Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre VIII

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 241-250).

VIII

Éliane d’Anxtot avait éprouvé un grand soulagement en apprenant à son réveil qu’Étienne était parti pour la journée. La veille au soir, prétextant sa migraine, elle s’était abstenue de paraître à table. Elle devinait fort bien qu’entre eux tout était fini et que jamais elle ne s’appellerait la marquise de Crussène. Elle en ressentait certes du dépit, mais cet échec ne l’abattait pas. Confiante dans ses charmes et dans sa bonne étoile, elle continuait de sourire à l’avenir. Ce qui l’angoissait un peu, c’était la crainte que l’attitude du jeune homme n’indiquât trop clairement qu’un incident grave était survenu entre eux. Le regard qu’Étienne lui avait jeté, après l’avoir surprise, pesait encore sur elle. Elle se félicitait d’avoir vingt-quatre heures devant elle pour envisager la situation et en tirer le meilleur parti. Vers trois heures, comme enfermée dans sa chambre, elle réfléchissait à ces choses, un domestique vint la prier de descendre au salon. Il y avait une visite. C’était Yves d’Halgoët qui, rentré chez lui depuis deux jours après une absence de plusieurs semaines, était pressé d’avoir des nouvelles de son ami. Éliane se mit en frais pour lui et découvrit tout de suite qu’en affectant une gaîté insouciante et de l’ingénuité mêlée à un peu de blague parisienne, elle lui plairait. Il la trouva gentille en effet et la fit parler, tâchant de savoir ce qu’elle faisait à Kerarvro ; car il connaissait trop bien Étienne pour douter un seul instant qu’il pût s’éprendre d’une pareille femme et l’épouser. Grâce à cette diversion. Éliane passa une journée moins maussade qu’elle ne s’y attendait. Elle avait constaté, d’ailleurs, qu’Yves professait une très haute estime pour le caractère chevaleresque du marquis et elle sentait ses craintes s’évanouir et sa sécurité s’accroître.

Étienne en toute autre circonstance et malgré ses efforts, eût peut-être éprouvé quelque peine à demeurer lui-même en face d’une jeune fille dont la seule présence lui semblait déjà un défi jeté à celle qu’il aimait et dont le caractère lui apparaissait, maintenant, sous un jour odieux. Mais il rentrait de sa brève expédition, si ému, si résolu, ayant reçu au tombeau de son grand-oncle une telle secousse morale qu’il domina plus facilement cette impression. Il lui semblait que des semaines et non des heures s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté Kerarvro. Ses manières vis-à-vis d’Éliane restèrent donc ce qu’elles avaient été jusque-là avec, en plus, une imperceptible nuance de mépris dont celle-ci fut seule à s’apercevoir.

Le lendemain du retour d’Étienne, Éliane très rassérénée et ayant recouvré tout son aplomb, alla trouver sa sœur et avec mille cajoleries lui insinua qu’elle avait hâte de regagner le Berri. La comtesse parut étonnée : « Pourquoi, dit-elle, es-tu si pressée de partir ; tu t’amuses ici ; on y est si bien et d’ailleurs ce ne sera pas long, puisque nous devons être rentrés pour la fête de mon beau-père ; il n’y a que quinze jours d’ici là ». Éliane insista. « Tu comprends, fit-elle enfin en baissant modestement les yeux et en jouant avec un plissé de sa jupe… c’est par délicatesse que je désire m’en aller ». L’excellente madame d’Halluin s’étonna de plus en plus. « Mais Éliane, tout le monde est si gentil pour nous !… quelle indélicatesse y aurait-il à rester ? » Les yeux de la jeune fille se relevèrent et avec une audace tranquille qui jouait la parfaite franchise : « Marguerite, dit-elle, je ne pourrai jamais me faire à l’idée de ce mariage ». Pour le coup, la comtesse demeura stupéfaite. « Oui, reprit Éliane, je savais combien vous le désiriez tous et j’ai fait ce que j’ai pu… mais c’est fini ! Je ne m’habituerai jamais… alors je trouve que c’est mieux de s’en aller ». Éliane se pencha vers sa sœur et appuya sa déclaration d’une tendre caresse. Celle-ci lui rendit son étreinte ; elle était touchée de tant de gentillesse et de droiture d’âme. « Ma chérie, dit-elle, ne te tracasse pas ; sans doute, nous le désirions, car cela semblait devoir assurer ton bonheur ; mais s’il doit en être autrement, il ne faut plus y penser. Il faut s’en remettre à Dieu qui arrange les événements pour le bien de tous… c’est drôle, ajouta-t-elle après un silence, j’avais cru remarquer qu’il te plaisait beaucoup ».

