Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie II/Chapitre I

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 137-159).

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Sur un contre-fort des montagnes Noires, cette épine dorsale de la péninsule armoricaine, au milieu d’une forêt de quinze cents hectares, le château de Kerarvro dresse ses hautes tours et ses pignons gothiques. La montagne, à cet endroit, forme un plateau dont on a fait une vaste clairière. De grandes pelouses, soigneusement entretenues et semées d’arbres rares, un petit étang, des allées sablées donnent à cette clairière l’aspect paisible et rassurant d’un parc anglais. Mais tout autour, dessinant un cercle agressif, la forêt se dresse, l’air méchant. Et c’est là une apparence trompeuse, car elle est, au contraire, pleine de grâce et d’abandon. Elle se laisse envahir par des mousses très fines, de petites fleurs pâles et toutes sortes d’herbes remuantes qui s’agitent follement quand le vent passe. Point de futaies noires ni de taillis étouffés ; le soleil peut envoyer partout ses rayons ; on dirait une société bien organisée, assurant à chacun sa part légitime de bien-être et d’espace et rendant inutile la terrible lutte pour la vie. Çà et là, de grands rochers sortent de terre ou bien des sources jaillissent, descendant avec de petits bonds gracieux vers la rivière qui coule rapide, au fond d’un beau vallon très large que la forêt emplit tout entière. À droite, à gauche, devant, derrière, s’étend son grand manteau vert ; et de l’autre côté du vallon, sur une crête parallèle à celle qui porte le château, le grand manteau cesse brusquement ; il fait place à des landes rouges où les Korrigans sont réputés tenir, le premier soir de la lune de janvier, une assemblée plénière, dans laquelle ils arrêtent les méfaits qu’ils commettront pendant l’année. Ces landes sont le point le plus élevé du pays ; du gros dolmen qui en occupe le centre, un panorama inattendu se révèle aux regards. Au premier plan, la forêt, et, sortant de ses flots sombres comme des mâts de navires enlisés, les paratonnerres et les girouettes armoriées de Kerarvro ; plus loin sur la lisière, les maisons du village semblables à un amas d’épaves grises et puis, au-delà, une région tourmentée, l’ondulation rousse des landes, coupées par de grandes failles rocheuses, tachetées d’ajoncs ; et tout au loin, la ligne pâle de l’océan bordant le vide du ciel.

Sur ce paysage s’opèrent d’étonnants jeux de lumière. Tantôt le soleil, s’échappant des brumes, enflamme quelque détail inaperçu qui prend un relief soudain, tantôt on voit glisser sur le sol l’ombre rapide de quelque nuage, et cette ombre qui court rend les landes plus rouges et la verdure plus noire. Un chemin s’enfonce là-bas, derrière un repli de terrain ; on en distingue les ornières et les cailloux ; une ferme se montre près d’un bouquet d’arbres et les pauvres vitres irrégulières de la façade flambent un instant. L’atmosphère passe d’une transparence fine à une opacité lourde, au hasard des fortes brises qui se croisent, luttent et se repoussent au-dessus les unes des autres, apportant l’odeur grisante de la houle et du varech ou bien les parfums de la terre et des herbes.

Malgré sa sauvagerie, ce coin de Bretagne est doux et apaisant. Depuis qu’il est de retour au pays natal, Étienne de Crussène a pris l’habitude de venir là chaque jour ; et quels que soient les ombres et les reflets, le paysage se trouve toujours en harmonie avec l’état de ses pensées. C’est un conseiller intime qui lui parle tour à tour de bravoure, d’espérance, de philosophie… Et Étienne a très besoin qu’on lui parle de cela, car son cœur commence à se déchirer. Il est retombé très vite dans la notion douloureuse de sa situation exceptionnelle et n’a pas su encore mettre un peu d’ordre au travers de ses pensées. Un tableau revient, sans cesse, la nuit dans ses songes, le jour dans ses rêveries ; la terre d’Amérique fuyant toute basse à l’horizon et le grand steamer labourant les flots et s’enfonçant dans l’espace vide. S’il dort, la vision l’éveille, tant elle s’accompagne d’une désespérance aiguë. Au regret d’avoir perdu des illusions qui le soutenaient s’ajoute le sentiment qu’il a, là-bas, entrevu le bonheur et l’a laissé échapper…

