Le Roman d’un enfant/76
LXXVI
Un grand calme triste succéda à ce départ de mon frère, et les jours reprirent pour moi une monotonie extrême.
On me destinait toujours à l’École polytechnique, bien que ce ne fût pas décidé d’une façon irrévocable. Et quant à cette idée d’être marin, qui m’était venue comme malgré moi, elle me charmait et m’épouvantait à un degré presque égal ; par manque de courage pour trancher une question si grave, je reculais toujours d’en parler ; j’avais fini même par me dire que je réfléchirais encore jusqu’aux vacances prochaines, m’accordant à moi-même ces quelques mois comme dernier délai d’irrésolution et d’insouciance enfantine.
Et je vivais aussi solitaire qu’autrefois ; le pli qu’on m’en avait donné était bien pris maintenant, difficile à changer, malgré mes troubles, malgré mes envies latentes de courir au loin et au large. Le plus souvent je gardais la maison, occupé à peindre d’étranges décors, ou bien à jouer du Chopin, du Beethoven, tranquille d’apparence et absorbé dans des rêves ; et plus que jamais je m’attachais à ce foyer, à tous ses recoins, à toutes les pierres de ses murs. Il est vrai, maintenant je montais à cheval, mais toujours seul avec des piqueurs, jamais avec d’autres enfants de mon âge ; je continuais à n’avoir point de camarades de jeux.
Cependant cette seconde année de collège me paraissait déjà moins pénible que la première, moins lente à passer, et j’avais fini du reste par me lier avec deux grands de la classe, mes aînés d’un ou deux ans, les seuls qui l’année précédente ne m’avaient pas traité en petit personnage impossible. La première glace une fois rompue, c’était devenu tout de suite entre nous trois une grande amitié, sentimentale au possible ; nous nous appelions même par nos noms de baptême, ce qui est tout à fait contraire aux belles manières des collèges. Et, comme nous ne nous voyions jamais, jamais qu’en classe, obligés de causer mystérieusement bas, sous la férule des maîtres, nos relations étaient, par cela seul, maintenues dans une courtoisie inaltérable et ne ressemblaient pas aux relations ordinaires des enfants entre eux. Je les aimais de très bon cœur ; pour eux, je me serais fait couper en quatre, et m’imaginais vraiment que cela durerait ainsi toute la vie.
Exclusif k l’excès, je considérais le reste de la classe comme n’existant pas ; cependant un certain moi superficiel, pour le besoin des relations sociales, se formait déjà comme une mince enveloppe, et commençait à savoir se maintenir à peu près en bons termes avec tous, tandis que le vrai moi du fond continuait de leur échapper absolument.
En général, je trouvais moyen d’être assis entre mes deux amis, André et Paul. Et, si on nous séparait, nous échangions de continuels billets à mots couverts, en une cryptographie dont nous avions seuls la clef.
Toujours des confidences d’amour, ces lettres-là : « Je l’ai vue aujourd’hui ; elle portait une robe bleue avec de la fourrure grise, et une toque avec une aile d’alouette, etc., etc. » — Car nous avions chacun fait choix d’une jeune fille, qui formait le sujet ordinaire de nos très poétiques causeries.
Un peu de ridicule et de bizarrerie se mêle infailliblement à cette époque transitoire de l’âge des garçons, et il me faut bien indiquer cette note en passant.
En passant aussi, je vais dire que mes transitions à moi ont duré plus longtemps que celles des autres hommes, parce qu’elles m’ont mené d’un extrême à l’autre, — en me faisant toucher, du reste, à tous les écueils du chemin, — aussi ai-je conscience d’avoir conservé, au moins jusqu’à vingt-cinq ans, des côtés bizarres et impossibles…
À présent, je vais faire la confidence de nos trois amours.
André brûlait pour une grande jeune fille, d’au moins seize ans, qui allait déjà dans le monde, — et je crois qu’il y avait du vrai dans son cas.
Moi, c’était Jeanne et mes deux amis seuls connaissaient ce secret de mon cœur. Pour faire comme eux, tout en trouvant cela un peu niais, j’écrivais son nom en cryptographie sur mes couvertures de cahiers ; par goût, par genre, je cherchais à me persuader moi-même de mon amour, mais je dois avouer qu’il était un peu factice, car au contraire, entre Jeanne et moi, l’espèce de petite coquetterie comique des débuts tournait simplement en bonne et vraie amitié, — amitié héréditaire, pour ainsi dire, et reflet de celle que nos grands-parents avaient eue. Non, mon premier amour véritable, que je conterai tout à l’heure et qui date de cette même année, fut pour une vision de rêve.
Quant à Paul, — oh ! j’avais trouvé cela bien choquant d’abord, surtout avec mes idées de ce temps-là ! — lui, c’était une petite parfumeuse, qu’il apercevait les dimanches de sortie derrière une vitre de magasin. À la vérité, elle s’appelait d’un nom comme Stella ou Olympia, qui la relevait beaucoup, — et puis, il avait soin d’entourer cet amour d’un lyrisme éthéré pour nous le rendre acceptable. Sur des bouts de papier mystérieux, il nous faisait passer constamment les rimes les plus suaves à elle dédiées et où son nom en a revenait fréquemment comme un parfum de cosmétique.
Malgré toute mon affection pour lui, ces poésies me faisaient sourire de pitié agacée. Elles ont été en partie causes que jamais, jamais, à aucune époque de ma vie, l’idée ne m’est venue de composer un seul vers, — ce qui est assez particulier, je crois, peut-être même unique. Mes notes étaient écrites toujours en une prose affranchie de toutes règles, farouchement indépendante.