Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/Texte entier

Les éditions de France (p. 1-243).



I

AUX ÉCHOS DE WATERLOO


… Madame, je me tais et demeure immobile.
Est-ce à moi que l’on parle ? Et connaît-on Achille ?
Une mère pour vous croit devoir me prier !
Une reine à mes pieds se vient humilier !
Et, me déshonorant par d’injustes alarmes,
Pour attendrir mon cœur, on a recours aux larmes !

L’acteur qui déclamait ces vers immortels sur la scène du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, en ce printemps de 1817, pouvait s’enorgueillir de deux qualités bien rares sur les planches, car il était jeune et beau. Vingt-quatre ans à peine. L’âge du héros racinien qu’il incarnait. La taille bien prise, le jarret et les reins cambrés, les épaules effacées, quoique un peu mordantes. La narine dédaigneuse du tragédien, le sourcil haut. Le visage régulier, plein de feu, l’allure d’un des bergers d’Arcadie, du Poussin. Il portait avec grâce cet étonnant costume des « chevaliers », qui servait alors à tout le répertoire classique : cuirasse historiée moulant le corps de sa carapace étincelante, jupe brodée d’or, cothurnes montant sur les mollets, casque à panache rouge, impuissant à contenir une opulente chevelure châtaine, dont les boucles calamistrées lui faisaient une auréole.

Chacun l’admirait. Les bons Bruxellois se laissaient bercer par cette voix sonore, bien qu’elle ne portât la trace d’aucun accent belge. Ils écoutaient ronfler les alexandrins, récités avec toute l’enflure de l’école. Ils ne remarquaient même pas le comique involontaire de cette tragédie classique sur les malheurs de la famille d’Agamemnon, jouée là, à une lieue à peine des grasses prairies, où, deux ans auparavant, étaient tombés les milliers de soldats de Waterloo. Ils s’efforçaient de penser aux morts de la guerre de Troie, et à ce jeune premier, frais émoulu du Théâtre-Français, M. Valmore, qui faisait un si charmant Achille.

… Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter,

susurrait, pour lui donner la réplique, la douce Iphigénie.

Celle-ci n’était pas belle. Pas même jolie. Des yeux bleus un peu globuleux, trop facilement blanchoyants quand ils imploraient le ciel. Un nez trop long, trop large du bout. Une bouche trop grande, dont les coins tombaient déjà. Le corps harmonieux et souple, bien drapé dans ses tuniques, ses robes et ses voiles, mais cela ne suffisait pas à faire de cette jeune première mûrissante la princesse Iphigénie, fille du roi des rois.

Ce qu’on ne pouvait lui refuser, par exemple, c’était d’être touchante. Il s’exhalait de toute sa personne, de ses regards humides, de sa voix enrouée, un charme meurtri qui avait tout spécialement son prix, à cette époque de chute des feuilles de muses poitrinaires.

… Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière
Vous daignez d’une amante écouter la prière,
C’est maintenant, seigneur qu’il faut me le prouver ;
Car enfin, ce cruel que vous allez braver,
Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

Ah ! de quel cœur, de quel rugissement, après que Mlle Desbordes eut soupiré ces derniers vers, M. Valmore ne s’écria-t-il pas :

Lui, votre père !…

Les répliques s’enchaînaient à merveille. La scène fut soulignée de vifs applaudissements. Et le bon public flamand semblait heureux de fêter ces deux acteurs visiblement satisfaits de jouer ensemble.

— Vous savez, chuchotaient les abonnés aux fauteuils d’orchestre et dans les loges, Valmore « va marier » Marceline Desbordes !

Rien de plus vrai. Le tragédien, quoiqu’il comptât sept printemps de moins que sa partenaire, était décidé à l’épouser. Bien qu’elle eût déjà un physique très usé, elle exerçait sur lui l’empire que les femmes de ce genre possèdent souvent sur certains jeunes hommes. Lui, venait d’une scène illustre, où il avait coudoyé les plus grandies actrices, Raucourt, Duchesnois, Mars : il admirait cette camarade sortie de la balle et qui avait déjà couru tant de provinces. Il a écrit plus tard :

Moins bien douée du côté de la figure que Mlle Mars, Marceline avait une voix pleine de charme et une physionomie bien autrement éloquente. Elle aussi avait rempli l’emploi des ingénuités ; mais élevée à l’air libre, n’ayant passé à l’école que le temps d’apprendre à épeler ses lettres, sa nature naïve n’avait pas eu à subir les entraves d’une éducation de pensionnat. Elle avait la gaieté et l’imprévu du moineau franc qu’elle appelait si bien le paysan des oiseaux. Les inflexions de sa voix étaient fraîches, naturelles… Elle possédait une diction d’une grande pureté. Son jeu, son débit étaient d’une telle vérité que le spectateur pouvait se demander en l’écoutant s’il était au théâtre : elle semblait le personnage même qu’elle représentait… Mlle Mars a maintes fois témoigné la haute estime qu’elle faisait de son talent.

La célèbre sociétaire, en effet, avait parfois joué en tournée avec eux. Récemment encore, à Bruxelles, ils l’accompagnaient dans Andromaque et dans Iphigénie.

On sent bien cependant que Valmore, jeune grand prêtre de la tragédie, eût porté moins haut sa camarade, si elle n’avait fréquenté que son propre répertoire, pour lequel elle manquait de voix, de distinction et de style : mais elle avait ses rôles à elle, qu’elle marquait par de véritables triomphes.

Nul n’a oublié le mot fameux de cet officier de la Grande Armée qui disait à Stendhal : « Depuis que j’ai vu la retraite de Russie, l’Iphigénie en Aulide, ne me paraît plus aussi dramatique qu’auparavant. » Hélas ! Quelles pièces contemporaines jouait-on à Bruxelles, encore ébranlée du canon de Waterloo ? Veut-on savoir dans quels personnages Mlle Desbordes recueillait le plus de bravos ? Passe pour la Rosine du Barbier de Séville, fantaisie immortelle ; mais la voici dans L’Habitant de la Guadeloupe, trois actes en prose tirés par Mercier du roman anglais Miss Sydney Bidulph.

Elle joue là dedans le rôle de Mrs Milville, jeune veuve honnête et éplorée. Un de ses cousins, parti pour les Antilles depuis vingt ans, afin de racheter ses erreurs de jeunesse, revient tout à coup, entièrement ruiné. Qui prendra pitié de lui ? Un autre de ses parents, Dortigny, riche financier, et son épouse, l’éconduisent durement. C’est dans la maison de la femme pauvre et toujours larmoyante qu’il trouvera un asile. Elle partagera avec lui le dernier morceau de pain. « Ah ! généreuse amie, tu seras récompensée ! », car vous devinez bien que le voyageur n’a joué qu’une comédie pour éprouver, comme Argan, les vrais sentiments de sa famille. Il est riche, très riche. Il épousera la tendre bienfaitrice, et sa seule vengeance sera d’obliger les collatéraux à signer au contrat.

Cette niaiserie était fort goûtée ; beaucoup moins cependant que La Pie voleuse, de Caigniez et Daubigné, que l’on venait de créer à la Porte-Saint-Martin et que Rossini allait faire jouer en opéra, à la Scala de Milan, sous le titre célèbre de La Gazza Ladra.

La Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau ! Dans ce mélodrame en trois actes ; Mlle Desbordes incarnait la jeune Annette, placée chez le riche cultivateur Gervais. Une fille honnête, issue d’une bonne famille qui a eu des malheurs : son père, M. Granville, autrefois gros fermier, s’est ruiné et n’a eu d’autre ressource que de s’engager dans l’armée. Or, notre bonne à tout faire est tellement gentille qu’elle a causé quelque trouble à Palaiseau. Le bailli du village brûle pour elle, et aussi le fils de la maison, Richard, qui, justement, revient du service pour l’épouser. Fête de famille. On confie l’argenterie à Annette, avec les plus instantes recommandations, car, il y a quinze jours, une fourchette a déjà disparu.

Or, après le dîner, tandis que la jeune fille range les couverts, survient tout juste un personnage, bizarrement déguisé et fort mystérieux : c’est son père, Granville, qui a tiré le sabre contre son capitaine, et qui s’est enfui après avoir été condamné à mort. Il n’a d’autres ressources qu’un couvert d’argent, hérité de sa femme et qu’il charge Annette de vendre en secret à un juif du village. Elle en déposera le prix, le lendemain, dans un saule creux qu’il lui indique.

Pendant cette scène, arrive le bailli, porteur de l’ordre d’arrêter le fugitif : tandis que la pauvre servante s’efforce de détourner son attention, une pie, dont la cage s’est ouverte, une pie merveilleusement imitée grâce à une pièce mécanique d’une rare perfection, saute sur la table, prend une des cuillers de Mme Gervais et l’emporte. Le rideau tombe.

Au second acte, Isaac, dont le nom révèle la nationalité, achète pour dix-huit francs le couvert du proscrit. Quelques instants après, la patronne inspecte son argenterie et constate qu’il manque une pièce. Recherches, plaintes. Le bailli, pour se venger d’Annette qui a toujours repoussé vertueusement ses avances, dirige les soupçons contre elle. La petite pleure, tire son mouchoir, et trois écus de six francs roulent sur le plancher. Oh ! oh ! D’où vient cet argent ? On sait que, huit jours auparavant, elle a envoyé à son père toutes ses économies. Et alors ?

Interrogatoire de l’honnête Isaac. Il déclare qu’il a déjà revendu un couvert portant la marque G. « C’est le mien ! » s’écrie Mme Gervais. Et l’on mène l’innocente en prison ; on la livre au prévôt qui vient d’arriver. Tous les spectateurs se mouchent.

Au troisième acte, c’est d’abord le cachot, où Annette charge son ami Blaizot de porter les dix-huit francs accusateurs dans le creux du saule. Puis, ayant achevé ce qu’elle voulait accomplir, elle se laisse condamner à mort pour vol domestique.

Le théâtre change. Nous apercevons Blaizot sur la place du village. Il étale son argent sur un banc, pour faire ses comptes, car il est un peu niais. Et la pie, la pie fatidique reparaît ; elle lui enlève une pièce de vingt-quatre sous et s’envole dans le clocher, où notre comique la poursuit.

Cependant, on conduit Annette au supplice. Dieu ! que Mlle Desbordes était émouvante ! Elle pleurait de vraies larmes, quand elle s’agenouillait pour demander pardon, devant la demeure des Gervais.

À ce moment, éminemment dramatique, un cri retentit dans le clocher. Blaizot a retrouvé, dans la cachette de la pie, avec ses vingt-quatre sous, le couvert de l’implacable Mme Gervais. De là-haut, il le jette dans son tablier, il appelle, il sonne le tocsin. Tout le monde rentre en tumulte. On court au grand-prévôt, on lui arrache la grâce d’Annette ; et, pour que chaque spectateur sensible soit content, un ami de Granville lui apporte également son pardon, que l’officier offensé a lui-même sollicité. Larmes de joie. Et, par-dessus le marché ; — Richard c’était Valmore qui jouait Richard, par complaisance — Richard se voit accorder enfin la permission d’épouser la pauvre fille, qui en quelques instants, passe du pied du gibet à l’autel de ses noces.

Telle est la pantalonnade de tréteaux qui obtenait alors des centaines et des centaines de représentations, et dont plus tard la Malibran et la Patti devaient encore renouveler le succès.

M. Valmore, qui jouait les tragédies de Marie-Joseph Chénier et de du Belloy, savait bien qu’elle appartenait à un genre inférieur : cela ne faisait que rehausser à ses yeux le prestige de Marceline.

Et puis, sans compter que l’amour est aveugle, il se laissait doucement flatter par autre chose. Il savait que sa camarade était poète.

Dans des conversations de coulisses, elle lui avait avoué qu’elle rimait. Elle écrivait des romances, publiées dans l’Almanach des Muses, Le Souvenir des Ménestrels, Le Chansonnier des Grâces depuis trois ou quatre ans, et que Romagnési, Amédée de Beauplan, Arnaud fils, Andrade, Edouard Bruguière, Masini, et autres compositeurs pour salons, mettaient en musique. Cela lui était venu, tout simplement, en fredonnant des airs connus, un couplet de vaudeville, le God save the King, le Combien j’ai douce souvenance, de M. de Chateaubriand, ou telle mélodie de Lulli, Méhul, Grétry, Dalayrac, Spontini, ce qui fait que le rythme des paroles lui était dicté en quelque sorte par le chant, tandis qu’elle-même s’accompagnait, en pinçant une guitare.

Valmore était tout fier d’épouser une femme auteur. Il formait déjà des rêves grandioses. Ils rentreraient à Paris. Le Théâtre-Français l’attendait. Pendant ce temps, Marceline triompherait dans les réunions littéraires et serait couronnée par l’Académie. Elle écrirait des pièces qu’il créerait au milieu des ovations. Il lui en tracerait le plan et les situations. Tout l’enivrait. Il en venait à se croire, lui aussi, poète. Il écrivait des vers. Pas très bons :

Amour, telle est ma vie, en son brûlant voyage.
Mes jours, en s’écoulant, me laissent ton image…

La fiancée s’était montrée, d’abord, beaucoup moins enthousiaste. Elle ne pouvait pas croire à un sentiment profond de la part de ce tout jeune homme, qu’elle avait connu enfant. Elle lui avait d’abord écrit :

Oppressée de joie et de surprise, je crains… pardonnez-moi, je crains d’abandonner mon âme au sentiment qui la remplit, qui l’accable, oui, cette ivresse de l’âme est presque une souffrance ! Oh ! prenez garde à ma vie !

Et puis, peu à peu, elle s’était laissée convaincre. Valmore était si beau ! Il lui paraissait romain, grec, mieux encore ! Quand il entrait en scène, dans son costume de « chevalier », malgré un abus de rouge dont son teint n’avait nul besoin, elle se sentait violemment émue. Tout son être appelait l’instant de le presser dans ses bras.

Ce bienheureux instant sonna le 4 septembre 1817. Ils s’épousèrent avec fougue, avec ivresse. N’en doutons pas. Et cependant la nouvelle mariée avait écrit tout récemment :

Inconstance, affreux sentiment,
Je t’implorais, je te déteste.
Si d’un nouvel amour tu me fais un tourment,
N’est-ce pas ajouter au tourment qui me reste ?
Pour me venger d’un cruel abandon,
Offre un autre secours à ma fierté confuse ;
Tu flattes mon orgueil, tu séduis ma raison ;
Mais mon cœur est plus tendre, il échappe à ta ruse.
Oui, prête à m’engager en de nouveaux liens,
Je tremble d’être heureuse et je verse des larmes ;
Oui, je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes
Et que mes maux étaient mes biens !

Qu’était-ce à dire ? Comme tous les hommes jeunes, Valmore croyait connaître sa femme. Il allait bientôt commencer à comprendre qu’il n’y parviendrait jamais.

II

UNE JEUNE PREMIÈRE


Aucun roman lacrymatoire de nos époques les plus sensibles n’égalait, en effet, l’histoire de sa fiancée. Marceline disait : « Depuis l’âge de seize ans, j’ai la fièvre et je voyage ». Elle adoucissait encore la cruelle réalité. Au vrai, elle atteignait à peine sa douzième année, que sa mère l’arrachait à l’ouvroir des bonnes Ursulines, où elle apprenait à coudre, pour l’entraîner avec elle dans la plus inconcevable, la plus extravagante randonnée.

Les Desbordes, Girondins émigrés aux Pays-Bas à la suite de la révocation de l’édit de Nantes, n’étaient pas riches. Félix, maître-peintre doreur, né par hasard à Douai, d’un père horloger et gyrovague, avait tout naturellement été ruiné par la Révolution, comme les autres artisans de luxe. Comment nourrir ses huit enfants, puis les quatre qui avaient survécu aux privations : Félix, Cécile, Eugénie, Marceline ? Une famille de rêveurs, où se groupent la grand’mère, Marie-Barbe venue de Suisse, l’oncle Constant-Marie, qui ne rêve que palette et pinceaux ; la mère, Catherine Lucas, blonde madone, file au rouet, mais cela ne détruit pas les chimères. Elle met son seul espoir dans des héritages problématiques. D’abord, les frères Desbordes, vieux oncles célibataires, libraires à Amsterdam : mais ces deux fanatiques déclarent qu’ils ne laisseront leurs millions qu’à des héritiers déjà protestants ou qui le deviendront. Plutôt mourir de faim ! Alors, on se retourne vers d’autres collatéraux encore plus lointains. Une cousine des Lucas a suivi son mari, devenu planteur aux Antilles ; elle est riche, veuve, sans enfants ; il faut aller la voir, s’assurer ses libéralités, son héritage. Et comme le doreur hésite, sa femme décide d’entreprendre le voyage de la Guadeloupe. Là seulement est le salut.

Comment effectuer la traversée ? La maisonnée est à peu près sans ressources. Catherine va consulter une de ses parentes à Lille, peut-être dans la pensée de lui emprunter l’argent nécessaire. Cette excellente personne, qui n’a nulle envie de le prêter, lui persuade, pour se tirer d’affaire, qu’elle a chez elle le moyen infaillible de faire de l’or.

— Pourquoi n’avez-vous pas songé à produire Marceline sur le théâtre ? Elle chante à ravir.

— Il est vrai que le citoyen Mouton, organiste de Notre-Dame, est bien content de ses progrès… Mais…

L’autre ne lui permet pas d’achever :

— C’est une fauvette, un rossignol ! Et comédienne avec cela ! Rappelez-vous, en l’an II, elle avait à peine sept ans, le soir où l’on jouait La Mort de César, de quelle façon elle déclama l’Hymne à la Liberté. Cette enfant a devant elle un magnifique avenir. Qu’importe d’en presser l’éclosion de quelques années ? Croyez-moi, ma chère ; faites-la débuter… ici-même, où il y a un beau public d’amateurs. Vous ne tarderez pas à réunir la somme que vous désirez, et vous vous embarquerez bientôt.

Catherine se laissa convaincre. Il est probable qu’elle ne demandait pas mieux. Elle en avait assez de la maison misérable, de sa vieille belle-mère, injuste et aigrie, de son mari sombre, de son beau-frère songe-creux : elle commit la folie d’abandonner les trois enfants qui lui restaient dans le triste logis qu’enserraient le cimetière, les remparts et la prison de Douai, pour s’en aller sur les chemins du monde, avec sa dernière fillette, chercher la fortune et la renommée.

En se remémorant plus tard ce départ insensé, Marceline écrivait à Frédéric Lepeytre :

J’ai une fille, qui, dès l’âge de cinq ans, pouvait être aussi la merveille de ce genre. On me disait : « C’est un meurtre de ne pas montrer un tel diamant sur la scène. Vous pourriez faire sa fortune et la vôtre. » Cette idée m’a fait horreur…

On ne saura jamais exactement ce que put être cette première tournée théâtrale d’une gamine accompagnée par une mère qui ne savait rien du monde des coulisses, ni du monde tout court. Ce qui en subsiste à travers les soupirs de la correspondance de Marceline, les allusions de ses poésies ou de ses romans, est beaucoup trop frotté de la littérature la plus inconsciemment romantique pour nous apprendre rien. Les deux femmes errèrent pendant deux ans entiers à Lille, à Rouen, à Rochefort, à Bordeaux, puis à Pau, à Toulouse, à Tarbes, à Bayonne…

L’enfance cahotée de Marie Dorval est une idylle à côté de celle-ci, car la future Kitty Bell faisait partie d’une troupe où sa mère tenait un rôle important, tandis que dans les misérables théâtres de province de la fin du Directoire, quelle existence pouvait mener cette pauvre vagabonde implorante, venant offrir son « petit prodige », en train d’user précocement sa voix et de ruiner sa santé, à de lamentables et méprisables impresarii ? Salaires toujours douteux, honteuses promiscuités, partenaires grossiers ou corrompus… Valmore lui-même, qui avait suivi la filière parisienne menant d’emblée aux scènes officielles, arriverait difficilement à s’en faire une idée. Il se souvenait seulement qu’à Bordeaux, dans sa petite enfance, tandis que son père jouait au théâtre, Mme Desbordes et sa fille l’avaient gardé parfois, et que Marceline, déjà maigriotte, comme rongée d’un feu intérieur, le faisait sauter sur ses genoux.

Bordeaux ! Tristes souvenirs pour elle ! Une directrice insolvable, Suzanne Latappy, était allée jusqu’à la gifler parce qu’elle réclamait son dû.

— À ton âge et tournée comme tu l’es, lui dit-elle, on n’a pas besoin d’acomptes !

Que faire ? Plus d’argent, plus de pain. Quand la petite veut sortir, elle tombe évanouie… Sans l’intervention d’une bonne camarade de théâtre, Mlle Tigé, l’odyssée se serait terminée dans les eaux limoneuses que roule l’estuaire de la Garonne, comme une effroyable tentation.

Mais le destin cruel veillait. Le prix du voyage aux Antilles fut enfin réuni. De quelle manière, ne nous le demandons pas, Les deux voyageuses s’embarquèrent ; elles avaient les yeux pleins de larmes, se croyant sauvées.

Hélas ! elles arrivèrent à Pointe-à-Pitre en pleine révolution. Quel débarquement ! Une tempête, un ouragan effroyable, l’émeute des nègres dans toutes les rues, la fièvre jaune dans toutes les maisons. Plus de cousine providentielle, car elle s’est enfuie devant ses esclaves révoltés. Rien n’évoquera le désespoir des voyageuses. Catherine en meurt tout autant au moins que de l’épidémie. Sa fille, seule maintenant, allait payer le prix de sa folie.

Abandonnée de l’autre côté de la terre, elle rencontrerait toutefois quelques bonnes âmes qui la recueilleraient, la réconforteraient et se mettraient en devoir de rapatrier cet oiseau tombé du nid. On trouva pour cela un bâtiment marchand, qui devait emporter à Brest des morues sèches et de l’huile de baleine. Marceline y vivrait de la vie des matelots : bœuf salé et biscuit tellement dur qu’il faudrait le rompre à coups de marteau.

Cependant, elle n’hésita pas. Malgré les funestes pressentiments du gouverneur et de quelques braves gens qui s’intéressaient à sa misère, elle voulut fuir cette île maudite où sa mère, attirée par son mauvais sort, n’était venue que pour mourir. Elle s’embarqua en pleine nuit, dans un état d’épouvante extrême. Elle avait peur de tout, du bruit des feuilles, de la brise, du clapotis des vagues, mais disait-elle, « les cris des oiseaux m’excitaient à partir ». Les matelots l’enlevèrent dans leurs bras. Elle mit ses mains sur ses yeux, s’abandonna. On la porta dans le navire. Une bonne personne, Mme Guédon, l’accompagna jusqu’à Basse-Terre, où l’on devait mouiller avant de rentrer en France.

Et ce fut le retour, aussi épouvantable que le séjour. Cette fille de quinze ans, blonde et frêle, livrée seule aux rudesses de la mer, aux convoitises des matelots. On ne devinait ces épisodes que par bribes, au hasard de ses confidences ou de ses abandons. Au cours d’une tempête, elle se fit attacher à un mât pour ne rien perdre du spectacle et le conserver dans son âme déjà romantique. Au besoin, elle aurait crié, elle aussi : « Levez-vous, orages désirés ! » Comment, après avoir évité la fureur des éléments, et dans quelle mesure, réussit-elle à tromper la brutalité des hommes ? Un fait certain, c’est que le capitaine, par rancune, trouva le moyen de lui garder sa malle, quand elle débarqua, non plus à Brest mais à Dunkerque, et qu’elle rentra à Douai, dans un dénuement bien pire que trois ans auparavant.

La maison était toujours aussi lugubre, mais un peu allégée. L’oncle Constant avait gagné Paris, pour essayer de peindre : en attendant, il exécutait des copies. Félix s’était engagé et guerroyait quelque part en Espagne. Seules, Cécile et Eugénie, les grandes sœurs, entouraient leur père et tenaient le ménage.

Malgré sa détresse, Marceline fut accueillie en triomphatrice. On gardait toujours la même foi aux prédictions de la cousine de Lille. À cette époque, où si peu de professions s’offraient aux femmes, elle serait une grande artiste et la providence de tous les siens.

À Lille, où ses débuts n’étaient pas oubliés, on donna une représentation exceptionnelle, « au bénéfice d’une jeune fille échappée aux massacres de la Guadeloupe », et on l’engagea pour la saison.

Elle fut tout de suite très remarquée dans le répertoire médiocre et baroque de ce temps-là. Sa jeunesse meurtrie, sa sensibilité à fleur de peau, ses larmes au bord des paupières faisaient merveille dans Le Philinte de Molière, de Fabre d’Eglantine, donnant un semblant de vie au personnage d’Éliante, impudemment extrait du Misanthrope.

Comment ne pas admirer la sincérité de son accent, quand elle s’écriait :

En est-on plus heureux ? Quelle triste prudence
De vouloir s’isoler, de se lier les mains,
Et d’étouffer son cœur au milieu des humains !

Au premier abord, on devine moins bien la raison de son succès dans Le Roman d’une heure ou la folle gageure, comédie en prose, d’Hoffmann, qu’elle joua souvent. Petit acte invraisemblable, qui avait été sifflé à Paris, comme « contraire à la décence ». C’est peut-être exagéré. Qu’on en juge :

Une jeune veuve provinciale est venue pour soutenir un procès dans la capitale. Elle s’y ennuie beaucoup. Tandis qu’elle se met à la fenêtre, un livre à la main, pour se montrer à un jeune homme d’en face, le volume tombe dans la rue. Naturellement, le voisin s’empresse de le rapporter. C’est le jeune colonel Valcour, type que Scribe n’a donc pas inventé. Inutile de dire que ce militaire est un don Juan. Il joue immédiatement le grand jeu, se livre à la cour la plus serrée, et parie qu’il gagnera sa cause en vingt-quatre heures. Le montant de la gageure est fixé à 12.000 francs. Et, dès lors, nous assistons aux diverses manœuvres de cet officier entreprenant. Tantôt, il déclare qu’il va quitter Paris, car son père le rappelle auprès de lui pour le marier contre son gré… Première émotion. Tantôt, il annonce à l’aimable veuve qu’elle a gagné son procès, mais grâce à son entremise : deuxième émotion et reconnaissance. Tantôt enfin, il apparaît en grand deuil. « Ah ! mon Dieu ! Quel malheur vous est donc arrivé ? » — En réalité, rien du tout ; mais c’est le coup de la pitié, qui entraîne la reddition de la place, c’est-à-dire la main de la dame : car nous ne sortons pas du bon motif.

Peut-être que Marceline, dans cette longue lutte contre un séducteur, triomphait grâce à sa mélancolie déjà désabusée ; peut-être aussi par des qualités de finesse, d’esprit, d’une certaine gaieté même qu’on ne découvrait chez elle qu’à la longue, mais qui existaient néanmoins et constituaient un des attraits les plus prenants de sa nature essentiellement complexe.

En tout cas, nous ne pouvons garder aucun doute sur son succès. Elle réussit pleinement à Lille, si bien que l’année suivante, elle fut acceptée au Théâtre des Arts de Rouen, déjà l’un des plus notoires de province.



On ne se fera jamais une idée assez sombre de ce qu’était la vie de pauvres petites comédiennes de cette espèce, du travail épuisant qu’elles avaient à fournir, de l’esclavage honteux qu’elles subissaient. Songeons que Mlle Desbordes (Marceline-Félicité-Josèphe), alors âgée de dix-sept ans, se voyait forcée de se juger très heureuse d’avoir été engagée comme « jeune première, forte seconde ingénuité, seconde et troisième amoureuse d’opéra, et danseuse ». Quel métier ! Il s’est longtemps prolongé dans les provinces : nous avons connu d’excellents artistes, obligés d’interpréter coup sur coup le drame, la comédie, le vaudeville et de chanter, la même semaine, dans les chœurs d’opérette. Le tout pour des salaires dérisoires. La fiancée de Valmore avait connu cela. On lui jetait des bouquets, et elle mourait de faim.

Sa seule consolation venait de la présence de ses sœurs Eugénie et Cécile, accourues pour la rejoindre, et qui soutenaient son courage. Plus heureuses, ou plus modestes, elles ne quitteraient pas la Normandie : elles n’allaient pas tarder, en effet, à s’y marier, l’une à Charleval et l’autre aux Andelys.

Marceline, au contraire, ne s’arrêtait pas longtemps à Rouen. Il paraît qu’à cette époque, elle chantait fort bien les dugazons. Ah ! le bon M. Mouton pourrait être fier de son élève ! Voici que les célèbres chanteurs Elleviou et Martin, passant en tournée, daignèrent la remarquer, et apprécier sa physionomie douce et mélancolique, sa diction pure aux inflexions justes et variées, ses gestes simples et aisés. Dès leur retour à Paris, ils la signalèrent à leur maître Grétry, qui cherchait une interprète de ce genre pour la reprise de son opéra-comique, Lisbeth. Il les écouta, s’intéressa à cette petite provinciale ignorée, et l’appela près de lui.

Il jugea qu’on ne l’avait pas trompé ; et sachant qu’elle se trouvait sans ressources, il la recueillit chez lui, en la confiant à sa fidèle servante Jeannette ; il la fit travailler lui-même et prépara son entrée à l’Opéra-Comique.

Marceline débuta place des Italiens, le 29 décembre 1804, et fut adoptée d’emblée dans Lisbeth, de son maître, et dans Le Prisonnier ou la Ressemblance, de Della Maria.

La seconde de ces deux pièces n’avait pas grande importance, petit opéra-comique en un acte, qui ne valait que par d’agréables couplets : « Lorsque dans une tour obscure »… ou de jolis refrains : « La pitié n’est pas de l’amour ». La première s’imposait autrement à l’attention. Favière y avait transposé pour la musique une pièce tirée par Pigault-Lebrun d’une nouvelle célèbre de Florian : Claudine.

