Le Roman d’un rallié (éd. 1902)/Partie I/Chapitre I

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Albert Lanier, Imprimeur — Éditeur (p. 1-17).

I

Étienne de Crussène éprouva un léger frisson lorsqu’un des boys de l’hôtel Normandy lui remit son courrier, au moment où il posait le pied dans l’ascenseur. Il vit, sur une grande enveloppe blanche, son nom tracé d’une belle écriture Française, un peu sèche, un peu farouche, féminine pourtant et élégante… une écriture qui avait fait son admiration et son envie quand il était écolier et qui suffisait à lui rendre, chaque fois qu’il l’apercevait, la sensation très vive du passé. Il savait que cette lettre serait là : mais il n’avait pas voulu y songer à l’avance et, maintenant qu’il la tenait entre ses doigts, il était à la fois pressé de la lire et tenté de la brûler sans en briser le cachet armorié.

Jamais encore les lettres de sa mère ne lui avaient produit un pareil effet. Depuis près de cinq mois qu’il l’avait quittée, la correspondance entre eux s’était maintenue régulière et douce. Elle lui avait écrit les mille détails insignifiants de sa vie monotone, entremêlant ses récits de quelques brèves réflexions sur le malheur des temps, l’engageant à ne pas trop s’attarder en route, mais sans lui marquer d’impatience ni de mauvaise humeur et sans paraître lui en vouloir de prolonger un voyage qu’elle avait jugé inutile et surtout inopportun. L’Amérique ne lui disait rien de bon. Puisque son fils désirait voyager, elle l’eut volontiers suivi en esprit du côté de la Grèce ou de l’Italie, voire même en Espagne et en Allemagne, là où il y a de belles œuvres d’art à contempler, une longue histoire à revivre, de sages réflexions à faire, des reliques du passé à révérer. — Mais les États-Unis n’étaient, à ses yeux, qu’un magasin de dangereuses nouveautés, une fabrique d’instruments utilitaires et d’idées subversives. Elle s’était résignée en constatant que les objections avivaient l’attrait que le Nouveau monde exerçait sur Étienne. Et puis une chose la rassurait. Le jeune homme était fin, délicat, très sensible aux fautes de goût ; elle comptait, pour le désillusionner, sur les vulgarités de la vie yankee : elle se disait que Chicago et son Exposition auraient vite fait de le rejeter vers la vieille Europe, de dissiper les rêveries auxquelles il s’abandonnait par instants, de lui faire voir sous leur vrai jour ces innovations condamnables qui, au nom de la science et de la démocratie, mettent la société en péril.

Et ce que, tout d’abord, elle sut du voyage d’Étienne la fortifia dans cette pensée. Très fidèlement, Étienne avait rendu compte à sa mère de son existence lointaine. Il lui avait dépeint le brouhaha de New-York, le dépaysement des premiers jours, la cacophonie des sifflets à vapeur sur l’Hudson, la hâte angoissante des foules, l’abus des machines, du calcul et de la vitesse ; puis Boston et ses gracieux environs, les sinuosités de la rivière Charles et les échancrures verdoyantes de la Baie ; puis encore le Niagara avec son tonnerre, ses trombes de poussière liquide et l’affolement grandiose de ses rapides. Il lui avait raconté les maisons à quatorze étages de Chicago, les rives boueuses du Mississipi, la tristesse des cités de l’ouest, la première apparition des lianes, des cotonniers et des bananes, le luxe des Pullman Cars et les familiarités des serviteurs nègres ; il avait insisté longuement sur le pittoresque de Québec et les charmes de la Louisiane parce que la vieille cité Canadienne renferme le monument de Montcalm et que le grand État du sud porte le nom d’un roi de France ; elle lui en avait su gré. Bref, ce voyage qu’elle avait redouté tout d’abord, s’accomplissait sans secousses, sans incidents, sans aventures d’aucune sorte..… La marquise de Crussène avait dès lors retrouvé sa sérénité d’esprit. L’absence du fils unique qu’elle avait élevé à elle seule et dont les vingt-quatre ans égayaient son veuvage, lui pesait sans doute. Mais bientôt il serait de retour, reprendrait sa place au foyer et la marquise n’aurait plus de peine à l’y fixer. Elle savait, à n’en pas douter, à quel auxiliaire puissant elle ferait appel pour cela, car chaque fois qu’elle y songeait un demi sourire de douce satisfaction éclairait son visage aux belles lignes nobles.

