Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre VII

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 108-122).

vii

La « Riding Academy »[1] s’élevait sur la route de Georgetown. C’était un vaste bâtiment ayant l’aspect d’un théâtre. De grandes ouvertures vitrées en éclairaient l’intérieur. En plus des écuries fort bien tenues et du manège énorme et joliment décoré, il y avait des vestiaires, des cabinets de toilette avec bains et douches et un salon donnant sur la tribune. Cette tribune, aménagée en vue d’une assistance nombreuse, devenait, les jours de « réunions », le rendez-vous de toutes les élégances. Ce qui distingue en effet les Riding Academies Américaines de nos établissements d’équitation, c’est qu’on n’y vient pas seulement pour apprendre l’a, b, c de l’art équestre, mais aussi pour y pratiquer cet art dans des conditions spéciales de confort et d’agrément. Des clubs s’y forment qui organisent des matinées ou des soirées ; les membres du club ont droit d’y convier leurs amis. Un orchestre se fait entendre, un buffet est dressé ; on galope en musique. Parfois même cavaliers et amazones sont costumés et exécutent une sorte de carrousel.

La veille au soir, précisément, une fête de ce genre avait eu lieu. Des ouvriers étaient en train d’enlever les guirlandes de feuillage et les tentures qui entouraient la tribune lorsque Étienne, en avance sur l’heure convenue, pénétra dans le manège. Un des écuyers s’y trouvait, donnant une leçon matinale à un petit Yankee pur sang qui manœuvrait son poney avec une jolie crânerie. Il tourna vers Étienne son regard d’acier et le dévisagea. Ses cheveux frisés, presque roux, s’échappaient d’un béret bleu en tricot posé en arrière de sa tête. « Un futur cow-boy » dit l’écuyer. Étienne s’intéressa : « Vous croyez, dit-il que c’est une vocation sérieuse ? » — « Bah ! répondit l’écuyer, il a le temps de changer d’avis d’ici là et d’ailleurs, quand il sera grand, les cow-boys auront perdu de leur prestige. Mais aujourd’hui c’est leur marotte à tous les petits (all the little ones) ; ils pensent qu’il n’y a pas de métier plus beau que de courir le Far West en lançant le lasso ! » Et, comme si cet idéal lui eût causé une soudaine recrudescence d’enthousiasme, le cow-boy en miniature se dressa sur ses étriers et mit sa monture au grand galop pour courir après un troupeau imaginaire.

Que deviendra l’Amérique quand il n’y aura plus de Far West ? Depuis l’origine, l’immensité de la prairie a été sa poésie, la vie d’aventures et de dangers a stimulé l’énergie et entretenu la virilité de ses fils. Ce furent d’abord les tribus indiennes, la guerre pied à pied, les surprises nocturnes ; puis la conquête agricole, l’audacieux défrichage loin de tout secours, le laboureur armé conduisant sa charrue d’une main, tenant le révolver de l’autre ; puis enfin, la sécurité une fois établie, l’odyssée continuant vers les grands espaces libres, les jeunes gens poussés moins par le souci de la richesse que par le désir de la vie sauvage, du sport à outrance, de l’indépendance absolue… Le temps passe, l’Amérique se remplit. Un jour viendra où il faudra demeurer sédentaire dans les villes et se contenter de profits plus maigres, d’affaires moins considérables ; la force d’initiative et l’élasticité, qui font rebondir après chaque chute, seront moins utiles, en ce temps-là, que la patience et la persévérante lenteur… Les Américains, enfermés dans le cercle de fer, se soumettront-ils ou bien leur puissance d’expansion les entraînera-t-elle à faire la guerre au loin pour le plaisir de vaincre ?…

