Le Roman d’un enfant/51
LI
« Gâteaux ! gâteaux ! mes bons gâteaux tout chauds ! » Elle avait repris ses courses nocturnes, son pas rapide et son refrain, la bonne vieille marchande. Régulière comme un automate, elle passait, avec le même empressement, aux mêmes heures. Et les longues veillées d’hiver étaient recommencées, pareilles à celles de tant d’années précédentes, pareilles encore à celles de deux ou trois années qui suivirent.
À huit heures toujours, les dimanches soir, arrivaient nos voisins les D***, avec Lucette, et d’autres voisins aussi, avec une toute petite fille appelée Marguerite qui venait de se glisser dans moi intimité.
Cette année-là, un nouveau divertissement fut inauguré, pour la clôture de ces soirées des dimanches d’hiver sur lesquelles flottait plus attristante que jamais la pensée des devoirs du lendemain. Après le thé, quand je pressentais que c’était fini, qu’on allait partir, j’entraînais cette petite Marguerite dans la salle à manger, et nous nous mettions à courir comme des fous autour de la table ronde, faisant à qui attraperait l’autre, avec une espèce de rage. Elle était tout de suite attrapée, cela va sans dire, moi presque jamais ; aussi était-ce toujours elle qui poursuivait, et avec acharnement, en frappant des mains sur la table, en criant, en menant un tapage d’enfer. À la fin, les tapis étaient retournés, les chaises dérangées, tout au pillage. Nous trouvions cela stupide, nous les premiers, — et c’était du reste beaucoup plus enfant que mon âge. Je ne savais même rien de mélancolique comme ce jeu des fins de dimanche, sur lequel planait l’effroi de recommencer demain matin la pénible série des classes. C’était simplement une manière de prolonger in extremis cette journée de trêve ; une manière de m’étourdir à force de bruit. C’était aussi comme un défi jeté à ces devoirs qui n’étaient jamais faits, qui pesaient sur ma conscience, qui troubleraient bientôt mon sommeil, et qu’il faudrait bâcler avec fièvre demain matin dans ma chambre, à la lueur d’une bougie, ou à l’aube grise et glacée, avant l’heure odieuse de repartir pour le collège.
On était un peu consterné, au salon, d’entendre de loin cette bacchanale ; de voir surtout qu’elle m’amusait maintenant plus que les sonates à quatre mains, plus que la « belle bergère » ou les « propos discordants ».
Et ce tournoiement triste autour de cette table fut recommencé tous les dimanches, sur la pointe de dix heures et demie, pendant au moins deux hivers… Le collège ne me valait rien décidément, et encore moins les pensums ; tout cela, qui m’avait pris trop tard et à rebours, me diminuait, m’éteignait, m’abêtissait. Même au point de vue du frottement avec mes pareils, le but qu’on avait cru atteindre était manqué aussi complètement que possible. Peut-être, si j’avais partagé leurs jeux et leurs bousculades… Mais je ne les voyais jamais qu’en classe, sous la férule des professeurs, c’était insuffisant ; j’étais déjà devenu un petit être trop spécial pour rien prendre de leur manière ; alors je m’enfermais et m’accentuais encore plus dans la mienne. Presque tous plus âgés et plus développés que moi, ils étaient beaucoup plus délurés aussi, et plus avancés pour les choses pratiques de la vie ; de là chez eux une sorte de pitié et d’hostilité vis-à-vis de moi, que je leur rendais en dédain, sentant combien ils auraient été incapables de me suivre dans certaines envolées de mon imagination.
Avec les petits paysans des montagnes ou les petits pêcheurs de l’île je n’avais jamais été fier ; nous nous entendions par des côtés communs de simplicité un peu primitive et d’extrême enfantillage ; à l’occasion, j’avais joué avec eux comme avec des égaux. Tandis que j’étais fier avec ces enfants du collège, qui, eux, me trouvaient bizarre et poseur. Il m’a fallu bien des années pour corriger cet orgueil, pour redevenir simplement quelqu’un comme tout le monde ; surtout pour comprendre qu’on n’est pas au-dessus de ses semblables, parce que — pour son propre malheur — on est prince et magicien dans le domaine du rêve…