuse de la route d’Hayden fut, pendant trente-deux ans, son unique échappée sur le monde du dehors. Le malheur et la solitude avaient développé chez elle le sens religieux, jadis absent ; elle assistait régulièrement aux offices dans l’église paroissiale ; l’orgue qui s’y trouve aujourd’hui fut donné par elle en 1721. Elle écrivait beaucoup de lettres à sa mère, à ses hommes d’affaires, à ses rares amis et aussi de volumineux mémoires qui furent, après sa mort, saisis et brûlés par le gouvernement du Hanovre. Pendant quelques années, elle entretint même une correspondance secrète avec la jeune reine de Prusse. Elle semble avoir fondé des espérances sur l’intervention de sa fille. Celle-ci promet de faire son possible, conseille la patience, envoie des cadeaux ; le roi de Prusse, au courant de tout, ferme les yeux, désireux de ménager une belle-mère qui était une des princesses les plus riches de l’Europe.

En 1722, mourut la duchesse de Celle, cette Française dont l’extraordinaire élévation fut payée par tant de larmes ! Pour la prisonnière, ce fut une irréparable perte : les visites de sa mère étaient l’unique rayon de soleil de sa pauvre vie. Par son testament, la duchesse de Celle laissa à son unique enfant la fortune et les propriétés considérables qui lui venaient de son époux, plus les terres du Poitou, lointain et modeste héritage de sa famille française.

La mort de sa mère, qu’elle ne put assister à ses derniers momens, enleva à Sophie-Dorothée sa meilleure amie et son seul soutien. Ce deuil eut-il pour effet d’augmenter encore son désir passionné de briser ses chaînes ? On pourrait le croire en voyant la ténacité avec laquelle elle se cramponnait à l’idée de quitter Ahlden ! Elle mettait de côté des sommes d’argent considérables, destinées à s’assurer la connivence de son entourage ; mais autour d’elle il y avait des traîtres, qui faisaient semblant d’entrer dans ses vues, prenaient son argent, et la gardaient, sans rien tenter pour sa délivrance.

En 1725, la malheureuse princesse vit se lever, sur le ciel si terne de son existence, une espérance qui l’illumina. La jeune reine de Prusse lui fit savoir qu’elle devait se rendre à Hanovre pour y saluer son père, le roi Georges, et elle promettait de pousser jusqu’à Ahlden. La recluse, plus seule que jamais depuis la mort de sa mère, fut hors d’elle à la pensée d’embrasser sa fille. Elle s’habilla avec plus de soin que de coutume et, pendant plusieurs jours, resta assise près de la fenêtre qui dominait la plaine, les yeux fixés sur l’horizon, d’où devait surgir le cortège royal. Rien ne vint ! Le roi de Prusse, pour ne pas irriter son beau-père, avait interdit à sa femme de voir sa mère ! Cette suprême déception terrassa Sophie-Dorothée. Jusque-là, sa nature si vivante s’était raidie contre le malheur ; l’abandon de sa fille anéantit ses espoirs terrestres !

Au moment où tout lui manquait, Dieu eut pitié d’elle. Dans les lettres écrites la dernière année de sa vie, se trouvent des passages où elle parle de la « grâce toute-puissante, » qui donne la paix du cœur malgré les tempêtes du dehors ; de la force et du courage, qui augmentent à mesure qu’augmente la peine. Ce Dieu, vers lequel monta son âme désolée, vint à son secours et, plus miséricordieux que les hommes, il brisa ses fers.

Dans l’automne de 1726, la « duchesse d’Ahlden » tomba malade. Au début de sa maladie, elle écrivit une seule lettre, mystérieuse et solennelle, qu’elle remit entre des mains sûres. Puis, le délire la prit, délire effrayant qui glaça d’épouvante les assistans. Toute l’amertume qui, depuis trente-trois ans, s’amassait dans cette âme s’exhala en paroles passionnées. Elle s’était tue par politique d’abord, puis par fierté, ensuite peut-être par religion. Au dernier moment, la raison ayant perdu son empire, le flot, longtemps comprimé, déborda. Ni son fils, le prince de Galles, ni sa fille, la reine de Prusse, n’étaient là ; mais les ministres de Hanovre, les grands fonctionnaires de la Cour, les médecins, étaient accourus et, tremblans d’une terreur superstitieuse, ils écoutaient les dénonciations par lesquelles la mourante appelait sur leur maître la vengeance divine !

Enfin, le 13 novembre 1726, par un jour triste et sombre quand les brumes, montant des marécages, enveloppaient Ahlden comme d’un linceul, Sophie-Dorothée, princesse héréditaire de Celle, Electrice de Hanovre, et, aux yeux du plus grand nombre, reine légitime d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande, prisonnière depuis trente-trois ans, rendit le dernier soupir. Elle avait soixante et un ans.