Éliane rougit un peu. « Oh ! fit-elle, il est très gentil… » — « Oui, dit la comtesse, très gentil et très sérieux… Est-ce que tu le trouves trop sérieux ? » — « Non, non… ce n’est pas cela ». Puis ramenant la conversation qu’elle ne voulait pas laisser s’égarer : « Seulement, conclut-elle, du moment que je sens que je devrai refuser s’il me demande, il est plus honnête… je veux dire plus délicat de se retirer tout de suite ». Elle avait hésité en prononçant le mot honnête. Si peu habituée qu’elle fût à scruter sa conscience, cette série de mensonges lui pesait. Elle se leva : « N’est-ce pas, dit-elle, d’un ton décidé, tu me promets d’insister auprès de Paul pour que nous partions bientôt ? » Sur la réponse affirmative de madame d’Halluin, elle sortit légère, en envoyant un baiser du bout de ses doigts roses. La comtesse demeura perplexe.

À la même heure, Étienne dans son fumoir lisait avec de longs battements de cœur, une lettre que le facteur venait d’apporter. Elle était timbrée de Washington et datée du 24 janvier. « Mon cher Étienne, écrivait Mary, j’ai lu avec un bien grand plaisir les détails intéressants que vous me donnez sur votre voyage et votre arrivée en Bretagne. C’est une vraie joie de penser que vous êtes de nouveau dans le home et que, néanmoins, vous n’oubliez pas les amis que vous avez laissés de ce côté-ci de l’océan. Votre mère doit être si heureuse de vous revoir et moi je me sais gré de vous avoir pressé de partir parce que je crois que vous n’auriez pas trouvé ici le repos d’esprit nécessaire à de grandes résolutions. Sur ma table à écrire est placée la photographie que vous m’avez envoyée, représentant le château avec les fenêtres de votre appartement. De la sorte, je puis m’associer plus étroitement, par la pensée, à votre vie. Quant aux « Landes Rouges », à défaut d’un dessin, je me les figure très bien grâce à la description si artistique que vous m’en faites. Quel joli endroit ce serait pour camper. J’espère que vous n’y perdez pas trop de temps en rêveries. J’ai toujours pensé que lorsqu’on est jeune, il est bon de se laisser aller à la rêverie de temps à autre, à condition seulement de s’arrêter au bon moment ; car il y a un instant précis au delà duquel ce genre d’occupation ne convient plus et cesse de rien produire d’utile et même d’agréable. Peut-être avez-vous fait la même observation. »

« Nous avons eu un Xmas très tranquille. La saison est particulièrement terne cette année. Les misses Simpson ont reçu de nouvelles nièces qu’on ne connaissait pas encore et dont elles-mêmes semblaient avoir un peu oublié l’existence car miss Mabel s’est trompée de nom en nous les présentant et les jeunes filles ont dû rectifier elles-mêmes l’erreur de leur tante. Miss Clara est très occupée d’une œuvre pour la régénération des petits nègres par la gymnastique. Elle doit l’inaugurer le mois prochain à Bay-Saint-Louis dans l’Alabama et veut vous convier à la fête. Elle pense que rien ne vous sera plus agréable que de venir passer quelques jours en Amérique à cette occasion et vous engage à voir la Havane en passant. Malgré ce que je lui ai dit pour l’en détourner, je suis certaine qu’elle va vous écrire pour vous inviter. »

« Ada a demeuré chez nous pendant dix jours en l’absence de sa famille. J’en ai été bien heureuse. Nous avons parlé de vous sans cesse. Tout ce que vous voudrez me dire sur vos projets me fera toujours tant de plaisir ; d’abord par la confiance que vous me témoignerez en agissant de la sorte — et aussi parce que je crois que vous accomplirez des choses généreuses et utiles à votre pays et que je serai fier d’y avoir un peu contribué. Cher Étienne, si je vous ai causé du chagrin, je le partage et mon cœur saigne. Mais quand l’on éprouve de l’affection pour quelqu’un, on songe à lui plutôt qu’à soi. Si j’avais été égoïste je n’aurais pas cherché à hâter votre départ, car il était très doux de vous avoir ici et à présent vous me manquez beaucoup. Mais je veux votre bonheur et ne devais pas le compromettre à la légère. Mes parents et Ada vous envoient leurs meilleurs souvenirs. Que Dieu vous protège. Écrivez-moi souvent et croyez-moi toujours. »

« Votre affectionnée, »
« Mary. »

Le marquis de Crussène se rappela le soir d’automne où, dans sa chambre de l’hôtel Normandy, il avait décacheté la lettre de sa mère. Il se rappela la sensation de malaise et d’incertitude qui s’était emparée de lui après l’avoir lue. Était-il possible que trois mois à peine se fussent écoulés depuis lors ? En vérité, il croyait avoir vécu toute une vie… Il regarda le portrait de Mary qu’il avait posé devant lui pendant sa lecture. Mary lui souriait. Il s’assit, prit une plume et écrivit :

« Cher monsieur Vilaret,

« Après y avoir réfléchi, je me rends à vos raisons et j’accepte de prendre ici votre succession politique. Mon programme sera le même avec les quelques restrictions que je vous ai indiquées. Je vous prie de garder le secret jusqu’à nouvel ordre. Nous nous reverrons à Paris bientôt et nous entendrons sur divers points de détails. Je vous remercie à nouveau d’avoir pensé à moi et vous serre la main très cordialement. »

Et il signa : Crussène.