Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie III/Chapitre V

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 310-322).

V

Les landes rouges, une après-midi d’été…

Ce n’est plus le paysage aux grands horizons indécis, aux teintes changeantes sur lequel tant de fois se sont promenés les regards d’Étienne de Crussène. On dirait un pays tout nouveau, sous d’autres cieux. La lumière tombe à flots, les couleurs sont éclatantes : rouge est la terre comme si du sang l’avait imbibée. Les arbres et les buissons se silhouettent en un vert invraisemblable et l’azur s’enfonce, s’enfonce en d’étourdissantes profondeurs. La nature a pris un aspect décidé, définitif, robuste qui manque peut-être de charme féminin, mais qui a sa beauté un peu rude, sa grandeur un peu sauvage. Étienne constate, avec surprise, qu’une fois de plus, ce lieu étrange est en accord intime avec son âme, car, lorsqu’il regarde au dedans de lui, il lui semble que ses pensées sont aussi nettes, ses sentiments aussi tranchés, ses aspirations aussi vastes que le sont les lignes, les objets, les horizons de ce paysage. Il vient, pourtant, de traverser une crise qu’il a surmontée très vite, mais dont il a souffert. Quand, au sortir de l’agitation de Paris, il s’est retrouvé dans sa chère Bretagne, si calme, si immuable, subissant les enveloppantes insinuations de cette terre douce aux rêveurs, la vieille mélancolie héréditaire a livré un dernier assaut. Les bois, les herbes, les nuages, les roches antiques lui ont chanté la chanson des longs passés mystérieux et des avenirs troublés. « À quoi bon, disaient-ils, en leur poétique langage, à quoi bon vouloir changer la face des choses et le cœur des hommes, si ce n’est point pour rendre les unes plus belles et les autres meilleures. Or, qu’y a-t-il de plus beau que nous autres, œuvres du bon Dieu, vêtues des parures que son soleil nous confectionne ? Et qu’y a-t-il de meilleur que le cœur de l’homme simple, dépourvu de science, mais plein de droiture et confiant en son créateur ? »

« Et puis, disaient-ils encore, tu ne jouiras plus de nous quand tu auras tourné tes pas vers la grande route empierrée. En vain voudras-tu revenir vers nous, les compagnons de ton enfance, les confidents de ton adolescence. Soucis et labeurs auront vite fait de toi un étranger. Tes yeux ne sauront plus voir l’humble brin de gazon, tes oreilles ne percevront plus les battements d’ailes des oiseaux ; les bruits et les parfums de la forêt qui te sont si familiers, se tairont et s’évaporeront… Reste ! reste avec nous ! Sur cette terre où tout se fane et se flétrit sans retour, nous seuls sommes durables et fidèles ». Ainsi chantaient les bois, les herbes, les nuages et les roches antiques de Kerarvro. Ceux qui ne sont point Celtes ne connaissent pas la griserie d’une telle chanson. Ils croient que les hommes seuls peuvent parler. Mais les Celtes savent qu’il en est autrement et que tout, dans la nature, parle et chante.

Étienne est trop habitué à ce langage pour s’étonner d’en avoir été si troublé ; peut-être, après tout, le sera-t-il encore. Des déceptions, des découragements l’atteindront, mais il n’en a pas peur. Il se dit que les premières victoires sont les plus dures à remporter parce que le général manque d’expérience comme ses soldats et que le terrain sur lequel ils se battent leur est inconnu. Et il repasse dans sa mémoire tous les incidents des dix-huit mois qui viennent de s’écouler, si fertiles en surprises, en secousses, en épreuves d’où sa virilité est enfin sortie triomphante. Il se revoit chassant avec Yves d’Halgoët, emporté au galop furieux d’un cheval, ou bien embusqué, la nuit, dans les taillis humides et cherchant, dans l’exaspération de cette vie toute physique, à tuer la nostalgie qui le prend chaque fois qu’il songe à son avenir fermé. Et peu à peu, lorsque sa course endiablée le mène vers un sommet comme celui-ci, d’où les regards peuvent s’étendre au loin, cette ligne bleue, là-bas… qui borde l’horizon, suggestionne sa pensée. Par delà le vaste océan, est une terre neuve et libre, où nul n’est rendu impuissant à cause du nom qu’il porte ou des traditions qu’on lui a léguées. La jeunesse, allégée des devoirs pesants et des hérédités injustes, y choisit elle-même son destin… La suggestion opère et il n’est plus de jour où Étienne ne monte aux Landes rouges pour regarder, tremblant, vers l’Ouest libérateur. Dans un moment d’impuissante incertitude, il s’est confié à Yves, et il a constaté avec surprise qu’Yves a éprouvé, bien qu’à un moindre degré, quelque chose d’approchant, que peut-être il a fait un effort… et que l’effort a échoué. Le jeune Breton est ironique et sceptique quand il parle de cela et le dernier mot de sa sagesse est d’un animalisme lamentable.