A partir du jour où le prince de Waldeck vint lui annoncer la mort de sa femme, Georges Ier, superstitieux à l’excès, fut hanté par des terreurs sans nom ; mais la peur ne chassa pas la haine et, d’après ses ordres, le cercueil de sa victime fut enterré dans l’étroit jardinet du manoir d’Ahlden.

Cinq mois plus tard, arrivèrent d’Angleterre de nouvelles instructions d’après lesquelles la dépouille de Sophie-Dorothée devait être transportée la nuit, en cachette, à l’église de Celle, où l’infortunée, retranchée de sa famille durant trente ans, repose aujourd’hui parmi ses ancêtres.

Un mois plus tard, le 3 juin 1727, Georges Ier partit de Londres pour visiter son duché de Hanovre. Le 9 juin, au moment où il quittait Halden, sur la frontière de Hollande, un inconnu jeta une lettre dans son carrosse. Le Roi brisa l’enveloppe d’une main indifférente. Tout à coup, ses compagnons le virent trembler, sa figure se congestionna, il tomba en avant sans connaissance, laissant échapper la lettre, où sa victime le citait à comparaître devant le tribunal de Dieu, avant que l’année fût révolue !

Le cortège royal s’arrêta aussitôt ; on saigna le malade qui reprit ses sens ; mais il refusa de se donner même un jour de repos et ordonna de marcher à toute vitesse jusqu’à Osnabrück. Postillons et cavaliers partirent, bride abattue. Le Roi, les traits hagards, les yeux fous, penché à la portière, criait d’une voix stridente : « A Osnabrück ! à Osnabrück ! » Vers dix heures du soir, on gagna la petite ville. En descendant de voiture devant le palais, Georges Ier perdit connaissance de nouveau. Cette fois, on appliqua en vain les remèdes d’usage : à minuit, il expira dans la même chambre où, soixante-sept ans plus tôt, il était venu au monde.

Jamais peut-être homme fut moins regretté que le premier roi de Grande-Bretagne, de la dynastie de Hanovre. Personne, ni dans son duché allemand, ni dans son royaume d’outre-mer, ne pleura ce prince sombre, taciturne, avare et cruel. Les Stuarts avaient leurs vices, mais voilés sous des formes brillantes ou débonnaires ; chez Georges Ier, la forme était aussi déplaisante que le fond était pervers.

Quelle eût été l’attitude de Georges II envers sa mère, si elle avait survécu à son bourreau ? il est difficile de le deviner. On sait seulement qu’à son premier voyage en Hanovre, le fils de Sophie-Dorothée se fit apporter les documens secrets du procès de divorce et les lettres saisies chez Königsmark. Walpole prétend qu’il avait l’intention, si sa mère avait vécu, de lui rendre non seulement sa liberté, mais son rang de reine d’Angleterre ; d’après d’autres témoignages, il ne prononça jamais son nom et il est de fait qu’il ne fit rien pour justifier sa mémoire. L’âge, le temps, les soucis et les plaisirs de la royauté avaient éteint en lui cette flamme chevaleresque, qui jadis l’avait poussé, adolescent, malgré la défense paternelle, vers la prison d’Ahlden.

Au milieu des somptueux monumens qui remplissent l’église de Celle, rien ne rappelle la dernière princesse de ce nom, dont le cercueil gît, dans le caveau du sanctuaire, à côté de celui de sa mère, la « Française, » condamnée encore aujourd’hui au même ostracisme.

Par suite du décès de Sophie-Dorothée, ses deux enfans, le roi d’Angleterre et la reine de Prusse, étaient devenus propriétaires en Poitou du patrimoine de leur aïeule, Ils le revendirent du reste, peu de temps après, au chevalier de Gagemont, un de leurs parens. Quand, à la fin du XVIIIe siècle, le flot révolutionnaire porta en Angleterre des milliers d’émigrés, certains d’entre eux, comme les Sainte-Hermine et les Lambertye, firent valoir les liens de parenté qui les unissaient à Georges III, arrière-petit-fils de la princesse de Celle. Le Roi fit bon accueil aux réclamations de ses cousins du Poitou, et leur vint généreusement en aide.

Sous le règne de Georges II, on eut occasion de réparer certaines pièces du palais de Hanovre, dans l’aile jadis habitée par la princesse électorale. Les ouvriers découvrirent le squelette d’un homme dont les chairs avaient été dévorées par la chaux vive ; mais des débris de vêtemens existaient encore et suffirent pour identifier les misérables restes du brillant comte de Königsmark.

