Paris Calmann Lévy (p. 183-187).


XLV


Comme devoirs de vacances on m’avait simplement imposé de lire Télémaque (mon éducation, on le voit, avait des côtés un peu surannés). C’était dans une petite édition du xviiie siècle, en plusieurs volumes. Et, par extraordinaire, cela ne m’ennuyait pas trop ; je voyais assez nettement la Grèce, la blancheur de ses marbres sous son ciel pur, et mon esprit s’ouvrait à une conception de l’antiquité qui était bien plus païenne sans doute que celle de Fénelon : Calypso et ses nymphes me charmaient…

Pour lire, je m’isolais des petits Peyral quelques instants chaque jour, dans deux endroits de prédilection : le jardin de mon oncle et son grenier.

Sous la haute toiture Louis XIII, dans toute la longueur de la maison, s’étendait ce grenier immense, aux lucarnes toujours fermées, constamment obscur. Les vieilleries des siècles passés, qui dormaient là, sous de la poussière et des arantèles, m’avaient attiré dès les premiers jours ; puis, peu à peu, j’avais pris l’habitude d’y monter clandestinement, avec mon Télémaque, après le dîner de midi, sûr qu’on ne viendrait pas m’y chercher. À cette heure d’ardent soleil, il semblait, par contraste, qu’il y fît presque nuit. J’ouvrais sans bruit l’auvent d’une des lucarne, d’où jaillissait alors un flot d’éblouissante lumière ; puis, m’avançant sur le toit, je m’accoudais contre les vieilles ardoises chaudes garnies de mousses dorées, et je me mettais à lire. À portée de ma main, séchaient sur ce même toit des milliers de prunes d’Agen, provisions d’hiver étalées sur des claies en roseaux ; surchauffées au soleil, ridées, cuites et recuites, elles étaient exquises ; elles embaumaient tout le grenier de leur odeur ; et des abeilles, des guêpes, qui en mangeaient à discrétion comme moi, tombaient alentour, les pattes en l’air, pâmées d’aise et de chaleur. Et, sur tous les toits centenaires du voisinage, entre tous les vieux pignons gothiques, d’autres claies semblables apparaissaient, jusque dans le lointain, couvertes des mêmes prunes, visitées par les mêmes bourdonnantes abeilles.

On voyait aussi, en enfilade, les deux rues qui aboutissaient à la maison de mon oncle ; bordées de maisons du moyen âge, elles se terminaient chacune par une porte ogivale percée dans le haut mur d’enceinte en pierres rouges. Tout le village était alourdi et chaud, silencieux dans la torpeur du midi d’été ; on n’entendait que le bruit confus des innombrables poules et des innombrables canards, picorant les immondices desséchées des rues. Et au loin, les montagnes, inondées de soleil, s’élevaient dans l’immobile ciel bleu.

Je lisais Télémaque à très petites doses ; trois ou quatre pages suffisaient à ma curiosité, et mettaient du reste ma conscience en repos pour la journée ; puis, vite je descendais retrouver mes petits amis, et nous partions ensemble pour les vignes et pour les bois.

Ce jardin de mon oncle, dont je faisais aussi un lieu de retraite, n’attenait pas à la maison, il était, comme tous les autres jardins, situé en dehors des remparts gothiques du village. Des murs assez hauts l’entouraient, et on y entrait par une antique porte ronde que fermait une énorme clef. À certains jours, j’allais m’isoler là, emportant Télémaque et ma papillonnette.

Il y avait plusieurs pruniers, d’où tombaient, trop mûres, sur la terre brûlante, ces mêmes délicieuses prunes qu’on mettait sécher sur les toits ; le long des vieilles allées couraient des vignes dont les raisins musqués étaient dévorés par des légions de mouches et d’abeilles. Et tout le fond, — car il était très grand, ce jardin, — était abandonné à des luzernes, comme un simple champ.

Le charme de ce vieux verger était de s’y sentir enclos, enfermé à double tour, absolument seul dans beaucoup d’espace et de silence.

Et enfin il me faut parler de certain berceau qui s’y trouvait et où se passa, deux étés plus tard, le fait capital de ma vie d’enfant. Il était adossé au mur d’enceinte et couvert d’une treille de muscat toujours grillée par le soleil. Il me donnait, sans que je pusse bien définir pourquoi, une impression de « pays chaud ». (Et en effet, dans des jardinets des colonies, j’ai vraiment retrouvé plus tard ces mêmes senteurs lourdes et ces mêmes aspects.) Il était visité de temps en temps par des papillons rares, jamais rencontrés ailleurs, qui, vus de face, étaient tout simplement jaunes et noirs, mais qui, regardés en côté, luisaient de beaux reflets de métal bleu, tout à fait comme ces exotiques de la Guyane, piqués dans les vitrines de l’oncle au musée. Très méfiants, très difficiles à attraper, ils se posaient un instant sur les graines parfumées des muscats, puis se sauvaient par-dessus le mur ; moi, alors, mettant un pied dans une brèche des pierres, je me hissais jusqu’au faîte, pour les regarder fuir, à travers la campagne accablée et silencieuse ; et je restais là un long moment accoudé en contemplation des lointains : tout autour de l’horizon s’élevaient les montagnes boisées, ayant çà et là des débris de châteaux, des tours féodales sur leurs cimes ; et en avant, au milieu des champs de maïs ou de blé noir, apparaissait le domaine de Bories, avec son vieux porche cintré, le seul des environs qui fût blanchi à la chaux comme une entrée de ville d’Afrique.

Ce domaine, m’avait-on dit, appartenait aux petits de Sainte-Hermangarde, de futurs compagnons de jeux dont on m’annonçait l’arrivée prochaine, mais que je redoutais presque de voir venir, tant ma bande avec les petits Peyral me semblait suffisante et bien choisie.