Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre IV

)
Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 63-73).

iv

Il fut un temps ou l’albâtre, l’onyx et les incrustations en pierres dures étaient à la mode en Europe. Sur les cheminées se prélassaient des garnitures complètes, pendule, flambeaux et vases à fleurs ; sur les étagères, des cadres de photographies ; sur les tables à écrire, d’énormes encriers.… et tout cela était en albâtre, ou en onyx, égayé par le relief de quelque traîne de verdure ou de quelque bouquet champêtre dont les fleurs et les feuilles, taillées dans des cailloux de nuances variées, ajoutaient à l’aspect glacial et compassé de l’ensemble. Vers la fin du second empire, ce genre d’objets décorait les villas des environs de Paris et les chalets des stations balnéaires. Après la guerre, on n’en vit plus. On s’imagina que les officiers Prussiens avaient, de préférence, introduit dans leurs bagages ces souvenirs de leur « excursion » en France. Cette idée servit même le talent d’Alphonse Daudet et lui inspira un délicieux petit conte connu de tous, « la Pendule de Bougival. » Or, les Français se trompaient ; leurs bibelots d’albâtre et d’onyx avaient pris une route différente. Ils formaient sur la terre d’Amérique, un extraordinaire musée créé par les soins de Miss Mabel et de Miss Clara Simpson. Leur maison en était bondée, depuis la première marche de l’escalier jusqu’au toit en terrasse où, chaque printemps, les aimables demoiselles conviaient leurs amis à une série de « soirées astronomiques » (astronomical evenings). Ces soirées se passaient à regarder les étoiles, avec des lorgnettes de théâtre, en entendant lire des vers coupés, de renseignements mathématiques, sur le monde sidéral. C’était la conclusion et le couronnement des « causeries du lundi », comme Miss Mabel nommait leurs matinées bi-mensuelles, non sans exprimer le regret que Sainte-Beuve, qu’elle persistait à appeler « Sint-Biouve », ait eu la malechance de n’y point prendre part.

Du fait de tous les petits monuments blanchâtres qui l’emplissaient, le musée Simpson prenait un air vaguement sépulcral ; les pendules en forme de temples grecs, les vases à silhouette d’urnes funéraires semblaient des modèles de sépultures, réunis là pour satisfaire les goûts du client le moins facile à contenter et ce n’était pas sans un sursaut d’étonnement qu’on percevait, dès l’entrée, le joyeux tintamarre des conversations mêlé à la plainte d’un piano martyrisé ou d’une guitare aux sons aigres. Il y avait toujours du bruit dans cette maison.

Cette fois-ci, un calme relatif y régnait à cause de la solennité de la circonstance. Les arrivants, très nombreux — se séparaient en haut de l’escalier en deux files, d’après leur sexe, comme à la synagogue. La file des hommes aboutissait à Madame Hetley qui pontifiait dans un coin du salon, ayant auprès d’elle Miss Mabel pour faire les présentations. La file des femmes serpentait jusqu’à M. Hetley qui s’inclinait béatement aux noms murmurés à son oreille par Miss Clara. Le ménage personnifiait vraiment le théâtre sous ses deux formes classiques : Madame Hetley était ample comme la tragédie, M. Hetley était ondoyant comme la comédie. La face glabre et le rictus du mari faisaient pendant au visage pompeux et au sourire amer de sa femme. L’impression restait de deux masques déjà vus quelque part, sans doute aux moulures en carton pâte des loges d’avant-scène.

Étienne de Crussène obtint la faveur de trois phrases, étant Français et marquis, et s’en alla rejoindre un jeune Américain qui, n’étant rien du tout, n’avait été gratifié que de la traditionnelle poignée de main. « Que vous a-t-elle dit ? » demanda celui-ci, avec une sorte d’émotion curieuse. — « Ma foi ! je n’en sais trop rien, répartit Étienne, en riant. J’étais un peu distrait, je vous avoue. Si j’avais pensé que cela pût vous intéresser, j’aurais phonographié dans ma mémoire les paroles de Madame Hetley. Je présume qu’elles ne différaient pas sensiblement de celles qu’elle vous a adressées à vous-mêmes », — « Oh ! fit le jeune homme, avec modestie, elle ne m’a pas parlé. Elle ne parle pas à chacun ». Étienne le regarda avec une surprise dont l’autre voulut connaitre la cause. « Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Ce que je dis-là, est tout naturel ». — « Peut-être, répondit Étienne, mais cela me semble si peu Américain. On professe ici qu’un homme en vaut un autre ; on traite un ouvrier en blouse comme un gentleman ; et voilà une actrice en tournée qui gradue ses sourires d’après les parchemins ou les millions de ceux qu’on lui présente ! et vous trouvez cela parfait » !