Ces pensées traversent rapidement l’esprit d’Étienne et ne s’y fixent pas, parce que son regard suit avec avidité la marche des aiguilles sur l’horloge du manège, Encore dix minutes ! Mais voici Mary qui l’appelle. Elle est en avance, elle aussi, et lui sourit de la tribune. Pendant qu’on selle les chevaux, il court la retrouver et il y a dans ses yeux, dans sa physionomie, dans toute sa démarche une telle ardeur, une si visible émotion que la jeune fille, un peu anxieuse, semble hésiter une minute. Puis le calme et la résolution lui reviennent et elle presse le départ. Son amazone bleu foncé très simple, son petit chapeau de feutre noir sans ornement lui vont à ravir. Un bouton de rose tremble à son corsage et la pomme d’or de sa cravache brille entre ses doigts. Deux minutes plus tard, ils chevauchent côte à côte vers Georgetown et le Potomac. Elle monte une jument bai très fine ; lui, un cheval noir aux allures énergiques qu’il retient par prudence tant qu’on est dans le faubourg, au milieu des voitures de commerçants et des enfants qui jouent. Ils traversent ensuite le fleuve sur un grand pont de bois d’aspect rudimentaire et provisoire, et se mettent à gravir par une route en lacets la colline d’Arlington.

De grands arbres aux troncs noueux jettent leur ombre sur la route ; les herbes hautes, dorées et desséchées par le soleil de l’été, s’inclinent sous la brise légère qui vient de l’océan et tout le panorama de Washington se construit peu à peu sous leurs yeux. Tous deux éprouvent la même émotion : ils savent que l’heure est venue d’une conversation décisive qu’ils désirent et redoutent à la fois. Mary, toujours résolue, prend l’initiative et, le regardant avec un sourire un peu triste, lui pose cette simple question : « À quoi pensez-vous ? » — Étienne répond : « À vous » et il ajoute plus bas, la voix subitement assourdie : « Je me demande si je dois quitter tout cela pour toujours » et son regard embrasse l’admirable paysage qui s’étend devant lui. — « Pourquoi, pour toujours ? demande Mary ; si vous partez, vous reviendrez. » — « Jamais, dit-il, à moins que ce ne soit pour vous chercher et alors pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »

… Sa belle confiance s’est envolée. Il s’est éveillé ce matin avec la sensation d’un poids très lourd pesant sur lui, comme s’il savait que pendant la nuit la résolution de Mary s’était précisée et fixée ; il s’est levé, persuadé que c’en était fini du bonheur entrevu, et pourtant, quand la jeune fille lui a souri tout à l’heure, il a eu la certitude que son amour était, sinon partagé, du moins sur le point de l’être. Si donc elle le repousse, ce n’est pas le cœur qui dicte le refus, c’est la raison. Elle a réfléchi, elle entrevoit des objections très graves, des obstacles très sérieux. À lui, Étienne, de vaincre sa résistance en la persuadant. Il sera à la fois éloquent et habile, aucun effort ne le rebutera… sa résolution est si ferme, que par un subtil et mystérieux fluide, elle se transmet à l’animal que sa main conduit : le cheval noir part au galop soudainement et la jument fait un écart… La route monte toujours et l’horizon grandit autour de Washington. Ils ont remis leurs montures au pas et Étienne répète lentement sa question : « Alors, pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ? »

Elle, sans embarras, avec une sorte de franchise tendre, répond : « Parce que je veux que vous soyez heureux et que vous ne pourriez pas l’être avec moi. » Et comme Étienne, ravi de cette parole qui est presque un aveu d’amour, s’apprête à protester que Mary, au contraire, est indispensable à son bonheur, celle-ci l’interrompt : « Je sais ce que vous allez me dire ; vous m’aimez et vous ne voyez que le présent ; moi, je suis bien tentée aussi de ne pas regarder au-delà, mais pendant que je le puis encore, mon devoir est de vous sauver malgré vous. Croyez-le, mon ami, je ne suis pas la femme qu’il vous faut. J’embarrasserais et compliquerais votre vie, au point de la stériliser. Vous ne pouvez pas devenir Américain et moi, je ne suis pas du bois dont on fait les Européennes. Un abîme plus infranchissable mille fois que l’océan sépare les Deux-Mondes, l’abîme que creusent des différences insignifiantes mais innombrables, dans la vie de chaque jour, qu’il s’agisse de choses matérielles ou de choses morales. L’existence des fiancés, des jeunes mariés même, n’est pas normale ; ils s’isolent, ils voyagent. Mais du jour où ils reprennent contact avec la société, un double accord doit exister entre eux d’abord, et puis entre chacun d’eux et leur milieu ; autrement le ménage n’est pas d’aplomb. Eh bien ! je suis sûre que nous serions d’accord vous et moi, mais nous ne pourrions pas l’être, moi avec votre milieu ni vous avec le mien. »