Le retour n’eût pas cette tristesse. À bord, dès le second jour, il s’était remis d’aplomb, tournant plus facilement qu’il n’aurait cru son esprit vers l’avenir, vers la France et les obligations qu’il allait s’y créer. Mary avait bien raison de réclamer de lui des actes virils. Comment même, avait-elle pu se montrer si indulgente, si aimante, elle qui devait forcément le considérer comme un homme incomplet, sachant voir et ne sachant pas agir. L’Atlantique, par son extrême monotonie, détendait ses nerfs et, nul obstacle n’arrêtant jamais son regard sur la plaine liquide, il ne s’en élevait pas non plus dans son esprit, par rapport à ses projets. Tout s’abaissait, se nivelait, laissant le champ libre à sa générosité et à ses efforts. Et un plan, alors, s’était échafaudé en lui, très méthodiquement, aussi rythmé que ces vagues qui le balançaient, aussi régulier et uni que les planches identiques du pont sur lequel il se promenait chaque matin. C’est à la Bretagne qu’il se consacrerait. Il ne chercherait pas à Paris un centre d’action, un levier — dans ce Paris où versent toutes les ambitions que ne contente pas la possibilité du bien à réaliser en province. Il ferait de son canton, le canton modèle — et peu à peu de son département tout entier, le département modèle. Que d’œuvres à créer, œuvres d’union, d’assistance, d’enseignement… Cours pour les adultes, mutualité, hygiène… Ces choses naissent si facilement en Amérique. Pourquoi ne naîtraient-elles pas de même dans les coins du vieux monde, là précisément où l’on est simple !… C’était un des caractères qui l’avaient le plus frappé en Amérique, la simplicité : simplicité dans la conception et dans l’exécution, simplicité dans le but et dans les moyens. Et il oubliait de quelle matière différente était faite la simplicité de sa Bretagne, qu’il rapprochait de celle de là-bas, sans se la rappeler. Entre les deux, il y avait des abîmes sans fond qu’il n’apercevait plus, comme si la jeune civilisation et l’antique passé eussent pu se rejoindre ainsi par dessus la complexité des âges intermédiaires.

Hâlé par les vents furieux qui se battent sur l’océan, calmé par les longs sommeils et les siestes en plein air, rendu dispos par huit jours d’inaction, Étienne était débarqué au Havre, anxieux de rallier Kérarvro, comme un officier exact qui est pressé, à l’expiration de son congé, de regagner sa garnison. Il n’évita point Paris parce que le chemin le plus court du Havre à Brest n’est pas la ligne droite. Mais il sauta de la gare Saint-Lazare à la gare Montparnasse, sans autre souci que celui de dîner dans un restaurant hâtif de la place de Rennes, et vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées depuis qu’il avait quitté le pont de la Champagne, que les paysages familiers du pays natal défilaient sous ses yeux par les portières du train. À six heures du matin, il avait entrevu Saint-Brieuc à travers le crépuscule tenace des matins d’hiver et la « dame » du buffet, en l’apercevant, avait laissé échapper une exclamation de surprise. C’était une veuve pour qui, disait-on, la vie avait été dure. Grande, l’air tragique, toujours vêtue de noir et le visage impassible, elle était connue de tous les habitués de la ligne, mais se déridait rarement et causait le moins possible. En somme, on ne savait rien d’elle, si ce n’est que son buffet était bien tenu et que derrière son comptoir, elle ressemblait à une statue de la Destinée. Pour Étienne seul, elle savait sourire ; peut-être lui rappelait-il quelques heures de joie dans un passé sombre. « Vous voilà revenu, monsieur le marquis, dit-elle, en lui versant du café au lait et en plaçant deux brioches sur une assiette, sans même lui demander ce qu’il voulait prendre ; Dieu soit loué, qui vous a ramené sain et sauf à travers ces vilains océans ! » et elle eût un geste vers Brest, une sorte de cercle maudit que sa main traça très vite, nerveusement, tandis qu’un peu de haine et de peur passait sur ses traits. Étienne avait essayé de plaisanter, mais la pensée de la mer avait de nouveau figé le visage de l’étrange créature et ce fut d’une voix brève, presque dure, qu’elle dit comme se parlant à elle-même : « Les Bretons font mieux de ne pas sortir de chez eux ; il n’y a rien de bon pour eux hors de Bretagne ! »