Lisbeth, c’est Claudine ; un rôle dont on raffolait depuis cinq ou six ans sur tous les théâtres : l’éternelle jeune fille séduite, qui se voue à un dur métier pour élever son enfant, et qui, après les plus douloureuses péripéties, offre sa vie pour le séducteur qui l’a délaissée… Le librettiste n’avait eu qu’un tort : celui d’introduire Gessner dans l’action et de lui permettre d’y déclamer d’assommantes tirades philosophiques. Mais la partition de Grétry, notamment une romance très prenante, charmait le public, et la jeune dugazon lui donnait une émotion très communicative. Elle semblait n’avoir été rudement bousculée par la vie que pour mieux incarner ces personnages tremblants et sacrifiés. De quel accent ne dirait-elle pas plus tard aux côtés d’Achille-Valmore ?

Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi ;
Quand vous commanderez, vous serez obéi…

Un admirateur lui adressait des vers :

Tu nous dois le bonheur dans plus d’un rôle encore,
Et le début heureux que tu fais aujourd’hui
Des beaux jours qu’il promet est la riante aurore.

Tandis que le Journal des Débats imprimait :

Après Mlle Mars, il n’y a point à Paris d’ingénuité qu’elle n’égale ou ne surpasse ; elle n’est pas niaise comme il arrive quelquefois aux innocentes des autres théâtres, elle n’est que franche et naïve ; l’accent juste, vrai, une excellente tenue, beaucoup d’aisance, de simplicité, de naturel…

À ce moment, elle se crut certainement partie pour la gloire. Jamais avancement plus rapide, puisque, si l’on ne considère pas le vagabondage misérable qui avait précédé, elle venait en trois ans, sans études préalables, de conquérir sa place sur une des scènes les plus en vue de Paris. Et cette place, elle la gardait. On l’applaudissait dans la Jeune Prude et dans Camille, de Dalayrac ; dans Le Calife de Bagdad, de Boïeldieu ; au mois de mars suivant, elle créait Julie ou le Pot de fleurs, de Fay et Spontini, sur le livret d’un certain M. Jars, député du Rhône. Ce Jars, d’ailleurs, ne l’oublia jamais.

Grétry continuait à l’admirer ; il l’appelait « la petite reine détrônée ». Il n’eut de cesse qu’il lui fît reprendre une de ses plus délicieuses œuvres, ce Tableau parlant, qu’il avait écrit, trente-cinq ans en çà, sur une comédie en un acte d’Anseaume.

Le Tableau parlant, à la fois bluette et farce, unit la pantomime italienne à la traditionnelle intrigue française. Cassandre, tuteur et amoureux d’Isabelle, se décide à l’épouser, car Léandre, son neveu, qui lui faisait la cour, est parti pour Cayenne. Mais alors survient Pierrot, valet de ce Léandre, Pierrot amoureux de la soubrette Colombine… Il annonce le retour de son maître. Comme on prépare un dîner pour le recevoir, Cassandre s’en aperçoit, et pour surveiller les amants, se cache derrière un portrait, d’où il assistera à tout sans être vu. De là s’ensuivent, jusqu’au double mariage final, des scènes d’un comique facile, où acteurs et chanteurs — brillaient à qui mieux mieux.

Cependant, Marceline se trouvait plus à l’aise dans des œuvres moins légères et plus sentimentales. Elle faisait couler des ruisseaux de larmes dans deux pièces de J.-N. Bouilly : L’Abbé de l’Épée et Madame de Sévigné, machines assez énormes créées au Théâtre-Français.

Elle se montra, paraît-il, prodigieusement touchante dans le rôle historique du pauvre petit sourd-muet, fils du comte de Solar, égaré dans Paris par un tuteur indigne. Le vertueux abbé de l’Epée le recueillait, l’élevait, se rendait compte de son origine. Aussi, malgré les faux témoins, les papiers truqués, et grâce à la générosité du propre fils du traître, il arrivait, mieux que dans l’histoire, à écraser l’usurpateur et à faire triompher l’innocence persécutée.

Cette innocence, c’était Mlle Desbordes. Nulle ne l’aurait incarnée mieux qu’elle ; aussi garderait-elle le rôle à son répertoire. L’abbé, c’était le grand comédien Monvel, qui lui donna une ampleur et une autorité extraordinaires. Plus tard, M. Valmore, aux côtés de sa femme, s’y essaierait à son tour.

Quant à Madame de Sévigné, la pièce, malgré ses vers amphigouriques et rocailleux, ne constituait qu’une sorte de mélodrame, consacré aux malheurs de la marquise et aux frasques de son fils Charles. Celui-ci joue comme un perdu, séduit une paysanne, Charlotte : on a déjà deviné que, puisqu’il y avait là une fille séduite, ce devait être Marceline… À la fin, grâce à l’intervention du bon jardinier Pilois, tout s’arrangeait, non sans que l’on eût beaucoup pleuré. Et Bouilly se montrait tellement ravi de son interprète qu’il promettait d’écrire un rôle pour elle, un rôle avec beaucoup de larmes.

… Bref, elle semblait tout à fait lancée, et cependant, au bout d’un an, après avoir joué encore Paul et Virginie, et chanté, Le Grand-Père ou les deux ânes, petit opéra de Jadin, elle ne crut pas pouvoir renouveler son engagement.

Pourquoi cela ? Nous nous trouvons ici en présence d’un de ces arrêts singuliers et brusques, d’une de ces secousses qui ont cahoté toute l’existence de Marceline. Si, à ce moment, elle avait eu la patience d’attendre, sa carrière théâtrale était assurée. Hélas ! la chose s’avérait impossible. Elle n’avait pu continuer d’abuser de l’hospitalité de Grétry, car elle était fière, et ses appointements ne lui permettaient pas de vivre. Comme à Rouen, beaucoup de fleurs, mais pas d’argent. Il lui en aurait fallu pourtant, non pas pour elle, mais pour son père, pour son oncle, pour son frère Félix : « Je pleure pour mon frère depuis l’âge de dix ans », avoua-t-elle un jour. Pour la première fois, elle songea au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, qui, lui, rémunérait sérieusement ses pensionnaires. Elle en obtint la promesse de 4.800 francs par an : un éblouissement. Comment eût-elle tergiversé ? Elle dit adieu à Grétry, à Paris, à la gloire. À l’automne de 1807, elle reprenait son répertoire en Belgique, d’ailleurs alors territoire français.

La vie théâtrale — comme toute vie artistique — a pour caractéristique essentielle l’instabilité. Notre forte seconde ingénuité n’eut pas le temps de jouir beaucoup de sa nouvelle situation. Pour s’être montré trop généreux peut-être, son directeur se heurta à de terribles embarras, fut obligé, dès le mois d’avril 1808, de déposer son bilan… Marceline et ses camarades, traînant l’aile et tirant le pied, s’échappèrent du navire qui faisait eau. Elle retomba sur le pavé de Paris, six mois après l’avoir quitté !

Elle y retombait sans engagement, et presque sans ressources. Recommençait pour elle, à peine majeure, la dure bataille pour le pain. Qui va l’aider, cette fois ? Ce ne sera plus Grétry. Le docteur Alibert, médecin de l’Opéra-Comique, rimeur aimable, le remplaça autant que faire se pouvait. Il lui procura quelques cachets au Théâtre Feydeau. Jusqu’où alla leur intimité ? Il faut poser cette question, sans songer ni à s’en offusquer, ni à la résoudre.

Cette amitié masculine, sans conteste, l’occupa et la soutint quelque temps. Le médecin-poète, de son côté, s’était attaché à cette pauvre frêle fleur, livrée aux coulisses par la folie de sa mère ; il devinait ce qu’il y avait en elle de supérieur aux multiples petites cabotines qu’il connaissait. Il eut la révélation des premiers vers qu’elle fredonnait alors, et, qui devaient tant exciter l’admiration et la vanité de Valmore. Pour composer plus sûrement ses tendres romances, Marceline apprenait la harpe et la guitare, fort à la mode en ce temps-là, et qui convenaient si bien à ses inspirations.

Du côté féminin, elle ne se trouvait pas complètement abandonnée. De cette époque datent, en effet, ses relations avec Alexandrine-Caroline Chevalier de Lavit, issue d’un métis du Cap, épouse du danseur Branchu.

Jamais il n’y eut entre deux amies contraste plus violent. La grosse créole, élève de Garat, était une femme vulgaire, qui avait triomphé jusque-là dans ce qu’on appelait la tragédie hurlée ; mais, en décembre précédent, Spontini lui avait fait créer La Vestale, en modifiant complètement sa manière. Désormais, elle serait, malgré son extérieur commun, une admirable cantatrice, tellement acclamée dans la Didon, de Marmontel et Piccini, dans l’Alceste, de Glück, que l’Empereur lui-même avait voulu, disait-on, la complimenter de très près. Elle ne s’effarouchait pas de grand’-chose. Jusqu’à la fin, à travers une existence un peu bousculée par la mort de son mari chez les aliénés, elle ferait profiter sa jeune amie de sa faveur, de ses ressources, et aussi de ses conseils, qui n’étaient pas tous très bons.

Il y avait encore Délie Amoreux, née en Grèce, d’un consul général de Louis XVI à Smyrne, et grande coquette à l’Odéon. M. Valmore, qui la connaissait, l’a ainsi dépeinte :

Talent passable, mais de grands yeux orientaux, un grand éclat, des traits réguliers, fort séduisante. Elle ne manquait pas d’esprit, ne médisait jamais, ne cherchait point à nuire à ses camarades. Cœur excellent et facile. Jalouse pourtant.

En réalité, une joyeuse commère, qui, elle, ne devait nullement plaire à Napoléon, car elle raffolait des Anglais et de leurs goûts ; elle devait même finir à Londres, auprès d’un lord immensément riche. Pour le moment, sa plus grande joie était de souper gaiement avec des gentlemen, en des festins où ne manquaient ni roastbeefs ni beefsteaks.

Ce n’étaient pas ces deux compagnes, qui pouvaient garder à Marceline la mélancolie spiritualisée qui jusqu’alors lui avait tenu lieu de vertu ; Délie, tout particulièrement, allait doucement l’entraîner en un chemin redoutable, où elle côtoierait l’abîme.

III

MALHEURS DE LA JEUNE PREMIÈRE


Jusque-là, Mlle Desbordes, « forte seconde ingénuité », avait connu des amourettes, même des amours. Il serait naïf de penser le contraire, si l’on veut bien se rapporter à l’époque singulièrement tumultueuse et au milieu plus que libre dans lequel elle vivait. Que si, pour se figurer tout autre chose, on voulait citer les élévations ardemment pieuses de ses poésies et de sa correspondance, il faudrait aussitôt corriger cette impression en se rappelant que cette sorte de littérature ne correspondait chez elle à aucune pratique religieuse. Elle appartenait, et une des premières en date, à cette phalange ardente et passionnée de belles dames qui, pendant presque tout le XIXe siècle, mêleront Dieu et les anges à toutes les aventures, — même les plus inquiétantes. Prendre au pied de la lettre les effusions mystiques et pures de Marceline, serait aussi périlleux que de croire à la sincérité de Raphaël et des Confidences.

Ne croyons point que Caroline Branchu et Délie Amoreux ont perverti une pauvre petite innocente ; mais en cette année 1808, année d’oisiveté, de découragement, d’angoisse, il est sûr que c’est grâce à elles que Mlle Desbordes a rencontré l’Amour, c’est-à-dire cette maladie nettement cataloguée à laquelle tant de gens échappent, mais qui marque, empoisonne, torture ceux-là qu’elle atteint.

Parmi ses relations, Délie ne comptait pas seulement des Anglais, mais un jeune Berrichon, employé dans les bureaux des Droits réunis, où, d’ailleurs, il travaillait très peu, car il ne rêvait que de poésie et de théâtre. Il comptait déjà à son actif un Denys à Corinthe ou le Tyran maître d’école, et il espérait, grâce à la grande coquette, forcer les portes de l’Odéon. On a reconnu Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de Latouche, dont il a été dit tant de mal qu’il faudrait bien tout de même essayer d’en tracer un portrait impartial[1].

Il sortait d’une vieille famille provinciale, installée à La Châtre, à l’ombre du château seigneurial des Chauvigny, au bord de l’Indre paisible entre les saules, les peupliers et les bouleaux, dans une maison modeste au pignon moussu et au toit d’ardoise. Il pouvait citer parmi ses ancêtres, au blason d’azur chevronné d’or et semé de trèfles tigés de même, trois trésoriers de France, et ses deux oncles appartenaient au corps législatif de l’Empire. Il représentait fort bien le type du jeune homme sur lequel veille toute une lignée traditionnelle, et qui en constitue en quelque sorte la résultante. À vingt-deux ans, on s’était hâté de le marier avec Mlle Anne-Françoise-Joséphine de Comberousse, fille de l’ex-président du Conseil des Anciens.

Malheureusement, certains tempéraments déjouent toutes les précautions prises. Le jeune employé n’allait pas à son bureau. Le jeune mari n’avait aucun goût d’intérieur, surtout aux côtés d’une femme qui n’était jamais trois jours de suite en paix avec son estomac ou ses nerfs ; ils s’avéraient tous deux, elle maladive, hors d’état de dominer les embarras d’une maison, lui, impatient et bizarre comme un poète.

On a dit qu’il était boiteux et borgne. À la vérité, tandis qu’il faisait ses études dans ce collège de Pontlevoy où Balzac a tant souffert, un de ses camarades, d’un coup de balle, lui creva un cil, et cet accident ne lui laissa qu’un étrange feu rouge dans la prunelle. Mais sa démarche n’avait rien de claudicant. Il s’imposait tout de suite par ses manières exquises, l’élégance impeccable de sa tenue, son allure de gentilhomme. Il suffit enfin de consulter ses portraits pour se rendre compte qu’il était beau, avec l’expression de finesse et d’énergie de tout son visage à l’arcade sourcilière accusée, à la mâchoire solide et volontaire, aux lèvres fines et serrées, et qu’encadraient des cheveux bouclés et de courts favoris.

Plus tard, aigri par la vie et ses déboires, il a pu mordre cruellement ses contemporains et on a eu raison de stigmatiser sa méchanceté ; mais, en 1808, il n’y avait chez ce jeune homme que dominait le culte de la poésie, qu’une propension périlleuse à la raillerie et à l’épigramme, et la caresse de son regard corrigeait vite le pli moqueur de sa bouche. On ne pouvait le voir paraître, avec les gestes rares de ses mains petites et fines, sa voix douce et pénétrante, son langage choisi, sa culture qui ne gardait rien de pédantesque, sans l’imaginer voué à un grand destin.

Il fallait bien qu’il rayonnât un fluide particulier, car cet homme haï des autres hommes, dénigré, bafoué, rabaissé impitoyablement et encore plus impitoyablement sifflé, a jusqu’à la fin été adoré des femmes. Pourquoi donc s’étonner qu’à vingt-trois ans, il rencontrât peu de cruelles ?

Délie avait éprouvé un goût très vif pour lui ; mais comme c’était une fille plus positive qu’amoureuse, on ne doit pas se montrer surpris qu’elle cherchât bientôt à se débarrasser de ce poète. Son intuition féminine lui fit comprendre qu’il s’entendrait à merveille avec Marceline. Elle le présenta à sa rêveuse amie, qui s’enflamma bien vite, mais qui, pour tromper l’embarras le plus doux », jouait mélancoliquement de la harpe. Cela formait une délicieuse estampe, bien faite pour illustrer les vers de l’un et les romances de l’autre.

Car nous avons l’incroyable fortune, que n’eut point. M. Valmore, de pouvoir reconstituer cette histoire dans les élégies des deux amants. Celles de Latouche sont parfois rocailleuses et imprécises :

Ô nuits ! brûlantes nuits sous le Nord frémissantes,
Ce cœur qui s’éveillait sous mes mains caressantes,
Ce cœur qui m’appartient, dont on veut me bannir,
Qu’il palpite à jamais de mon seul souvenir !

L’œuvre de Marceline exaucera ce souhait orgueilleux. À travers ses innombrables élégies, et même dans ses romans et nouvelles, nous retrouverons l’amour-passion qui l’a embrasée dans les années 1809-1810, pour paraître s’éteindre parfois, mais pour se ranimer, ensuite, plus terrible et plus cuisant jusqu’à la fin. Voilà bien ce dont son mari ne s’est jamais douté. Au début, ce n’a été qu’un « badinage enchanteur ». Délie s’est amusée à lui faire connaître son brillant amant, à lui faire lire les vers qu’il a écrits pour elle. Marceline a voulu se garder d’intervenir dans l’idylle.

Laissez-moi ma mélancolie ;
Je la préfère à l’ivresse d’un jour ;
On peut rire avec la folie
Mais il n’est pas prudent de rire avec l’amour.
Laissez-moi fuir un danger plein de charmes,
Ne m’offrez plus un cœur qui n’est qu’à vous.
Le badinage le plus doux
Finit quelquefois dans les larmes.

Vaines résistances. La jeune première fait appel inutilement à une amitié qu’elle croit trahir, à sa délicatesse, à son amère expérience… Le sort en est jeté. Les complaisances de Délie facilitent singulièrement la conquête de Latouche. Le roman commence :

J’osai me croire aimée : alors toute la terre
Tressaillit avec moi, me rapprocha des cieux ;
Pour écouter longtemps, je sus longtemps me taire
Et je ne répondis qu’au regard de ses yeux.
J’osai le soutenir et je perdis mon âme ;
Je ne me souvins plus, je n’entendis plus rien,
L’univers, c’était lui, lui m’appela son bien,
Et tout s’anéantit dans notre double flamme.

Nous sommes ici à l’origine des poèmes les plus étonnants de notre littérature. Ils ont été soupirés, au jour le jour, par une femme dont l’instruction était à peu près nulle, et qui n’avait lu que les médiocres pièces de théâtre qu’elle interprétait. Et ce style, ce mouvement, cette harmonie seraient entièrement inexplicables, malgré le miracle de l’amour, si nous ne savions que, tout de même, par intervalles, le divin Racine a passé par là, et que la poétesse entend chanter dans sa mémoire l’ample mélodie d’Andromaque et d’Iphigénie.

Cette première liaison dura deux ans. C’était beaucoup pour Latouche, jeune mari volage, plus occupé de ses ambitions et de ses plaisirs que de sa nouvelle maîtresse. Elle ne pouvait le captiver par sa beauté ; quelque temps, elle le retint par son charme, sa vivacité d’intelligence et de sentiment, par cette flamme poétique qu’il devinait en elle, et qui le flattait. Tandis qu’il était fort dispersé dans sa famille, dans le monde, dans les théâtres, elle se consumait tout simplement à l’attendre. Elle le voyait partout, dans les promenades qu’elle faisait pour se forcer à sortir, dans les livres qu’elle essayait de lire ou de feuilleter. Quand il n’était pas là, ce qui arrivait souvent, elle n’avait d’inspiration que pour l’évoquer. Et les vers célèbres reviennent aussitôt en foule à la mémoire :

Ma demeure est haute,
Donnant sur les cieux.
La lune en est l’hôte
Pâle et sérieux.

En bas quelqu’un sonne.
Qu’importe aujourd’hui ?
Ce n’est plus personne
Quand ce n’est pas lui !

Vis-à-vis la mienne
Une chaise attend.
Elle fut la sienne,
La nôtre, un instant.


D’un ruban signée
Cette chaise est là,
Toute résignée
Comme me voilà !

Au bout de quelques mois, Marceline sentit fort bien que ce qui était devenu pour elle une passion dévorante n’était pour Hyacinthe, n’avait jamais été qu’un caprice. Sa vie à elle en demeurait bouleversée. Elle ne pensait plus au théâtre, à l’art, à sa carrière ; après de si brillants et si étonnants débuts, elle avait plongé dans l’oubli : lui ne pensait qu’à concourir à l’Académie ou à faire jouer sa comédie en vers, Les Projets de Sagesse, tirée d’un conte de Voltaire et décorée de cette épigraphe empruntée au même écrivain qu’il regardait comme son maître :

Nous tromper dans nos entreprises,
C’est à quoi nous sommes sujets ;
Le matin, je fais des projets
Et, le long du jour, des sottises.

Aussi, ses visites s’espaçaient-elles. « Il n’aimait pas… J’aimais ! » écrivait-elle. Mieux que bien des phrases, ces simples mots résument le problème.

Tout ceci se compliquait, d’ailleurs, de l’événement qui est la terrible pierre de touche de l’amour. La pauvre « forte ingénuité » était enceinte.

Qu’allait-il se passer ? Son amant ne pouvait en aucune manière se charger de l’enfant, en parler même à sa famille. Marceline dut faire face à toutes les difficultés navrantes de sa situation, seule, ou peut-être avec l’appui de la grosse Caroline. Elle se confessa à son père, à l’oncle Constant, à ses sœurs : mais quelle aide vraiment efficace en attendre ? Dans les conditions les plus navrantes de dénuement et d’abandon elle donna le jour à un fils, Marie-Eugène, le 24 janvier 1810, après des couches laborieuses et lamentables qui la laissèrent brisée, meurtrie, aphone.

Les mois qui suivirent furent encore plus affreux.

Marceline se rendait compte nettement qu’elle avait cessé de plaire à son bel amant. Il cherchait, ailleurs, des consolations à son mariage raté, à sa triste liaison avec cette pauvre sotte. Elle ne pouvait en douter car il ne se cachait pas.

… Qu’ils sont beaux, les yeux qui te parlaient !
… Ces yeux dont tu m’as dit les charmes,
Laisse-moi les haïr, mais de loin, mais tout bas.
Quels yeux ! Ils sont partout ! Oh ! ne m’en parle pas !
Va-t’en ! Sois heureux !…

Elle le disait, comme cela, en vers ; au fond, elle appartenait à cette race de femmes aimantes et passionnées qui se résolvent malaisément à une rupture. Pour y parvenir, Latouche, déjà roué, eut recours à un stratagème classique. Il feignit d’être jaloux, il lui adressa des reproches amers, l’accabla de soupçons notoirement injustes. Au fond, elle en éprouva une grande douceur. Il revenait à elle, puisqu’il s’inquiétait à ce point de sa vie quotidienne. Hélas ! Il n’y avait là que des prétextes à querelles, de quoi rendre l’existence insupportable.

D’autre part, comment la pauvre petite, sans ressources, serait-elle demeurée à Paris ? Une seule issue s’offrait à elle : rejoindre aux environs de Rouen ses sœurs aînées, chez qui elle avait mis son enfant en nourrice. Il semble que, pour ménager sa dignité, elle prit l’initiative de rompre avec son « perfide amant ». Au mois de décembre 1811, elle disparut.

Latouche, qui n’était pas beaucoup plus heureux, méditait, lui aussi un exode. Sa femme légitime lui avait donné un fils, Léonce, mais les naissances, qui rapprochent dans les foyers vraiment unis, séparent au contraire les époux qui ne s’aiment pas, comme les couples illégitimes. Mme de Latouche, qui ne pouvait s’accommoder ni de la conduite ni de l’humeur de son mari, se retira avec quelque éclat chez ses parents, les Comberousse. Et comme à toutes ces contrariétés venaient s’ajouter en foule des ennuis d’argent, notre jeune poète songea, lui aussi, à s’éclipser le plus galamment et le plus profitablement du monde.

Au printemps de 1812, il obtint un congé de son administration, puis, quelque temps après, sa nomination en Italie. Il partit à petites étapes, visitant à pied et à cheval la Suisse et le Midi de la France.

Il s’était allégé l’âme en écrivant ce poème qu’il ne publia que quinze ans plus tard :

Brisons des nœuds dont l’étreinte vous blesse,
Vous accusez le souvenir,
Vous regrettez les instants de faiblesse
Et moi des jours perdus pour l’avenir.
L’emportement, les plaintes, les alarmes,
Retiennent seuls nos destins enchaînés ;
L’amour vaincu conserve encor ses armes
Et nous lance en fuyant ses traits empoisonnés.
L’illusion pour nous ne peut renaître…
… Pendant tout un printemps, ne m’as-tu pas aimé ?
Pendant tout un printemps les tilleuls du bocage
Associaient leur ombre et mêlaient leur feuillage,
Et voilà que, de fleurs doucement dépouillés,
L’hiver a désuni leurs rameaux défeuillés…[2]

Marceline ne se consolait pas si aisément. L’âme ulcérée, elle croyait voir son amant s’en allant en Italie, pour suivre « une déesse à la mode », dont elle faisait ainsi le portrait dans son premier roman : « Une expérience de cent ans sous les grâces de dix-huit » ; — et elle imaginait des jeux de bal, des émotions de valse, des bouquets, échangés comme par distraction… Puis, sur un tout autre ton, dans son exil normand, auprès du pauvre petit être qui matérialisait la réalité de sa triste aventure, elle écrivait pour sa sœur Eugénie :

Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !
Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs !
Je meurs… Embrasse-moi. Pleure pour moi… Pardonne…
Je n’ai plus une larme et j’ai besoin de pleurs.

De tels vers montrent bien que, pour elle, son amour était loin d’être consumé.

IV

CONTINUATION DES MALHEURS


Cependant, durant plusieurs années, l’amour semblera mort pour la jeune actrice. Malgré ses rêves, la réalité l’étreignit durement. Belle et poétique matière que les peines de cœur pour les êtres bien rentés. Elles engendrent des souffrances atroces, d’insolubles problèmes pour ceux-là que tiraille sans cesse une destinée méchante. Marceline n’avait nullement la liberté de pleurer sa tendresse trahie, de se laisser dorloter en élevant son enfant. La nécessité la talonnait. Ses sœurs n’avaient conclu que de fort médiocres mariages ; c’était sur elle que sa famille comptait, elle dont les débuts avaient rempli les siens d’orgueil et de convoitise. Allait-elle renoncer au travail, aux profits, pour se confiner dans son état déshonorant de fille mère ? Elle comprenait vaguement qu’elle n’aurait jamais le droit de pleurer et de rêver en paix. On se chargea de le lui préciser. Au travail !

Ce travail se présentait dans les conditions les plus défavorables. À la suite de ses couches cruelles, « les larmes lui étaient tombées dans la voix ». Plus de dugazon. Jamais elle ne pourrait reprendre le répertoire où elle avait d’emblée obtenu de si brillants succès. La musique, en elle, ne tournerait plus qu’à la poésie.

Pourtant, comment vivre ? Il lui restait la comédie et le drame où, à Bruxelles, elle avait été si fort appréciée. Grâce à Délie, qui devait bien tout de même regretter un peu son imprudence, elle put obtenir d’entrer à l’Odéon. Elle aurait ainsi l’amère vengeance de jouer les fameux Projets de Sagesse, où son amant laissait déjà percer, hélas ! son scepticisme désabusé. Elle mettrait surtout les douleurs précoces de sa vie, son amour tenace et sacrifié dans La Claudine de Florian, ces trois actes de Pigault-Lebrun, d’où était sortie Lisbeth, son premier grand succès.

Quel rôle, et combien il semblait fait pour elle !

Un Anglais, sir Belton, en excursionnant dans la vallée de Chamouny (sic) a séduit une jeune et pure montagnarde, Claudine. Le père de celle-ci, Savoyard intraitable sur les principes, veut bien lui pardonner, mais à condition qu’elle abandonnera le fruit de son malheureux amour. Elle refuse. Elle prendra des habits d’homme, et s’en ira à Paris gagner sa vie et celle de son enfant.

C’est dans la capitale que nous la retrouvons, au second acte, qui se passe plusieurs années après. Marceline y apparaissait en travesti, transformée en jeune décrotteur et vivant avec un petit gamin qu’elle fait passer pour son frère. Méconnaissable sous ce costume, elle rencontre Belton, qui la prend à son service sans se douter de rien, ce qui est un peu fort : mais on n’y regardait pas de si près. Dans ce nouvel avatar, sous le nom de Claude, elle va subir un nouveau supplice : elle sera forcée de servir de messager à la correspondance amoureuse de son bourreau. Bien plus : celui-ci, qui a gardé les mêmes déplorables habitudes, veut encore se débarrasser d’une maîtresse ; mais celle-ci, beaucoup moins patiente et résignée que ne l’a été Claudine, aposte des assassins pour expédier Belton ad patres

Point culminant du drame. Le jeune valet sauvera son maître ; c’est lui qui, à sa place, recevra un coup d’épée… Mais, en le secourant, l’égoïste Anglais trop aimé, découvrira son sexe ; il retrouvera une bague qu’il avait donnée jadis à sa timide amoureuse de Chamouny. Il se jettera à ses pieds pour implorer son pardon. Elle le lui accorde, naturellement, et ils se marient, à la satisfaction générale.

Florian avait fait accepter ce sujet invraisemblable, en le mettant en récit rustique dans la bouche d’un guide des Alpes : à la scène, Mlle Desbordes le sauvait par sa grâce touchante, par tout ce qu’elle y mettait de sa propre vie.

Elle arrivait, en effet, dans un moment où triomphait au théâtre la sensibilité larmoyante de la fin du XVIIIe siècle, étonnante époque où les hommes, mêlés aux horreurs de la guerre civile et de la guerre étrangère, ne demandaient qu’à s’émouvoir et à verser des pleurs naïfs. Ainsi jouait-elle Cécile, dans L’Honnête Criminel ou l’Amour filial, cinq actes en vers, où Fenouillot de Falbaire avait transposé l’histoire douloureuse de Jean Fabre, protestant de Nimes, envoyé aux galères à la place, de son vieux père, et demeurant dans la chiourme jusqu’à ce que le duc de Choiseul brisât ses fers par un brevet de congé.

Ici, Lisimon a été remplacé par son fils André, qui depuis six ans expie à sa place, à Rochefort, le zèle religieux du pasteur. Il y est reconnu par Cécile, qui l’aime toujours et qui mourra de chagrin s’il est coupable ; mais comment André parlerait-il sans compromettre et livrer son père ? En vain, le généreux Dolban fait-il luire à ses yeux l’espoir d’épouser sa fidèle amante… Heureusement, au cinquième acte, le malheureux rentre chez lui, retrouve le vieillard auquel il a sauvé la vie, et sa fiancée, qui, lasse d’attendre, est sur le point d’en épouser un autre. Comme tout le monde est vertueux, dans ce genre de pièces, le rival éconduit s’efface de bonne grâce et devient même le protecteur du libéré.

Puis ce fut le tour d’une autre pièce célèbre, Misanthropie et Repentir, de Kotzebuë.