Mais Étienne n’est point convaincu. La ligne bleue continue de l’appeler et le voici en route… départ douloureux ! Tout est triste autour de lui et rien ne parle d’espérance. Puis bientôt, c’est la joie d’entrer dans le wide, wide world, de voir surgir chaque jour des panoramas inattendus, des cités nouvelles, des points de vue différents. Il se rappelle très bien son état d’âme en arrivant à Washington. Déjà le retour ! Les cheminées du transatlantique fument à l’horizon. Encore quelques semaines, quelques souvenirs de plus à amasser et il faudra partir. En lui s’opposent le regret de voir fuir cette belle vie libre et l’envie de retrouver sa chère Bretagne. Il ne sent point encore la déception fondamentale du voyage, mais il sait qu’elle est en lui et qu’une fois sur l’autre rive, il en souffrira cruellement. Car en somme que rapporte-t-il ? une infinité de renseignements curieux, mais rien de pratique, rien d’applicable à son cas particulier, aucune formule d’existence qui puisse convenir à un gentilhomme du vieux monde, enfermé dès sa naissance dans les ruines du passé mort.

Et soudain, voilà que tout s’éclaire. Cette chose qui est la même sur tous les continents, la même peut-être sur toutes les planètes et qui se prolonge sans doute à travers les éternels au-delà, cette chose imprévue et délicieuse est entrée en lui, l’âme de la femme aimée, le feu de l’amour vrai et pur.… Tout de suite, une interrogation se pose, brûlante, énervante. Comment a-t-il pu s’en aller ? Comment a-t-il pu quitter Mary ? Il ne sait pas en vérité : à lui seul, il n’en eut pas eu le courage. Il a agi sous l’empire d’une pensée non définie, non explicable.… Mais, c’est que, précisément, il ne l’a pas quittée. Il ne s’est éloigné d’elle que pour la conquérir. En effet, de ce jour là, sa vie a eu un but, sa vie a été renouvelée. Des doutes, des défaillances, des désespérances pénibles l’ont traversée ; mais la lutte n’a plus cessé. Sa souffrance a pris ce caractère mâle qu’elle revêt chez l’homme qui sait pourquoi il souffre ; cette souffrance-là est noble et salutaire. Elle cache tout le grand travail des épurations intérieures, de la volonté qui se forge.… Il aperçoit toute la région parcourue, la direction suivie. Devenir un homme agissant et utile, afin de prendre sur celle qu’il aime l’empire qu’il ne pouvait exercer jusqu’alors, c’est vers cela qu’il a marché. Sensible à sa tendresse, la lui rendant déjà, Mary s’est résisté à elle-même parce que, dans son jugement clair et droit d’Américaine, la force manquait à Étienne, la force qui est le gage de tous les avenirs.

Il a eu la chance que ce que demandait Mary lui fut demandé aussi par son pays. Les deux sentiments qui incitent l’homme moderne se sont unis pour aider sa marche. Il se rappelle les élans de son patriotisme juvénile, sa haine irraisonnée contre le dur vainqueur de 1870, son mépris exalté de ceux qui prétendaient atteler la France au char d’un parti. C’est au régiment que pour la première fois, il l’a sentie devant lui, vivante. Les débuts pénibles, l’attention détournée sur les mille détails du service cachent au jeune soldat le sens de sa mission. Mais le jour où, devant le drapeau qui flamboie, il défile sabre au clair, il voit la France et se donne à elle !.… aujourd’hui, pourtant, Étienne sait qu’on peut se donner d’une autre manière plus difficile et plus méritoire… Par dessus le souvenir des émotions récentes qu’il a vécues, de sa visite au Menhir-Noir ou de cette représentation d’Izeyl qui l’a si fort remué, s’en dresse un autre plus récent encore et plus tragique, celui de sa visite à l’Élysée. Il aperçoit le président Carnot debout au seuil de son cabinet, il sent la pression de ses doigts et entend sa voix : « Je sais que vous aimez beaucoup la France. C’est un amour qui ne trompe pas ». Comment ces paroles s’échapperaient-elles jamais de sa mémoire ? Il n’y a pas six semaines qu’elles furent prononcées et l’homme qui les a dites n’est plus. Il est tombé un soir, dans le décor illuminé d’une ville en fête, sous le couteau d’un misérable qui voulait faire une victime et qui a fait un martyr, qui voulait terrifier et qui a exalté.