— « À ce compte-là, dit Étienne avec une sorte d’impatience, tous les mariages qui ont eu lieu entre des Européens et des Américaines auraient été suivis de divorces et tel n’est pas le cas. »

— « Tel n’est pas le cas, en effet, reprend la voix douce et ferme de Mary ; mais ces Américaines étaient des Européennes manquées, faites pour les horizons de là-bas, pour la hiérarchie et la complication de votre vieux monde… Si, si, insiste-t-elle, sur un geste de dénégation du jeune homme, il est comme cela, votre vieux monde, hiérarchique et compliqué. Je ne parle pas d’après le peu que j’en ai vu, mais d’après tout ce que j’en ai lu. Cela se sent si bien à travers chacune de ses productions littéraires ou artistiques, cette hiérarchie et cette complication. On ne doit pas s’étonner, d’ailleurs, qu’il en soit ainsi ; au contraire, c’est logique et même cela lui va bien. Mais il est logique aussi que le Nouveau-Monde soit différent, très simple, très près des origines, très près de la nature, tout plein de liberté vraie… Il y a ici des femmes qui n’apprécient pas cela, que cette simplicité et cette liberté ennuient. Celles-là sont contentes d’habiter l’Europe et, en général, remarquez-le, nous ne les revoyons plus ; leurs visites s’espacent de plus en plus et finissent par cesser tout à fait. Elles deviennent des comtesses si Françaises ou des princesses si Romaines que leur première patrie s’efface de leur souvenir ; et pourtant, on dit qu’elles ont grand peine à s’acclimater !… En tous cas, elles sont comme assouplies d’avance par leurs tendances Européennes : moi je ne suis pas ainsi ; il me faut la grande indépendance et la grande franchise de ce pays-ci… »

« Nous y vivrons, dit Étienne avec résolution nous y vivrons, je vous le promets et moi, je ne regretterai rien. » — Mary le remercie d’un regard ému : « Je ne puis accepter, » dit-elle. Le jeune homme s’affole, sentant combien son parti est pris, combien elle a dû réfléchir et s’interroger elle-même. Alors il devient injuste. « Vous n’avez pas de pitié ! Vous raisonnez avec une froideur qui est presque de l’ironie… Qu’est-ce que cela vous fait que je meure de chagrin ? » Elle le calme en lui donnant ses doigts gantés qu’il porte à ses lèvres et qu’il retient quelque temps prisonniers. Ils ont atteint le sommet ; des bois s’étendent devant eux, solitaires ; on peut trotter maintenant. Mary rend la main à sa jument qui s’impatiente. Bientôt les bois deviennent plus denses autour d’eux, ils se grisent de vitesse et d’air pur ; leur jeunesse goûte avidement la joie physique de l’allure accélérée et, sans oublier leurs préoccupations douloureuses, ils éprouvent comme la sensation bienfaisante d’une trève, d’un néant momentané… La course se prolonge ainsi sous le ciel bleu ; ils ne rencontrent personne ; ils ne se parlent pas ; ils échangent parfois un sourire et Étienne se prend à souhaiter de courir de la sorte longtemps, très longtemps, puis d’arriver à l’improviste au bord du vide, devant le grand canon du Colorado et d’y tomber tous deux d’une chute indéfinie, enlacés l’un à l’autre…