Là, Marceline jouait Eulalie, baronne de Mello, victime de l’amour que le jeune secrétaire de son mari lui a inspiré. Elle est partie avec lui, et le baron ne tarde pas à se réfugier, lui aussi, dans la solitude, avec ses enfants.

Les années ont passé. Près de sa retraite, il finit par apprendre qu’il a un voisin, le comte Walter, admirable philanthrope qui répand ses bienfaits sur la contrée par l’entremise de sa gouvernante, Mme Miller. Or, un jour, Mello est amené à sauver la vie à ce Walter, qui est tombé fort malencontreusement dans un canal. Étonné de ne pas recevoir de ses nouvelles, il se rend chez lui quelques jours après. Coup de théâtre, que nous prévoyions bien un peu : il reconnaît sa femme et son secrétaire. Il s’enfuit, horrifié, tandis qu’elle s’évanouit.

Nous pensons que cela va très mal tourner, quand arrive la coupable. Elle a obtenu la permission de revoir ses enfants. Heureusement, La Nouvelle Héloïse est passée par là. Le baron s’écrie, aux bravos enthousiastes de toute la salle : « Eulalie, embrasse ton époux ! » Et il lui ouvre ses bras.

On a peine à se figurer le succès d’émotion de cette pièce absurde, qui tenta Mlle Mars et Talma eux-mêmes. On racontait même qu’un jeune homme avait rompu son mariage, parce que sa fiancée put assister à Misanthropie et Repentir, sans avoir les larmes aux yeux. Il ne faisait pas bon, alors, de ne pas pleurer !

Marceline, elle, pleurait et s’évanouissait à merveille ; on la retrouvera ainsi dans Clémence et Valdemar ou le Peintre par amour de Pelletier-Volméranges, Eveline, de Rigaud, Les Querelles de ménage, de Doros et X***, et encore dans des pièces plus littéraires. Par exemple, La Coquette fixée, comédie en trois actes, en vers, où l’abbé de Voisenon avait essayé de reprendre et de développer le thème de La Princesse d’Élide.

Un jeune officier, Dorante, guidé par son ami Clitandre, s’est chargé de fixer le cœur changeant d’une coquette. Il y parvient comme de juste en affectant l’indifférence et l’amour pour une autre. Il réussit dans son jeu à un tel point que la coquette, réellement transformée et pénétrée enfin d’un véritable amour, ne sait comment lui prouver son attachement : elle met en gage ses bijoux les plus précieux pour lui faire obtenir le brevet d’un régiment. Pensez avec quel cœur et quelle conviction Marceline jouait encore cela !

Peut-être, à ces jeux d’esprit, un peu lents et un peu subtils, préférait-elle les secousses d’un drame comme Le Déserteur, trois actes en prose de Sedaine, auxquels le vieux Montigny avait ajouté une charmante musique de scène. La pièce elle-même n’avait rien d’un chef-d’œuvre. C’était sur elle qu’un malveillant avait composé cette épigramme :

D’avoir hanté la comédie
Un pénitent, en bon chrétien,
S’accusait et promettait bien
De n’y retourner de sa vie.
— Voyons, lui dit le confesseur,
C’est le plaisir qui fait l’offense.
Que donnait-on ? — Le Déserteur.
— Vous le lirez pour pénitence.

Sedaine a cherché ici les effets purement dramatiques. Louise (Mlle Desbordes), fille de l’invalide Jean-Louis, est promise au milicien Alexis. Celui-ci va rentrer du service et le mariage se prépare, lorsque les villageois, dans leur simplicité rustaude, ont l’idée saugrenue de lui faire savoir mystérieusement que sa fiancée l’a oublié et qu’elle se dispose à épouser Bertrand, son cousin. Cette mauvaise plaisanterie produit un effet désastreux sur le pauvre garçon, qui, sans attendre sa libération, déserte son poste. On l’arrête, on le traduit en jugement. Et quand Louise vient pour le désabuser, il est condamné à mort. Tout semble perdu, mais la jeune fille, en se jetant aux pieds du roi, obtient la grâce d’Alexis. Cela composerait évidemment une œuvre assez noire, si le dragon Montauciel, chargé de la partie comique, ne provoquait, de temps à autre, quelques éclairs de gaieté.

Enfin, de ce passage à l’Odéon, qui dura trois longues années, Marceline avait gardé le souvenir de son rôle d’Euphrasie — les héroïnes de ce temps collectionnaient les noms burlesques — dans Le Vieillard et les Jeunes Gens, une des comédies les plus faibles de Colin d’Harleville, où l’on voyait Melville et Jules, à peine échappés de l’école, se poser en maîtres dans la maison, et disposer de la main de leur sœur pour un mariage détestable avec un certain Lorsan, fat lié avec une autre femme. Comment échappera au danger la jeune fille persécutée ? Grâce à l’intervention de M. de Naudé, aimable sexagénaire, qui se pose en prétendant auprès de la mère et déjoue les détestables projets des jeunes écervelés,

Comment se seraient satisfaits le cœur et l’esprit de notre jeune première, au cours de tant de soirées vides ? Cette période de la gloire impériale évoque irrésistiblement les malédictions de Musset et de Lamartine : « Rien ne peut peindre à ceux qui ne l’ont pas subie l’orgueilleuse stérilité de cette époque. » Le théâtre vivait sur la production lamentable du siècle précédent, où il avait été de bon ton de s’apitoyer à tout bout de champ, de déclamer sur des malheurs imaginaires, dont, au fond, on ne s’émouvait pas du tout. Et l’on comprend aisément que Mlle Desbordes se fût privée bien facilement de farcir son cerveau de tant de tirades saugrenues, de tant de mauvais vers, elle qui sentait sourdre et bruire dans son cœur la poésie éternelle. C’est justement parce qu’elle fut accablée sous tant de mauvais rôles qu’elle échappa à la contagion littéraire qui la guettait, qu’elle se garda étrangère à toutes les modes, qu’elle fut capable d’écrire en dehors du temps.

Contrairement à tant d’autres actrices, elle n’existait réellement qu’en dehors du théâtre, quand elle avait effacé le rouge et le blanc gras, dépouillé ses oripeaux de forte ingénuité, pour ne plus penser qu’à son enfant en nourrice, ou à son amant enfui. Là, seulement était sa vie, mélancolique, résignée, déchirée certes, mais malgré tout, sa vie dans la palpitation irrésistible de l’espoir et du regret.

Il suffirait d’un incident pour raviver tant de souffrance et de flamme ; Délie s’en aperçut vite, lorsque Hyacinthe de Latouche fut brutalement et définitivement ramené d’Italie par l’écroulement du monstrueux empire artificiel mis debout par Napoléon. Au printemps de 1814, les fonctionnaires français répandus en Europe ne tarderaient pas à se réfugier dans nos frontières.

Le poète des Projets de Sagesse allait, encore une fois rejouer lui-même sa pièce au naturel.

D’abord il se garda de reparaître à l’Odéon ou aux alentours. Mais on savait qu’il avait regagné Paris. Que ferait Marceline ? Elle désirait follement et tout à la fois elle craignait de le retrouver. Elle tremblait de le voir apparaître et se désespérait qu’il ne vînt pas.

Il ne reviendra plus… Il sait que je l’abhorre ;
Je l’ai dit à l’Amour qui déjà s’est enfui.
S’il osait revenir, je le dirais encore !
Mais on approche, on parle… Hélas ! ce n’est pas lui !

En fait, Latouche rentré, fort meurtri et inquiet, était tombé malade. Quelle angoisse nouvelle ! Renseignée par Délie, qui n’avait rien compris à cette querelle d’amoureux, elle se consumait de ne pouvoir aller jusqu’à son amant, dont elle redoutait ensemble la nouvelle et l’ancienne famille. À la fin, elle n’y tint plus. Elle s’en alla rôder sous les fenêtres du bien-aimé, au risque de causer un esclandre.

Il fallait en finir. Délie eut pitié, peut-être avec une cruauté inconsciente, de sa petite camarade : Dès qu’Hyacinthe fut guéri, elle réussit à l’attirer chez elle… Il y rencontra Marceline, qui n’avait pas été prévenue.

Ce qui arriva était fatal. Jeunes tous deux, et ardents, quoique d’une manière bien différente, ils devaient retomber aux bras l’un de l’autre. Le jeune homme demeurait secrètement flatté de l’émotion fidèle, sans l’ombre d’amertume, qui se révélait à lui. Et la jeune femme, nous connaissons les précieuses notations qu’elles nous a laissées :

J’oubliai tout, dès que l’Amour pleura.

Pouvait-elle hésiter, se refuser à ce qu’elle aurait payé de son sang ?

Dieu ! sera-t-il encor mon maître ?
Mais, absent, ne l’était-il pas ?

Une autre peut-être se serait souvenu avec quelle désinvolture Latouche avait abandonné à son sort pour le moins incertain sa jeune maîtresse et son enfant ; elle aurait fait attendre son pardon, l’aurait mêlé de reproches et d’exigences pour l’avenir… Celle-là n’aurait pas été terrassée par un amour implacable autant qu’absurde. Marceline nous l’a révélé dans un de ces vers d’un seul jet qui font sa gloire :

Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi !

Cependant, par moment, la raison reprenait en elle son empire. Elle savait fort bien que son amant ne serait pas fidèle, qu’il ne pouvait pas se lier à elle pour l’éternité. Elle essayait de transformer sa passion brûlante en amourette, en caprice dont elle n’ignorerait pas la fragilité. Pourquoi ne s’aimeraient-ils pas tous deux comme tant d’autres ? Elle lui écrivait ces strophes adorablement sincères :

Puisque c’est toi qui veux nouer encore
Notre lien,
Puisque c’est toi dont le regret m’implore,
Écoute bien :

Les longs serments, rêves trempés de charmes,
Écris ou lus,

Comme Dieu veut qu’ils soient payés de larmes,
N’en écris plus…

C’était prudent. L’heure n’était guère propice aux longues amours. L’ébranlement de 1815 allait encore tout détruire, même dans les cours. L’âme républicaine de Latouche frissonna en apprenant que l’Empereur avait quitté l’île d’Elbe. Les rêves politiques qui devaient agiter une grande partie de sa vie l’obsédèrent. Il vint s’offrir au gouvernement qu’il avait déjà servi.

Le voilà secrétaire du maréchal Brune, victime désignée aux fureurs populaires de la Terreur blanche. On le nomme sous-préfet de Toulon. Il part, la rafale l’emporte. Marceline, qui a cru le reconquérir, pour qui rien n’existe que son amour, le regarde s’éloigner sans pouvoir en croire ses yeux. Le retour de l’île d’Elbe, l’Europe bouleversée, les rois en fuite, Waterloo, qu’est-ce que cela, quand on s’aime vraiment ?

Malheureusement, elle se voyait obligée de s’en convaincre, Hyacinthe ne pensait pas ainsi. Il avait sa vie à construire sur les plans difficiles que lui dictait son ambition. Il n’allait pas y renoncer pour filer une idylle, déjà un peu ennuyeuse, avec cette petite actrice de l’Odéon. C’était éclatant, irréfutable. Et elle s’écriait :

Il est fini, ce long supplice !
Je t’ai rendu tes serments et ta foi,
Je n’ai plus rien à toi…

Adieu, mon âme se déchire !
Ce mot que dans mes pleurs je n’ai pu prononcer,
Adieu ! Ma bouche encor n’oserait te le dire,
Et ma main vient de le tracer.

Il semblait bien, à ce moment, que son roman fût terminé, et qu’elle eût le triste droit d’y mettre le point final. Il ne faisait que commencer.

« Les malheurs vont toujours par troupes », dit le roi Claudius, dans Hamlet. Mlle Desbordes se révélait-elle trop absorbée par ses chagrins intimes ? Sa liaison avec un jeune auteur dramatique lui avait-elle déjà créé des ennemis ? Ne voulait-on plus à l’Odéon, réorganisé après les Cent Jours, de la maîtresse d’un sous-préfet bonapartiste ? Quoi qu’il en fût, elle se vit brutalement exclure de ce théâtre, où, depuis trois ans, elle avait tant travaillé sans joie et sans grand profit. La décision était irrévocable. Elle fut maintenue, malgré l’appui très dévoué de ses camarades, qui sollicitaient, au contraire, pour elle, le sociétariat aux appointements de 3.000 francs annuels, et qui, en désespoir de cause, se dévouèrent pour donner une représentation à son bénéfice.

On sait le temps que durent de pareils enthousiasmes. Dans un moment tragique, où de nouveau le monde cherchait son équilibre, Marceline se retrouvait seule, sans appui, sans moyens d’existence, avec un enfant sur les bras : le petit Eugène allait atteindre ses cinq ans. Impossible de le laisser plus longtemps en nourrice à la campagne. Comme la Claudine qu’elle avait jouée avec tant de conviction, elle allait aborder la vie affreusement pénible de la femme qui n’a pas seulement à penser à elle, mais qui, sans ressources, doit lutter et travailler pour deux.

Que devenir ? Elle avait gardé des relations avec Bruxelles où, quelque dix ans auparavant, elle faisait une fugue si malencontreuse. Pourquoi n’essaierait-elle pas de revenir à ce Théâtre de la Monnaie, où, naguère on l’avait bien accueillie ? Ainsi, elle quitterait Paris, ne serait plus exposée à rencontrer encore l’homme dont l’image vivante continuerait à hanter sa vie…

Ses démarches, rapidement menées, furent couronnées de succès. Le 11 septembre suivant, elle débutait dans le rôle de Charlotte des Deux Frères et dans celui d’Angélique de L’Épreuve nouvelle. Elle plut d’emblée au public, et recommença de renaître à l’espérance.

Acceptée dans le même emploi qu’à l’Odéon, elle reprenait ses rôles habituels, son répertoire souvent médiocre et niais, mais qu’elle savait du moins par cœur et qui ne l’obligeait pas à un gros travail personnel. Elle gardait suffisamment de temps pour s’occuper de son fils, triste consolation de sa pauvre existence. Des appointements honorables lui permettaient de suffire à ses besoins, et même d’envoyer une petite pension à son père.

Y aurait-il une lueur de calme et de bonheur dans cette existence tourmentée ? Elle commençait peut-être à le croire, lorsque soudainement l’enfant auquel elle avait voué ses folles réserves de tendresse lui fut enlevé par la mort, le 10 avril 1816. Il y avait à peine sept mois qu’elle avait trouvé asile à Bruxelles. Ce fut pour elle un coup terrible, dans son isolement et dans sa situation équivoque. Un brave homme se trouva là, cependant, pour adoucir ce que cette situation aurait eu, publiquement, de plus pénible. Le caissier du théâtre, M. Jean-Eugène de Bonne, se chargea d’aller inscrire le décès, en se déclarant tout à la fois le père de l’enfant et le mari de la mère. Ainsi tout aveu humiliant fut évité…

Quel était cet excellent M. de Bonne ? Lui aussi, s’est effacé dans l’ombre propice où ont disparu tant d’amis et de protecteurs éphémères. Il fut là seulement au moment où il fallait pour aider la jeune ingénuité en des jours particulièrement cruels. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus.

Ce que nous ne pouvons ignorer, c’est que le deuil de Marceline fut atroce. Deux mois après, elle écrivait à son frère :

Je suis si anéantie de larmes, ma tête et mon cœur sont si en désordre que je ne sais même pas me plaindre d’un malheur qui me tue. J’avais tout supporté avec courage, mais, mon cher ami, ce dernier coup m’a frappée au cœur !

J’ai perdu ce que j’ai le mieux aimé au monde, et comment l’ai-je perdu ? Cette image s’attache à moi… N’est-ce pas un ange qui me suit ?

Oui, cher Félix, j’ai beaucoup souffert. Ce petit ami, cet enfant était l’unique charme et le seul espoir de ma vie. Ma triste existence se traîne à présent. Oh ! je suis bien malheureuse.

C’est que, dans ce petit être frêle, elle avait vu s’effacer la seule preuve vivante du grand amour dont elle portait toujours la blessure.

Du vrai père, aucune trace, aucun souvenir. Nul espoir de le retrouver. Qu’eût-elle pensé si elle avait su que, lui aussi, il était frappé d’un deuil identique, dans la personne de son fils légitime, le petit Léonce ?… Elle aurait songé que, malgré tout, leurs vies devaient demeurer parallèles, et elle en eût retiré comme une amère consolation.

Latouche connut-il la mort d’Eugène, baptisé de Bonne dans son berceau funèbre ? Quelques années plus tard, seulement, il ne craignit plus d’y faire allusion, dans les vers qu’il adressa, dans La Minerve littéraire, à sa tendre amie :

Aux vallons de Lesbos d’harmonieux zéphirs
Redisent de Sapho les vers et les soupirs ;
Et Pindare, cinq fois, vit la palme divine
Abandonner son front pour le front de Corinne.
Comme elle, tu vivras dans un long souvenir :
Soit qu’Amour dans tes chants dictés pour l’avenir

Célèbre sa douceur et ses lois éternelles,
Soit que tes vers, trempés de larmes maternelles,
De ton fils qui n’est plus consolent le tombeau,
Ton fils, ange du ciel, et si jeune et si beau !

… Maintenant, c’était l’oubli, le silence, la nuit. Nuit d’autant plus épaisse qu’à la mort de l’enfant allait succéder bientôt celle du vieux père. Le 10 juin 1816, Félix Desbordes, accablé de soucis et de misère, expirait à Douai. La jeune première du Théâtre de la Monnaie se trouvait orpheline et seule au monde. Ses plus chères amours l’avaient abandonnée. Aussi, lorsque le passage de Mlle Mars viendrait la tirer de son répertoire habituel, avec quel cœur, avec quelles larmes, sa voix enrouée exhalerait-elle, aux côtés de l’illustre tragédienne, la plainte d’Andromaque :

Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière…

Il aurait fallu que le jeune Valmore, qui jouait Oreste, fût aveugle pour ne pas comprendre que le moment était venu d’apporter un peu de tendresse à cette âme désemparée.

V

LE FIANCÉ


Ce passé douloureux, cahoté, lamentable, Valmore n’en connaissait que les grandes lignes. Il lui aurait été très difficile de le reconstituer en détail, d’en imaginer les multiples soubresauts. Il était encore jeune et, comme la plupart des comédiens, beaucoup trop occupé de lui-même pour avoir le temps d’observer les autres.

Ce qui l’avait séduit avant tout dans Marceline, c’est qu’elle avait gardé de son honorable origine une éducation délicate, qui la mettait tout de suite à part de ses compagnes. De tout temps, les actrices se dédommagent par le débraillé de leur intimité de la tenue que la scène leur impose : l’ingénue est débauchée, la grande coquette ne dédaigne pas les mots grossiers, la duègne abonde en plaisanteries de mauvais goût. Il n’en était pas ainsi avec Marceline, que la poésie, l’amour et la douleur avaient soigneusement gardée de toute vulgarité.

Valmore recherchait la distinction. Il se flattait d’appartenir à un milieu des plus élevés. Il s’appelait de son véritable nom Prosper Lanchantin, et il aimait à laisser entendre qu’il n’avait pas abandonné ce nom parce qu’il eût paru un peu ridicule pour jouer la tragédie, mais, au contraire, parce qu’il s’avérait trop glorieux. Il était, en effet, le neveu du général baron Lanchantin, tué d’un boulet de canon à Krasnoé, pendant la campagne de Russie, et ce grand personnage n’aurait pas permis sans doute que son nom figurât sur des affiches de théâtre… Au vrai, en se prêtant à cette légende, le jeune tragédien n’omettait qu’une chose : c’est que si son père se nommait Lanchantin à l’état civil, il était, lui aussi, connu comme Valmore sur les nombreuses scènes de province où il avait longtemps joué.

La profession paternelle explique la petite enfance de Prosper et comment, après être né à Rouen par hasard, il avait rencontré Marceline à Bordeaux. Plus tard, elle en fit un poème, quand leur destinée aventureuse les ramena aux bords de la Gironde :

Salut ! rivage aimé de ma timide enfance
Où de ma vie en fleur le songe a commencé !…
… Mon cœur inoccupé, trop jeune pour l’amour,
Sentit en l’écoutant, qu’il aimerait, un jour.
Un bel enfant dès lors troubla ma rêverie ;

Je le baisai, distraite, et ce baiser fut doux.
J’en entretins longtemps ma mémoire attendrie ;
Il me l’a bien rendu, car il est mon époux[3].

À tout prendre, la vocation de Valmore apparaît infiniment plus logique et plus naturelle que celle de sa fiancée. Il avait beau avoir un héros guerrier pour oncle, il n’en avait pas moins grandi parmi les boucliers de carton et les casques de fer-blanc. Il était, lui aussi, un simple enfant de la balle, et comme son père n’avait cessé de rugir les tirades de M. de Voltaire aux provinciaux ahuris, en les mêlant au Siège de Calais, de du Belloy, ou à La Veuve du Malabar, de Lemierre, il était pleinement persuadé que l’effort de l’esprit humain se circonscrit dans les cinq actes d’une tragédie. Quoi de plus noble que de s’exprimer en périphrases, de faire sonner les alexandrins, de n’interpeller les gens qu’avec de flatteuses épithètes : « Vertueux Châtillon… digne Nérestan… Héros infortuné ?… » Si le pli professionnel déforme si curieusement les acteurs, au point d’interposer constamment entre eux et la réalité une sorte de voile d’illusions et de mirage, que sera-ce pour ceux qui sont nés, ont grandi dans les coulisses ? De tous les artistes, certainement, ils seront les moins capables d’embrasser une autre profession. On les a raillés parfois ; on devrait bien plutôt les plaindre, car leur emploi est devenu pour eux une seconde nature dont ils ne se sépareront qu’avec un véritable déchirement.

Il devait en être ainsi pour Prosper Valmore, car, dès ses premières années, on lui prédit le plus brillant avenir ; celui que son père avait toujours rêvé, sans pouvoir l’atteindre, roulant de théâtre en théâtre, sans jamais fixer sa destinée, malheureuse cigale de plus dans un pays où il y en a tant !

L’enfant serait beau ; il était bien bâti, élégamment proportionné ; ses traits étaient réguliers et fins, d’admirables cheveux blonds ruisselaient en cascade sur ses épaules. Il avait la voix claire et bien timbrée, malgré une gorge délicate qu’il faudrait soigner avec attention. Dès qu’il put s’exprimer correctement, avant même de savoir lire, il débita le récit de Théramène et l’apostrophe de Lusignan. Son père se consolait de ses propres déboires et de sa gêne, en se disant : « Ma gloire, la voilà ! »

Préparé de la sorte, n’étudiant la grammaire et l’histoire que dans la mesure où elles servaient au théâtre, Prosper connut d’excellents débuts. La chance même, qui devait lui faire si cruellement défaut plus tard, commença par le servir. Une grande artiste s’intéressa à lui, et la chose est d’autant plus extraordinaire qu’elle se nommait Mlle Raucourt. Il arrivait, en effet, que Mlle Raucourt, en courant les provinces, y remarquât les jeunes talents : c’est à elle que la France dut Mlle George ; mais, en général, elle ne faisait attention qu’aux femmes.

Prosper fut-il une exception triomphante, le Phaon de cette Sapho ? On l’ignore, et il ne s’en est jamais vanté. Ou bien peut-être sa grâce adolescente de jeune dieu troubla-t-elle d’un charme ambigu la tragédienne mûrissante ? Toujours est-il qu’elle le couvrit de sa haute protection, lui aplanit vers le Théâtre-Français les chemins que son père n’avait pu fouler. Elle alla même plus loin. À une époque particulièrement périlleuse pour les jeunes célibataires robustes, à la veille de la campagne de Russie, elle parvint à le faire exempter de la conscription. Prosper estimait, en effet, que son oncle représentait avec assez d’éclat la famille Lanchantin aux armées pour qu’il pût se dispenser d’y courir. Il n’en aurait que plus d’ardeur pour rivaliser avec M. Lafont dans les rôles héroïques de chevaliers, et pour être, avec une flamme incomparable, le Cid, le jeune Horace, Nérestan ou Tancrède :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !
… Conservez ma devise : elle est chère à mon cœur ;
Elle a dans mes combats soutenu ma vaillance ;
Elle conduit mes pas et fait mon espérance ;
Les mots en sont sacrés : c’est l’amour et l’honneur !

Mais, comme M. Lafont n’était nullement pressé de céder sa place, qu’il conserverait, comme tous les « chevaliers », jusqu’aux plus extrêmes limites de l’âge, Valmore s’essaya également dans la comédie, bien que ce genre lui agréât infiniment moins. Il plaisait particulièrement dans le rôle de Jupiter, d’Amphitryon, qui séduisit plus tard Mounet-Sully. Sa resplendissante beauté juvénile y faisait merveille. Un murmure flatteur saluait son apparition finale, en robe d’or, dans les nuages habilement machinés. Il était vraiment superbe, avec son foudre et son aigle, tandis que roulait un tonnerre de zinc.

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur,
Et sous tes propres traits vois Jupiter paraître :
À ces marques tu peux aisément le connaître ;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.

Sa voix éclatante martelait déjà les vers avec autorité, sinon avec finesse. Il se croyait le maître des dieux. Malheureusement, un soir, le 2 mai 1813, sa fougue orgueilleuse l’emporta trop loin. Au moment qu’il voulait terminer avec un grand effet :

Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées,

au lieu de disparaître dans les nues, il s’effondra dans le décor avec un bruit affreux. Un câble s’était rompu, la plate-forme basculait, et Zeus dégringolait du haut du cintre sur le plateau. Ce fut, sur le premier moment, une grande émotion. On le crut mort. Il n’était que blessé. Les jeunes gens de cette espèce savent choir à la manière des chats.

Il n’en demeura pas moins alité assez longtemps pour que les intrigues se fissent jour. Les artistes trop beaux y sont exposés, malgré la faveur des vieilles tragédiennes. On le congédia de ce Théâtre-Français, où il avait pénétré si facilement, où il ne rentrerait plus. Il allait devenir, comme son père, un acteur de province.

Cependant, de tels débuts lui donnaient des titres. Il trouva place bientôt à Nantes, puis à Bruxelles, où il devait rencontrer Marceline.

On a beaucoup dénigré Prosper Valmore, au moins comme acteur. Certains ont voulu voir en lui le prototype de ce Delobelle, auquel, bien longtemps après, Alphonse Daudet devait conférer une fâcheuse immortalité. Notre dessein, en écrivant ces pages, est bien différent. Il n’est pas prouvé que ce tragédien fut sans talent et, malgré de pénibles échecs, il lui arriva de fournir en province, avec beaucoup de mérite, une carrière honorable. Sa femme, un jour qu’elle le sentait découragé, lui a rendu justice, en camarade :

Il est certain, mon bon ange, lui écrivait-elle, que quand tu te possèdes, je ne te connais pas de rival au théâtre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et, quand elle est dans ses beaux jours, je sais qu’il y en a peu d’aussi pénétrantes, car la prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars. Accepte cela de ton juge le plus sincère…

Seulement, ce qui perdait un artiste doué d’aussi précieuses qualités, c’est qu’il resterait toute sa vie un classique impénitent. Élevé dans le culte de la tragédie, il ne comprendrait jamais que son règne était passé avec celui de l’Ancien Régime, que la formidable secousse de 1789 avait singulièrement modifié le monde intellectuel.

— Quand seras-tu délivré des Grecs et des Romains, autre part que dans ta bibliothèque ? lui demandait sa femme. Je voudrais que tu vendisses dans deux mois ton dernier manteau.

Le pire, pour l’existence qu’il était appelé à mener, c’est qu’il s’efforçait, dans l’intimité, de se faire une âme cornélienne. Chaque jour, il établissait son examen de conscience et ne se pardonnait rien. Un brave garçon, un peu agaçant.

Comment, dira-t-on, avec un pareil état d’esprit, avait-il lié sa vie à celle d’une comédienne dont le passé lui apparaissait à tout le moins un peu obscur ? Il ne pouvait en aucune manière ignorer que sa fiancée avait eu un petit bâtard, mort à Bruxelles même, l’année précédente. D’ailleurs, l’eût-il seulement soupçonné, que Marceline le lui aurait avoué, surtout devant le trouble et les angoisses que lui avaient donnés ses premières avances.

Les confidences s’arrêtèrent là. Avouer sa faute, sa maternité, comme une chose de notoriété publique, c’était relativement facile. Ce deuil, au premier chef, s’avérait comme le principal motif de son acceptation. Mais comment toucher à la plaie encore vive de l’amour, cause première de ces maux ? Le nom d’aucun séducteur ne fut prononcé, et Valmore n’insista pas. Il demeura, il devait demeurer dans le doute toute sa vie, et ce fut son tourment, car il n’était ni sceptique, ni indifférent, ni amoral ; bien plus, un feu secret le brûlerait longtemps, celui de la jalousie, étouffé au dehors par la timidité, une vergogne d’amour-propre, la crainte de blesser, — car Marceline ne parlait jamais de ceux qui furent ses intimes, et surtout de celui-là qui lui tenait davantage au cœur. Silence complet ou dénégations passionnées. Rien de plus invraisemblable en apparence, et pourtant rien de plus naturel ni de plus vrai.

Mais ce que sa femme ne disait pas, elle le chantait. Cette âme passionnée et blessée exhalerait une mélodie qui traverserait les années. Ce serait elle, le poète de ces mornes saisons, et non point MM. Raynouard, Népomucène Lemercier, Écouchard Lebrun ou Luce de Lancival… Cela, M. Valmore serait bien loin de le supposer ; il comprendrait cependant que dans ces romances et ces élégies frémissait une passion persistante dont il ne pouvait, malgré sa fatuité, se croire l’objet. Et alors, il vivrait dans un état de crainte, d’irritation, d’incertitude, qui ferait de sa vie intime un extraordinaire roman.

Aujourd’hui, il n’en était pas question. Il épousait une camarade à laquelle tout promettait un bel avenir. Elle se jetait dans ses bras, et son passé douteux tombait derrière elle comme un paquet de loques. Ils seraient heureux.