Quelle étrange impression il ressentit soudain de cette parole ! Au lieu de le contrister, elle lui fit chaud au cœur. Il éprouva un confort inattendu à sentir la terre Bretonne sous ses pas et une sorte de violent désir de s’y renfermer, corps et âme, et de ne la plus quitter ; il lui vint une vision de l’existence d’autrefois, des ancêtres stagnants qui vécurent toute une vie dans cette enceinte provinciale et s’y trouvèrent à l’aise : il entrevit le néant de sa lutte pour gagner le large et s’y perdre sans doute dans le remous des tempêtes prochaines. Placé là par la destinée, avec des devoirs et des droits, des facilités et des chances de bonheur tranquille, qu’avait-il à vouloir, au lieu de ces privilèges, les problématiques avantages après lesquels courent, souvent en vain, ceux que le sort a moins bien traités !

Et comme il était encore enfant, très mobile, prompt à se donner tout entier aux impressions du moment, il songea à ce qui l’attendait derrière les collines basses qui, aux approches de Guingamp, se dessinaient sur la gauche, dans la tristesse du jour naissant. Il allait retrouver le grand château aimé et la forêt, si jolie en hiver, avec le fouillis de ses branches grises, de toutes les nuances de gris, depuis le gris de fer aux ombres bleues jusqu’au gris perle aux reflets roses. Il allait revoir son cheval, ses chiens, les gardes, le village où chacun le saluait d’un bonjour amical. Il allait retrouver sa chambre tendue de rouge et ornée de gravures anglaises du siècle dernier, avec de grandes peaux d’ours blancs trainant sur le parquet et le petit fumoir en rotonde qu’il s’était arrangé dans une tour. Que de bonnes heures il avait passées là, les soirs de chasse, délicieusement moulu, se rôtissant les jambes devant un feu pétillant. Il songea avec un plaisir puéril à ses vêtements de gentilhomme campagnard qu’il allait endosser de nouveau ; nulle tenue ne valait celle-là : la blouse à plis en gros drap souple et les hautes bottes en cuir fauve. Sa main se crispa, par avance, autour de son fusil dont le canon luisait si joliment dans le taillis, qui s’armait presque tout seul et ne pesait point sur l’épaule..… Il s’alarma seulement en notant que sa hâte de retrouver tout cela était dominée par une sorte d’inquiétude qui paralysait son désir de revoir sa mère : sa mère qu’il aimait tant et dont à plus d’une reprise l’absence lui avait semblé pénible à porter.

Alors il s’interrogea curieusement et, sur la lisière de sa forêt Bretonne, il entrevit l’agitation des cités Américaines et, derrière le visage de la marquise, les traits fins de Mary ; ces deux visages chéris étaient troublés tous deux et d’un trouble contraire ; il eût conscience que, désormais, il ne pourrait les voir s’éclairer ensemble et qu’une terrible alternative allait, plus que jamais, déchirer sa vie. À travers les vitres, la campagne s’éclairait ; il savait les noms des villages, des coteaux, des petits ravins, de tout ce qui passait. À Plouaret, le chef de gare vint lui serrer la main, avec cette jolie familiarité Bretonne où tant de tact et un tel sentiment des distances s’allient à un esprit si nettement égalitaire. Puis enfin, ce fut Morlaix. Le train passa sur le grand viaduc à deux étages qui domine la petite ville, si pittoresquement installée dans son étroit vallon. D’un regard, Étienne surprit à gauche l’amusant dédale des vieilles demeures, grimpant les unes sur les autres et à droite, le canal aux quais de pierres grises, s’en allant porter à la mer le reflet paisible des coteaux qui l’enserrent. Il eut souhaité d’apercevoir la pointe élancée du fameux Creizker qu’il devinait très proche, dominant de sa majesté grave le bourg endormi de Saint-Pol-de-Léon.