À présent, c’est le retour !… Ils se sont arrêtés, tout à l’heure, dans une sorte de clairière et Mary, descendue un instant, s’est étendue sur l’herbe pendant qu’Étienne tenait les chevaux. Puis, ils ont repris leur route tristement, avec l’instinct de la séparation prochaine. La jeune fille rompt le silence la première et se tournant vers son compagnon : « Étienne, dit-elle, vous m’avez offert de vivre ici, je sais que vous êtes prêt à le faire et je vous en ai une reconnaissance infinie. Je ne doutais pas de votre amour, mais il m’est très doux d’en recueillir une preuve semblable ; je ne l’oublierai jamais. » — « Alors, implore Étienne,… acceptez ! » — Non, reprend elle, car ce que vous m’offrez là, vous n’avez pas le droit de me l’offrir. Vous ne vous appartenez pas, mon ami, vous appartenez à la France et il vous est interdit de lui soustraire la force que vous représentez. Dans un vieux pays, un grand nom est une force. Je comprends ces choses, je vous assure, quoiqu’elles soient étrangères à notre civilisation. Et quand le vieux pays a besoin de se rajeunir, c’est à ceux qui portent les grands noms à l’y aider, même si cela comporte des sacrifices de leur part. Dans cette Bretagne retardataire dont vous m’avez souvent parlé et que j’aimerais à connaître, vous êtes un homme exceptionnel. Un mannequin en bois qu’on appellerait Crussène aurait de l’action sur le district, — ou ce qui, chez vous, correspond au district. Et si celui qui s’appelle Crussène, au lieu d’être un mannequin en bois, est un être vivant et jeune, intelligent, instruit, à quoi ne peut-il pas prétendre ? » — « Vous vous illusionnez, dit Étienne avec un rire amer ; il ne peut prétendre à grand chose justement parce qu’il porte ce nom. »

— « C’est vous qui vous faites des illusions, continue la jeune fille avec autorité. J’ai très bien compris, d’après tout ce que vous m’avez raconté, d’où vient votre erreur à cet égard. Votre pays est habitué à n’entendre que des paroles d’immobilité ou de réaction sortir de la bouche de ceux qui doivent le guider dans le progrès ; il est habitué à les trouver toujours en travers de toutes les innovations, de tous les changements. C’est pourquoi il se méfie, mais il n’en regarde pas moins de votre côté comme vers ses chefs naturels. Vous croyez qu’on se méfie de votre nom et c’est de votre attitude que l’on se méfie. Si vous aviez du courage, vous iriez vous mettre à leur tête ; je ne sais pas ce qu’ils demandent moi, peut-être des réformes qui ne donneront pas ce qu’on attend ; mais ils veulent du mouvement et ils ont raison ; le mouvement, c’est la vie ! »

— « Et si je faisais cela, Mary ? Si j’entrais résolument, sans hésitation, dans la lutte ; si, par là, je marquais ma liberté d’opinions et mettais mon indépendance à l’abri de toute atteinte, est-ce que vous refuseriez encore ? » Une émotion poignante lui serre le cœur ; les yeux de Mary se troublent et leur expression dément le oui faiblement prononcé, comme par acquit de conscience. Et faisant un effort sur elle-même, elle dit à son compagnon, en détournant la tête pour cacher ce qu’elle éprouve : « Étienne, il faut partir et partir tout de suite. Écrivez ce soir à votre mère pour annoncer votre arrivée et prenez le prochain paquebot. » — « C’est bien, répond le jeune homme avec une sorte de farouche énergie, je ferai cela ; mais je reviendrai. » — Mary garde le silence ; une grande fatigue a passé sur ses traits, la fatigue de la lutte intérieure qu’elle vient de fournir. Au bout de quelques instants, Étienne reprend d’une voie adoucie : « Je veux emporter de vous une double promesse. D’abord, celle de répondre à mes lettres qui seront fréquentes et dans lesquelles je vous ferai part de tout ce qui m’arrivera de bon ou de mauvais, de tout ce que je ferai ou penserai… » — Oui, dit la jeune fille, je serai votre confidente, je répondrai. » — « Ensuite, il me faut encore autre chose… je veux… être assuré… que vous n’engagerez jamais votre avenir sans… me prévenir loyalement. » — « Je vous le promets. »

  1. Académie d’équitation.