Admirons les écrivains qui aiment à terminer leurs livres par un mariage. Comme si un mariage achevait quelque chose ! Il commence, au contraire. C’est par lui que se dessinent les perspectives inconnues.

VI

LE MARI DE LA POÉTESSE


Prosper Valmore aimait. Nous en tenons dès à présent une preuve éclatante. Fut-il aimé ? Oui, si nous voulons bien appeler ainsi un attrait physique très vif, une sorte d’impulsion tendre à se reposer sur la force saine d’un être qu’on estime et qu’on admire. Nous en avons la démonstration patiente et tenace dans les innombrables lettres que lui écrivit sa femme et qu’il conserva pieusement. Elle le trouvait admirable, et elle avait raison. Un jour qu’elle avait rencontré l’élégant M. de Forbin-Janson, elle lui mandait :

— Ah ! qu’ils sont loin, tous ces beaux, de ta grâce romaine, non, grecque, toute pure, et mieux, s’il est possible !

On devine que son être sensible et meurtri s’élança vers ce superbe garçon avec une fougue qui dut certainement l’enivrer. Elle le lui répétait, elle le lui prouvait, il en était sûr ; et quand ils étaient obligés de se séparer, elle se sentait fort triste, dans leur logis qui paraissait agrandi par la solitude et le silence, et plus encore dans le lit conjugal, où elle se couchait « comme un petit loup » et qui lui semblait « un désert ». On ne peut pas être plus explicite[4].

Les difficultés qui ne manquent pas de surgir au début d’un ménage furent assez facilement vaincues. Valmore et sa femme étaient appréciés à Bruxelles.

Ces succès permirent à Marceline de braver les premières attaques, qui lui vinrent naturellement de sa belle-mère. Orpheline, elle avait beaucoup, redouté ses beaux-parents, qui admirateurs enthousiastes de leur fils, avaient tout fait pour l’éloigner d’un mariage qu’ils estimaient ridicule. Un garçon comme Prosper, jeune, distingué, promis au plus brillant avenir, épouser une comédienne de trente et un ans, sans diplômes, sans fortune, sans beauté et qui avait roulé dans tous les ruisseaux ! Une fille séduite, abandonnée avec un enfant, qu’elle n’avait même pas su élever ! Quelle folie ! Cependant, ils finirent par céder.

Votre mère sera donc la mienne, écrivait Mlle Desbordes à son fiancé. Votre père va remplacer celui que je pleure encore… Mais, moi, m’aimeront-ils ? Oh ! demandez-leur de m’aimer, de commencer à présent pour ne jamais finir.

C’était délicat. Mme Valmore accueillit sa bru d’assez mauvaise grâce. Puis elle sembla désarmer devant sa bonne volonté, l’amour qu’elle marquait pour son fils, et surtout sa première grossesse. Car, dès le début de son mariage, Marceline devint enceinte, et, le 22 juillet 1818, elle accoucha d’une fille, Junie… Tous leurs enfants porteraient des noms de tragédie.

Malheureusement, Junie vécut très peu ; le 11 août suivant, au bout de vingt jours d’une frêle existence, elle était morte. Ce fut l’occasion de nouvelles critiques sur le peu de santé de la jeune femme, sur son défaut de savoir où remontaient de perpétuelles allusions à un passé que Prosper, avec une volonté désespérée, voulait effacer. Plus tard, à ces insinuations, à ces « tracasseries jalouses d’une mère aigrie par de petites prétentions d’autorité menacée », Marceline attribuera les soupçons renaissants de son mari.

Ce premier orage ne dura pas beaucoup. Car si Valmore était troublé et traqué par ces remarques lancinantes, il avait découvert en son père un allié. Le vieil acteur n’avait pu résister au charme de sa belle-fille, à sa façon prenante d’interpréter la tragédie. Comme son fils, il se croyait poète et connaisseur. Quelques strophes de Marceline l’avaient enthousiasmé. Il était convaincu que la gloire les attendait tous deux, mais à Paris. Là seulement trouveraient-ils des théâtres et des éditeurs dignes de leur talent. Aussi ne cessait-il de presser sa bru de réunir ces romances, ces pièces éparses qui avaient obtenu déjà tant de succès et d’en former un volume.

Prosper et sa femme ne demandaient qu’à se laisser convaincre. C’est alors qu’ils formèrent fermement le projet dont l’échec obstiné a rempli leur vie de misère et de ruines : pour lui, rentrer au Théâtre-Français et y conquérir les premiers rôles ; pour elle, abandonner la scène et régner dans le monde littéraire.

Comment amorcer un tel programme en demeurant à Bruxelles, et en consacrant au Théâtre de la Monnaie la majeure partie de leur temps ? « Qui ne risque rien n’a rien », dit un proverbe cher à tous les téméraires. Ils décidèrent de ne pas continuer à s’enliser à l’étranger. Par un coup de tête qui devait leur être trop familier, ils prirent prétexte des nouvelles espérances de maternité de Marceline pour résilier leur engagement.

Les voilà donc Paris, dès le printemps de 1819, Valmore en train de courir chez les directeurs et sa femme après les éditeurs.

Quand on s’est beaucoup surexcité avant de tenter de pareilles équipées, la désillusion et les déboires ne sont que plus amers. Dans ce couple naïf, qui lâchait ainsi trop aisément la proie pour l’ombre, l’homme n’aboutit à rien ; nul besoin de ce petit tragédien chez Molière, on le lui avait montré six ans auparavant ; pourquoi s’acharner ? La femme se heurtait à des difficultés encore pires, que son entourage n’avait nullement prévues. Non seulement les libraires ne montraient aucune envie de la « persécuter » pour reprendre le mot de Mascarille, mais encore elle se reconnaissait bien incapable de former, de ses poésies éparses, un recueil susceptible d’être publié. Elle avait le génie d’exhaler en vers quasi inconscients les soupirs et les ardeurs de son âme brûlante, mais elle ignorait l’art indispensable de disposer les pièces dans un ordre harmonieux, de distinguer ce qui devait être corrigé ou conservé. C’étaient des cahiers informes qu’elle apportait aux éditeurs. Elle s’étonnait douloureusement qu’on ne les lût pas.

Heureusement — ou malheureusement, suivant le point de vue auquel on se place — quelqu’un allait reparaître, quelqu’un qui possédait justement les qualités qui lui manquaient : la culture, le goût, le sens critique, la connaissance avisée du public. C’est grâce à Latouche que la France et le monde ont connu André Chénier ; c’est grâce à lui également que nous avons eu Marceline.

Il s’en occupa vers la même époque. Rentrant de Rodez, où il avait inauguré avec ses lettres du Sténographe parisien sur l’affaire Fualdès le grand reportage judiciaire, il s’occupait, tout en polémiquant avec Clarisse Manzon, de publier les admirables poèmes de Chénier, dont aucun éditeur ne voulait. Baudoin et Foulon les avaient déjà refusés. Mais il s’entêtait, car nul ne saurait lui refuser la perspicace divination de la beauté.

Le même sentiment le rapprocha de son ancienne maîtresse. Il sentait qu’il y avait dans les vers épars qu’il avait lus d’elle plus de poésie que chez tous les rimailleurs du moment. Et il savait bien que, sans lui, elle n’arriverait jamais à rien. Ce rôle de révélateur lui plaisait. Il contenait quelque chose d’extrêmement flatteur, surtout dans le cas présent, où il ne pouvait douter que la plupart de ces beaux vers avaient été inspirés par lui. Ce sentiment extrêmement complexe le guida vers Marceline. Elle le vit revenir avec terreur.

Il était riche, redouté, presque célèbre. Sa femme avait fini par prendre son parti de ses infidélités et de son existence follement indépendante. Il jugeait élégant de tendre la main à celle qui l’avait tant aimé, et de l’aider à faire applaudir une œuvre qui, en somme, était sa louange. Il accomplit ce que Prosper eût été bien incapable même d’essayer. Il refit l’ouvrage, le corrigea, le rendit présentable, lui trouva un éditeur.

… Un homme d’un talent immense, avoua bien plus tard Marceline, m’a un peu aimée jusque-là de me signaler dans les vers que je commençais à rassembler les incorrections et les hardiesses dont je ne me doutais pas…

Et elle soupirait en même temps, toute tremblante :

D’où sait-il que je l’aime encore ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il dit que l’amour sait attendre

Et deux cœurs mariés s’entendre !
Et ce lien défait par lui

Il vient le reprendre aujourd’hui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai rien trouvé à répondre ;

Dans sa voix qui sait me confondre
Le passé vient de retentir.

Après la victoire de l’édition de Chénier, Latouche pouvait, plus que quiconque, servir son ancienne amie, l’imposer aux libraires et à la critique ; mais, pour cela, il lui fallait une pleine liberté. Il n’acceptait pas de l’aider et de la recevoir honteusement, dans l’ombre. De son appartement de la rue des Saints-Pères, il lui écrivit, le 5 octobre 1819, comme il se serait adressé à une femme de lettres qu’il n’aurait jamais rencontrée. En lui envoyant les poésies de Chénier, il lui demandait avec une courtoisie parfaite la permission d’aller la saluer chez elle.

Il me semble, disait-il, que je m’y présenterai comme un ami, tant vos écrits m’ont déjà fait connaître et estimer l’auteur.

Elle lui répondit sur le même ton, mais avec quelque chose de plus, ce frémissement intérieur qui ne trompe pas :

Monsieur,

Je vous dois beaucoup plus que je puis l’exprimer pour les marques d’intérêt qui m’honorent et me touchent.

Venez comme ami, n’oubliez pas que c’est vous-même qui avez tracé ce mot et qu’il double le plaisir de votre lettre. Le même titre, si vous y tenez un peu, terminera la mienne, et je me rappelle qu’il y a longtemps que j’en éprouve les sentiments.

Mme Desbordes-Valmore.

Et elle ajoutait en post-scriptum :

Demain, après-demain, tous nos jours vous appartiennent. Mon mari vous remerciera lui-même de votre présent. Je vous sais un gré infini du plaisir que m’a fait la lecture de ce charmant ouvrage.

C’est ainsi que M. Valmore ne tarda pas à voir arriver dans son logement conjugal ce M. de Latouche, dont il avait si souvent entendu parler, et qui, de toutes les relations de sa femme, lui paraissait l’homme le plus influent et le plus utile. Ce n’était plus seulement un statuaire comme Théophile Bra, ou un peintre comme Hilaire Ledru : un journaliste, un auteur dramatique, un poète, fort élégant, lancé dans le monde et qui connaissait tout Paris. De quel prestige ne jouissait-il pas aux yeux de ce jeune acteur, dont, par-dessus le marché, il était l’aîné de sept ou huit ans ?

Reçu avec admiration par le mari, qu’il éblouissait de sa faconde et de ses projets, Latouche se réinstallait auprès de Marceline. Très librement, maintenant, on causait à trois de ce premier livre, Élégies, Marie et Romances sorte d’« olla podrida », qui avait enfin paru sous la simple signature de Mme Marceline Desbordes, à la librairie française et anglaise de François Louis, 10, rue Hautefeuille. On en commentait le succès. On préparait une deuxième édition, d’où l’on extrairait Marie, nouvelle en prose, que l’on réservait pour un volume de récits à intituler Veillées des Antilles : et cette deuxième édition, Prosper l’exigeait, et son père aussi, serait signée Desbordes-Valmore. Ils étaient fiers de leur poétesse. En attendant les triomphes du théâtre qui ne pouvaient manquer au tragédien, une belle place dans la littérature était marquée à sa femme. Ils s’en réjouissaient, sans jalousie d’aucune sorte.

Peut-être, ici, certains seraient tentés de mal juger Prosper. Les uns le taxeront de légèreté, peut-être de complaisance coupable, ou, ce qui peut sembler pire, de sottise. Tous ces jugements sont injustes.

On pourrait plaider l’aveuglement : sur ce chapitre, que ne pourrait-on plaider, puisqu’il s’agit d’un jeune homme et surtout d’un comédien amoureux ? La réalité des faits s’y oppose. Valmore n’était pas assez niais pour ne pas s’inquiéter de la signification secrète de ces poèmes dont le succès littéraire l’enorgueillissait. Si étrange que cela paraisse chez l’époux juvénile d’une femme déjà flétrie, il était jaloux. Il poursuivit Marceline de ses soupçons, de ses récriminations, de ses injures même, et cela durant de longues années, jusqu’à la fin.

Comment se disculpait-elle ? Oh ! c’est très simple. Elle soutenait devant un homme qui se croyait poète, et qui ne l’était pas, l’explication de la littérature. Elle tentait de lui persuader, et elle y parvenait la plupart du temps, que ces vers, ces romances surtout, étaient de purs exercices de virtuosité. Il fallait écrire des compositions mélancoliques dans le goût de cet âge élégiaque, elle s’y était appliquée de son mieux. Elle rêvait la gloire. Les romances l’y conduiraient. Il lui suffisait de trouver des paroles aux mélodies d’Amédée de Beauplan ou d’Édouard Bruguière.

La réponse semblait parfaitement conforme aux prescriptions de L’Art poétique. Comment Valmore ne l’eût-il pas reconnu ? D’ailleurs, si, parfois, quelque vers plus vibrant, quelque strophe plus explicite le poussait à interroger sa femme, à lui demander comment elle avait trouvé telle notation de sentiment, tel cri de passion que tout de même on ne rencontre pas dans les manuels, elle lui racontait les aventures de Délie, d’Albertine Gantier, de Douai, de telle autre de leurs amies. Dans sa vie déjà longue de théâtre et de coulisses, que de confidences n’avait-elle pas reçues ! Elle les notait, et puis elle les transposait dans ces poésies qui l’inquiétaient si fort, et si faussement, d’ailleurs, car il ne pouvait raisonnablement douter qu’elle l’aimât !

L’année suivante, elle devait connaître une personne, qui viendrait corroborer ces dires, qui collaborerait de toute manière avec elle pour rassurer Valmore. C’était Antoinette-Pauline de Montet, née à la Martinique, mais amenée jeune en France où elle avait épousé le baron Désiré Duchambge d’Ehlbhecq, aide de camp de son père, ancien général de l’armée des Pyrénées-Orientales. Cette union n’avait pas été heureuse. La belle Créole, bientôt séparée de son mari, cantatrice et compositeur de musique, portait au cœur la même blessure que Marceline, car elle fut assez vilainement abandonnée par Auber, qu’elle aimait follement. Elle s’éprit de la muse, trouva en elle un écho à ses désespoirs, et s’attacha à répandre les poésies de son amie en les faisant chanter dans les salons.

Désormais, Pauline Duchambge et sa passion délaissée deviendront l’alibi de Marceline. Ces cris, ces sanglots, ces appels douloureux et mélancoliques, c’est à Auber qu’ils s’adressent. « Ils étaient en prose… Je n’ai fait que les mettre en vers ! »

Si donc Prosper a joué sans trop se fâcher le rôle éminemment délicat de mari d’une femme de lettres, ce n’est pas qu’il ait placidement accepté que son épouse exhalât du soir au matin des soupirs d’amour, qui, notoirement, ne s’adressaient pas à lui ; mais c’est qu’il se voyait bien obligé de se rendre aux bonnes raisons qu’on lui fournissait.

Qu’il ait reçu amicalement M. de Latouche, qu’il ne l’ait pas soupçonné, qu’il l’ait considéré comme son ami et son protecteur, quoi de plus naturel ? Ce rédacteur au Constitutionnel, cet homme important et souriant, n’éprouvait aucun amour coupable pour Marceline, c’était visible. D’autre part, il était réellement dévoué pour son ménage et sa famille. Ricane qui voudra. Il le demeura, de très longues années.

Tout ce que nous venons de dire n’altérait pas la parfaite union du ménage, puisque, le 2 janvier 1820, il leur naissait un second enfant, Hippolyte, le seul qui dût leur survivre[5].

En même temps, s’avérait un fait actuel : c’est que, si la jeune mère avait conquis déjà l’audience des salons et des lettrés, s’il s’affirmait qu’elle pouvait espérer prendre place dans ce grand Paris, qui renaissait à la poésie, son mari éprouverait de très grosses difficultés à rentrer dans ce Théâtre-Français où il avait subi une chute si malencontreuse. On s’était empressé de se substituer à lui, et l’amitié de M. de Latouche lui causait plus de torts qu’elle ne lui donnait de droits.

Valmore était tragédien. Il n’acceptait pas de passer par la petite porte, de jouer des utilités ; il avait été Achille, Oreste, Jupiter ; il ne serait pas Albin ou Fabian. En attendant mieux, il se décida à aller interpréter les grands premiers rôles à Lyon, sous la direction d’Alexis Singier. Marceline l’y accompagnerait, à titre de forte ingénuité, comme à Bruxelles.

Cela n’alla pas sans quelques difficultés. En ce moment, la jeune femme répugnait extrêmement à quitter Paris. Nous devinons pourquoi :

Deux cœurs mariés s’entendront toujours,

dit-elle dans L’Étonnement. Mais il faut bien comprendre de quel mariage il s’agit ici, et de quelle entente, qui persiste malgré les liens légaux. Elle objectait ses travaux littéraires, la nécessité de poursuivre de près une carrière si bien commencée ; on rééditait les Élégies et les Romances ; elle préparait Les Veillées des Antilles, quatre longues nouvelles en prose, qui certainement seraient un grand succès de librairie, après ce qu’avaient obtenu ses poésies. Ces ouvrages seraient signés Desbordes-Valmore, cette fois. Ainsi, Prosper leur serait-il associé.

Cette attention touchait médiocrement le jeune homme ; non seulement les vers de sa femme, qu’il ne pouvait se défendre d’admirer, l’irritaient en secret, mais encore il ne se sentait nullement fait pour cet autre rôle de second plan que Marceline lui offrait. Il voulait triompher, lui aussi, connaître la gloire plus bruyante des bravos, gagner de l’argent, être le premier dans le ménage. Il imposa l’engagement de Lyon ; et il partit seul, en avant, ayant accordé, en manière de concession, quelque délai pour achever de tout régler.

Première séparation : elle ne fut pas très longue. Cependant elle ne manqua pas d’engendrer quelque froideur. Valmore, qui a religieusement conservé les lettres de sa moitié, en avait bien peu de cette époque, où elle vivait un nouveau drame d’une inénarrable douleur. Mais tout la pressait de partir. Il fallait sans retard aller jouer la comédie.

Avant de s’éloigner — pour combien de temps ? — quels gages de son amour tremblant et coupable donna-t-elle à Latouche ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle lui laissa son portrait, un portrait que, quelques mois après, elle désirait ardemment se faire rendre. Tout n’était-il pas fini entre eux ? Elle le connaissait, ne doutait pas de sa vie frivole, inconstante, volage. Avec quelles femmes ne riait-il pas maintenant, en leur montrant cette image déjà tout éplorée ? Comme elle n’osait pas la lui demander, elle l’écrivait à mots couverts à Sophie Gay, qui lui répondait :

Je brûle d’entendre cette histoire de portrait qui vous change en pierre, à propos de cette personne qui a le don d’opérer sur nous deux des miracles. J’en viens de recevoir, après trois mois de silence complet, un petit billet, par lequel elle me conjure de vouloir bien la mettre au nombre de mes amis les plus dévoués. Quel dévouement ! Dans le temps que je le voyais tous les jours, je l’appelais mon ennemi intime. Depuis, l’intimité a cessé. Je vous demande ce qui reste

Évidemment, l’homme était redouté. La commission bien malaisée à exécuter. Après de longues tergiversations, Latouche, pour plus de vingt ans, allait garder ce fameux portrait, et aussi son influence dominatrice sur la pauvre femme qui l’adorait presque malgré elle.

Au milieu de toutes ces angoisses, il avait fallu remonter sur les planches, devant un public inconnu et exigeant. Le répertoire de province dans son épuisante variété.

Ah ! Valmore n’avait plus à se plaindre de son oisiveté ! Tragédie, comédie, drame, tout lui était bon. Il jouait le Sylla, de M. de Jouy, en s’efforçant d’imiter Talma, qui, dans cette pièce médiocre, avait obtenu un immense succès, en imitant l’Empereur ; il jouait Les Fourberies de Scapin et Le Dépit amoureux, Le Joueur de Regnard, Les Châteaux en Espagne, de Colin d’Harleville, l’insupportable Nanine, de Voltaire, Frédégonde et Brunehaut, de Népomucène Lemercier. À ses côtés, essayant de dissimuler les fatigues de sa troisième grossesse, sa pauvre femme, usée et brisée, interprétait le plus gaiement qu’elle le pouvait les Zerbinette et les Marinette, ou, à volonté, la reine Brunehaut, dans le drame mérovingien. Quel effort d’apprendre, pour quelques représentations à peine, ce texte rocailleux et sans vie ! Elle le fit pour être agréable à Valmore, qui, lui, rayonnait. Secouant son opulente chevelure, magnifique et sonore, il était le jeune Mérovée, fils de Chilperic, haï par sa marâtre, trahi par son épouse. Il essayait de faire vibrer le public lyonnais à l’audition de cette vieille histoire, sans couleur locale, et toute bourrée d’anachronismes. Il n’y réussissait pas et n’y comprenait rien.

Alors, il revenait à la comédie, où sa grandiloquence le desservait. Au cours de sa carrière mouvementée, il devrait s’essayer ainsi dans tous les genres. On l’entendit avec Marceline dans Le Dissipateur ou l’honnête friponne, cette pièce que Destouches, dès 1736, avait imitée du Timon d’Athènes de Shakespeare, en y mélangeant tous les styles. Marceline incarnait Julie, la jeune veuve, que Cléon veut épouser, et qui, avec l’aide de sa servante Finette, entreprend de le guérir de sa prodigalité. Elle jouait ces scènes, où passe le souvenir du Retour imprévu, de Regnard, avec une gaieté extérieure, qui dissimulait une lassitude infinie.

Elle était enceinte de six mois, quand elle essaya, à force de poudre, de fards et de vermillon, de jouer l’Agnès de L’École des Femmes et aussi La Fausse Agnès, du même Destouches, dont nous avons oublié la vogue persistante.

Quelle misère ! Et Valmore interprétait Arnolphe, menaçait sur un ton rugissant de s’arracher un côté de cheveux. C’était lui, dont elle déchirait innocemment le cœur, et c’était elle qui respirait à peine, de son amour inavouable et étranglé. À chaque vers, elle sentait des allusions et ne le disait que mieux. Malgré ce que sa situation avait de pénible, presque de ridicule sous des jupes bouffantes qui la soulignaient en prétendant la dissimuler, elle était longuement applaudie, beaucoup plus que son pauvre mari.

Elle retrouvait le même succès dans la comédie de Destouches. L’auteur, cependant, ne l’avait composée que pour sa distraction particulière, pour la jouer lui-même avec des amateurs de ses amis, dans son domaine de la Motte. Mais ce grossissement de l’idée moliéresque plaisait beaucoup au public de la Restauration. Il s’amusait de la déconvenue burlesque de M. Desmasures, poète campagnard, vaniteux et sot, complètement berné par la jeune Angélique, qu’il a fait élever à la campagne : « élever » est une façon de parler, car il est convaincu qu’elle n’a appris à écrire que depuis deux mois. On y applaudissait à tout rompre une réplique qui est de tous les temps :

Une baronne écoute des vers que récite l’ingénuité. « Cet endroit-ci, dit-elle, n’est pas clair ; mais c’est ce qui en fait la beauté.

— Assurément, répond le baron. Quand je lis quelque chose et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration. »

Valmore et sa femme se prodiguaient. Il fallait des spectacles copieux, où le public lyonnais, qu’on ne berne pas aisément, eût la conviction profonde d’en recevoir pour son argent. Ils jouaient éperdument, presque tous les soirs, souvent deux fois par jour. Marceline prenait du théâtre jusqu’à la nausée. C’est probablement ces derniers mois si pénibles et si amers qui lui donneront cette horreur des planches qui ne l’abandonnera plus.

Elle touchait alors à la fin de sa carrière théâtrale. Le 2 novembre 1821, elle mettait au monde une petite fille. Elle l’appela Hyacinthe. Ondine ou Line ne fut plus tard qu’un surnom. Hyacinthe ! Et pourtant l’homme qui portait ce nom bizarre n’était pas son parrain.



À partir de ce moment, Marceline ne voudra plus être actrice. Elle se sentait épuisée par ses quatre maternités. Sa taille, sa fraîcheur, sa voix étaient perdues. Comment pourrait-elle jamais recommencer à dire : « Le petit chat est mort » ? Elle n’avait rien de celles qui s’obstinent. Elle ne voulait plus s’exhiber, laide et fanée, à côté de son mari jeune et piaffant. Elle lui cédait la place. Elle sentait, Latouche le lui avait fait comprendre, qu’elle avait autre chose à faire que de débiter les vers des autres.

Certes, elle avait eu bien tort d’épouser un comédien, mais elle était trop fière pour le reconnaître jamais. Tout le plan de sa vie serait de ramener ce pauvre homme à Paris, la seule ville où elle pourrait enfin être elle-même, vivre et triompher. Valmore, d’ailleurs, ne demandait pas mieux. Et, pour lui rouvrir les portes du Théâtre-Français, il comptait au premier rang sur M. de Latouche, dont la situation littéraire et mondaine ne cessait de s’affermir.

En attendant, il fallait se contenter de la province, s’arranger pour y vivre le mieux possible. De Lyon, en 1823, ils vinrent à Bordeaux[6], ayant laissé leurs deux enfants en nourrice : Hippolyte à Saint-Rémi, près des Andelys, chez sa tante Cécile ; Hyacinthe, chez de braves paysans aux environs de Lyon.

Je suis bien aise que Prosper ait accepté, écrivait à sa belle-fille le père Valmore, surtout dans la circonstance où nous sommes. Non seulement il n’aurait pas trouvé mieux, mais à coup sûr jamais aussi bien : une belle ville, la certitude du paiement, et moi l’espoir d’aller vous rejoindre.

D’ailleurs, Bordeaux, « illuminé de soleil, pavé de sable blanc et d’huîtres, et rose du reflet de son vin, qui calme et anime l’esprit », plaisait beaucoup au ménage, logé rue de la Grande-Taupe, n° 7. Il les consolait des brouillards de Lyon. Ils y retrouvaient leurs souvenirs d’enfance. Toute leur vie, ils garderont ainsi la hantise du Sud-Ouest ensoleillé, rêveront de finir leurs jours à Toulouse, à Pau, à Bayonne, près des Pyrénées, — sans y parvenir jamais.

Prosper, premier rôle de tragédie et de comédie, débuta dans Le Menteur, où l’on apprécia ses qualités physiques, son débit net et nuancé ; mais il parut inégal dans Monsieur de Crac, L’Éducation ou les deux cousines, de Casimir Bonjour, Gaston et Bayard, tragédie de du Belloy, Le Mariage de Figaro, Les Comédiens, de Casimir Delavigne. Le critique bordelais, Edmond Géraud, l’appréciait ainsi, avec indulgence :

J’ai déjà dit que, dans ses rôles les plus ternes, cet acteur avait au moins des éclairs d’un talent très distingué ; mais j’ai remarqué de trop longues éclipses ; je lui ai reproché de n’être pas toujours en scène et de laisser quelquefois errer son esprit dans les espaces imaginaires.

Il pensait sans doute trop à sa femme, qui, elle, secouait ses tristesses en se disant que sa carrière théâtrale était finie.

Ne pas jouer la comédie, écrivait-elle à l’oncle Constant, est un genre de bonheur que je ressens jusqu’aux larmes…

Cela lui suggérait des éclats de gaieté fort imprévus. En petit comité, elle se laissait aller à chanter des romances burlesques, notamment celle-ci, sur l’air de : Femmes, voulez-vous éprouver, toute trouée de cocasses hiatus :

Adèle, je t’ai vue hier,
Tu avais ton chapeau aurore ;
Avec ce hussard qui te perd,
Tu allais au bal de Flore.
Ô Adèle ! Ô objet charmant !
Méfie-toi de ces bons apôtres.
Fille qui a eu un amant,
Peut peu à peu en avoir d’autres !

Valmore souriait, avec une condescendance un peu dégoûtée, à ces couplets ineptes, si parfaitement déplacés dans la bouche d’une femme dont il n’ignorait pas tous les malheurs ; mais il ne se fâchait pas, car Marceline était si bonne, si dévouée, surtout depuis qu’il était seul à monter sur les planches ! Sa mère était morte, et, avec elle, les vieux soupçons endormis.

D’ailleurs, il poursuivait son idée mirobolante. Puisque sa compagne était poète, si parfaitement poète que chacun admirait ses vers, elle écrirait des pièces de théâtre. Elle les composerait avec son grand talent, il les jouerait avec son génie et avec son cœur. Il n’eut de cesse qu’elle mît debout un scénario, auquel il collabora. Quel enthousiasme ! « Ce sera plus beau que toutes les œuvres de Molière ! » s’écriait-il.

Marceline sentait bien qu’il s’illusionnait. Comment, faite uniquement pour laisser vibrer son âme au gré de la poésie, pourrait-elle jamais écrire une comédie, où il lui faudrait exprimer des sentiments qui lui seraient totalement étrangers ? Un tel effort lui répugnait. Elle s’en ouvrit à l’un des auteurs qu’elle avait interprétés jadis, à ce brave Jars, député et librettiste de Spontini. « Pour me consoler, lui disait-elle, je vais me cacher dans une élégie. » Et il ne fut plus question de ce mirifique projet, qui avait enchanté Prosper durant quelques mois.

La littérature ne cessait pas de les hanter pour cela. Ils fréquentaient, dans les salons de Bordeaux, Garat, Jacques Arago, Alfred de Vigny lui-même, et ils publiaient leurs vers dans les journaux et revues de la ville : car Valmore continuait de rimailler, et l’on retrouve dans Le Kaléidoscope deux pièces exécrables de sa composition : À Celle que j’aime et Le Bal.