Or cette quiétude n’avait pas duré, parce qu’après avoir visité le sud des États-Unis, Étienne, dont l’absence ne devait être que de trois mois environ, s’était arrêté à Washington, qu’il y séjournait depuis six semaines et ne parlait pas de retour. Il prétextait, il est vrai, l’intérêt exceptionnel que présentait pour lui la capitale fédérale. Là, se centralisaient les rouages d’un gouvernement à la fois très simple et très compliqué, différent de tous les gouvernements d’Europe. La bibliothèque du Congrès plaçait à sa disposition des documents de haute valeur. La société de Washington lui offrait une sorte de raccourcis du monde Américain en général : nulle part ailleurs, il n’eût été aussi bien placé pour recueillir les éléments d’un travail d’ensemble. La marquise qui désirait voir paraître dans le Correspondant, sous la signature de son fils, quelques articles gentiment tournés, résumant ses observations juvéniles, avait d’abord approuvé le séjour à Washington. Mais la longueur de ce séjour et plus encore le ton décousu, embarrassé des lettres d’Étienne avaient mis sa perspicacité en éveil. Il n’était pas dans sa nature de temporiser en face de ce qu’elle considérait comme un devoir. Sa manière d’agir était la même, qu’elle eût à exercer ses prérogatives de mère ou de châtelaine, à rappeler son fils au respect de son rang ou ses fermiers au respect de leurs engagements. Elle se fixait un délai à elle-même et, le délai passé, prenait la plume avec résolution et sans faiblesse. Elle aimait mieux écrire que parler : elle redoutait les attendrissements et craignait de forcer sa pensée.

Quand deux êtres ont vécu longtemps ensemble et que les liens du sang les unissent d’ailleurs étroitement, il leur arrive de se deviner même à travers la distance. Un mystérieux fluide pour lequel il n’existe ni océans, ni montagnes, les relie l’un à l’autre. Étienne de Crussène, qui avait en plus la nervosité d’un cheval de race, éprouvait cela à un haut degré. Depuis huit jours, il savait que le délai était passé, que sa mère avait écrit, que sa lettre était à bord de tel paquebot transatlantique et qu’à vingt-quatre heures près, le Clerk de l’hôtel Normandy la déposerait à la lettre C dans le casier d’acajou.

Lorsque l’ascenseur s’arrêta au deuxième étage, il en sortit machinalement, longea par habitude un corridor sombre et pénétra dans une grande chambre dont il avait fait avec peu de chose un logis personnel. Des photographies, des fleurs, des livres corrigeaient l’aspect quelconque des meubles et empêchaient le regard de s’arrêter sur le calorifère à eau chaude apparent dans un coin, sur les commutateurs électriques et les sonneries disposés près de la porte, sur le lit enfin, replié contre la muraille et simulant une armoire à glace géante : décor commun à bien des hôtels d’Amérique et auquel l’Européen a peine à s’habituer. Une porte entr’ouverte laissait apercevoir un cabinet de toilette avec sa baignoire de marbre et son carrelage de faïence bleue. La pièce s’éclairait par trois fenêtres en bow window donnant sur Mac Pherson square. Posé en biais devant le bow window était un bureau tout surchargé de brochures, de journaux et de papiers sur lesquels une douzaine de grosses chrysanthèmes blanches et jaunes commençaient à semer leurs pétales étrangement contournées.

Étienne de Crussène posa sur un fauteuil son chapeau et ses gants, ôta son paletot et, se penchant sur les chrysanthèmes, en aspira avec délices le parfum pénétrant. Puis il s’approcha des fenêtres et regarda dehors. La nuit venait et l’automne aussi. Les arbres du square et plus loin, ceux des larges avenues dont la perspective fuyait vers le Potomac, étaient secoués par une brise rageuse. Des feuilles jaunies tournoyaient sur les trottoirs avec un bruit métallique et le ciel avait revêtu, au coucher du soleil, ces nuances criardes qui, en mer, annoncent la tempête. Le jeune homme vit, en esprit, l’immense océan roulant ses vagues profondes entre lui et sa patrie ; sa pensée se perdit un instant dans les abîmes insondés, puis aborda bientôt à l’autre rive, à cette proue de granit breton sur laquelle se brisent, impuissantes, les fureurs du large. Là étaient sa demeure, son clocher, ses terres, son avenir. Un grand désir le prit soudain de revoir la Bretagne. Pourquoi l’avait-il quittée ? Elle le tenait par toutes les fibres de sa nature celte, par toutes les complications primitives de son imagination. Elle l’avait nourri de ses poétiques légendes, pénétré de ses senteurs douces, vivifié de ses souffles puissants… Il revint à la lettre de sa mère, l’ouvrit et la lut :

