Paris Calmann Lévy (p. 128-132).


XXXI


Après mes neuf ans révolus, on parla un instant de me mettre au collège, afin de m’habituer aux misères de ce monde, et, tandis que cette question s’agitait en famille, je vécus quelques jours dans la terreur de cette prison-là, dont je connaissais de vue les murs et les fenêtres garnies de treillages en fer.

Mais on trouva, après réflexion, que j’étais une petite plante trop délicate et trop rare pour subir le contact de ces autres enfants, qui pouvaient avoir des jeux grossiers, de vilaines manières ; on conclut donc à me garder encore.

Cependant je fus délivré de M. Ratin. Un bon vieux professeur, à figure ronde, lui succéda, — qui me déplaisait moins, mais avec lequel je ne travaillais pas davantage. L’après-midi, quand approchait l’heure de son arrivée, ayant bâclé mes devoirs à la hâte, j’étais toujours posté à ma fenêtre, pour le guetter derrière mes persiennes, avec mon livre de leçons ouvert au passage qu’il fallait apprendre ; dès que je le voyais poindre, à un tournant, tout au bout de la rue là-bas, je commençais à étudier…

Et en général, quand il entrait, je savais assez pour mériter au moins la note « assez bien » qui ne me faisait pas gronder.

J’avais aussi mon professeur d’anglais qui venait tous les matins, — et que j’appelais Aristogiton (je n’ai jamais su pourquoi). D’après la méthode Robertson, il me faisait paraphraser l’histoire du sultan Mahmoud. C’était du reste le seul qui vît clair dans la situation ; sa conviction intime était que je ne faisais rien, rien, moins que rien ; mais il montrait le bon goût de ne pas se plaindre, et je lui en avais une reconnaissance qui devint bientôt affectueuse.

L’été, pendant les très chaudes journées, c’était dans la cour que je faisais mine de travailler ; j’encombrais, de mes cahiers et de mes livres tachés d’encre, une table verte abritée sous un berceau de lierre, de vigne et de chèvrefeuille. Et comme on était bien là, pour flâner dans une sécurité absolue : à travers les treillages et les branches vertes, sans être vu, on voyait de si loin venir les dangers… J’avais toujours soin d’emporter avec moi, dans cette retraite, une provision de cerises, ou de raisins, suivant la saison, et vraiment j’aurais passé là des heures de rêverie tout à fait délicieuse, — sans ces remords obstinés qui me revenaient à chaque instant, ces remords de ne pas faire mes devoirs…

Entre les feuillages retombants, j’apercevais, de tout près, ce frais bassin, entouré de grottes lilliputiennes, pour lequel j’avais un culte depuis le départ de mon frère. Sur sa petite surface réfléchissante, remuée par le jet d’eau, dansaient des rayons de soleil, — qui remontaient ensuite obliquement et venaient mourir à ma voûte de verdure, à l’envers des branches, sous forme de moires lumineuses sans cesse agitées.

Ce berceau était un petit recoin d’ombre tranquille, où je me faisais des illusions de vraie campagne ; par-dessus les vieux murs bas j’écoutais chanter les oiseaux exotiques dans les volières de la maman d’Antoinette, et aussi les oiseaux libres, les hirondelles au rebord des toits, ou les plus simples moineaux, dans les arbres des jardins.

Quelquefois je m’étendais de tout mon long, sur les bancs verts qui étaient là, pour regarder, par les trous du chèvrefeuille, les nuages blancs passer sur le ciel bleu. Je m’initiais aux mœurs intimes des moustiques, qui toute la journée tremblotent sur leurs longues pattes, posés à l’envers des feuilles. Ou bien je concentrais mon attention captivée sur le vieux mur du fond où se passaient, entre insectes, des drames terribles : des araignées sournoises, brusquement sorties de leur trou, attrapaient de pauvres petites bestioles étourdies, — que je délivrais presque toujours, en intervenant avec un brin de paille.

J’avais aussi, j’oubliais de le dire, la compagnie d’un vieux chat, tendrement aimé, que j’appelais la Suprématie, et qui fut le compagnon fidèle de mon enfance.

La Suprématie, sachant les heures où je me tenais là, arrivait discrètement sur la pointe de ses pattes de velours, mais ne sautait sur moi qu’après m’avoir interrogé d’un long regard.

Il était très laid, le pauvre, taché bizarrement sur une seule moitié de la figure ; de plus, un accident cruel lui avait laissé la queue de travers, cassée à angle droit. Aussi devint-il bientôt un sujet de continuelle moquerie pour Lucette, chez qui au contraire d’adorables chattes angora se succédaient en dynastie. Quand j’allais la voir, après s’être informée de toutes les personnes de ma famille, elle manquait rarement d’ajouter, avec une impayable condescendance qui suffisait à me donner le fou rire : « Et… ton horreur de chat… est-il en bonne santé, mon enfant ? »