Cependant l’heure n’était plus aux beaux rêves… Un de ces brusques accidents dont est semée l’existence incertaine des artistes les rejetait au hasard. La mort du directeur Fourès fermait le Grand Théâtre provisoirement, les obligeait à regagner Lyon. Ils s’y attardèrent le moins possible, rallièrent Bordeaux au bout de peu de temps, avec moins d’argent et plus de charges. Il avait fallu reprendre la petite Hyacinthe qui venait d’être sevrée, et Marceline enceinte allait encore accoucher d’une autre fille, le 24 novembre : celle-là on l’appela Inès, sans doute à cause d’Inès de Castro, la célèbre tragédie de Houdart de La Motte, que depuis un siècle on ne cessait de jouer avec un succès prodigieux[7].

Ce second séjour, avec deux enfants en bas âge, marque le début de la gêne dans laquelle le ménage allait se débattre jusqu’à la fin. Valmore jouant seul ne pouvait décemment soutenir et nourrir une famille, qui avait dévoré toutes ses économies. Il ne se reposait guère. On l’entendit dans L’École des Vieillards, de Casimir Delavigne ; Jeanne d’Arc et Clytemnestre, de Soumet ; Le Tasse, d’Alexandre Duval ; Pauline brusque et bonne, de Dumersan ; L’Agiotage, de Picard et Empis ; L’Homme habile, de d’Epagny ; Sémiramis, Alzire, Athalie, et encore Eugénie, de Beaumarchais, et Tartuffe… Quel affreux méli-mélo, et comment un artiste eût-il pu se reconnaître dans un répertoire aussi hétéroclite ? Mais en regard de ce que ce brave homme gagnait en s’époumonant chaque soir, les gains littéraires de Madame côtoyaient le néant.

Pourtant, elle ne se décourageait pas. Elle avait écrit beaucoup de vers, durant ces toutes dernières années. Elle les envoyait à Latouche, qui les recevait avec joie, les classait, les corrigeait, les faisait passer dans les revues, notamment La Psyché et Le Mercure. On y retrouvera son apologue À un Vieillard. En critique pénétrant, il savait goûter cette chanson lointaine, si personnelle. Il ne cessait de la prôner ou de la défendre.

Marceline, dans son exil et sa misère, ne manquait point d’être délicieusement émue de ce zèle attentif. Et bien qu’elle écrivît à l’oncle Constant : « Ils font tout cela comme si j’étais morte », elle ne pouvait manquer d’ajouter :

Je suis très confuse et presque affligée des soins que prend pour nous M. de Latouche. Comment pourrons-nous jamais les reconnaître ? Ce sera donc dans un autre monde ? Que de dettes à payer pour celui-ci !

Bref, on lui trouvait un nouvel éditeur, meilleur que le précédent. C’était Ladvocat, qui accepta de publier les Élégies et Poésies nouvelles, de Mme Desbordes-Valmore. Ajoutons que ce personnage, une sorte de mécène, devait mourir complètement ruiné.

En cette affaire, il se confiait à Latouche, dont la renommée et l’influence depuis cinq ou six ans n’avaient cessé de croître. Journaliste, critique, essayiste, il s’affirmait aussi comme poète. Il était célèbre, admiré plus encore que redouté. Et Valmore se félicitait de voir dans son jeu un pareil maître.

Parfois, tout de même, la vie devenait tellement dure, que le pauvre homme s’avouait en secret que la gloire littéraire est aussi creuse, sinon plus, que la popularité théâtrale. Publier des vers dans de vagues gazettes, se voir loué dans Le Mercure, savoir qu’un vieil académicien ou qu’un jeune romantique a récité par cœur une de vos strophes, cela ne désarme ni un propriétaire ni un épicier. Mieux valait encore perdre son temps à jouer Nanine !

Latouche n’ignora point ces difficultés, qu’il les apprît par quelque plainte discrète de la femme ou du mari. Il ne résista pas au désir d’en parler à Mme Récamier, qu’il entourait du culte le plus fervent.

Lors de sa fugue en Italie, il l’avait rencontrée à Rome, en 1813. Il était allé la saluer respectueusement dans les grands salons du premier étage qu’elle occupait au palais Fiano, sur le Corso. Il lui avait parlé comme il savait parler aux femmes. Longtemps il compterait au premier rang de ses familiers. On les avait revus ensemble dans l’atelier de Canova, et à Naples, dans la résidence royale de Murat.

Sous la Restauration, il reparut auprès d’elle à l’Abbaye-aux-Bois, lorsque la divine Juliette, à peu près ruinée, vint s’y installer, après avoir quitté son hôtel de la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Dans ces appartements carrelés, incommodes, mal distribués, elle lui apparaîtrait toujours reine, au milieu d’une véritable cour. Le dieu de la maison l’y accueillait avec bienveillance et son amie n’avait que des sourires pour ce « paysan de la Vallée-aux-Loups », qui avait osé écrire à M. de Chateaubriand :

Fils du ciel, inhabile aux crimes de la terre,
Viens, reviens habiter mon hameau solitaire ;
Assez, dans les ennuis d’un si stérile honneur
Ton nom s’est obscurci du nom de Monseigneur ;
Reviens du val d’Aulnay visiter la chapelle :
Ton belliqueux ami, Montmorency, t’appelle.

Depuis 1817, en effet, René avait vendu son ermitage à Mathieu de Montmorency, mais parfois, durant l’été et l’automne, il s’y retrouvait avec Mme Récamier, et devenait ainsi le voisin de Latouche, installé dans un modeste et célèbre pavillon.

Dans ces diverses réunions, au faîte de la société française, il était souvent question des pauvres Valmore, exilés dans les froides coulisses de Lyon ou de Bordeaux. Hyacinthe y lisait de sa voix prenante, quoique voilée, des vers de Marceline : plus tard, il la présenterait en personne, et toute tremblante, au cénacle de l’Abbaye-aux-Bois.

Or, en 1825, le poète se rendait bien compte que la publication tant escomptée des Élégies nouvelles ne parviendrait pas à alléger le budget si embarrassé des Valmore. Il fallait inventer autre chose. Il ne pouvait offrir de l’argent à Marceline, qui aurait vu dans cette offre la plus cruelle injure. Que faire ?

L’idée vint de Juliette. Le duc de Montmorency, élu à l’Académie, en remplacement de Bigault de Préameneu, déclarait qu’il ne toucherait pas sa pension académique, qui atteignait alors douze cents francs, et qu’il l’attribuerait très volontiers à un littérateur dans l’embarras. Pourquoi pas à cette touchante Mme Desbordes-Valmore, chargée de famille, là-bas, à Bordeaux, et dont les vers s’affirmaient si délicieux ? L’affaire fut réglée en un tournemain.

Malheureusement, ce secours qui leur tombait du ciel, les Valmore n’en voulurent pas. Non point que Prosper y vît l’occasion d’y fixer sur quelqu’un sa jalousie toujours en éveil. Il n’en avait conçu que plus d’estime et de reconnaissance pour son grand ami parisien ; mais Marceline en fut atrocement blessée. Hyacinthe avait agi à son insu, et alors qu’elle souffrait à mourir de son absence, il s’ingéniait à lui procurer de l’argent. Pensait-il la dédommager ainsi ? Comment ne sentait-il pas que mêler à leurs sentiments si profondément ulcérés de telles questions, c’était en quelque sorte les déshonorer ?

Ils refusèrent donc. Valmore avec regret, sa femme avec une sorte de fureur. De son humble foyer bordelais, où l’existence quotidienne devenait de plus en plus problématique, elle écrivit qu’elle ne voulait pas être surnommée « la pauvre de M. de Montmorency ». On dut en passer par là.

Cependant, ses bienfaiteurs, au lieu d’être froissés par ces manières orgueilleuses, n’en conçurent pour elle que plus d’estime et d’intérêt. Ils ne s’en tinrent donc point à leur première démarche. Le duc se chargea de parler de la poétesse et de son mari au roi Charles X, qui accorda une pension de mille francs.

Cette fois, l’irascible muse accepta une faveur qui venait de si haut, et d’autant plus facilement que Latouche ne pouvait y être mêlé que d’une manière fort indirecte, puisque, par toutes ses idées, il appartenait à l’opposition. Cependant, il n’avait cessé de s’occuper de l’affaire, on en a la preuve dans ce petit billet qu’il adressait quelque temps après à Mme Récamier :

J’ai vu, il y a peu de jours, un bon et honnête vieillard qui s’afflige profondément de votre oubli. Il n’y a point de caractère et d’âge différents qui puissent échapper à cette peine-là. Il est si honorable et si doux d’avoir avec vous quelques rapports que le sentiment de son chagrin est bien naturel. Vous comprenez, Madame, que je parle de M. Valmore[8].

Du reste, Marceline, comme dit le respectable oncle, a enfin touché sa pension. Ses amis ont triomphé de ses scrupules. Elle viendra elle-même vous remercier au printemps prochain.

En réalité, cette visite n’eut lieu que dix ans après. La bénéficiaire, toujours scrupuleuse, avait hésité longtemps à toucher un secours si nécessaire et si opportun : elle l’abandonna au pauvre diable de peintre, dont il vient d’être question et qui subsistait misérablement. Le 30 avril 1828, il finit par mourir, et Marceline prit possession de cette pension, qui devait jusqu’à la fin constituer son principal, pour ne pas dire son presque unique revenu. Ses admirables poèmes n’ont cessé d’être publiés et republiés ; ils ont pu enrichir certains éditeurs ; à elle, ils ne lui ont rien rapporté. C’est l’éternelle histoire de Chatterton, dont Vigny n’a jamais réussi à faire sentir la tragique amertume.

Pour vivre, pour faire vivre les siens, Valmore continuait à débiter des alexandrins, à endosser des costumes bizarres, à se barbouiller de blanc gras et à se poudrer de vermillon. Une grande lassitude l’envahissait ; car il ne voyait rien poindre du côté de Paris, et le jeu de navette recommençait entre les villes de province. Il avait fallu regagner Lyon. et pour plusieurs années ; la presse l’accueillait bien, tout en faisant les plus grands compliments à sa femme, ce qui finissait par lui être désagréable. Il est gênant d’être le mari d’une muse, mais quand on est comédien, que l’on a soi-même un besoin impérieux de réclame et de popularité, cela devient très difficile.

Son humeur s’en ressentit. Leur petit logement situé tour à tour sur la vaste et célèbre place Bellecour ou sur la moins glorieuse place Saint-Clair, abrita plus d’une bouderie. Que Marceline demeurât auprès de lui à raccommoder ses costumes ou à peigner ses perruques, elle n’avait aucun soin de sa renommée ou de sa carrière, alors qu’il lui eût été si aisé de le ramener triomphalement à Paris, avec l’aide de tous les écrivains qu’elle avait conquis : Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Victor Hugo, tant d’autres ! Mais qu’elle parlât de revenir seule là-bas, pour s’y livrer à de fatigantes et indispensables démarches, c’était pour rencontrer quelque amant, celui-là même dont l’image flottait au travers de ses poèmes, de ses élégies, dont la publication récente tourmentait encore le pauvre homme !

Quelle conduite tenir ? Marceline se taisait. En pareilles circonstances, son expérience douloureuse lui démontrait que le silence était le meilleur remède. Les regrets, les angoisses qui l’obsédaient dans cet affreux exil, elle les renfermait en elle-même, n’en laissait rien paraître. Si, dans Les Annales romantiques, elle s’abandonnait à dédier à M. H. de Latouche son transparent Bouquet à la Croix :

Et moi, j’ai rafraîchi les pieds de la Madone
De lilas blancs, si chers à mon destin rêveur ;
Et la Vierge sait bien pour qui je les lui donne,
Elle entend la pensée au fond de notre cœur,

elle n’en parlait jamais que le plus froidement du monde, et quelquefois avec une espèce d’irritation secrète qu’un homme plus perspicace que Prosper aurait vite déchiffrée.

De passage dans la capitale, en avril. 1827, elle lui racontait sur un ton enjoué qu’elle avait déjeuné avec une Mme O’Donnell, sorte de gendarme déguisé, à la voix grosse comme un basson, qui lui disait un mal affreux de M. de Latouche ; et elle ajoutait :

À la bonne heure ! Il est à la campagne, ce qui me dispense d’aucune démarche où je ne suis pas portée.

Il est sûr qu’à partir de ce moment, leurs relations allaient singulièrement s’espacer. Tandis que Marceline atteignait la quarantaine, Hyacinthe, qui maintenant se faisait appeler Henri, ne pouvait plus la considérer que comme un gracieux souvenir ; directeur du Mercure du XIXe siècle en attendant Le Figaro, il menait une bataille enragée sur le double terrain politique et littéraire. D’autres soucis le hantaient que l’amour tenace et désolé de cette pauvre femme, exilée en province avec son ridicule cabotin de mari !

La révolution de 1830, les Valmore ne la verront que de Lyon, derrière leurs fenêtres closes, tandis que Latouche prendra une part active aux Trois Glorieuses, en attendant de les évoquer dans une série de « Scènes historiques » : Les Barricades de 1830.

À ses malheureux amis, le changement de régime n’apporte qu’un redoublement de calamités : les théâtres se ferment ; l’émeute, à Lyon, descend périodiquement dans la rue. Au contraire, d’immenses perspectives s’ouvrent devant Latouche et les hommes de sa génération, alors en pleine force. Il dirige Le Figaro, avant de le céder au gouvernement de M. Thiers. On parle de sa grande comédie, La Reine d’Espagne, que, maintenant, enfin, le Théâtre-Français va pouvoir représenter. Il est un des maîtres de l’opinion. George Sand lui dédie son premier roman, Lélia, quoique leurs relations n’aient pas longtemps continué : elle s’était vite aperçue qu’elle avait affaire à un personnage beaucoup trop autoritaire et jaloux pour elle.

Une telle vie rendait à Marceline une liberté qu’elle détestait, mais qui lui permettait, en toute bonne foi, de jurer à son mari que jamais d’une parole imprudente elle ne réveillerait le passé qui l’irritait, que ce passé était anéanti pour elle.

« Je te conjure de l’oublier de même, lui disait-elle. Sois liant, sois sans crainte. Je n’ai de rancune contre quoi que ce soit. Embrassons-nous, Prosper, veux-tu ? »

Il finissait par céder, car il estimait singulièrement vain d’augmenter encore par des crises de jalousie rétrospective les peines de leur existence. Il constatait quotidiennement quelle était la vie obscure et dévouée de sa femme. Était-ce l’heure de lui reprocher un passé qu’elle ne lui avait pas caché, alors que leur avenir, au lieu de s’éclairer de quelques lueurs, devenait de plus en plus sombre ?

Avec la chute de Charles X, la pension de Marceline avait été supprimée, et il faudrait de patientes démarches de Latouche auprès de M. Thiers pour la faire rétablir. Les deux petites, Line et Inès, avaient été atteintes de la fièvre scarlatine. C’était la misère dans l’épouvante, car Lyon, secrètement travaillé par les légitimistes, ne cessait de gronder sourdement…

Un poète vint les voir dans leur dénuement. Un clerc d’avoué, nommé Auguste Barbier, auquel, brusquement, ses Iambes venaient de donner la célébrité. Au dernier étage d’une maison laide, vieille et humide comme elles peuvent l’être à Lyon quand elles s’y mettent, il trouva Marceline entre Line et Inès à peine convalescentes. Prosper était sorti. Il ne gardait rien, au cours ordinaire des journées, du héros rugissant, voué à l’interprétation des passions violentes qu’il était le soir ; il allait quotidiennement à cette heure-là, en bon père de famille, querir au collège son petit Hippolyte.

Auguste Barbier avait du cœur. Il fut touché par tant de misère et de résignation. Il parla de la révolution, des espoirs échevelés qu’elle avait déçus, de la vie qui reprenait peu à peu, comme auparavant. Marceline lui confia ses derniers rêves. Quitter cette sinistre ville, rentrer à Paris. Là, elle pourrait travailler efficacement, collaborer aux gazettes littéraires, comme elle l’avait fait auparavant. On la soutiendrait. On ferait augmenter sa pension. L’Académie la couronnerait. Elle pourrait publier le roman auquel elle travaillait depuis cinq ou six ans et où elle mettrait beaucoup d’elle-même, L’Atelier d’un Peintre : l’oncle Constant y revivrait, et quelques autres avec lui. Puis, elle aurait toutes facilités pour donner à ses enfants une sérieuse éducation, qui leur permettrait plus tard de mener une vie moins incertaine que celle de leurs parents. Il lui serait loisible de revoir ses amis, sa famille, de faire entrer aux Invalides son pauvre frère Félix, auquel, en se saignant aux quatre veines, elle ne réussissait à envoyer que vingt francs par mois ! Enfin, là-bas, Valmore trouverait un emploi digne de son talent, échapperait à l’abominable métier de comédien de province, qui l’étouffait.

Auguste Barbier, auquel sa poussée violente de lyrisme avait laissé son esprit pratique d’homme de loi, essayait de la ramener à l’exacte appréciation de la réalité. Comme elle énumérait les protections notoires sur lesquelles elle comptait pour faire rouvrir les portes du Français à son mari, il lui dit :

— Chère Madame, il ne faut pas compter sur la force pour réinstaller M. Valmore dans la maison de Molière. Croyez-moi, le baron Taylor est très opposé à ces sortes de réintégrations. Ceux qui en profitent sont, d’ailleurs, très mal vus. On fait la grimace à ceux qui entrent ainsi par l’appui des autorités…

Cela, Marceline le savait, mais il lui était plus cruel encore de l’entendre dire. Au vrai, son but, son désir, son idée fixe, on les connaissait : regagner la ville où elle avait connu l’amour, où elle pourrait enfin revoir, fût-ce pour ses dernières années, l’homme qu’elle aimait toujours de la même passion douloureuse. À tout prix, il lui fallait quitter Lyon, où elle végétait, en somme, depuis dix ans, sauf les deux trop rapides saisons de Bordeaux.

L’événement allait la servir selon ses souhaits, beaucoup plus rapidement qu’elle n’osait l’espérer.

VII

LE MARI SIFFLÉ


Au commencement de l’année 1832, l’horizon s’assombrit encore. Prosper, de nouveau sans théâtre, eut la chance d’être appelé à Rouen. Au printemps, il fallut partir, sans regret.

Le choléra barrait la route. Valmore projetait donc de laisser sa femme à Lyon, avec les enfants, jusqu’à la cessation du fléau. Il ne comprit qu’à demi la frénésie avec laquelle Marceline procéda au déménagement, empila les bagages. Rouen, c’était le souvenir de sa jeunesse, le rapprochement avec ses sœurs aînées, mais surtout une fin d’exil par la facilité de revoir Paris, ne fût-ce qu’un jour et au milieu d’un cataclysme.

Je lui ai dit que j’irais à pied, écrivait-elle, s’il ne voulait pas retenir une place pour moi en voiture. Tout le monde, en route, nous croyait fous. J’avais les cheveux blancs en arrivant chez ma sœur, parmi tous ces convois.

Ces lignes permettent d’imaginer ce que fut ce voyage, un des plus affreux dans l’odyssée de ces comédiens. Ils allaient vers Rouen, comme vers un grand espoir, la dernière étape avant l’arrivée : il était temps. Ah ! les diligences, les coches d’eau, les octrois, les cordons sanitaires, et ce Paris encombré de cadavres, que l’on enterrait par fournées, ce Paris épouvantable, dont on avait tant rêvé, qu’il fallait fuir en grande hâte ! Ils débarquèrent là-bas, brisés et fort inquiets. Toutes les nouvelles qu’ils recueillirent sur place les effrayèrent. Si le public de Lyon se montrait morne et indifférent, celui de Normandie se passionnait pour les choses de théâtre. Il idolâtrait ses artistes préférés. Mélingue lui avait dû sa première gloire. Plus tard, voyant l’Église, encore très intransigeante sur cette question si mal comprise en France, refuser la sépulture ecclésiastique à Mlle Duversin, il fomentera une véritable émeute, se précipitera contre les portes de la cathédrale, et malgré la résistance du clergé, y traînera le cercueil de la prétendue excommuniée. Par contre, quelles sévérités, quelles cabales ! Nos Rouennais ont leurs enthousiasmes, mais aussi leurs antipathies… et ils ne cherchent pas à les dissimuler. Ils se vantaient d’avoir sifflé Talma pour manifester leurs sentiments romantiques. En se présentant devant eux, notre tragédien risquait gros.

Quelle que fût pour lui l’admiration touchante de sa femme, il faut bien se demander tout de même s’il avait quelque talent, car, après des débuts hésitants, nous allons voir s’ouvrir pour lui une période de pénibles échecs.

Il y a d’abord une chose incontestable : c’est que, malgré les efforts inouïs de Marceline et les protecteurs illustres qu’elle avait trouvés, le Théâtre-Français qui l’avait engagé tout d’abord ne voulut jamais le reprendre, du moins pour un emploi honorable. Alexandre Dumas, prodigieusement sollicité, fit de même quand il fut directeur et constitua une troupe. Victor Hugo ne lui confia jamais rien. On professait d’un culte pour sa compagne, une profonde sympathie pour lui, car il était honnête, consciencieux : « On le prenait pour un saint, a dit Marceline, tellement son caractère était plein de charité. » On voulait bien le prendre comme régisseur, administrateur, comptable, mais non pas comme premier rôle. Propositions dégradantes pour un homme qui a une chevelure pareille !

En réalité, malgré ses efforts sincères, il n’était plus l’homme du moment. « Ton genre est perdu en province », lui répétait sa femme.

Avec beaucoup de bonne volonté, il s’essayait à jouer le drame. Nous le verrons bientôt, notre Valmore, donner la réplique à Mlle Mars, dans l’extravagante Clotilde, de Frédéric Soulié, et, jaloux des lauriers de Mélingue, s’essayer même dans Buridan de La Tour de Nesle ! Quelle horreur quand on a rêvé d’être Orosmane ! Il essaiera de se rattraper en jouant la comédie, que les romantiques n’ont pas détrônée. Là, malgré quelques succès dans Tartuffe, que, d’ailleurs, il poussait trop au noir — ce qui plaisait aux bourgeois anticléricaux de l’époque — il restait trop lourd, trop appuyé, trop marqué par son métier et ses goûts de tragédien classique. Cela devait lui jouer plus d’un mauvais tour.

D’autant que l’enthousiasme n’y était plus. Les comédiens accusent toujours les spectateurs d’incompréhension et d’injustice. Lorsque ces derniers les obligent à adopter un genre qui leur déplaît, des rôles qui ne les flattent point, ils se laissent envahir par le dégoût. Valmore, comme sa femme jadis, en venait à exercer tout simplement un métier.

— Je te plains, lui écrivait Marceline, en songeant que, tous les soirs, tu combats ton aversion pour soutenir ta famille absente.

En effet, le pauvre diable ne tardait pas à se trouver seul à Rouen dans un humble logis de la rue du Grand-Pont. Quand elle fut bien sûre qu’il était accepté par le public, Marceline n’y tint plus. Elle découvrit de nombreux prétextes pour aller revoir Paris et ce qui l’y attirait.

D’abord, il y avait l’éducation d’Hippolyte. L’enfant atteignait sa douzième année. À qui le confier ? Comment travaillerait-il sérieusement, avec ces changements, ces heurts perpétuels, dans cet intérieur bousculé par les piaillements de ses deux petites sœurs ? Un projet mirifique se fit jour. Caroline Branchu, malgré sa laideur et son âge, avait alors pour amant un homme fort distingué, érudit et poète, Pierquin de Gembloux, qui, par surcroît, était inspecteur d’Académie. Il proposa de prendre l’enfant auprès de lui, dans une institution de Grenoble, chez un certain M. Dessaix. Marché conclu avec beaucoup de reconnaissance. Le père s’organisa pour vivre en célibataire à Rouen, tandis que sa petite famille recommençait à courir les routes.

Marceline accompagna son fils en Dauphiné, et l’y laissa avec un déchirement de cœur inexprimable. Elle fit un voyage affreux. Une nuit, vers trois heures, la diligence fut tellement embourbée, qu’il fallut descendre, patauger dans l’eau, les pierres, l’obscurité… La malheureuse mère retomba à Paris en plein hiver, chez Pauline Duchambge, toujours seule et ruinée par le tremblement de terre de la Martinique. Dès qu’elle eut repris haleine, elle recommença ses épuisantes démarches.

L’idée persistante de poursuivre la gloire parisienne causait l’infortune des Valmore. Prosper la partageait. Il croyait son épouse, quand elle lui déclarait que c’est pour lui seul qu’elle travaillait.

Un asile sûr… loin de l’intrigue, de l’erreur, des fausses illuminations, des affreuses antichambres, un pot de fleurs sur mes fenêtres, et toi dans la plus humble maison, voilà ce qui en tout temps suffira et aurait suffi à ma joie intérieure.

Si l’éloignement lui ramenait sa vieille jalousie, elle recommençait ses explications toujours pareilles :

Ces poésies, qui pèsent sur ton cœur, soulèvent maintenant le mien de les avoir écrites. Je te répète avec candeur qu’elles sont nées de notre organisation : c’est une musique comme en faisait Dalayrac. Ce sont des impressions souvent observées chez d’autres femmes qui souffraient devant moi. Je disais : « Moi, j’éprouverais telle chose dans cette position », et je faisais une musique solitaire, Dieu le sait[9].

Prosper n’insistait pas. Sur qui donc eût-il fait peser sa rancune ? Même si quelque maladroit, naguère, avait prononcé le nom de Latouche, il n’avait maintenant qu’à hausser les épaules, car, envers cet ami si dévoué, sa femme ne marquait plus qu’indifférence ou aversion. Ce qui était absurde et déplorable : malgré l’échec retentissant de La Reine d’Espagne, Hyacinthe n’avait pas perdu toute influence sur le baron Taylor et aurait pu soutenir très utilement les efforts généreux de Mlle Mars en sa faveur. Aux objurgations de son mari, Marceline ne répondait que par un haussement d’épaules énervé :

— Qu’irais-je faire chez Mme Récamier ? Du temps et de l’entraînement, et je n’ai ni l’un ni l’autre. Je tâcherai d’en avoir pour M. de Latouche.

Et quatre jours après :

— En passant chez M. de Latouche, j’ai laissé mon nom et mon adresse. Je doute qu’il vienne, car il habite presque à demeure à la campagne. Enfin, c’est un devoir rempli.

Il était parfaitement exact qu’après une période extrêmement brillante, Hyacinthe avait heurté un écueil. Les jalousies et les haines s’étaient donné libre carrière autour de sa chute définitive comme auteur dramatique. Traqué, moqué, vilipendé, l’ancien directeur du Figaro, s’enfermait à Aulnay-sous-Bois, et y commençait cette existence de misanthrope, que diverses circonstances assombriraient encore, et qu’il mènerait durant un quart de siècle. Son ancienne maîtresse le voyait très peu. Il n’en souffrait pas outre mesure. Cette quadragénaire n’aurait apporté à ce raffiné que l’image déformée, presque caricaturale de sa jeunesse. Il est des cendres qu’il vaut mieux ne pas remuer.

De son côté, Marceline continuait à mener une vie d’une agitation indescriptible. La moindre halte la torturait. « Je suis morte de dimanche et de tristesse, écrivait-elle à son mari. Je ne revivrai que demain pour courir et pour agir. » On la rencontrait au Magasin pittoresque, où elle plaçait Le Rêve du Mousse, romance ingénue dont Pauline Duchambge avait écrit la musique ; chez Ladvocat, auquel elle donnait un fragment de roman pour le recueil qu’il intitulait Le Livre des Cent et Un ; à La Revue de Paris, où elle publiait un « hommage à Paganini » ; au Journal des Enfants, qui lui imprimait des contes ; chez David d’Angers, qui ébauchait d’elle ce médaillon en cire où elle apparaissait vieillie, anguleuse, un peu masculine, avec un grand nez qui a l’air d’avoir déjà changé de forme ; elle voyait les femmes de lettres en vogue : Sophie Gay et la charmante Amable Tastu. Elle sollicitait pour elle, elle sollicitait pour son mari. Alexandre Dumas, « grand comme Achille, bon comme le pain », lui promettait monts et merveilles ; Victor Hugo, qui pensait à Angelo, à Lucrèce Borgia, à Ruy Blas, lui disait qu’il aurait de nombreux rôles à distribuer ; l’inénarrable Harel, alors directeur de la Porte-Saint-Martin, formulait des offres : mais il déclarait ne pouvoir dépasser mille écus d’appointements. Ah ! s’il réussissait, en 1833, à se débarrasser de Frédérick Lemaître, il ne demanderait pas mieux, certes, que de prendre Valmore à sa place ! Et, là-bas, à Rouen, Prosper faisait la moue. Que pensait-on donc lui donner à interpréter ? Un répertoire de mélodrame ? Heureusement, le contrat qui liait l’illustre créateur de Robert Macaire était de douze ans !

Au travers de ces courses épuisantes, de ces ascensions d’escaliers, de ces attentes dans les antichambres, Marceline voyait-elle Latouche ? Allait-elle le relancer jusque dans ce pavillon d’Aulnay-sous-Bois, cette maisonnette, où il s’était barricadé pour finir ses jours, en écrivant Grangeneuve, France et Marie et Aymar ? Rarement sans doute, mais elle le voyait et cela suffisait à alimenter son douloureux amour. Dans tout ce qu’elle publiait avec acharnement apparaissait son image ou son reflet.

Dans L’Atelier d’un peintre, certes, elle avait fait une bonne part à son mari. Dufar, c’est lui, Valmore ; on croyait l’entendre, quand il se plaint des villes de troisième ordre qui vendent à un prix exorbitant aux comédiens le droit de réclamer des chefs-d’œuvre et réduisent l’artiste au salaire du plus médiocre ouvrier. Mais, à côté de cet honnête homme indigné, passe une autre silhouette ; l’héroïne aime passionnément un « loup » mystérieux, un don Juan séduisant qui lit avec passion les poésies d’André Chénier… Vraiment, était-il besoin d’être initié pour le reconnaître ?

