Le Roman d’un enfant/13
XIII
« Or, à minuit, il se fît un cri, disant : « Voici, l’Époux vient, sortez au-devant de lui. » Et les vierges qui étaient prêtes entrèrent avec lui aux noces ; puis la porte fut fermée. Après cela, les vierges folles vinrent aussi et dirent : « Seigneur, Seigneur, ouvre-nous ! » Mais il leur répondit : « En vérité, je vous dis que je ne vous connais point ! »
« Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure en laquelle le Fils de l’Homme viendra… »
Après ces versets, lus à haute voix, mon père ferma la Bible ; il se fit un mouvement de chaises dans le salon, où nous étions tous assemblés, y compris les domestiques, et chacun se mit à genoux pour la prière. Suivant l’usage des anciennes familles protestantes, c’était ainsi tous les soirs, — avant le moment où l’on se séparait pour la nuit.
« Puis la porte fut fermée… » Agenouillé, je n’écoutais plus la prière, car les vierges folles m’apparaissaient… Elles étaient vêtues de voiles blancs, qui flottaient pendant leur course angoissée, et elles tenaient à la main des petites lampes aux flammes vacillantes, — qui tout aussitôt s’éteignirent, les laissant à jamais dans les ténèbres du dehors, devant cette porte fermée, fermée irrévocablement pour l’éternité !… Ainsi, un moment pouvait donc venir où il serait trop tard pour supplier, où le Seigneur, lassé de nos péchés, ne nous écouterait plus !… Je n’avais encore jamais pensé que cela fut possible. Et une crainte, sombre et profonde, que rien dans ma foi de petit enfant n’avait pu me causer jusqu’à ce jour, me prit tout entier, en présence de l’irrémissible damnation…
Longtemps, pendant des semaines et pendant des mois, la parabole des vierges folles hanta mon sommeil. Et chaque soir, dès que l’obscurité tombait, je repassais en moi ces paroles, à la fois douces et effroyables : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure en laquelle le Fils de l’Homme viendra. » — S’il venait cette nuit, pensais-je ; si j’allais être réveillé par les eaux faisant grand bruit, par la trompette de l’ange sonnant dans l’air l’immense épouvante de la fin du monde… Et je ne m’endormais pas sans avoir longuement fait ma prière et demandé grâce au Seigneur.
Je ne crois pas, du reste, que jamais petit être ait eu une conscience plus timorée que la mienne ; à propos de tout, c’étaient des excès de scrupules, qui, souvent incompris de ceux qui m’aimaient le plus, me rendaient le cœur très gros. Ainsi, je me rappelle avoir été tourmenté pendant des journées entières par la seule inquiétude d’avoir dit quelque chose, d’avoir fait un récit qui ne fût pas rigoureusement exact. À tel point que presque toujours, quand j’avais fini de raconter ou d’affirmer, on m’entendait balbutier à voix basse, du ton de quelqu’un qui marmotte sur un rosaire, cette même phrase invariable :« Après tout, je ne sais peut-être pas très bien comment ça s’est passé. » C’est encore avec une sorte d’oppression rétrospective que je songe à ces mille petits remords et craintes du péché, qui, de ma sixième à ma huitième année, ont jeté du froid, de l’ombre sur mon enfance.
À cette époque, si l’on me demandait ce que je voulais être dans l’avenir, sans hésiter je répondais : « Je serai pasteur, » — et ma vocation religieuse semblait tout à fait grande. Autour de moi, on souriait à cela, et sans doute on trouvait, puisque je le désirais, que c’était bien.
Le soir, la nuit surtout, je songeais constamment à cet après, qui se nommait de ce nom déjà plein de terreurs : l’éternité. Et mon départ de ce monde, — de ce monde à peine vu pourtant, et rien que dans un de ses petits recoins les plus incolores, — me paraissait une chose très prochaine. Avec un mélange d’impatience et d’effroi mortel, je me représentais, pour bientôt, une vie en resplendissante robe blanche, à la grande lumière radieuse, assis avec des multitudes d’anges et d’élus, autour du « trône de l’Agneau », en un cercle immense et instable qui oscillerait lentement, continuellement, à donner le vertige, au son des musiques, dans le vide infini du ciel…