Paris Calmann Lévy (p. 151-155).


XXXVI


C’est vers le moment où j’en suis rendu, — ma onzièmei année environ, — que se place l’apparition d’une nouvelle petite amie, appelée à être bientôt en très haute faveur enfantine auprès de moi. (Antoinette avait quitté le pays ; Véronique était oubliée.)

Elle s’appelait Jeanne et elle était d’une famille d’officiers de marine liée à la nôtre, comme celle des D***, depuis un bon siècle. Son aîné de deux ou trois ans, je n’avais guère pris garde à elle au début, la trouvant trop bébé sans doute.

Elle avait d’ailleurs commencé par montrer une petite figure de chat très drôle ; impossible de savoir ce qui sortirait de son minois trop fin, impossible de deviner si elle serait vilaine ou jolie ; puis, bientôt, elle passa par une certaine gentillesse, et finit par devenir tout à fait mignonne et charmante sur ses huit ou dix ans. Très malicieuse, aussi sociable que j’étais sauvage ; aussi lancée dans les bals et les soirées d’enfants que j’en étais tenu à l’écart, elle me semblait alors posséder le dernier mot de l’élégance mondaine et de la coquetterie comme il faut.

Et malgré la grande intimité de nos familles, il était manifeste que ses parents voyaient nos relations d’un mauvais œil, trouvant mal à propos sans doute qu’elle eût pour camarade un garçon. J’en souffrais beaucoup, et, les impressions des enfants sont si vives et si persistantes, qu’il a fallu des années passées, il a fallu que je devinsse presque un jeune homme pour pardonner à son père et à sa mère les humiliations que j’en avais ressenties.

Il en résultait pour moi un désir d’autant plus grand d’être admis à jouer avec elle. Et elle, alors, sentant cela, faisait sa petite princesse inaccessible de contes de fées ; raillait impitoyablement mes timidités, mes gaucheries de maintien, mes entrées manquées dans des salons ; c’était entre nous un échange de pointes très comiques, ou d’impayables petites galanteries.

Quand j’étais invité à passer une journée chez elle, j’en jouissais à l’avance, mais j’en avais généralement des déboires après, car je commettais toujours des maladresses dans cette famille, où je me sentais incompris. Et chaque fois que je voulais l’avoir à dîner à la maison, il fallait que ce fût négocié de longue main par grand’tante Berthe, qui faisait autorité chez ses parents.

Or, un jour qu’elle revenait de Paris, cette petite Jeanne me conta avec admiration la féerie de Peau-d’Ane qu’elle avait vu jouer.

Elle ne perdit pas son temps, cette fois-là, car Peau-d’Ane devait m’occuper pendant quatre ou cinq années, me prendre les heures les plus précieuses que j’aie jamais gaspillées dans le cours de mon existence.

En effet, nous conçûmes ensemble l’idée de monter cela sur un théâtre qui m’appartenait. Cette Peau-d’Ane nous rapprocha beaucoup. Et, peu à peu, ce projet atteignit dans nos têtes des proportions gigantesques ; il grandit, grandit pendant des mois et des mois, nous amusant toujours plus, à mesure que nos moyens d’exécution se perfectionnaient. Nous brossions de fantastiques décors ; nous habillions, pour les défilés, d’innombrables petites poupées. Vraiment, je serai obligé de reparler plusieurs fois de cette féerie, qui a été une des choses capitales de mon enfance.

Et même après que Jeanne s’en fut lassée, je continuai seul, surenchérissant toujours, me lançant dans des entreprises réellement grandioses, de clairs de lune, d’embrasements, d’orages. Je fis aussi des palais merveilleux, des jardins d’Aladin. Tous les rêves d’habitations enchantées, de luxes étranges que j’ai plus ou moins réalisés plus tard, dans divers coins du monde, ont pris forme, pour la première fois, sur ce théâtre de Peau-d’Ane ; au sortir de mon mysticisme des commencements, je pourrais presque dire que toute la chimère de ma vie a été d’abord essayée, mise en action sur cette très petite scène-là. J’avais bien quinze ans, lorsque les derniers décors inachevés s’enfermèrent pour jamais dans les cartons qui leur servent de tranquille sépulture.

Et, puisque j’en suis à anticiper ainsi sur l’avenir, je note ceci, pour terminer : ces dernières années, avec Jeanne devenue une belle dame, nous avons formé vingt fois le projet de rouvrir ensemble les boîtes où dorment nos petites poupées mortes, — mais la vie à présent s’en va si vite que nous n’en avons jamais trouvé le temps, ni ne le trouverons jamais.

Nos enfants, peut-être, plus tard ? — ou, qui sait, nos petits-enfants ! Un jour futur, quand on ne pensera plus à nous, ces successeurs inconnus, en furetant au fond des plus mystérieux placards, feront l’étonnante découverte de légions de petits personnages, nymphes, fées et génies, qui furent habillés par nos mains…