En cette même époque de lutte désespérée, après les huit années de silence de Lyon et de Bordeaux, Marceline publiait chez Charpentier, avec une préface de Dumas, son second recueil de vers, Les Pleurs, qui n’était pas moins involontairement transparent. Il ne suffisait pas que l’amour dédaigné, trahi, abandonné y frémît à chaque page, l’amour d’une pauvre femme que l’âge, la misère, les soucis quotidiens ont rendue de moins en moins désirable, mais il avait fallu impérieusement qu’elle y inscrivît plusieurs fois le nom de celui qu’elle ne pouvait crier dans ses vers. Ce recueil passionné ; où le verbe « aimer » se conjugue à toutes les strophes, porte huit épigraphes empruntées à H. de Latouche ! Exemple singulièrement frappant d’une hantise sentimentale que rien ne parvenait à calmer.

Cette hantise, les événements s’étaient chargés de la développer encore, en rejetant la famille sur le pavé de Paris. Il n’allait plus être question pour Marceline de faire la navette entre la Normandie et la capitale. Au mois de mai 1833, Prosper était victime d’une des cabales frénétiques qui florissaient alors à Rouen, et qui brisaient sans pitié la carrière de tant d’artistes.

À la suite de soirées fort orageuses, il effectuait sa rentrée dans La Gageure imprévue, de Sedaine. Une bordée de sifflets essaya de l’interrompre, et malgré les applaudissements de la majeure partie du public, continuèrent jusqu’à la fin. Ils augmentèrent même à tel point au cours de cette lutte absurde, que le régisseur, pour calmer le brouhaha, vint donner raison aux protestataires et déclara officiellement que « Valmore était tombé ».

Le malheureux acteur, qui voyait ainsi s’effondrer ses ressources et celles des siens, chercha à se raccrocher à ce que la situation offrait d’irrégulier et d’équivoque. Dès le 21 mai, il écrivait au Journal de Rouen :

Lors de ma rentrée au théâtre, des troubles dont l’équité ne peut me rendre responsable ayant éclaté vers la fin de la pièce, l’exaspération qui devait s’ensuivre et dont l’effet nuisible devait infailliblement rejaillir sur moi semble m’autoriser à en appeler à un second jugement.

Après avoir éprouvé pendant un an la bienveillance du public c’est sur son impartialité que repose tout mon espoir.

Puis-je attendre de vous, Monsieur le Rédacteur, que vous voudrez bien être mon interprète auprès du public et agréer, etc…

VALMORE.

Hélas ! notre grand premier rôle obtint son second début ! Mal lui en prit. Quand il se présenta dans La Jeunesse de Henri IV, où il se trouvait cependant beaucoup plus à son aise que dans la comédie de Sedaine, il ne put littéralement placer un mot. Quelques braves spectateurs du parterre, outrés de cette façon d’agir et de condamner un homme sans l’entendre, se précipitèrent à l’assaut contre les siffleurs. Il fallut alors appeler les commissaires de police, qui, aidés de quelques jeunes gens, « constables spéciaux », procédèrent à l’arrestation de deux forcenés.

Le tumulte ne cessa point pour cela. Chaque fois que Valmore reparaissait, il enflait encore, à tel point qu’il fallut interrompre le spectacle et faire évacuer la salle. Les bagarres continuèrent dans la rue. Une grêle de pierres creva les vitres du côté du foyer.

Il faudrait admirer, à notre époque sceptique, cette prodigieuse ferveur pour les choses de la scène, si l’on ne se disait pas, en même temps, que ces bruyantes plaisanteries, sous prétexte d’art, réduisaient une famille à la mendicité. Marceline, qui assistait, épouvantée et navrée, à cette stupide bataille, nous en a laissé l’impression la plus exacte :

Un ouragan théâtral a brisé en un quart d’heure l’engagement théâtral de Valmore. On joue aux dés, à Rouen seulement dans l’univers, la destinée d’un artiste, au renouvellement de l’année qui commence en avril. Et c’est en mai que l’ouverture du théâtre vient de se faire. Après un an d’épreuves, de faveur, d’estime et souvent d’enthousiasme, deux ou trois juges de ce tribunal secret ont jeté l’avenir de trois ou quatre familles dans un bol de punch, et Valmore, son père, moi et ses enfants, nous étions, le lendemain, à la merci de la Providence. C’est horrible ! Renvoyés sans indemnité, sans dédit, du soir même où ces forcenés se sont mis à hurler contre leurs victimes.

Il y a eu un soulèvement fort honorable pour Valmore de tout le public indigné qui le redemandait à grands cris. On a tout cassé ! Il y a eu des siffleurs roulés aux pieds, on a jeté des fauteuils dans le parterre. C’était à faire mourir de peur.

L’arrière-scène était un honnête homme exilé avec sa famille. Je suis montée en voiture, le soir même, pour chercher un asile à Paris[10].

Chute bien rude. Valmore en demeura frappé au cœur. Il arrivait à ce moment pénible, où, après les résistances suprêmes de toutes les illusions, la destinée se charge de vous dire : « Tu n’iras pas plus loin. Ce que tu avais rêvé de saisir, tu ne l’atteindras pas. Il ne te reste plus qu’à renoncer et à te résigner. » Heure extrêmement douloureuse pour tous, mais d’une exceptionnelle cruauté pour le comédien, qui trouve sa principale récompense dans les satisfactions de l’orgueil. Il y a dans certains cas une amère jouissance à se croire un génie méconnu : pour les acteurs, cette jouissance est fort douteuse, car ils ne vivent qu’en fonction de leurs succès les plus bruyants.

Prosper n’avait plus qu’à fuir cette ville de Rouen, « hérissée de souvenirs durs comme des pointes de fer », pour prendre un mot de sa femme, à réaliser le plus d’argent possible, en vendant le superflu de son médiocre mobilier et de son vestiaire, et d’aller se réfugier à Paris, où, peut-être, les poésies amoureuses de Marceline lui permettraient de subsister en attendant qu’il eût retrouvé un emploi quelconque. N’était-ce pas le comble à ses rancœurs ? Lui, jeune encore, robuste, beau, artiste, il se voyait obligé de demander asile à une épouse, épuisée par des malheurs, dont les plus affreux devaient demeurer secrets ?

Ils se retrouvèrent dans un petit appartement, 12, rue de Lancry, où ils devaient demeurer six mois. Le père Valmore, à bout de souffle, leur demanda un asile. Et l’on se remit à chercher le pain quotidien.

Il fallait parer au plus pressé. Harel offrit, à la Porte-Saint-Martin, tant dédaignée, une petite place, un « coin » que notre tragédien fut bien obligé d’accepter avec reconnaissance. Les appointements, même les plus modiques, empêchent de mourir de faim. Pendant ce temps, Marceline voyait un nouveau roman, qu’elle avait écrit à la vanvole, Une raillerie de l’amour, accepté par l’éditeur Charpentier, et le bon Dumas, qui n’oubliait pas ses amis, lui obtenait de Louis-Philippe un secours de 500 francs en attendant le rétablissement de l’ancienne pension, si nécessaire.

Et recommencèrent les démarches, les courses, les sollicitations, les suppliques ! Mignet, le député Jars, Bocage, et aussi Latouche reparurent dans le jeu. Ils ne purent parvenir qu’à des résultats indignes de Valmore. Six mois d’attente et de déceptions, au terme desquels le vieux père acheva de mourir, et le fils se décida à demander sa réintégration à Lyon. Tout valait mieux pour lui, la province et ses brouillards, que cette vie humiliée sur le pavé de Paris. À la fin de l’année, il était reparti, et pour longtemps.

Marceline, retirée avec ses filles, au boulevard Saint-Denis, ne pouvait s’astreindre à le suivre. Ils allaient ainsi se condamner aux lourdes charges d’un double ménage, parce qu’elle était incapable de renoncer à son idée fixe, et de se condamner à l’exil, loin de cet Aulnay-sous-Bois où elle était si rarement et si froidement reçue.

Cependant, un jour vint où il fallut prendre un parti. Le Théâtre-Français fit connaître ses intentions. L’effort des poètes et des artistes, groupés avec quelle peine, obtenait enfin que l’on rouvrît à Valmore les portes de la maison de Molière pour les seconds rôles, avec un traitement fixe de 4 000 francs par an. C’était fort beau, pour un malheureux qui rentrait de Rouen sous une pluie de pommes cuites. Mais Prosper cherchait une revanche, ce n’en était pas une. Il révéla, dans sa lettre de réponse, un tel haut-le-corps, que sa femme fut effrayée. Il s’inclinerait, mais avec une résignation à ce point ulcérée qu’elle comprit que ce serait le condamner à un désespoir quotidien. Comment vivrait-elle à côté de cet éternel supplicié, alors qu’elle souffrait jusqu’à ses dernières fibres d’un abandonnement renouvelé chaque jour ? Mieux valait plonger dans l’oubli. Personne n’ébaucherait un geste pour la retenir. Elle écrivit à son mari :

Je n’accepte pas le nouveau sacrifice que tu n’acceptes, toi, je le sens, qu’au prix de l’immolation de tous tes goûts. Ne viens pas aux Français, noyé d’avance dans cette amertume, qui, chez l’homme, ne fait que s’accroître. Restons en province. C’est déjà quelque chose que d’avoir 4 000 francs d’assurés. C’est tout ce que tu aurais au Français, moins l’honneur d’un premier emploi pour lequel je sais tout ce qu’un talent déplacé et dans un faux jour peut perdre…

Le début de 1834 les revit donc ensemble à Lyon, où, du moins, il n’y avait pas à craindre les intrigues de coulisses. Mais quelle triste existence dans « cette ville flagellée, ville de pleurs, immense comptoir… » ! Les émeutes recommençaient et ensanglantaient les rues. Les canuts descendaient, en rangs serrés, de la Croix-Rousse, avec leur terrible bannière : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant. » Les théâtres se vidaient, Marceline mandait à Théophile Bra :

« Tu n’as pas idée de la misère, ne l’ayant pas vue à Lyon. Elle est plus maigre et plus noire qu’ailleurs et ne se lave qu’avec du sang… »

Et à la chère et laide Mélanie Waldor, maîtresse délaissée d’Alexandre Dumas :

« Bénissez Dieu, vous n’habitez pas Lyon ! »

Valmore était allé se loger, avec sa famille, 1, rue de Clermont, près de la vaste et sinistre place des Terreaux, où avaient lieu les exécutions. On y vivait dans une atmosphère de massacre, qui surpassait tous les drames. On percevait le bruit des feux de peloton, les rumeurs de la foule. Quelles angoisses et quels dégoûts !

Cependant, il fallait, coûte que coûte, reprendre le tran-tran habituel de la vie, aller au marché, préparer les repas, conduire les fillettes à l’école, tandis que le père s’astreignait à étudier des rôles nouveaux, comme le Marino Faliero, de Casimir Delavigne, qui lui convenait si peu…

Quatre années effroyables, dans une solitude morale complète. Elles ne furent coupées que par une visite de Dumas, qui devait bien cela à son Buridan de Lyon. Incontestablement, il lui préférait Bocage ou Mélingue, mais il lui savait gré de sa conscience et de son dévouement.

En décembre 1835, le bon mulâtre grimpa les étages de l’appartement de la rue de Clermont. Là-haut, il trouva son interprète, entièrement découragé. Ce qu’il exerçait maintenant, c’était ce qu’il y avait de pire au monde : un métier sans joie. Aussi formait-il d’étranges rêves : ouvrir une maison d’éducation à Paris, pour y remettre en honneur les bonnes études classiques ; emmener sa famille dans une cour étrangère, où il enseignerait la diction, le maintien et la poésie ; entrer dans l’administration, fut-ce dans les ponts et chaussées, l’enregistrement, la conservation des hypothèques ! Ici, Dumas poussait un gémissement douloureux, il protestait de sa grosse voix : « Allons, allons, tu es fou ! Tu joues La Tour de Nesle, et tu peux penser sans frémir à ces épouvantables besognes ? » Auprès d’eux, la pauvre et laide Marceline, qui, pour se mettre en frais, a revêtu un corsage à manches à gigot, coiffé un foulard jaune et ceint un de ses anciens tabliers de soubrette en soie gorge de pigeon, sourit et soupire.

— Hé ! certes oui, vous avez raison, et, pourtant, si mon mari obtenait une bonne place de fonctionnaire, grâce aux relations dont nous disposons, nous nous estimerions bien tranquilles, à côté de l’horrible vie d’incertitude et d’anxiétés que nous vivons. Nous n’y voyons plus à six mois de distance. Nous regagnerions Paris, nous quitterions cette affreuse ville…

— Mais le théâtre…

— Le théâtre n’offrira rien à Valmore. C’est un tragédien. Or, on n’en veut plus. S’il pouvait seulement entrer à l’Odéon, je ne dis pas…

Le bon géant, ici, prodiguait les promesses. Hé bien, oui, l’Odéon… Il y songerait. Il n’avait pas abandonné l’idée d’y rentrer, lui aussi, avec une tragédie, une vraie, et qui le vengerait de l’échec de Charles VII chez ses grands vassaux. Il aurait besoin de Valmore. Ils feraient de belles choses ensemble. Mais, que diable ! il fallait à tout prix abandonner ces sinistres idées d’hypothèques et d’enregistrement !

Tout arrive. Ces projets séduisants se réalisèrent trois ans après. Paris ne rappela point les exilés. Ce fut la province qui les chassa.

À la fin de 1837, le directeur, ruiné par le choléra, ne put rengager Valmore malgré tant de sacrifices, d’amertumes, de hontes bues en silence. Il rejoignit la capitale, où Marceline, plus prompte que l’éclair, l’avait précédé. Ah ! quand il s’agissait de se rapprocher d’Aulnay-sous-Bois ! Elle n’avait rien oublié. Les années passaient sur elle sans la calmer. Quelque temps auparavant, elle avait écrit à Pauline Duchambge :

Mes genoux ployent encore et ma tête est souvent courbée comme la tienne, sous des larmes encore bien amères. La seule âme que j’eusse demandée à Dieu n’a pas voulu de la mienne. Quel horrible serrement de cœur à porter jusqu’à la mort ! Tu sais cela, toi[11] ?

D’abord réfugiée chez Caroline Branchu, elle se mit en quête d’un gagne-pain pour son mari. Elle se précipita chez Dumas, lui rappela ses anciennes promesses. Justement cela tombait bien. Lireux, directeur de l’Odéon, allait monter, de lui, un Caligula. La distribution des rôles était déjà faite ; certainement, on aurait besoin de l’aide d’un artiste expérimenté comme Valmore. Il ne mentait point, par extraordinaire. Presque tout de suite, le grand premier rôle se voyait adjoint au directeur et travaillait à la mise en scène de la pièce nouvelle de son grand ami. Il lui assurait qu’il aurait préféré jouer « les lions et les tigres » de sa pièce. En vérité, cette évocation grouillante et romantique le déroutait un peu. Il ne s’agissait plus ici de la Rome d’Horace, de Britannicus, de La Mort de César, de Brutus ou de Catilina, avec les quatre gardes empaillés au fond d’un vague décor et, au besoin, quatre sénateurs muets et effarés qui passent, en agitant sans exagération leurs toges blanches bordées de rouge. Dès le prologue fameux, nous sommes sur le forum, où le tonsor épile ses clients, où ceux-ci frondent négligemment l’empereur, en commentant les « actes diurnaux » ; les délateurs interviennent ; et lorsque surgit le cortège triomphal de Caïus, il croise le brancard où l’on emporte le cadavre d’un jeune stoïcien, qui vient de s’ouvrir les veines :

C’est un bienfait des dieux de mourir à vingt ans,
Frère, et de ne pas voir, de nos jeunes années,
Se sécher à nos fronts les couronnes fanées !

Quel Théophile Gautier, quel Gérard de Nerval était passé par là, répandant une poésie brillante, pittoresque, pathétique même par endroits, et qui baignait tout l’ouvrage, avec ses tableaux saisissants : les terrasses du Palatin, l’atrium de l’empereur, et la fête nocturne, pendant laquelle on étrangle Caligula, et l’on découvre Claude dans un placard. « À moi l’empire ! » s’écrie l’imbécile ahuri. « — À moi l’empire et l’empereur ! » répond Messaline.

Le public de 1838 goûta très peu ce genre de spectacle, qui lui paraissait relever davantage des parades d’hippodrome que de l’austère tragédie. D’ailleurs, même aujourd’hui, le Français formé par les études gréco-latines, ne souffre pas qu’on essaie de le détourner de l’idée qu’il s’est forgée d’une antiquité morte, solennelle et figée. À part l’exceptionnel succès de Quo vadis ? combien de Caligulas ont subi le sort du premier ?

L’Odéon, cependant, avait fait de son mieux pour présenter le drame. Valmore, quoi qu’il en pensât, avait agi de même. Bien que ses vagues fonctions de régisseur lui parussent une humiliation et que son caractère délicat et susceptible souffrît des heurts inévitables avec les acteurs, la figuration, les machinistes, il s’était évertué à régler les cortèges, à organiser de son mieux un orage très convenable, à surveiller les rampes de gaz, pour l’orgie et pour la nuit du crime. Il voulait avant tout que Dumas fût content.

Il le fut ; mais cela ne suffit pas à organiser le succès. L’Odéon, fidèle à sa légende de malchance, ne réussit pas à ramener les spectateurs. Ruiné une fois de plus par les frais considérables qu’il avait avancés pour une mise en scène aussi fastueuse, il ferma ses portes dès le mois de juin.

Que devenir ? Le problème recommençait à se poser avec acuité. Heureusement, la solution n’allait pas tarder à intervenir.

Le 5 juillet, par l’entremise de Mlle Mars, qui ne l’oubliait jamais, M. Valmore prenait connaissance d’une séduisante proposition. Durant l’été qui commençait, de grandes fêtes allaient se dérouler à Milan en l’honneur de l’empereur Ferdinand, qui devait se rendre dans cette ville pour y être sacré roi de Lombardie. Ce serait l’occasion de donner là une série de représentations françaises, qui ne manqueraient pas d’attirer une foule considérable. Puisqu’on serait dans la péninsule, on en profiterait pour effectuer une tournée à Gênes, Rome, Naples, etc. Un voyage d’enchantement, pour lequel on offrait au pauvre tragédien une somme qui lui parut être le Pactole : 7 000 francs d’appointements. C’était vraiment le salut, car cette belle saison lui permettrait d’attendre facilement l’avenir, — sans compter qu’elle pouvait de nouveau le mettre en pleine lumière et lui ouvrir les portes des théâtres les plus hermétiquement verrouillés.

Il vécut quarante-huit heures d’affolement et d’enthousiasme. D’un peu d’étonnement aussi, car, en apprenant la nouvelle, sa femme s’était écriée avec transport qu’elle voulait être du voyage.

— Mais nos filles ?

— Je les emmènerai.

Valmore essaya de faire comprendre à Marceline que son départ serait pure folie. Elle ne lui serait d’aucun secours là-bas, elle se jetterait peut-être avec ses enfants dans les pires difficultés. Enfin et surtout, au lieu de rester paisiblement à l’attendre, en vivant des petits revenus de sa pension, elle allait dévorer les bénéfices de la tournée, et ils se trouveraient plus démunis encore après s’être fatigués à l’accomplir. Allez faire entendre raison à une femme qui a résolu un voyage ! Quand même, au bout de la course, il y aurait un gouffre, elle y courait. Marceline ne tenait plus en place… Trente ans s’étaient écoulés, trente ans, depuis la fuite de Latouche en Italie ; avec la même flamme qui la brûlait alors, elle prendrait le même chemin. Amoureuse quinquagénaire, elle y rechercherait ses traces. Elle abolirait les années, les mauvais souvenirs, et toutes les disgrâces que lui avait apportées la vie. Ah ! partir, partir…

Valmore n’eut pas le temps de la voir agir, d’approfondir sa propre stupéfaction. Le 7 juillet, en un tohu-bohu inimaginable, on montait en diligence.

Les tournées théâtrales, depuis le chariot de Thespis, sont prétextes à littérature. Dans celle-ci, il n’y eut rien de particulièrement enivrant. D’abord, on reprenait la route de Lyon, qui rappelait de si mornes souvenirs ! Et il fallut séjourner quatre jours dans cette ville, où Valmore et les siens venaient de passer quatre terribles années. Encore s’arrangèrent-ils si naïvement qu’on leur vola cent francs. C’est toujours aux plus pauvres que surviennent de telles mésaventures. Prosper en fut irrité et penaud. Marceline ne s’y arrêta même pas. Par la pensée, elle avait déjà franchi les. Alpes.

Il restait cependant à les franchir dans la réalité, et ce fut assez long et incommode. Que de haltes avant de parvenir à destination ! Chambéry, Modane, le Mont-Cenis, Turin… On y arriva seulement le 16 juillet, et trois jours après, le 19, on fut à Milan.

Valmore s’occupa tout de suite de chercher un logement pour sa famille, pas trop loin du Théâtre Carcano, où devaient avoir lieu les représentations. C’était fort difficile, car le prix des loyers avait été sérieusement élevé. La ville s’abandonnait au vertige de la spéculation. Une seule chambre coûtait 500 francs pour la durée des fêtes, dans les quartiers les plus déserts. Une fenêtre sur la place du Dôme valait mille écus pour dix-sept jours. Enfin, ils s’installèrent au fond d’une cour humide et noire, dans un faubourg, il borgo della porta Romana. Ils occupaient un véritable réduit. Marceline et ses deux filles couchaient au milieu des malles à moitié brisées aux douanes, dans une vaste pièce nue, sans meubles ni rideaux ; et Valmore, héroïquement, se dressa un lit de fortune, comme il put, dans le corridor voisin. C’était sinistre. Line et Inès se regardaient effarées, ainsi que deux oiseaux tombés du nid. Voilà donc cette Italie, dont leur maman disait des merveilles ? Dieu, quelle saleté, quelle misère ! Elles avaient, tout le jour, envie de pleurer. En attendant l’ouverture des spectacles, leur père les prenait avec lui, les emmenait promener. Il leur faisait prendre l’air sur les remparts de la vieille ville, leur montrait les monuments les plus célèbres, le fameux Dôme. Parfois, ils allaient jusqu’à la campagne lombarde, alors dans l’éblouissement torride de l’été. Les souvenirs de théâtre ne les abandonnaient jamais. Un jour, ils rencontrèrent une moissonneuse qui les fit songer à Mme Dorval dans La Muette de Portici, où elle était si triste et si vraie.

Durant cette longue attente, Marceline seule se sentait pleinement heureuse. De fouler le sol italien lui venait une grande ivresse romantique ; surtout de penser que jadis Latouche, à peine échappé de ses bras, chaud encore de ses caresses, avait vécu dans le même pays, contemplé ce ciel éclatant. Une vague d’amour la soulevait, comme à vingt ans. Que lui importait ce campement lamentable, ces bagages encore ficelés, cette maison sale et malodorante ? Elle écrivait des vers, sur l’air du Bambino, d’Hippolyte Monpou :

Comme la plaine, après l’ombre ou l’orage,
Rit au soleil,
Séchons nos pleurs et reprenons courage,
Le front vermeil.

Ta voix, c’est vrai, s’élève encor, chérie,
Sur mon chemin.
Mais ne dis plus : à toujours, je t’en prie,
Dis à demain.

Si c’est ainsi qu’une seconde vie
Peut se rouvrir,
Pour s’écouler, sous une autre asservie,
Sans trop souffrir,

Par ce billet, parole de mon âme,
Qui va vers toi,
Sans bruit, ce soir, où t’espère une flamme,
Viens et prends-moi[12]

Quelle passion jeune et vibrante, et comme on y retrouve bien la marque de l’amour, du véritable amour qui se moque de tout et torturera cette femme jusqu’à la fin !

Elle est de la même époque, la fameuse lettre à Pauline Duchambge, la seule personne peut-être à laquelle elle se soit pleinement confiée :

J’ai tenté Dieu, Pauline, à force de lui demander l’éloignement de ce qui me faisait mal à Paris. Dieu m’a jetée loin de tout ce qui m’y attachait… Au milieu de toutes ces choses, je couve un désespoir dont toi seule connais toute l’étendue et je suis folle à l’intérieur de moi-même en tâchant de faire bon accueil au malheur… Écoute, Pauline, je sens qu’il y a là dedans plus que du hasard ; il y a la volonté de la Providence qui me châtie. — Mais pourquoi mes enfants innocents ? Pourquoi Valmore ?… Venir en Italie pour guérir un cœur blessé à mort d’…, c’est étrange et fatal !

… Un cœur blessé à mort d’amour ! Le mot a été coupé, mais on le restitue facilement. Si nous n’étions pas en présence du génie et du malheur, comme tout cela serait ridicule ! Inutile de dire que Valmore ne devinait rien de ce secret désespoir ; à voir sa vieille épouse si continuellement agitée, il croyait tout naturellement qu’elle s’inquiétait de constater le retard de leurs représentations, l’accueil méprisant qu’ils avaient reçu là-bas, le dédain et l’indifférence des autorités… Elle vivait un bien autre drame.

Le 15 août, Mlle Mars arriva, toujours triomphante, aimable, bienveillante. Valmore avait loué pour elle un petit logement bien situé, passablement garni, sur le Cours, au prix de quinze cents francs pour deux mois et il trembla qu’elle n’en fût pas satisfaite. Au contraire, elle se montra enchantée et rendit un peu de courage aux pauvres comédiens. Quoique le seul théâtre qu’on lui eût réservé fût une sorte d’écurie, où l’on exerçait d’habitude les animaux savants, elle y attira vite les Milanais, et les cinq représentations qu’elle donna obtinrent un succès enthousiaste. Mais c’était Elle ! En dehors d’elle, tout s’effondra dans une catastrophe pire que tout ce qu’on avait pu supposer.

Un soir, Valmore rentra dans son pitoyable logis, le front plus tragiqué qu’à l’ordinaire, et il révéla aux siens une terrible nouvelle : le bailleur de fonds de son impresario venait de découvrir que celui-ci lui mentait en prétendant posséder le privilège de donner des représentations à Naples et à Gênes. Prenant aussitôt ce prétexte, car l’affaire s’annonçait fort mal, il retirait sa commandite.

— Mais le traité…

— Le traité, nous le savons maintenant, n’a pas été signé. C’est la débâcle.

On essaya vainement de se raccrocher à quelque espoir d’arrangement. Plus d’argent en caisse. Les artistes ne toucheraient même pas les appointement de leur second mois.

Rien ne peut évoquer ici ce nouvel échec lamentable de Valmore, et son écrasement.

La famille se serrait autour du père désolé, qui s’accusait d’avoir entraîné les siens dans cette déplorable aventure. Tous malades, fiévreux, enroués et enchifrenés. Le jour était lugubre. Il pleuvait à torrents. Dans la cour, profonde comme un puits, une roue, qu’un pâtissier avait installée pour fabriquer des sorbets, grinçait horriblement et alternait avec la prière glapissante « à déchirer la gorge », d’une école italienne du voisinage.

Marceline ne parlait pas. Un feu étrange brûlait ses prunelles. À quoi songeait-elle ? Au chagrin unique de quitter l’Italie, d’y interrompre son rêve évocatoire. Donc, elle n’irait pas à Rome, où Hyacinthe avait vécu avant l’écroulement de l’Empire, où il avait connu Juliette Récamier. Elle écrirait, le 20 septembre à Pauline :

Et moi, sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? La trace rêvée qu’il a laissée de ses pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi, je ne demanderais à Rome que cette vision : Je ne l’aurai pas.


Il fallut donc trouver les moyens de repartir. Quels comédiens n’ont pas connu de pareils avatars ? Mlle Mars, quoique fort attristée par la brusque fin de son domestique, Violet, que la traversée vertigineuse des Alpes avait rendu fou, vint au secours de son brave Valmore ; Marceline reçut un quartier de sa pension ; ils vendirent le superflu de leurs bagages… À laquelle de ses haltes Prosper Lanchantin n’a-t-il pas laissé ainsi quelques-unes de ses dernières plumes ? Enfin la somme nécessaire ayant été réunie, ils purent s’apprêter à quitter ce Milan, où ils étaient arrivés avec tant d’espoir, ce Milan tout pavoisé, avec son dôme couvert d’oriflammes, ses églises drapées de pourpre et d’or, ses écussons, ses arcs de triomphe, ses guirlandes. Les enfants pleuraient et riaient à la fois en faisant les emballages. Leurs parents bouclaient les malles. Un coche misérable les enleva tous, les rapporta lentement vers la France, pauvres épaves de l’art, de la poésie et de l’amour.

Cette histoire est perpétuellement coupée, ainsi par des voyages lamentables. Il faut se garder de s’en étonner. Ils étaient pénibles pour tout le monde à cette époque, mais surtout affreux pour ceux qui ne pouvaient s’y assurer un minimum de confortable. Valmore y devait donc souffrir à la fois dans son corps pour lui-même, dans son amour-propre, et aussi dans sa tendresse pour sa femme et ses filles. Et ses peines présentes se doublaient du souci angoissant du lendemain. Où tenter de se réfugier sitôt rentré en France ? Aucun espoir, bien plus, aucun désir de rentrer à l’Odéon pour y reprendre la tâche ingrate d’administrateur ou de régisseur : mieux valait renoncer à ce théâtre maudit, s’enfermer au fond de quelque bureau ! Oui, mais lequel ? Le plus simple peut-être ne serait-il pas de s’arrêter encore à Lyon, de demander asile dans cette ville, où certes les feuilletonnistes ne le portaient pas aux nues, mais où, enfin, le bon gros public avait pris l’habitude de l’entendre et de l’applaudir, depuis d’assez longues années ?

Marceline n’accepterait jamais de retourner aux alentours de la place Bellecour ou de la place des Terreaux ! Elle avait pris décidément Lyon en horreur, sans trop savoir pourquoi. Il lui fallait ce Paris qui l’exténuait pourtant, mais où, sans doute, elle croyait trouver la gloire et la fortune, car on eût dit qu’un irrésistible aimant l’y ramenait toujours !

Valmore la considérait avec tristesse. Ses deux filles, frileusement, se serraient l’une contre l’autre, et se demandaient quel différend énigmatique séparait leur père et leur mère, en des circonstances aussi cruelles, où chacun aurait dû s’expliquer à cœur ouvert.