Les pensées du jeune homme maintenant se précisent et dans le plus grand détail, il revoit la journée des funérailles, le deuil national, Paris se pressant ému sur le parcours de l’inoubliable cortège : aux fenêtres, les drapeaux voilés de crêpe : sur la chaussée, l’énorme déploiement d’armes et d’uniformes et derrière le char funèbre, tout seul, bien en vue, s’exposant avec une crânerie superbe aux coups des assassins dont l’attentat de Lyon a révélé les desseins sanguinaires, le cinquième Président de la République Française, élu de la veille et grandi déjà par le péril présent et par les contacts de l’histoire. Puis Notre-Dame : la vieille basilique assombrie, les trophées tricolores tranchant sur les draperies noires et les hymnes liturgiques roulant autour du catafalque élevé à la place où Napoléon Ier fit sacrer, où Louis XVIII entendit le Te Deum de la Restauration, où Napoléon III crut fonder sa dynastie.… Dans le silence solennel des voûtes monte la prière pour l’éternel repos et les portes lourdes crient sur leurs gonds, livrant au soleil qui resplendit sur le parvis, l’entrée de la nef obscure. De nouveau, le cortège se déroule vers le Panthéon où la Patrie à son tour, promet l’immortalité. Là, en haut des marches, sous le péristyle énorme, la dépouille du grand mort est déposée : son successeur est debout à sa droite et les troupes défilent, les épées saluent, les étendards s’inclinent devant le symbole de la vitalité nationale : les Français meurent, la France ne meurt point ! Ce soir là, Paris ému s’est recueilli avant de reprendre son labeur interrompu ; la nuit qui tombe sur le temple enveloppe le tombeau où Carnot est étendu et contre lequel s’appuie l’hommage fleuri des souverains et des peuples.

Un tombeau ! Étienne revoit ceux près desquels il a songé. C’est là-bas au bord du Potomac, celui de Georges Washington, et c’est plus près sur le rivage de la mer bretonne, celui du pauvre abbé de Lesneven : l’un illustre à jamais, l’autre oublié pour toujours ; l’un célébré par l’univers, l’autre maudit par ses pairs et qui sait ?.… égaux peut-être devant Dieu par la pureté de leurs intentions et le mérite de leurs actes. Étienne se rend compte de ce qu’il a reçu là d’augustes leçons. Est-ce parce que les Celtes aiment la mort qu’ils la poétisent, ou bien seulement parce que leurs ancêtres furent maltraités par la vie ? En tout cas, celui-ci, leur descendant, a tendu l’oreille aux voix qui sortent des sépulcres et les morts lui ont fait connaitre le sens de la vie.

La vie est simple, parce que la lutte est simple. Le bon lutteur recule, il ne s’abandonne point : il cède, il ne renonce jamais. Si l’impossible se lève devant lui, il se détourne et va plus loin. Si le souffle lui manque, il se repose et il attend. S’il est mis hors de combat, il encourage ses frères de sa parole et de sa présence. Et quand bien même tout croule autour de lui, le désespoir ne pénètre pas en lui.

La vie est solidaire, parce que la lutte est solidaire. De ma victoire dépendent d’autres victoires dont je ne saurai jamais les heures ni les circonstances et ma défaite en entraîne d’autres dont les conséquences vont se perdre dans l’abîme des responsabilités cachées. L’homme qui était devant moi a atteint, vers le soir, le lieu d’où je suis parti ce matin et celui qui vient derrière profitera du péril que j’écarte ou des embûches que je signale.

La vie est belle, parce que la lutte est belle : non pas la lutte ensanglantée, fruit de la tyrannie et des passions mauvaises, celle qu’entretiennent l’ignorance et la routine, mais la sainte lutte des âmes poursuivant la vérité, la lumière et la justice.

La philosophie d’Étienne en est là. Où sera-t-elle dans vingt ans ? Il l’ignore, mais que lui importe ? En ce lieu sauvage, confident de ses efforts vers le bien et le vrai, devant cette nature qui resplendit il vient de se regarder face à face et ce regard l’a réjoui. Car il se sait désormais digne de celle qu’il aime.