Il quitta là le train de Brest et monta dans le petit chemin de fer qui va de Morlaix à Carhaix ; son impatience croissait. Le trajet dura une heure et quart. On s’enfonçait de plus en plus dans le centre de l’Armorique. Aux stations, très fréquentes, le costume local dominait et les mots Français se faisaient de plus en plus rares. Étienne prêtait l’oreille avidement à ce parler à la fois doux et rude, si bien approprié à la Bretagne dont les herbes odorantes poussent sur un sol de granit. À Poullaouen, il se sentit arrivé et d’un bond fut dans la cour de la gare, où sa petite charrette anglaise l’attendait. Il l’avait demandée spécialement afin d’être plus vite rendu à Kerarvro. Il échangea de rapides poignées de mains avec de vieux Bretons qui se trouvaient là et soulevaient d’un air content leurs larges chapeaux ronds. Il remit au charretier, qui conduisait le char à bancs, son bulletin de bagages, prit avec lui sa valise et saisit les rênes des mains de Jean-Marie.

Jean-Marie était son frère de lait et vivait auprès de lui sur un pied de respectueuse camaraderie. C’était un joli garçon, très blond avec des yeux bleus étonnés et un rire enfantin et sonore. Il avait reçu, par les soins de la marquise, une instruction assez complète et selon l’expression d’Étienne, « devinait le monde bien au-delà de ce qu’il en comprenait ». Aussi les deux jeunes gens causaient-ils ensemble sur toutes espèces de sujets. Très avisé, Jean-Marie vît tout de suite qu’Étienne était heureux de revenir et laissa éclater sa joie ; il avait eu peur et le disait naïvement : « Voyez-vous, monsieur Étienne, vous étiez agité avant de partir et j’étais inquiet qu’on ne vous change en route et que vous ne vous trouviez bien de vous transplanter comme ça. » — « À quoi penses-tu ? répondit le marquis en riant ; est-ce qu’on transplante les Bretons ? Quand ils s’en vont ils reviennent toujours. Et tiens, madame Leloup m’a dit ce matin qu’ils feraient mieux de ne jamais sortir de chez eux ; c’est ton avis alors ? » — « Ah ! cette vieille, dit Jean-Marie, vous, ne savez pas ce qu’elle m’a questionné sur vous, un jour que j’ai été à Saint-Brieuc, pendant votre voyage. Jamais elle n’avait tant parlé. M. d’Halgoet en était stupéfait. Moi je trouve qu’elle sent le roussi, cette dame noire. M. le Recteur de Plourin a dit, une fois, qu’elle avait fait une promesse au diable et cherchait à la racheter avec des mortifications. » — « Tu ne crois pas cela, n’est-ce pas, Jean-Marie ? Tu sais bien que ce sont des bêtises », fit Étienne. Et pour toute réponse, Jean-Marie haussa l’épaule avec un rire muet au coin de la bouche, l’air de dire : Bah ! Est-ce qu’on sait ce qui se passe entre ce monde-ci et l’autre ! Ça peut être des blagues et ça peut être vrai.… Et toute la philosophie du peuple Breton, où tant de scepticisme se mêle à tant de superstition, se profilait sur ce visage juvénile.

Ils parlèrent au hasard de cinquante choses proches et lointaines ; la jument semblait éprouver une hâte extraordinaire et grimpait les côtes tout d’une haleine, pressée d’arriver, elle aussi. Elle salua d’un hennissement joyeux l’apparition de la forêt qui se montra à un détour de la route. On la voyait, d’en bas, en amphithéâtre, avec la vallée qui la divise et bientôt, on atteignit les premiers arbres. À gauche, soudain s’ouvrit une clairière au milieu de laquelle s’élevait une courte pyramide de marbre blanc, très simple ; point de sculptures ; rien qu’une guirlande de laurier tournant autour du socle que traversait une palme. Sur la pyramide, étaient inscrits ces mots : Étienne-Louis-Raoul, marquis de Crussène, tué à Loigny, le 2 décembre 1870. Ce n’était pas un tombeau, mais un monument commémoratif que la marquise avait élevé, en mémoire de son mari, à l’entrée de leur domaine. Étienne arrêta la charrette, descendit, ôta son chapeau, s’agenouilla un instant et déposa un baiser sur le marbre. Jean-Marie ému le regardait. Puis la voiture les emporta vers le château dont un pignon se montrait maintenant au-dessus d’eux, à travers la futaie dépouillée.