Ils remontèrent ainsi vers le Simplon, et passèrent à Genève, où une nouvelle avanie les attendait. Les Français juste à ce moment-là, s’y trouvaient l’objet de la haine publique. Louis-Philippe ne voulait-il pas obliger la Suisse à expulser le prince Louis-Napoléon ? Une telle prétention exaspérait l’amour-propre helvétique. Quand on eut reconnu les malheureux rapatriés, ce fut une clameur furieuse. On jeta des pierres à la patache qui les portait. On faillit leur faire un mauvais parti. Valmore ne tira qu’à grand’peine des mains de ces forcenés sa femme et ses filles mortes de peur.

À la fin de cette cruelle année 1838, ils arrivèrent enfin, un beau soir, à Paris, harassés, brisés, sans asile, et dans la plus complète misère. Et ils n’en étaient pas encore au dénouement.

VIII

LE MARI TROMPÉ


Ce retour d’Italie, ce deuxième désastre de Prosper Valmore portaient à sa vie, telle qu’il l’avait vécue jusque-là, un coup définitif. Après avoir rôdaillé sur le pavé parisien, après avoir envoyé sa femme tirer tous les cordons de sonnette qu’elle connaissait déjà, après avoir importuné une fois de plus le malheureux Taylor, il fallut bien se rendre à l’évidence : une seule ville demeurait ouverte au grand premier rôle laissé pour compte : Lyon, toujours Lyon.

Quand cette solution s’imposa, Marceline se hérissa contre elle. Rentrer là-bas, mener sans espoir, et jusqu’à quand ? cette stupide existence de comédiens de province ? Il n’était plus temps. Les années s’écoulaient rapides. Il n’était plus question de prendre une position d’attente. Des quinquagénaires n’attendent pas. L’heure sonnait de jouer le tout pour le tout, sur le double terrain de la littérature et du théâtre. Et puis, même en supposant que le découragement les portât à se sacrifier, à s’enliser aux bords de la Saône et du Rhône, il y avait l’éducation et l’avenir des enfants, qui pressaient. Hippolyte avait quitté Grenoble. Il fallait lui donner les moyens d’étudier sérieusement la peinture, pour laquelle, comme le vieil oncle Constant, il se sentait de réelles dispositions. Et Hyacinthe ? Elle était déjà grande, elle devrait se préoccuper de trouver un emploi dans les lettres ou l’enseignement artistique… Pour tout cela, Paris était indispensable. Il ne pouvait être question de s’enfermer là-bas.

Valmore ne résistait pas à ces démonstrations de sa femme. Elles lui paraissaient irréfutables. À tel point qu’il ne se doutait pas d’où venait la chaleur de son éloquence, et qu’un désir véhément, incoercible, la travaillait de ne plus s’exiler loin de son amour, à ce moment fatidique de sa destinée, où tombait le crépuscule de l’automne. Combien de jours lui restaient à vivre maintenant ? Et elle les jetterait dans le vide ?

Pendant deux ou trois mois, on retourna dans tous les sens cette situation insoluble. Hippolyte et sa grande sœur, qu’on appelait Ondine, ou Line, dans l’intimité, commencèrent à s’installer dans leur travail. Le jeune homme fréquentait l’École des Beaux-Arts, la jeune fille allait à l’atelier de Mme Haudebourg-Lescot, qui se trouvait justement tout à côté du logement que la famille avait choisi rue La Bruyère. Valmore épuisait ses dernières démarches : tout particulièrement, son ami Latouche avait bien voulu s’entremettre une fois de plus pour lui, et quitter son ermitage pour revoir d’anciens amis influents. On eût dit qu’avec l’âge et les difficultés croissantes, leur mutuelle sympathie grandissait.

Tout se révéla encore inutile. L’irréparable fut consommé. Prosper, appelé de nouveau à Lyon, prit la résolution héroïque de s’embarquer seul, tandis que sa femme et ses enfants demeureraient à Paris. Pour combien de temps ? Il n’en savait rien, mais tous aimaient à espérer que cette nouvelle séparation serait courte. Elle durerait plus de dix ans.

Au début, les rigueurs de la destinée semblèrent s’adoucir un peu en faveur de notre artiste. Il fut assez facilement réintégré dans son emploi, suffisamment rémunéré. Le public le revit avec sympathie. Les feuilletonnistes ne se montrèrent pas trop revêches. Il s’habitua à la solitude. Il y découvrit même quelques charmes. De plus, il devinait à travers les lettres quasi quotidiennes que Marceline se sentait, sinon plus heureuse, du moins plus apaisée ; sa pension lui arrivait régulièrement ; avec ce qu’il envoyait, lui, Valmore, sur ses appointements, elle pouvait songer à établir un petit budget. Enfin, l’ami Latouche paraissait singulièrement humanisé. Il acceptait que toute la famille vînt lui rendre visite et respirer l’air pur dans ses bois.

J’ai été comme arrachée à la douceur de t’écrire par Pauline Berteau, mandait Marceline à son mari, M. de Sainte-Beuve, et enfin par M. de Latouche, qui est arrivé pour nous emmener tous avec lui. Mais Hippolyte ne pouvant revenir demain à Paris pour l’heure du cours, j’ai laissé seulement Line et Inès passer cette belle journée à la campagne, et moi, vers six heures, ayant donné la liberté à Antoinette[13], j’ai été dîner seule avec ton fils pour le distraire de notre solitude qui l’étonne et qui m’écrase… Line était beaucoup mieux aujourd’hui. Je te tiendrai bien exactement au courant de cette chère enfant trop mystique et trop cachée. Il lui faudrait… Hélas ! Je ne sais quel bonheur, puisque notre amour n’est pas assez tendre. Je vais demain les rejoindre avec Hippolyte et je reviendrai le soir[14].

Voilà qui semblait parfait. La mère et les enfants avaient retrouvé une rare et douce intimité avec M. de Latouche. Il n’y avait qu’à s’en réjouir. Valmore les imaginait avec plaisir à Aulnay-sous-Bois, dissipant la solitude de ce Val, où leur grand ami était venu s’enfermer.

Il fallait, en effet, une véritable intimité pour pénétrer et surtout pour villégiaturer dans cette maisonnette carrée, à deux étages certes, mais qui ne comprenait, en somme, que deux grandes pièces, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au-dessus. Un escalier extérieur, drapé de lierre, conduisait dans un grenier.

— Je ne dirai pas que c’est là qu’il faut vivre, aimait à répéter Latouche. Il ne faut vivre nulle part ; mais c’est là qu’il faut mourir.

Quand Marceline et ses enfants arrivaient, l’atmosphère changeait. Ce pavillon isolé, qui, aux jours de la Terreur, avait servi d’asile à André Chénier et à Condorcet, paraissait tout de suite moins lugubre. Des rires, des chansons, des pincements de guitare, montaient sous les grands arbres du jardin, dont les frondaisons dérobaient presque l’ermitage. Puis l’on partait en promenade, et par les échappées des futaies, se découvrait un multiple et merveilleux paysage : aux premiers plans, Châtillon, Fontenay, Le Plessis, Sceaux, Antony ; plus loin, au midi, Monthléry et sa tour, droite sur l’horizon ; à l’ouest, les vallées de Bièvre et de Chevreuse, les prés de Jouy ; derrière les châtaigneraies, on devinait Meudon, Versailles, les ruines de Port-Royal des Champs… Ah ! si exiguë que fût la demeure de l’aimable M. de Latouche, elle ne ressemblait en rien aux affreux logis de Lyon ! Quelle consolation pour Valmore de songer aux siens, à ses filles surtout, folâtrant sous les ombrages d’Aulnay !

Ce rapprochement heureux, l’aînée l’avait réalisé. Inès n’était qu’une enfant, et Marceline se montrait toujours si froide, si peu aimable avec l’Ermite de la Vallée ! Il avait été conquis par cette Line, qui, d’ailleurs, à l’état civil portait son véritable prénom. Une jeune fille si séduisante, malgré ses bizarreries, fière, passionnée pour l’étude, calme, silencieuse. « Il y a dix hommes dans cette tête, et pas une jupe de femme, disait sa mère. L’aiguille n’a rien à faire avec ce petit cosaque. » En réalité, une « intellectuelle », si le mot avait eu cours. Mettons un « bas bleu ».

Elle avait des points de ressemblance avec sa mère, mais aussi de violents contrastes. Courte de taille, d’un visage régulier avec de beaux yeux bleus, elle dégageait quelque chose d’angélique et de puritain, un caractère sérieux et ferme, une sensibilité délicate, presque farouche. À la différence de Marceline, qui se prodiguait à tous et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver.

Latouche, dont le caractère offrait quelques rapports avec celui-là, n’avait pas tardé à s’intéresser vivement à Line. Il lui donnait des conseils sur ses lectures et ses études ; il lui communiquait le goût des littératures étrangères et de la poésie. Certainement, il l’aiderait à se créer une place ; et pour peu qu’elle eût quelque talent, elle parviendrait bien plus aisément que sa mère à une honorable carrière littéraire.

En attendant, grâce à elle, Marceline, Hippolyte et Inès étaient souvent les hôtes du Val. Ils en éprouvaient des impressions diverses : la mère, une mélancolie troublée d’une indéfinissable angoisse ; le fils, une joie bruyante de rapin, la petite sœur, une sotte jalousie de gamine trop gâtée… Malgré ces nuances, il n’y aurait eu qu’à se réjouir, si un bizarre incident n’était brusquement venu tout brouiller.

L’intimité était devenue telle que Line et Inès passaient quelquefois plusieurs jours de suite à l’Ermitage, où elles faisaient la joie de leur vieil ami. Souvent malade, toujours aigri contre une société qui n’avait pas voulu reconnaître et saluer son mérite, il oubliait ses maux en les regardant s’épanouir librement, hors des tristes contraintes que leur existence misérable leur avait imposées. Ils composaient presque une famille.

Le temps affreux qu’il fait, écrivait Marceline à son mari[15], ne m’a pas permis de retourner à la campagne et ne l’a pas rendue bien profitable à la petite Line. J’y vais demain pour voir par moi-même cette chère santé qui me préoccupe comme toi. M. de Latouche, qui a mal à la gorge et à l’oreille, n’a pu revenir à Paris, et m’écrit un mot rassurant sur Line. Pour Inès, elle est enchantée.


Quatre jours après, les jeunes filles séjournaient encore au Val, et leur mère, accompagnée de son fils Hippolyte et de sa bonne, y restait auprès d’elles le samedi et le dimanche. Line allait beaucoup mieux, se trouvant sans fièvre et plus gaie malgré elle, car cette chère mignonne caressait toujours en elle-même une rêverie triste que Marceline aurait bien voulu lui ôter. Après de longues années, voilà qu’elles avaient enfin trouvé un asile, une affection que ne troublaient pas les continuelles angoisses d’argent. L’horizon semblait calme. Les Valmore verraient-ils enfin leur avenir s’éclairer ?

Pendant que Prosper s’en réjouissait paisiblement à Lyon, se produisit la secousse imprévue, qui les rejetterait en proie à tous les hasards.

Dès les premiers jours du mois de mai, le pauvre artiste recevait de sa femme une étrange lettre qui contenait la nouvelle de sa brusque rupture avec son vieil ami. Certes, elle acceptait encore que Line et Hippolyte allassent au Val, mais elle n’y remettrait plus les pieds.


J’y suis irrévocablement décidée par une visite que j’ai reçue à cette campagne même durant l’absence de M. de Latouche, qui est bien loin de s’en douter.

J’ai donc vu la personne dont il t’a parlé vaguement. Elle est intéressante, malheureuse, et l’aime à ne pouvoir vivre sans lui, bien qu’elle ne puisse vivre avec lui par son caractère terrible. Elle m’a tout raconté, et j’ai été déchirée de ses souffrances. Elle l’aime pourtant beaucoup, mais il paraît las des orages de leur position et voulait en affranchir elle et lui.

Je me conduirai dans tout cela comme je le dois, car je plains l’un et l’autre, et je me retirerai doucement d’un chemin où j’aurai moins de repos que dans ma solitude. Ne t’en fais pas un trouble, compte sur mon amour ardent de la paix, et ma reconnaissance, à tout prendre, pour l’amitié qu’il a pour nous. Je ne heurterai rien, d’accord avec la charmante femme qui m’a livré son secret et ses larmes.

Ne parle qu’à toi seul de ce surcroît d’ennuis, dont j’avais le pressentiment, mon cher Valmore ! Ceci est un secret, qui est à nous seuls. Restons-en les maîtres. Le temps, mes prières et Dieu aplaniront doucement tous nos écueils[16].


Nous ne possédons pas le texte de la réponse que le bon Prosper formula à cette bizarre nouvelle. Comme nous savons cependant que c’était un homme de bon sens, nous devinons sa réaction toute naturelle, au moyen des missives suivantes de sa femme. Il admira le merveilleux illogisme des déclarations et des décisions de Marceline.

Évidemment, durant son dernier séjour à l’Ermitage, elle avait reçu la visite inattendue de cette amie de Latouche qu’il connaissait, lui, Valmore, depuis un certain temps, une Louise Ségaut, maîtresse attitrée de gens de lettres, une honnête personne à laquelle Balzac devait donner plus tard le surnom de « femme-chien ». Naturellement, après la première surprise, celle-ci s’était épanchée avec Marceline. Elle avait avoué que, depuis quelque temps, Hyacinthe, ou plutôt Henri (car il ne se laissait plus appeler que de ce prénom) cherchait à l’écarter. Alors, elle venait voir, se renseigner. Quoi de plus simple ?

L’homme qu’elle aimait comptait alors cinquante-quatre ans. Il arrivait à l’âge où, aux assiduités fatigantes d’une maîtresse, il préférerait les pures douceurs de l’amitié. Il n’y avait là rien de scandaleux. À la grande rigueur, la présence de Louise, ou même ses visites fréquentes au Val, auraient pu y rendre difficile le séjour des jeunes filles. Mais il n’était pas question de cela. De quoi donc se mêlait Marceline ?

Cette entrevue, les confidences qu’elle avait reçues la mettaient dans un état horrible, car, pour rompre plus sûrement avec de chères habitudes, elle ne parlait de rien moins que de quitter brusquement Paris, de s’enfuir à Orléans auprès de Caroline Branchu ! Quelle folie, et comme tout cela était contrariant ! En partant pour Lyon, Valmore avait confié sa femme et ses enfants à son grand ami, à leur protecteur à tous… Et voilà que, maintenant, parce que Marceline apprenait qu’il avait une maîtresse — et qu’est-ce qui l’en empêchait ? — elle voulait tout rompre et tout casser !

Il s’employa donc à lui faire toucher du doigt l’absurdité de sa manière d’agir ; il la calma assez bien pour qu’elle renonçât à sa fugue à Orléans, et que rien ne fût changé, ou à peu près, à la situation. Tout ceci peut-être se fût dissipé, si la pauvre femme, poussée par une sorte de curiosité maladive, n’avait continué à voir Louise Ségaut.

Me voici au milieu d’une position très difficile, mon bon ange, et je ne sais plus ou me fourrer par la confiance de cette aimable femme qui est venue ainsi se jeter dans mes bras. J’ai eu deux fois sa visite à Paris. Elle pleure à mourir. Je lui ai conseillé d’y retourner, puisqu’il l’en a laissée la maîtresse, et de s’abandonner encore une fois à son cœur qui la pousse vers lui. Elle ira.

Ce serait ainsi peut-être sans nous brouiller éclat que je parviendrais à me retirer de son amitié absolue qui m’étoufferait d’autant plus que ce n’est là maintenant la place de personne que de cette jeune femme. Je t’écrirai ce qui adviendra[17].

Pour expliquer la rupture des Valmore avec Latouche, on invoque d’habitude la passion déplorable que la jeune Line aurait inspirée au solitaire d’Aulnay-sous-Bois. Mais les lettres et les dates, quand on les respecte, bouleversent les systèmes a priori. Tout est venu, nous le voyons, de l’entrée en scène de Louise Ségaut, dont la présence et les aveux ont frappé Marceline en plein cœur.

Nous savons que si Latouche n’avait cessé, depuis vingt ans, de se montrer l’ami le plus attentif et le plus dévoué du ménage, il y avait de longues années qu’il écartait soigneusement son ancienne maîtresse de son intimité. Nous savons quel coup douloureux ç’avait été pour elle… Or, depuis six mois, tout paraissait changé. Grâce à la présence de Line, à son charme séduisant, original, le poète amer et misanthrope avait reçu de nouveau tout près de lui son amante quinquagénaire. Les jeunes filles les protégeaient tous deux, elle, d’une dérobade, lui d’effusions dont il n’éprouvait nulle envie. Ainsi pouvaient-ils espérer de vieillir dans une sorte de faux ménage, complètement apaisé, approuvé par le mari lui-même. Pour Marceline, bien plus sentimentale encore que passionnée, c’était presque du bonheur.

Louise Ségaut avait tout brisé. L’amour, le grand amour, même devenu entièrement platonique, n’ignore nullement la jalousie. Malgré ses réticences, ses compliments, ses phrases aimables, Mme Valmore en subissait une affreuse crise. Ainsi, cet homme qu’elle croyait tout à elle dans sa solitude désabusée, aimait ailleurs, il était aimé par une autre, qui, fatalement, le reconquerrait !

Ce fut pour elle une souffrance d’autant plus atroce qu’elle devait la dissimuler devant tout le monde. Elle ne voulait, elle ne pouvait plus demeurer à Paris, d’où constamment ses filles l’entraîneraient vers Aulnay. Il fallait qu’elle s’en allât. D’autre part, sans se fâcher avec celui auquel elle devait tant et dont elle avait tant à espérer, comment supporterait-elle de rester le témoin d’une liaison qui, même singulièrement relâchée, la désespérait ? C’est cela que nous déchiffrons dans ces lettres tragiques auxquelles Valmore ne comprenait rien.

Je suis plus embarrassée que jamais avec M. de Latouche, ce qui me donne, je crois, un air de contrainte et de froideur, dont je ne peux triompher, quoique je l’aime beaucoup. Mais, aux craintes que nous causait déjà son caractère se joignent à présent les confidences terribles de cette malheureuse femme, et ma présence dans cette campagne me met dans un grand trouble.

Je cherche dans ma tête et dans mon cœur le moyen de ne froisser ni l’une ni l’autre de ces deux personnes. Lui nous donne des témoignages d’attachement qui commandent ma reconnaissance, et quand j’essaie de m’en défendre, il répond que c’est toi qui lui en as fait un devoir dans ton absence. Je sais maintenant que mon devoir est de ne pas me trouver là, entre deux cours qui peuvent se rapprocher, et qu’il faut à tout prix que je n’y retourne pas[18].

En réalité, il y eut des explications, des scènes. Nous apprendrons plus tard quelle fut leur gravité, et aussi de quel puissant argument s’y servit Marceline. Loin de vouloir s’effacer par discrétion, elle avait posé devant Latouche l’alternative attendue : elle ou moi ? Et comme son vieil ami ne se décidait pas, et pour cause, sa fureur la reprit. Valmore, ahuri, apprit bientôt que, malgré ses avis, elle s’était brusquement réfugiée chez Caroline, autre délaissée, à Orléans, tandis que sa fille continuait à villégiaturer à Aulnay !

Quelle histoire invraisemblable ! Sa femme estimait qu’elle ne pouvait décemment aller à l’Ermitage, et elle y abandonnait Line ! Il prit la plume, il écrivit à l’un et à l’autre : à Latouche, pour lui présenter ses excuses, à Marceline, pour la rappeler à un sentiment plus. exact des choses. Justement, le vieil ami, inquiet de l’allure que prenaient les événements, formait un projet fort séduisant : il partirait, lui aussi, pour Orléans, ramènerait Line à sa mère et offrirait à celle-ci de l’emmener à Tours, où il devait la présenter à Béranger. La paix serait faite sous les auspices de la littérature, et l’on ne parlerait plus de ce bizarre différend.

Malheureusement, le vieil ermite allait se heurter à une volonté inébranlable. Ses entretiens chez Caroline n’amenèrent aucun rapprochement, car il n’accepta pas de loger sous le même toit, il se contenta de prendre deux repas, et toute sa tactique d’homme qui se dérobe consista à nier purement et simplement ses relations avec Louise.

J’ai eu l’air de le croire, écrivait Marceline, le 16 mai, à son mari, mais je demeure irrévocablement décidée à ne pas aller davantage à Aulnay, malgré le bon accueil et la véritable amitié qu’il nous témoigne à tous. D’une part, il est difficile dans le commerce intime, et puis l’arrière-pensée de cette dame me repousse de là.

… Quel caractère malheureux ! Que de belles et brillantes qualités ternies par un spleen âcre et de rudes caprices ! Mon instinct m’avertissait qu’il était mieux de loin ; mais qui se serait douté qu’il allait attacher tant de prix à notre pauvre intimité ?

Valmore apprenait en même temps que sa femme avait refusé de suivre son grand ami à Tours, que ses filles étaient restées à Orléans et qu’elle était rentrée seule à Paris. De ce prix que Latouche attachait à leur intimité, c’est-à-dire aux aimables visites de Line et d’Inès au Val, elle allait se servir pour jouer sa dernière partie. Quatre jours après, elle annonçait une rupture formelle à son mari :

Je viens d’avoir le courage de me retirer franchement des irritations ardentes et des exigences de M. de Latouche. J’ai saisi l’occasion d’une lettre un peu Robespierre, comme tu disais, qu’il m’a écrite pour m’être soustraite au voyage de Tours, et je me suis retranchée à toujours dans ma solitude.

Et comme elle devinait qu’à ce mot Prosper ne manquerait pas de sursauter, elle s’empressait d’ajouter :

Tu penses que je l’ai fait avec toute la convenance et le regret aussi vivement exprimés que vivement sentis au reste de me dérober à sa bonté fanatique dont je suis très touchée, mais qui m’étouffe. J’espère que, moitié fâché, moitié convaincu, il me laissera tranquille et se contentera de venir de temps en temps à la ville.

Pour la campagne, je suis irrévocablement résolue à n’y plus aller. Écris-lui sans faire semblant de rien, car ce qui l’ulcérerait davantage, il me l’a dit, ce serait de croire que l’on pourrait altérer l’estime et l’amitié que tu lui portes. Ne parais donc jamais instruit de la confidence intime que je t’ai faite. Son âme peut être très haute et très belle, mais son caractère est si tourmenté !…[19]

De loin, au milieu de toutes les difficultés mesquines de sa vie de comédien, Valmore, durant plusieurs mois, allait, presque quotidiennement, recevoir les échos du drame qui se déroulait là-bas, entre sa femme et son ami, car, notons-le bien, ce n’est que vers le mois d’août que sa fille commença d’y être mêlée. Il apprenait qu’en rentrant à Aulnay, Latouche avait essayé, et qu’il essaierait encore des tentatives de conciliation. À part lui, ce dernier était exaspéré des maladresses et des assiduités de Louise, qu’il appelait une « Laïs sans cœur », une « Léna », qu’il accusait d’avoir voulu lui imputer même un bâtard imaginaire. Il s’écriera, par une claire allusion à Marceline, dans un poème des Adieux :

Et, femme, trouvera des femmes pour le croire !

Mais, de là à reprendre dans ses bras la pauvre vieille amie, que depuis un quart de siècle il avait si patiemment éliminée de son existence, il y avait un abîme, qu’il ne franchirait jamais. Il jouait donc un jeu difficile, presque autant que celui de sa partenaire.

Au début de juin, il lui rendit une visite très correcte, sans bouderies ni mignardises, où il ne parla à peu près de rien. Marceline le reçut, comme les femmes de son genre savent admirablement le faire, avec une cordialité feinte. Elle en rendit compte à Valmore, en s’écriant : « Oh ! que tu m’as appris à comprendre le vrai ! Pourquoi les âmes les plus droites sont-elles prises par ces formes brillantes ! »

Le contact ainsi rétabli, Latouche revint, trois ou quatre jours après. Il apportait à Marceline une lettre destinée à son mari, où il se plaignait amèrement de Pauline Duchambge et de Caroline Branchu, qui, croyait-il, n’avaient cessé de le calomnier vis-à-vis de ses amis. Avec une certaine audace, il ne se contentait pas de dénoncer leurs agissements et de les repousser ; mais il prenait hardiment l’offensive. À la situation désemparée où se trouvaient Mme Valmore et ses filles, un seul remède. Que le mari, de son exil de Lyon, se confiât à lui, qu’il lui déléguât ses droits de chef de famille ; qu’il usât de son autorité pour commander à son épouse de lui conserver devoir, estime et affection.

Ayant remis cette épître, qui serait lue d’abord par l’intéressée, il n’en doutait pas, il parla avec cette douceur et cette courtoisie où il excellait, évitant les sujets brûlants, laissant seulement échapper quelques plaintes sur « sa solitude à la campagne », où il vivait si isolé, « n’ayant pas une âme avec qui échanger une parole ».

Son interlocutrice souffrait d’une violente migraine. Prétexte peut-être à parler le moins possible, à ne pas s’engager. Elle serrait dans sa poche une lettre reçue depuis une heure, une lettre où Louise Ségaut lui apprenait, « avec toute la joie d’un cour, passionné, sa réinstallation à Aulnay », l’attribuant à son refus d’y retourner et lui jurant une reconnaissance éternelle. Scène d’une terrible ironie, « Ah ! pensait Marceline, les hommes sont (quelquefois du moins), bien enveloppés et peu naïfs !… »

Rongée de jalousie et de chagrin, elle demeurait impassible, tandis que son ancien amant lui reprochait de temps en temps de céder à un impardonnable caprice. Rien de moins capricieux que son attitude. Si elle et ses filles revenaient à Aulnay, ce ne serait que pour s’y retrouver seules et sans rivales.

Valmore accepterait-il cela ? Non, certes ! La lettre de Latouche l’émut beaucoup, le piqua au vif. Il sermonna sa femme, lui fit sentir l’injustice et la sévérité de sa conduite, et avec une vivacité tellement pressante qu’elle fut obligée de chercher un autre terrain de défense. À la fin du mois, elle lui répondait pour se disculper :

Tu m’étonnes bien, en me disant que M. de Latouche croit Mme Duchambge son ennemie, elle qui porte aux nues son talent, le goût exquis de son style qu’elle adore, et qui est si fière d’une petite lettre charmante qu’il lui a écrite de chez Béranger ! J’ai peur qu’il ne soit très défiant. Quant à moi, je te jure que je l’ai toujours accueilli de même, et que nous n’avons en rien justifié ses plaintes.

Tu sais au reste combien je suis absorbée de travail de toute nature et combien il m’est doux de vivre en bête de temps en temps. Je n’irai donc pas à la campagne, parce que cela chavire tout l’ordre de mon ménage, mais toutes les fois qu’il viendra, tout ce que tu sais que j’ai est à son service, accueil d’amitié par la sienne et consolation pour la tristesse, quand il a l’air d’en avoir.

Après cela, comme tout le reste ne me regarde pas, je ne m’en mêle et ne m’en mêlerai en rien. Ce que j’ai entendu dire était faux. Je le crois, parce qu’il me l’a attesté. J’espère qu’un beau et bon travail servira d’aliment salutaire à cette âme ardente, qui s’occupe en ce moment de trop peu de chose. Ces tracasseries ne sont pas bonnes à l’homme et le détournent de son but, l’amour de son pays et sa gloire personnelle[20].

Ici, M. Valmore crut avoir gagné la partie. Marceline ne voulait plus s’occuper de Louise Ségaut. Si elle refusait de revenir à Aulnay, c’était uniquement à cause de son travail littéraire et de son ménage. Il ne se doutait pas qu’en même temps elle était « prosternée de palpitations de cœur et de fièvre nerveuse », et qu’elle ne cessait d’échanger avec Latouche une correspondance enragée, toujours sur le même sujet. Bientôt cette correspondance rejaillirait jusqu’à lui, les deux adversaires essayant de l’utiliser l’un contre l’autre, sans jamais vendre, d’ailleurs, le secret de leur double politique et de leurs desseins.

Prosper insistait dans son idée de brave homme de tout concilier, et sa femme multipliait les mauvaises raisons :

Nous nous sommes fort bien quittés la dernière fois, et puis il a recommencé tout d’un coup à m’écrire des lettres sur lettres, auxquelles je ne comprends plus un mot. Il dit que cette femme me menace et qu’elle est furieuse contre moi… À l’égard des fureurs de cette dame, je ne crains que Dieu.

Il pouvait continuer à venir amicalement, simplement, comme je te jure que je n’ai pas cessé un seul moment d’être avec lui, mais il est comme dans l’huile bouillante et je défie les saints d’y tenir. Du reste, je ne savais pas du tout qu’il fût retombé dans ses noirs avant ta lettre et trois nouvelles qu’il vient de m’adresser. Il y a des moments où je crois que sa tête se dérange ; je l’ai vu, un jour, très effrayant.

Et alors, la précaution suprême :

Il dit que je l’influence contre lui, et c’est ici la première fois que je m’ouvre à toi. Sois prudent, je t’en conjure ; Ne te livre pas, et fais comme tu as fait, ainsi que moi. Ménage son irritation : j’atteste que je n’ai rien fait au monde pour justifier tout ceci que de refuser d’aller à la campagne, et avec combien de douceur et de ménagements. Je n’irai jamais. D’abord je déteste la campagne par soubresauts, et je suis terrassée de travail. Après cela, son caractère ne me convient pas, et, de plus, s’il y a, en effet, une femme grimaçant de jalousie et de vengeance, je n’ai nulle raison pour vouloir l’exciter. Mon coin est bien préférable, et j’ai assez de chagrins, d’infortune et de souffrance pour mériter peut-être un peu de repos.

Veux-tu ma pensée tout entière ? Je ne souhaite pas que nous acceptions jamais aucun service de ce côté.

Et cependant elle ajoutait pour se faire pardonner un peu :

Je te jure, au reste, que je le recevrai toujours bien[21].

Il fallait citer la plus grande partie de cette lettre, qui est décisive et montre à nu la plaie douloureuse qui déchirait alors le cœur de Marceline. Elle est blessée à mort, mais elle s’efforce désespérément de le cacher. Elle sent très bien que c’en est fini de ce long roman d’amour qu’elle s’est joué à peu près à elle seule, et, pour dissimuler son désespoir, elle répète, comme une enfant chagrinée, ses pauvres arguments invraisemblables. Elle avance, elle recule, elle jure de ne pas revoir Latouche, de ne plus compter sur lui… Et pourtant elle le supportera s’il le faut.