« Mon cher enfant, écrivait la marquise, je souhaite que ces lignes te rendent la notion du temps écoulé depuis ton départ de France, car tu me sembles l’avoir perdue. Si tu veux, comme tu en avais l’intention louable, rapporter de ton voyage des impressions nettes, profitables, il devient tout à fait nécessaire d’y mettre un terme. Il y a deux manières de chercher à comprendre un pays étranger : en le parcourant et en y résidant. Ces procédés s’opposent tellement l’un à l’autre, qu’on se repent presque toujours de les avoir employés simultanément. À quoi bon pénétrer dans le détail, du moment qu’on n’a pas les moyens de l’approfondir ? Les attachés ou secrétaires de légation qui ont passé quelques mois, même plusieurs années dans un poste, ne connaissent souvent qu’imparfaitement le monde au milieu duquel ils ont vécu. Je pense que tu n’as pas la prétention d’analyser celui qui t’entoure. Mais prends garde d’y perdre le bénéfice de ce que tu viens d’acquérir. Une course rapide, comme celle que tu as fournie à travers les États-Unis, laisse une impression générale qui est souvent exacte, toujours intéressante et qui s’affaiblit dès qu’on veut la contrôler, la justifier par des observations minutieuses et forcément incomplètes. Je conçois que la façon très aimable dont tu es reçu par chacun ait pu contribuer à te retenir à Washington. Les gens y sont à ce que je vois, moins affairés, moins préoccupés d’intérêts matériels que dans les autres villes d’Amérique. Peut-être, sans t’en rendre compte, est-ce précisément ce que tu y trouves d’Européen qui te charme dans cette société et je me plais à penser que l’Europe y gagnera à tes yeux. C’est là, cher enfant, que tu es destiné à vivre et à faire quelque bien, si Dieu le permet, dans la sphère d’action où il t’a placé. S’il est utile pour un homme de se ménager, en voyageant, des points de comparaison entre les autres pays et le sien, il n’est pas bon de trop en faire usage. C’est là, assurément, un des principaux travers de ce temps-ci. Chaque race a ses particularités, son caractère et sa mission. Mais j’ai tort d’insister. Tu es trop raisonnable pour ne pas m’écouter, trop sensé pour ne pas m’approuver. Arrache-toi donc aux séductions Américaines. J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser. J’attends par le prochain courrier, l’annonce de ton retour. Tu seras ici à temps pour m’aider à recevoir tes cousins d’Halluin qui passeront avec nous la première quinzaine de décembre. Pierre Braz t’attend pour célébrer le mariage de sa fille. Il a déclaré que le repas de noces ne pouvait se faire sans toi ; aussi, dans les deux fermes, on pousse de gros soupirs. Chaque dimanche, à la sortie de la grand’messe, les fiancés s’enquièrent auprès de moi de tes projets, et leur mine s’allonge quand ils apprennent que tu es encore au loin. M. Albert Vilaret est venu à Kerarvro l’autre jour, mais te sachant absent, il n’a pas poussé jusqu’au château. J’estime que tu seras obligé de cesser tous rapports avec cet homme qui met au service d’une mauvaise cause des dons précieux d’intelligence et d’activité. Je le crois d’une ambition qui ne connaît pas de bornes. Déjà, lors de la dernière crise ministérielle, son nom a été prononcé. Il sera ministre au premier jour et son influence dans le département ne fera que s’accroître. M. le Recteur[1] m’a dit que lors de sa dernière visite à Kerarvro, il avait causé longuement avec le garde-barrière qui est devenu son agent le plus zélé et répand, dans la commune, des feuilles radicales contenant, traduits en breton, les pires articles des journaux de Paris. Il faut, comme de juste, faire la part des exagérations et des ragots. Mais personne ne comprendrait assurément que tu continues de voir M. Vilaret et de le recevoir ici. — Jean promène régulièrement ton cheval et le soigne comme la prunelle de ses yeux ; mais j’ai déjà remarqué à plusieurs reprises que sa main devenait assez dure et je crains qu’il ne gâte un peu la bouche de Rob Roy. Je te quitte, cher enfant, après ce long bavardage ; merci de tes photographies. La vue du Capitole est fort belle, mais l’obélisque m’a paru un bien vilain monument. Je t’embrasse tendrement. »