L’Américain eut un joyeux éclat de rire qui résonna, clair et rapide, dans la pièce et obligea Madame Hetley à froncer imperceptiblement les sourcils. « Et qu’en concluez-vous » ? interrogea-t-il. — J’en conclus, riposta Étienne, qui s’animait en discutant, à l’existence dans votre pays, d’un genre de distraction très spéciale qui consiste à jouer à ce que l’on n’est pas, comme des petits garçons joueraient au soldat ou des petites filles à la marchande. En ce moment, vous jouez à la Cour. Madame Hetley, avec sa traîne de velours prune et son tablier de damas broché qui a l’air d’un morceau de vieille chasuble, représente la reine : Miss Mabel est sa dame d’honneur et vous tous êtes les courtisans. Seulement — et c’est là ce qui m’amuse — ce soir, la reine remontera sur les planches afin de gagner de l’argent en amusant sa Cour et, s’il y a dans son rôle quelque tirade sur l’égalité et ses bienfaits, vous l’applaudirez à tout rompre, parce que cela répondra aux instincts véritables et profonds de votre race ». — Étienne craignait mentalement d’avoir mal traduit sa pensée, de n’avoir pas trouvé les mots qu’il eut fallu. Mais son interlocuteur, transporté d’enthousiasme, lui saisit le bras et le secoua de toutes ses forces. « C’est tout à fait cela ! s’écria-t-il ; vous nous comprenez admirablement ! »

Deux ou trois personnes s’étaient approchées d’eux ; des regards curieux s’étaient tournés de leur côté. Madame Hetley, les sourcils tout à fait froncés, paraissait éprouver une surprise douloureuse ; M. Hetley était ironique et méprisant. Un vieux fond de timidité monta aux joues d’Étienne et les colora rapidement. Son interlocuteur continuait de rire et de parler haut, avec cette liberté d’expansion animale si caractéristique de la jeunesse Américaine. Il s’éclipsa vers le salon du thé où ne régnait aucune étiquette. La nièce des Bahamas l’accueillit avec un sourire. Elle se tenait devant une table chargée de bibelots d’argent et de petites pâtisseries rangées dans des coupes de Chine montées sur des pieds métalliques qui représentaient des dragons tirant la langue. Le samovar fumait : Miss Herbertson était là : elle tendit la main au jeune homme, sans dissimuler le moins du monde le plaisir qu’elle avait à le voir, et tout de suite ils s’isolèrent pour causer, d’une façon qui n’étonna personne autour d’eux. Mary voulait savoir s’il n’avait pas reçu une lettre de sa mère le rappelant en France : il eût un geste étonné. « J’ai cru sentir cela, dit-elle, l’autre soir, quand vous êtes entré ; il y avait un peu d’agitation dans vos manières et vous avez tout regardé autour de vous avec cette sorte d’intensité qu’on met à fixer les objets qu’on aime, lorsqu’on est près de les quitter. Cela m’a fait plaisir de penser que notre cher salon vous plaisait, et que vous vous étiez habitué si vite à vous y sentir at home et que vous en emporteriez l’image au fond de vos souvenirs. » — « Vous savez bien, répondit Étienne, que j’aime tout ce qui vous entoure. » — « Voilà, fit Mary, une déclaration en règle. » — Et elle souriait avec une jolie expression, moitié malicieuse, moitié satisfaite. Lui se sentit comme étourdi par ce qu’il venait de dire. Il vit qu’elle le croyait, convaincue sans doute par le ton plus encore que par les paroles, et sa loyauté s’alarma. L’aimait-il vraiment ? Avait-il le droit de lui faire un aveu d’amour ? En une seconde il eût inspecté son propre cœur et le trouva rempli d’elle. Il ne sut jamais comment l’invasion s’était produite, mais plus tard, en y songeant, une bizarre association d’idées lui vint. Il pensa aux villes antiques assiégées, aux guerriers endormis sur les remparts ; la surveillance s’est relâchée et par une voie détournée, dans le silence d’une nuit sans lune, des files d’hommes s’avancent..… quand l’alarme est donnée, la cité est prise ; ses issues sont occupées ; toute défense est impossible..…

Toute défense est impossible. Étienne le constate avec une joie confuse et se rend. Oh ! la douce capitulation, le grand repos après tant de luttes et d’incertitudes, la radieuse solution, inaperçue la veille encore et toute proche cependant ! Ils ne se dirent plus rien ce jour-là ; ils convinrent d’une promenade à cheval pour le surlendemain. Le général emmena sa fille. Étienne rentra à l’hôtel et se fit servir à dîner dans sa chambre. Il était distrait et commanda au nègre qui mettait le couvert, de venir l’enlever très exactement au bout de trois quarts d’heure. Celui-ci le rappela aux convenances, en répondant avec aménité : « Je ne puis pas. Nous avons un petit entertainement dans le sous-sol. Nous avons invité des dames et ce ne serait pas poli de les quitter. Mais quand vous aurez fini, mettez seulement la table du dîner devant votre porte. Je l’enlèverai plus tard. » Et tandis que les colored ladies[1] dansaient en bas, au son du banjo, Étienne s’endormait heureux, ayant employé sa soirée tantôt à se représenter Mary, vêtue d’une longue robe blanche, vaporeuse et scintillante, tantôt à écrire sur de grandes feuilles de papier qu’il déchirait aussitôt, la formule du billet de mariage : « Le Général et Mrs  Herbertson ont l’honneur de vous faire part du mariage de Miss Mary Herbertson, leur fille, avec le Marquis de Crussène. » Ces enfantillages l’avaient charmé ! dans son rêve la traîne blanche frissonnait et les facteurs parisiens déposaient à toutes les portes, l’annonce de son bonheur.

En Bretagne, il était six heures ; une humidité grise glissait sur les mousses et les granits. La marquise revenait du village, enveloppée dans une mante doublée d’hermine. Perros, le vieux garde la précédait, une lanterne ronde à la main. Il y avait un bois sombre à traverser avant d’arriver au château et la marquise craignait d’y rencontrer des hommes de mauvaise mine. Perros, lui, n’avait pas peur des rôdeurs, mais bien d’entendre le grincement de la brouette de la mort, parce que la rencontre du sinistre véhicule est un présage de malheur pour les pauvres humains.

  1. Mot à mot : les dames de couleur.