La route s’élève en pente douce, le long du promontoire boisé sur lequel Kerarvro est bâti : à gauche, il y a la rivière, puis la masse de la forêt emplissant le vallon et couvrant les crêtes. Bientôt la montée s’accentua. Étienne jeta un regard derrière lui. Le paysage montait aussi, découvrant de grands espaces. La limpidité d’une atmosphère hivernale donnait aux lignes un aspect assagi et définitif. Onze heures sonnèrent à l’horloge des Écuries et les tintements arrivèrent aux oreilles d’Étienne, malgré la distance, comme si les bâtiments encore invisibles eussent été tout voisins ; les onze coups tombèrent dans la forêt comme des sons mystérieux ; Jean-Marie rêvait et le cœur de son compagnon battit au tournant du chemin. Il y a là deux grands rochers qui semblent monter la garde sur un seuil enchanté. Dès qu’on les a passés, tout change : à la nature inculte se substituent les raffinements du parc.

Les roues de la charrette anglaise crièrent sur le gravier. Au bout des pelouses, la masse imposante du château apparut : un grand corps de bâtiment avec deux ailes d’inégale importance, terminées par des tours et reliées, entre elles, par une terrasse bordée d’une balustrade de pierre ajourée, de grands toits coupés de cheminées et de fenêtres à fines dentelures ; sur les murailles sobres d’ornements, un simple semis alterné d’hermines et de fleurs de lis sculptées dans le granit gris et, au centre de la façade, les armes des Crussène, un lion portant un glaive avec leur devise : Cruce et gladio par la croix et l’épée !

La marquise avait aperçu la voiture par une des fenêtres de son boudoir, comme elle se préparait à aller au devant de son fils, qu’elle n’attendait pas si tôt. Elle descendit bien vite et arriva sur le perron en même temps qu’Étienne y posait le pied. Deux larmes joyeuses brillaient dans ses yeux et elle lui tendit les bras avec une tendresse inexprimable. Puis tous deux, sans se parler encore, entrèrent dans le Hall. C’était une pièce très haute, lambrissée : un escalier monumental en bois sculpté en occupait le fond ; une verrière énorme l’éclairait ; des armures étaient dressées contre les lambris ; un tapis rouge couvrait les marches de l’escalier et, du plafond à solives, descendait un lustre de cuivre. La marquise, la main sur l’épaule d’Étienne, ouvrit une porte et entra dans un salon tendu de tapisseries à personnages. Cette pièce donnait sur la terrasse : un palmier géant se trouvait dans un angle près d’un piano à queue recouvert d’une étoffe précieuse à broderies multicolores. Le feu flambait dans la cheminée de chêne ; des fleurs, des livres, des journaux, un ouvrage à l’aiguille posé sur un fauteuil, tout indiquait qu’ici Madame de Crussène avait établi le centre de son existence quotidienne. Le salon communiquait avec un autre, beaucoup plus vaste, qu’ornait une série de portraits de famille, mais dans lequel on ne se tenait pas habituellement ; au-delà il y en avait encore un troisième qui n’avait jamais été meublé ; puis la salle à manger et le billard reliés au Hall par une galerie.

La marquise, maintenant, regardait son fils et le trouvait un peu changé sans trop savoir en quoi. Étienne aussi songeait que sa mère n’avait pas tout à fait son expression accoutumée, mais cette impression fut courte : la joie du revoir leur suffisait. Rien ne troubla la sérénité de cette journée. Étienne courut partout, visita la maison de la cave au grenier, parla à chacun, depuis les aides-jardiniers jusqu’à la fille de cuisine, caressa Rob Roy et informa Perros, qu’il irait, le samedi suivant, manger chez lui des crêpes de blé noir en manière d’apéritif avant le déjeuner. Tard, comme le soleil se couchait, il alla au village, entra un moment chez le Recteur qui fumait une pipe, assis sur une marche de son escalier, serra la main du maire, puis celle du maître d’école, recueillit les bénédictions de toutes les vieilles femmes qu’il rencontra, refusa cinq verres de cidre et trois tasses de café et poussa, enfin, jusqu’à la ferme de Pierre Braz qui s’était obstiné à ne pas marier sa fille tant que Monsieur le Marquis ne serait pas de retour.