Quelles que furent ses erreurs, ses imprudences et peut-être ses fautes, Sophie-Dorothée demeure infiniment supérieure à l’homme qu’elle aima et, plus encore, au mari à qui elle fut sacrifiée. Cette douloureuse victime de la raison d’Etat expia trop cruellement ses faiblesses pour que l’histoire ne lui soit pas clémente : entre la prisonnière d’Ahlden, même coupable, et les princes hanovriens, ses juges et ses bourreaux, le choix n’est pas douteux. Nous avons, il est vrai, la responsabilité de nos actes, mais combien puissante est l’influence du milieu ! Cette vérité rend plus digne de compassion que de sévérité l’enfant livrée, à seize ans, à l’atmosphère malsaine et malfaisante de la Cour de Hanovre.


Comtesse ROGER DE COURSON.

  1. Éléonore Desmier d’Olbreuse naquit, le 3 janvier 1639, au château d’Olbreuse entre La Rochelle et Niort, d’Alexandre Desmier, sieur d’Olbreuse et de Jacqueline Poussard de Vandré.
  2. The love of an uncrowned Queen Sophie Dorothea, consort of George I and her correspondence with Philip Christopher, Count Königsmark, by W. H. Wilkins, Longmans, Green et C°, London.
  3. Une copie de cette correspondance existe dans le British Museum, mais n’a jamais été publiée. Un professeur suédois, M. Palmblad, en donna quelques extraits dans un livre paru en 1853, et qui est depuis longtemps épuisé.
  4. La famille de Brunswick descend d’Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière ; les quatre frères dont il est ici question étaient les fils de Frédéric, duc de Brunswick-Lunebourg, mort en 1649.
  5. Le prince palatin, Charles-Louis, frère de la duchesse Sophie, fut le père d’Élisabeth-Charlotte, Duchesse d’Orléans, « la Palatine » de la cour de Louis XIV.
  6. Parmi les Français qui se fixèrent à Celle, relevons les noms de MM. Chauvet, de Beauregard, de Ridonet, de Boisdavid, de Suzannet, de Lescours, de Matortie, de la Portière, de la Rochegiffart, d’Henri d’Olbreuse, frère de la duchesse ; sa sœur Angélique d’Olbreuse se maria en Allemagne au comte de Reuss.
  7. Armand de Madaillan, marquis de Lassay, mourut en 1787 (voyez Gens d’autrefois, par Pierre de Ségur, 1903).
  8. Le maréchal de Saxe, né à Dresde en 1696, était le fils naturel d’Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne et d’Aurore de Königsmark.
  9. Il y fut accusé d’avoir fait assassiner un M. Thynne, dont il désirait épouser la femme, encore enfant, mais qui était la plus riche héritière de l’Angleterre. Le procès, qui excita une curiosité très vive, se termina par l’acquittement du Suédois.
  10. La dignité d’Électeur, qu’il avait longtemps ambitionnée, fut conférée au duc Ernest-Auguste en novembre 1692.
  11. Sophie-Charlotte, fille de l’Électeur Ernest-Auguste, épousa en 1684 l’Électeur de Brandebourg, qui devint le premier roi de Prusse.
  12. Dans son procès, Sophie-Dorothée affirma que ce billet n’était pas écrit par elle, mais par la Platen qui voulait tendre un piège à Königsmark. D’autre part, Mme de Knesebeck reconnut que sa maîtresse avait ce jour-là un rendez-vous avec le comte Philippe, et il ressort de sa correspondance que la princesse déguisait souvent son écriture. Tout est mystérieux, du reste, dans ce sombre drame ; M. Wilkins le raconte en s’appuyant sur les dires des auteurs les plus sérieux et sur des traditions dignes de foi. Les dépêches de l’envoyé anglais à Hanovre, qui auraient pu éclaircir l’affaire, manquent, comme tous les documens officiels qui s’y rapportent, même les lettres de l’Électrice à la Palatine écrites pendant l’été de 1694, ont disparu.
  13. Die Prinzessin von Ahlden, articles publiés dans l’Historische Zeitschrift, 1882. — Memorien der Herzogin Sophie, 1879.
  14. Sophie Dorothea, Prinzessin von Ahlden und Kurfürstin Sophie von Hannover, 1879.
  15. Die Herzogin von Ahlden, Leipzig, 1852.
  16. Un de la Porterie était parmi les Huguenots français attirés à Celle par la duchesse Éléonore.
  17. Par la mort en bas âge des nombreux enfans de la reine Anne.
  18. Ce prince devint en 1713 roi de Prusse à la mort de son père Frédéric Ier.
  19. Parmi ces visiteurs, on a relevé les noms des émigrés français que la duchesse de Celle avait attirés en Allemagne : MM. de Beauregard, de Lescours, de Pibrac, de Saint-Laurent, d’Olbreuse, etc.