T. C.

Étienne s’agita une seconde à l’idée que Jean tirait sur la bouche de Rob Roy et envoya un regret ému à la fille de Pierre Braz dont il ajournait indéfiniment le mariage. Puis il alluma une cigarette et relut une phrase de la lettre de sa mère, notée au passage et qui pour lui, résumait tout le reste. « J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser ». — Cette phrase, un peu vague en elle-même, devait avoir pour Étienne un sens précis, car machinalement ses yeux se dirigèrent vers une sorte d’étagère en pitch-pin accrochée au mur et dont les rayons étaient chargés de menus objets et de plusieurs de ces grandes photographies que les Anglaises et les Américaines distribuent si volontiers à leurs amis et connaissances. Le jour était tout à fait tombé ; on ne distinguait plus qu’à peine les contours des choses. Le jeune homme alla tourner le bouton de l’électricité. Deux lampes s’allumèrent au plafond, puis une troisième dans le cabinet de toilette. Vous attendez ce moment, lecteur, pour jeter à votre tour un regard curieux vers l’étagère en pitch-pin. Mais si vous avez compté que notre héros allait vous désigner, par son sourire ou l’expression de son visage, celle des trois femmes ici présentes à qui appartenait son cœur, vous serez déçu. Il y avait cinq photographies : deux représentaient des étudiants en costume de tennis : les trois autres, des jeunes femmes de types extrêmement différents. Force m’est d’avouer qu’Étienne de Crussène n’en regarda aucune. Il ne vit que les aiguilles de sa petite pendule de voyage et en conclut sans doute qu’il y avait lieu de se hâter, car il commença aussitôt sa toilette.

Au risque d’être paradoxal, je soutiendrai que la toilette d’un homme du monde, infiniment moins gracieuse à décrire que celle d’une femme, en apprend peut-être davantage sur le compte de celui qu’elle met en scène, parce que l’homme en général, s’habille seul et que la femme est plus ou moins masquée par sa camériste. Étienne ne fut pas long. Ses affaires étaient bizarrement disséminées de côté et d’autre, mais il en savait par cœur les cachettes. Il trouva du linge blanc dans le fond de sa malle, des faux-cols dans un tiroir de bureau, son habit dans la commode, sa cravate dans une valise, des boutons de chemise en or guilloché dans un carton à chapeau… C’était l’ordre dans le désordre. Il emplit d’eau tiède les deux tiers de sa baignoire, y versa de l’eau de verveine et ses ablutions terminées, se coiffa en homme qui aime mieux s’entendre avec ses cheveux, en cas de résistance de leur part, que de les plier à l’obéissance servile, à force de cosmétique et de coups de fer. Une fois prêt, il passa la revue de sa personne avec grand soin, pourchassant sur le drap quelques grains de poussière et s’assurant que son plastron gardait l’aspect immaculé qu’avait su lui donner le blanchisseur chinois. Il semblait très jeune ainsi, plus jeune que son âge, à cause de je ne sais quelle sveltesse qui s’affirmait dans le moindre de ses mouvements et que l’habit rendait plus perceptible. Assez grand, mince, souple, très brun avec la peau blanche, Étienne de Crussène n’avait pas l’air d’un Breton ni d’un Parisien. On pouvait, en le voyant, hésiter sur sa nationalité et encore plus sur sa nature, mais il devait attirer et intéresser par tout ce qu’on devinait en lui d’opposé et de contradictoire : entêtement fier et laisser-aller insouciant, douceurs féminines et goûts virils, rêveries poétiques et joies animales, hésitations et certitudes ; cela se résumait dans les yeux, des yeux bruns semés d’étincelles qui éclairaient les traits, légèrement irréguliers, d’un visage presque imberbe et devenaient tour à tour, avec une étonnante mobilité, malicieux ou naïfs.

Il sortit de sa chambre, sonna l’ascenseur, descendit sans mot dire, traversa le square et s’engagea d’un pas rapide dans K. Street.

  1. Les curés en Bretagne portent le nom de Recteur.