Là, il fallut bien accepter de boire du cassis à la santé des futurs époux. Les fiancés rayonnaient : Pierre Braz bavardait. Étienne eut toutes les peines du monde à s’échapper ; il prit sa course le long d’un sentier dont il connaissait les moindres détours. La nuit était profonde. Sous les pas du jeune homme craquaient les branches mortes et les feuilles sèches : il manqua de renverser un vieux bucheron, un peu ivre, qui rentrait chez lui en caressant une bouteille vide et en lui chantant une chanson à boire. « Eh bien, père Yvon, cria Étienne, qu’est-ce que vous racontez donc à votre bouteille ? Dépêchez-vous de filer ; le grand Goeland est dehors ! » Le grand Goeland était un immense oiseau avec des ailes de fantôme qui courait, la nuit, à hauteur d’homme, dans les bois et dont l’attouchement était mortel. L’ivrogne saisi, jeta la bouteille et détala. Étienne s’arrêta pour mieux rire ; il se trouvait tout près de la lisière. À deux pas de lui le sentier débouchait sur les pelouses qui entouraient le château. Il aspira l’air frais très doux, un peu humide ; il s’étonna de le trouver si différent de l’air sec et excitant de l’Amérique auquel il s’était très vite habitué. Puis il reprit sa marche et vit, de loin, les trois fenêtres de sa chambre et de son fumoir éclairées. Après avoir fait du feu et allumé les deux lampes, le domestique avait oublié de fermer les volets.

Quand il eut atteint le perron et mis la main sur la grosse poignée ciselée de la porte monumentale, avant d’entrer, il leva les yeux et regarda en l’air. Les étoiles brillaient, plus discrètement que là-bas, avec un peu moins d’éclat, mais peut-être avec plus de charme ; en tout cas, c’étaient les mêmes. Il fut saisi de cette pensée que son long voyage ne l’avait pas même fait changer de cieux. La grande Ourse l’avait suivi. En rêveur, amant des astres et de la nuit, il l’avait souvent cherchée à travers les azurs lointains ; il se rappelait la position qu’elle occupait le soir de son arrivée à New-York et une autre fois, du haut de la terrasse Dufferin à Québec, et encore, au Niagara, sur le bord de la chute. Il avait souhaité, ce soir-là, être sur le perron de Kerarvro, devant l’horizon familier et voici qu’il y était revenu à bon port… seulement dans l’intervalle, des choses s’étaient passées… et la grande Ourse évoquait maintenant K. Street : de là, en remontant vers l’hôtel Normandy, il l’avait vue maintes fois danser devant lui au-dessus de Mac Pherson square.

Le dîner fut gai ; la mère était satisfaite de regarder son fils et lui se contentait d’entendre sa voix, une voix admirablement timbrée qui avait bercé son enfance et dont la musique le charmait. La chronique locale fit tous les frais de la conversation. Ce fut seulement quand ils se retrouvèrent dans le salon aux tapisseries qu’un silence gênant s’établit entre eux. Étienne attendait et redoutait cette simple question : Pourquoi es-tu resté si longtemps à Washington ? Il savait que ces interrogations simples et droites étaient dans les habitudes de la marquise et elle les accompagnait toujours d’un regard aigu qui se posait sur vous avec la franchise indiscrète d’une projection électrique. Mais, cette fois, Madame de Crussène ne formula point la pensée que son fils lisait sur son front un peu soucieux ; d’un accord tacite, le mot d’Amérique ne fut même pas prononcé entre eux. Étienne ne poussa pas ses récits au-delà de la traversée dont il narra, avec complaisance, les menus incidents ; comme si sa mère eût été suffisamment renseignée sur la fin de son séjour aux États-Unis par la dernière lettre, écourtée et banale, qu’elle avait reçue de lui.

De bonne heure, ils remontèrent dans leurs chambres. Étienne était fatigué de sa nuit passée en wagon et bâillait avec une persistance juvénile. Quand il fut rentré chez lui, pourtant, il ne se coucha pas. Il plaça de biais, près des fenêtres, une grande table sur laquelle se trouvait, à côté des livres et des journaux sortis de sa malle de bord et de sa valise, un vase rempli de grosses chrysanthèmes blanches. Il s’assit devant cette table, comme il s’asseyait là-bas, devant son bureau de l’Hôtel Normandy ; puis il tira de son portefeuille une photographie et la regardant, il pleura.