Et voilà Valmore furieux à son tour. C’est cette Louise Ségaut qui a causé tout le mal, qui est venue tout brouiller par ses visites, ses lettres, ses racontages ! Elle ne pouvait pas demeurer à sa place, celle-là, au lieu de venir exciter la susceptibilité de sa femme ! Il n’en décolérait pas.

En constatant l’orientation nouvelle que prenait son esprit, Marceline, si la douleur ne l’eût pas submergée, aurait eu envie de sourire. Quel brave homme ! Et quelle âme simple !

Je vois avec chagrin que tu es extrêmement exaspéré contre une personne dont je ne pense pas tant de mal qu’on a voulu nous en faire croire. Je l’ai entrevue une fois et je t’assure qu’elle m’a paru belle, timide et fort triste. Cette pauvre jeune femme n’a pas du tout l’air méchant.

On m’a dit, il est vrai, qu’elle était en colère et que l’on me servirait d’appui contre elle, mais tout ce que je vois ne me donne pas de confiance dans les mille contradictions de ce caractère. Je te conjure de ne pas lui écrire une seule parole de ce que je t’ai confié, sinon que je le crois dans tout ce qu’il a nié et qu’il n’en faut plus parler[22].

Latouche avait eu bien raison de s’appuyer sur Valmore. C’était là ce qui pouvait le plus gêner Marceline. Le 1er juillet, il avait reparu devant elle, lui apportant une des naïves lettres de son mari.

— Vous avez donc écrit à Lyon que l’on vous adressait des menaces, madame ?

Sa tendre vieille amie souffrait physiquement et moralement d’une manière atroce. Elle commençait à ressentir à l’estomac des crampes d’une violence extrême, prodromes du mal affreux qui devait l’emporter plus tard. Cependant, elle put se ressaisir assez pour répondre :

— Mais c’est vous qui l’avez écrit, monsieur, en me rassurant sur la colère de la dame.

— Quelle dame ? Je ne connais point de dame, moi ! répliqua Latouche fort agacé.

— Si, monsieur, vous en connaissez une, et vous pouvez lui prouver que, si vous êtes un peu fâché contre moi, c’est parce que j’ai voulu lui rendre service. Votre honneur me rassure et vous direz toujours la vérité.

Cette pénible explication, la brusque rentrée de Line et d’Inès, l’interrompit. Drame quotidien des amants vieillis qui voient tout à coup des témoins gênants se dresser au milieu de leurs litiges les plus pathétiques. Mais, ici, quoique lointain, le témoin le plus encombrant n’était-il pas ce mari, que Latouche, si habilement savait ranger de son côté ?

Laissons, crois-moi, ces mystères à qui de droit, lui écrivait Marceline affolée, et gardons notre indépendance. Je n’ai pas l’ombre de crainte, si tu suis ma prière, qui est de ne nous mêler de rien, et de ne rien écrire. Ceci, je te le recommande avec toute l’insistance de mon cœur. Il peut (ce que je désire) se raccommoder avec la jeune femme. Une coupable aimée est bientôt innocente — et lui montrer tes lettres trop pleines de candeur pour ces liaisons violentes…

Chacune de ces lignes constitue une manière de chef-d’œuvre. C’est que la pauvre femme craignait que son adversaire, qui annonçait son prochain départ pour le Berry, ne poussât jusqu’à Lyon. « Il fait tant de projets suggérés par l’ennui ! » s’écriait-elle. Et elle ajoutait : « Je comprends peu l’ardente amitié qui lui prendrait à ce point[23]… ».

En fait, Latouche ne quitta point Aulnay. Après les explications pénibles que nous devinons, il avait jugé inutile de reparaître rue La Bruyère. Il pouvait y estimer la partie perdue ; mais il continua, durant tout le mois de juillet, à poursuivre de ses missives l’infortuné Valmore, qui ne pouvait concevoir pourquoi sa femme se montrait tellement fâchée contre un ami qui leur avait prodigué des marques si nombreuses et si constantes de son dévouement. Pour faire preuve contre lui d’un pareil entêtement : « Je ne dirai rien que de très convenant pour empêcher la visite à la campagne… Je n’irais pas pour trois millions[24] », il fallait vraiment qu’elle eût été complètement chambrée par son entourage, par ses amies ; et s’en plaignait tellement que Marceline se voyait obligée de se justifier :

Comment, M. de Latouche l’écrit encore ? Et il n’est pas en Berry ? Et il se plaint de ma dureté ? Mais, vraiment, mon bon ange, ceci aurait tout l’air d’une plaisanterie, si je ne le croyais pas un très méchant homme. Je t’atteste sur Dieu même que je l’ai reçu parfaitement, honorablement, avec douceur, et la résolution prise d’avance de dissimuler tout le mépris qu’il m’inspire.

Il venait nous faire ses adieux pour un voyage d’affaires. Nous en parlerons. Je t’en ai dit assez jusque-là pour te faire comprendre les justes défiances dont je suis remplie contre un caractère chargé de la haine de tout le monde. Il n’a porté que le trouble et la désolation partout où il a pénétré. Crois au cri de ma répulsion et souviens-toi que je n’ai jamais été coupable que de trop d’indulgence envers les mauvais esprits. Ménageons-le seulement par une estime apparente, car ce qu’il veut surtout, c’est être honoré ! Mais l’intimité de cet homme ! Mais un service de lui, grand Dieu !… J’aimerais mieux mendier ! Branchu est innocente comme l’enfant qui naît et Pauline aussi. Je ne dirai qu’à toi par qui je le connais[25].

La riposte est vive. Si M. Valmore eût été doué de moins de candeur, il y aurait discerné la force d’une véritable haine, dernière forme de l’amour ulcéré. On peut y lire, en tout état de cause, une volonté très ferme de prendre l’offensive, de rompre coûte que coûte avec l’homme que son mari voudrait tant lui voir ménager. C’est la première fois, au bout de trois mois, qu’elle laisse percer les insinuations, qui depuis, firent si terriblement leur chemin. Alors que Latouche se plaignait à Prosper de ne plus voir ses enfants dans son ermitage, décrivait son isolement, et lui répétait ce mot surprenant : « Je veux une famille ! » elle s’aventurait à parler de répulsion et de mépris, pour bien établir qu’il n’était pas digne d’un tel entourage. Tout en feignant de se détourner de lui, elle se renseignait minutieusement sur ses moindres actions, et ne manquait pas d’avertir son mari que le prétendu solitaire se tournait d’un autre côté afin de se donner une compagnie : « Une autre famille s’est établie huit jours dans son ermitage et tout est déjà rompu. »

Cela devient de la hantise, les arguments les plus incohérents sont invoqués :

Cette oppression ne convient pas à mon caractère, à ma santé, à mes habitudes. Il prenait en haine nos pauvres amis. Ses opinions sont tellement violentes qu’il est fui et redouté par les républicains. Vivons avec des gens simples. Nous n’avons pas besoin d’intimité imposée : nous ne rendrons pas le calme à cet esprit, torturé… Ne le mets au courant d’aucun des projets de ton avenir. Quand j’ose croire du mal de quelqu’un, c’est qu’il m’est trois fois démontré[26].

Enfin, au cours de ce mois d’août, il fallut bien que le conflit éclatât d’une manière si brutale que Valmore prit carrément parti pour sa femme, contre l’ancien protecteur qu’il admirait et redoutait tout ensemble. C’est seulement à ce moment-là qu’une série de péripéties rapides vint brusquement changer la face des choses. Prosper avait agi jusqu’alors en mari indulgent et crédule, en comédien sifflé qui a besoin des littérateurs influents : il va se trouver obligé d’agir en père offensé ; ce n’est plus Marceline maintenant, la victime… C’est sa fille Ondine.

Le 12 août, il reçoit une lettre de son épouse : « Je ne parlerai qu’à toi de M. de Latouche. Il m’a dit et écrit des choses si étranges que je le crois insensé !… » Le 17, il apprend coup sur coup, qu’elle a réglé et acquitté le compte de sa servante Antoinette, « très mauvais sujet », mêlé à un tripotage assez obscur, à une espèce de tentative d’enlèvement de Line, où l’ermite du Val se serait trouvé mêlé. La jeune fille partait pour Lyon, et venait se réfugier auprès de son père.

Il en fut indigné. Il ne devait pas être le seul. Ainsi, voilà donc à quoi tendaient les jérémiades de ce faux bonhomme, ses plaintes perpétuelles : « Je veux une famille ! » Ce quinquagénaire s’était épris des vingt ans de cette charmante enfant, si gracieuse, si fine, si cultivée… Il voulait en faire sa maîtresse, avec la complicité naïve ou intéressée de ses parents ! C’était du propre. À qui se fier ? Ah ! maintenant Valmore était éclairé. Il comprenait combien Marceline avait sagement, vertueusement agi ! Quelle femme, et quelle mère ! Elle ne lui avait même révélé l’infamie de son protecteur que quand il lui était devenu tout à fait impossible de faire autrement. Que de délicatesse, et que de finesse ! Que de sages recommandations au sujet de Line, pour éviter toute nouvelle alerte !

Renouvelle à Léonie l’instante prière de ne jamais la laisser sortir seule, et ne permets pas qu’elle aille au spectacle, même avec Mlle Paule, excellente femme, mais très peu au courant des dangers comme invisibles qui peuvent entourer une jeune fille. Mon intention n’est pas de t’alarmer sottement, mais de nous bien entendre contre de mauvaises influences.

Line est trop pure pour entrer dans ce que j’ai à te raconter.

Garantis-toi de qui pourrait aller te voir, sous prétexte d’amitié. Je ne veux pas entendre parler de M. Pomet, rude et loyal garçon ; mais de l’étrange vieillard, plus fat que philosophe, qui ne cesse de s’agiter dans un besoin de vengeance. S’il va là-bas, comme je le crains, fais l’affaire au théâtre et sois averti que c’est le plus méchant des hommes. Cette douleur a été grave.

Je confie, de mon côté, Inès à ma sœur, qui la fait prendre par une amie sûre. Ici, je ne l’aurais pas jugée en sûreté non plus… Ne dis rien à Line encore. Ne lui fais pas de questions. N’éveillons pas l’imagination même d’un ange… Il y a longtemps que je l’ai mise sous la protection de la Vierge. Écoute : il n’y a qu’une puissance divine qui ait pu me faire découvrir tout ce que j’ai pu découvrir à temps[27].

Ne soyons ni sceptiques, ni rongés d’une secrète ironie. Ne sourions pas de M. Valmore, qui désormais va rompre avec Latouche, et s’inquiéter de préserver sa petite Line de ses atteintes. Il a cru en Marceline, aveuglément. Et après ? La postérité y a cru comme lui. Elle a été convaincue des vices abominables de l’auteur de Fragoletta et de La Reine d’Espagne, qui, après avoir séduit la mère, voulait corrompre la fille…

Cependant, il y avait bien autre chose sous ces pénibles débats. Exactement à la même époque, l’homme que l’on ne cessait de représenter comme un être odieux, méprisable et débauché, écrivait à son ami Charles Duvernet, qui lui proposait l’achat d’une propriété en Berry :

Je connais Roches-Folles ; ce lieu n’est pas assez beau pour consoler de la présence, je veux dire de l’absence de la Creuse, et remplacer les stériles coteaux de Vineuil et de Mouhers, qui sont chargés de souvenirs d’enfance. Et puis, le tout est trop cher, et puis, surtout, je suis trop profondément triste pour croire que la vie vaille à présent la peine d’un mouvement, d’un soin. Je craindrais de vous accabler de ma seule présence. Tout s’en va pour moi dans l’existence.

Depuis que je ne l’ai vu, j’ai perdu une espérance encore. Je voulais vivre de la vie d’un autre et me faire un avenir de l’avenir d’un être charmant : la destinée ne l’a pas voulu. Tu penses bien qu’il ne s’agissait pas d’une femme, mais d’un enfant. Je le crois mien ; je voulais m’emparer de son sort. La mère est ingrate et jalouse, elle l’emmène à cent lieues de moi ! Je ne sais plus que croire et demander à Dieu en me couchant si ce n’est de ne m’éveiller pas demain[28].

Voilà le grand secret lâché, et la clé qui servira à débrouiller cette énigme. On pourra discuter. ce texte, qui nous a été révélé récemment[29], mais non point le biffer ; car c’est lui qui éclaire ces vers, naguère si obscurs, que Latouche, trois mois après, communiquait à Sainte-Beuve :

Illusion dernière où s’attachait ma vie,
Espoir de mériter le plus saint des amours,
Toi-même, ils ont voulu t’effacer de mes jours !
Elle, c’était mon âme et l’on me l’a ravie.
Pâle et frêle trésor ! La paix, à ses côtés,
Eût rouvert l’avenir à mes jours rachetés.
Quel lac, où, transparent, l’azur du ciel se mire,
A la sérénité de ton chaste sourire ?
Elle était pour mon deuil, après de longs hivers,

Avril, les chants d’oiseaux, l’aube, les buissons verts.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! Déjà sans but dans la vie importune,

Combattant sans drapeau, citoyen sans tribune,
Et, lassé des amours dont le cœur se défend,

Je ne pouvais aimer, Dieu le sait, qu’une enfant,
J’admirais ce front pur où sourit l’indulgence,

Chargé de la pensée, empreint d’intelligence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’écoutais ses projets s’animer sur les miens :

Déjà je vivais moins de mes jours que des siens.
À voir cet avenir m’enlacer dans sa chaîne,
À sentir le roseau s’appuyer sur le chêne,

Je retournais, crédule, à des pensers chrétiens.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour arriver enfin jusqu’à ce cœur si pur,

Qu’il fallut traverser d’amitiés périssables !
Mais Dieu met l’oasis dans le désert de sables,
Et pour payer des jours qu’épure un repentir,

Elle est la palme verte accordée au martyr.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Qui ne l’eût pas aimée ? On doit ce juste hommage

À la grâce, aux talents, doux trésors de son âge ;
Car les pinceaux, la lyre et les calculs savants,

Elle sait tout : Milton, la langue des Toscans…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un fraternel attrait liait déjà nos âmes,

Et d’obscurs envieux, quelques jalouses femmes
Du poison de leur souffle ont touché ce flambeau
Et ce qui fut sincère, élevé, chaste et beau
S’est brodé d’impudeurs en passant par leurs trames[30]

IX

LE MARI IRRITÉ


La révélation est un peu dure pour ceux qui ont eu la patience de suivre pas à pas cette crise familiale. Elle seule cependant explique ce que Prosper Valmore devait toujours ignorer.

Que sa fille Hyacinthe, surnommée Ondine, fût, en réalité, issue des amours adultérines de sa femme avec son protecteur, nul n’oserait l’affirmer, ce sont là choses infiniment trop délicates, surtout quand il s’agit d’un jeune ménage étroitement uni, que traverse par hasard une passion fougueuse ; mais il est impossible de nier que Latouche le crut, ou, tout au moins, en acceptant le pire, feignit d’en être persuadé. Intellectuellement, Ondine lui ressemblait ; elle affirmait les mêmes goûts que les siens, et aussi cet esprit tourné volontiers vers l’humour, et même la raillerie. Très fine, peu sentimentale, souvent silencieuse, quand elle n’était pas mordante elle déconcertait son père et sa mère, elle enchantait l’ermite du Val.

À quel moment Marceline l’avait-elle laissé croire à cette paternité clandestine, qui le flattait secrètement ? Très probablement à l’époque, où, rentrée de Lyon, elle avait essayé de renouer avec lui des liens dont il ne voulait plus. Par là elle pensait le ressaisir encore. Malgré son âge, aggravé de sa laideur affligeante et pénible de femme usée par la vie, elle s’était ainsi rapprochée de l’homme unique dont l’amour occupait ses nuits et ses jours. Il n’était plus amant, il serait père. À la faveur du sentiment nouveau qu’elle venait de lui suggérer, elle s’était, et durablement, espérait-elle, insinuée dans son existence. Valmore installé à Lyon, dont il ne pouvait décidément plus sortir, elle se laissait aller à l’illusion dont elle avait toujours rêvé, d’un ménage avec Latouche. Leur enfant les unirait. Ils se pencheraient ensemble sur elle, sinon avec passion, du moins avec une certaine tendresse. Et là, dans ces premiers mois du retour, Marceline, au prix de bien des renoncements, semblait avoir enfin trouvé comme une sorte d’ombre de bonheur.

On comprend le trouble effrayant qu’avait apporté au milieu de ces rêveries la visite de Louise Ségaut, et la crise qu’elle avait déclenchée. Maintenant, on s’explique, on reconstitue jour par jour la mystérieuse bataille engagée entre les anciens amants.

Depuis longtemps, bien longtemps, Marceline était devenue complètement indifférente à Latouche. On peut même supposer que, tour à tour, elle le fatiguait ou l’irritait, et que sa cinquantaine éprouvait encore, loin d’elle, le besoin de quelques dérivatifs. Mais il aimait Ondine, chez laquelle il s’efforçait de retrouver un peu de sa jeunesse.

Que, chez un homme aussi bizarrement romantique, ce sentiment paternel prît une forme trop vive, on peut l’admettre : il est non moins sûr que nous imaginons trop cette prétendue déviation d’après les plaintes de sa vieille maîtresse. Elle disait à Valmore, en lui parlant de sa fille :

Je te recommande surtout de ne lui faire aucune question sur l’homme dont je t’ai parlé. Tu détruirais ainsi l’ignorance profonde où je veux la laisser de ce que j’ai appris et tu éveillerais une curiosité, dangereuse chez une jeune fille, quand elle soupçonne qu’on s’occupe d’elle. Le vice a des yeux purs prend la forme de l’amour et l’amour est déjà fort dangereux. Que tout ce que je t’ai dit et ce que je te dirai soit pour nous deux, au nom de ta tendresse pour moi. J’ai tout ménagé, tout déjoué, sans justifier le ressentiment de personne. Je force ainsi la méchanceté à se couvrir encore d’un voile de bienveillance à laquelle j’ai l’air de croire[31]

Au vrai, quand on connaît le dessous des cartes, le jeu n’est guère difficile à deviner. Installée par sa fille, et d’une manière qu’elle croit définitive, dans la vie de Latouche, Marceline découvre soudain qu’elle a une rivale, plusieurs peut-être : que n’a-t-il pu sortir de ses entretiens avec Louise, beaucoup mieux renseignée qu’elle-même sur la vie intime de son amant ! Si elle eût raisonné froidement, pourquoi s’émouvoir de ces révélations ? Il y a des années et des années que leur vie amoureuse est finie, et il ne demeure aucune chance qu’elle se rallume un jour… Alors, qu’importe une liaison, moins qu’une liaison même, quelques frasques sans intérêt ?

Si Marceline pensait ainsi, elle ne serait plus elle-même. Un amour comme le sien est une sorte de cas pathologique, dont la caractéristique principale est d’échapper à tout bon sens. Il la porte à être jalouse sans motif, comme ces femmes, entièrement séparées de leurs maris, mais qui ne peuvent accepter l’idée qu’ils pourraient, par suite de quelque fantaisie charnelle, tomber sous la domination d’une autre, et par conséquent échapper à la leur. Elle tremble de le perdre. C’est pourquoi elle élève le ton, se retire sous sa tente, parle de rompre toutes relations, menaces qui laisseraient Latouche bien indifférent si elles n’avaient pour corollaire le départ de sa fille, la solitude, la ruine de son foyer, illégal certes, mais si doux à un homme, qui n’est pas un « vieillard », mais qui, tout de même, sent venir le crépuscule.

Quand il devine le danger, il ne veut pas céder, car il n’a aucune envie de tomber sous le joug d’une ancienne maîtresse, lui qui, par sauvage indépendance, a quitté sa famille : il fait appel à celui contre lequel Marceline aura le plus de mal à lutter, il s’adresse au mari.

— Hé quoi ! Votre femme menace de rompre parce qu’une charmante amie est venue à Aulnay me rendre visite et cherche à renouer avec moi ! Est-ce sérieux ? Suis-je donc désormais condamné à la continence ? Et de quel droit ? C’est bouffon.

Sûrement, c’est bouffon, et Valmore ne peut que s’évertuer à le démontrer à son épouse indignée. Pour qui ne sait pas le fin mot de la situation, il a mille fois raison. De quoi diable Marceline va-t-elle se mêler ?

Latouche a mieux joué qu’elle. Allons ! Il ne lui reste qu’à fermer les yeux, à laisser libre son vieil amant, à renoncer à jouer contre lui la dernière carte, celle de sa paternité.

Ah ! ce n’est pas la connaître ! Puisqu’il l’a si délibérément évincée de son cœur, elle se vengera. Elle lui enlèvera Hyacinthe, qui, désormais renoncera jusqu’à son nom. Tout est fini, bien fini. Et comme Valmore commence à s’étonner, à juger bizarre une semblable fureur, elle tire d’autres griefs de la tendresse malhabile d’un père tardivement révélé à lui-même. Elle déguise en passion redoutable et funeste une affection, qui, à aucun prix, ne saurait s’avouer. Ce faisant, elle n’ignore pas qu’elle brûle ses vaisseaux, que jamais le passé, dont elle se souvient avec délices et épouvante, ne pourra refleurir : elle s’est trop avancée pour reculer et engager de nouvelles négociations.

Lui, cependant, n’y avait pas renoncé. Il espéra encore, durant tout l’automne, parvenir à renouer. Il n’osait pas se représenter chez elle, appréhendant quelque scène. Il rôdait dans la rue La Bruyère, cherchant une occasion de rentrer en grâce, ou, du moins, d’avoir des nouvelles. Le 22 octobre, n’y tenant plus, il se hasarda à grimper les étages, à toquer timidement à la porte, puis à tirer le cordon de la sonnette : mais, du balcon, Inès l’avait aperçu et signalé. L’huis ne s’ouvrit pas.

Quelques jours après, il eut recours à un médiateur de marque. Marceline vit arriver le personnage papelard et cafard, qu’elle connaissait bien, et auquel elle devait déjà tant, M. de Sainte-Beuve, comme elle disait. Il avait dans la famille ses grandes et petites entrées. Il s’était assis avec Latouche à la table des Valmore, et il nourrissait, lui aussi, pour Ondine une affection, qui, assurément, n’avait rien de paternel.

— Notre ami se trouve malade, très souffrant, déclara-t-il d’un air pénétré, et il est obligé de garder le lit. Il m’a prié de venir vous voir pour l’excuser, et pour vous supplier d’aller le voir. Il vous attend, il vous espère, étant trop fatigué pour sortir.

Marceline n’en crut pas un mot. La veille encore, dans la soirée, elle l’avait aperçu en train de faire les cent pas sur le trottoir.

— Non, monsieur, répondit-elle avec effort au parlementaire. Je ne puis me rendre à Aulnay. J’ai besoin de beaucoup de temps, de repos et de travail pour ma famille. Le caractère un peu trop violent de M. de Latouche me détermine à profiter de ce qu’il s’est éloigné de lui-même par des susceptibilités déplorables… Je ne veux pas le revoir.

L’entretien se prolongea pourtant. Il est bien difficile d’imaginer les confidences qui y furent échangées. Sainte-Beuve demeura-t-il fidèle à la cause de celui qui l’avait envoyé ou ne le ménagea-t-il que par intérêt et par crainte ? En tout cas, il s’efforça d’obtenir quelques paroles plus modérées, qu’il pût rapporter sans trop de difficultés à l’ermite du Val.

— C’est un homme, aurait-il dit, dont la situation littéraire est finie. Il n’a plus d’amis à force d’être tracassier. Je ne veux pas me le camper comme ennemi. Je serai poli pour vous et pour moi.

Malgré cette prudente diplomatie, la réconciliation ne pouvait avancer d’un pas, et quelque temps après, Latouche écrivait à son envoyé cette lettre navrée :

Vous m’aviez offert de semer un mot pacifique sur le sentier d’une femme auteur, là où les ronces sont toujours faciles à naître. Je ne vous ai pas encouragé à cette bonne action, parce qu’on ne peut pas me pardonner là les torts qu’on a eus. Les calomnies sottes, les jalousies sans objet, les rancunes qui ont successivement empoisonné contre moi les regards de tout ce que je rencontre de cette famille par les rues sont implacables.

La seule affection qui m’y reste est virile : elle est à Lyon.

Ne compromettez pas trop votre crédit près du fantasque poète. Mais il me serait consolant, je l’avoue, que la pauvre et jeune souffrante sût que je l’aimerai toujours comme si elle était mon enfant[32].

C’est probablement à cette même époque qu’il écrivait ces vers désolés, publiés dans Les Adieux :

Pourtant j’avais prié, j’avais, avec des larmes,
Dit, à l’heure où minuit assoupit mes alarmes,
J’avais dit à genoux : « N’éveillez pas demain,
Mon Dieu, le voyageur fatigué du chemin !… »

Il avait bien raison d’être abattu : mais où il se trompait, c’est quand il comptait encore sur l’amitié de Prosper Lanchantin. Celui-ci, vivement inquiet au sujet de sa fille, allait participer à la rupture finale, à laquelle de toutes manières, il se trouvait incité.



Nous sommes ici avec des gens de théâtre : puisque la rupture est effective, elle doit être marquée par un geste théâtral. Marceline n’avait pas à rendre à Latouche des lettres que sa vie conjugale l’avait obligée prudemment à détruire ; de son côté, il n’avait en sa possession aucun billet compromettant, son amie ayant exhalé publiquement, en vers, à peu près tous les sentiments qu’il lui avait inspirés ; mais il y avait un portrait, comme dans Le Joueur :

… Et ta maîtresse encor, hier, promit à Valère
De lui donner dans peu, pour prix de son amour
Son portrait, enrichi de brillants tout autour[33]

Il n’était pas aussi précieux, mais à coup sûr très ressemblant. L’oncle Constant Desbordes l’avait peint, et dans les premiers temps du ménage à trois, dix-neuf ans auparavant, Latouche l’avait reçu avec un vaniteux plaisir.

On ne le lui réclama pas. Mais, voyant que la brouille s’affirmait, il lui vint l’idée, par une audace quelque peu cynique, qui était bien dans son caractère, d’offrir à Valmore de le lui rendre. Il espérait que le comédien, qu’il considérait toujours comme son obligé et son ami, bondirait à cette proposition pénible, morigénerait son ingrate moitié, agirait enfin efficacement en sa faveur.

Il n’en fut absolument rien. Depuis six mois, Marceline avait eu le temps d’agir, de préparer le terrain. Elle ne cessait de répéter à son mari :

Mon Dieu ! Rien n’est vrai dans cet homme, c’est un joueur de sentiment. Il nous avait fascinés autrefois, mais ce temps même, j’ai eu peur souvent et je m’en fais un crime. Il est bien malheureux, car il est bien haï[34] ?…

Prosper reçut donc la nouvelle lettre de Latouche presque avec soulagement. Enfin ! Il prenait les devants, ce triste sire ! Il communiqua la missive à sa femme, qui en fut amèrement et secrètement ravie. Elle lui répondit aussitôt :

Je voudrais bien, puisqu’on te l’offre, que mon portrait rentrât dans tes mains. Accepte-le naturellement, car je le trouve bien déplacé où il est. D’un autre côté, c’est peut-être difficile pour la vanité qui le possède. Mais tu as une manière agreste de dire les choses qui les rend décisives sans offense. Du reste, il a rencontré Hippolyte et Line, et les a regardés du haut en bas. Tant mieux ! Line ferait cent lieues sur un cheveu pour ne pas le voir. Hippolyte s’empourpre quand on le nomme seulement…

Quelle singulière bataille familiale !

C’est fini pour le monde… comme avec le Roi des Aulnes[35]. N’écris que du vague et accepte mon portrait. Surtout ne dis pas que les enfants pourraient rester à Paris. Il le sait ou le suppose. Il sait que je pars…

Mais comme tous ces artifices disparaissaient vite pour laisser place au cri essentiel de la jalousie, qui, seule la dévorait secrètement :

Il a fait une scène horrible, en pleine rue, à la pauvre petite dame, criant comme un possédé qu’il la poursuivrait jusqu’en enfer pour se venger d’elle ! Oh ! puis-je ternir ma lettre à toi par un tel nom[36]

Mais non, Marceline, vous n’avez pas écrit ce nom… Cela vous est arrivé bien rarement, et avec, chaque fois, de telles réticences ! Il vous occupe, il vous torture tellement, ce nom-là, que vous n’avez jamais pu le prononcer librement, que vous croyez l’avoir lâché, alors qu’il demeure irrésistiblement au bout de votre plume !

Malgré tant d’exclamations furibondes, Valmore était tout à la fois irrité et perplexe. Que signifiaient cette offre de Latouche, cet empressement de sa femme à vouloir qu’il l’acceptât ? Certes, bien qu’il n’eût jamais eu ni le goût ni le temps de faire causer sa fille, durant son séjour à Lyon (et l’on sait que Line n’était guère bavarde), il ne doutait pas que son ancien ami eût joué auprès d’ellé le vilain rôle d’un suborneur. Et comme il était fort honnête homme, paré déjà de la solennité d’un père noble, il ne transigerait pas avec son devoir, il écarterait ses enfants de l’ermitage du Val, où séjournait un vieux loup… Mais quel rapport entre ces relations interrompues et le portrait de sa femme ? Que Latouche eût mal agi vis-à-vis de la jeune fille qui portait son nom, cela empêchait-il qu’il eût été le patron de sa mère dans les lettres, et qu’elle lui dût la publication de ses poésies, son succès, sa notoriété, sa pension, la plupart de ses relations littéraires ? Et lui-même…

Aussi se trouvait-il inquiet, chagriné, gêné, il ne savait trop pourquoi, et les négociations, aussi pénibles que ridicules, traînèrent-elles en longueur. Valmore ne répondait pas. Latouche le harcelait. Marceline ne se décidait à rien, continuellement hantée par l’image et le souvenir de celui qu’elle voulait punir de son mépris :

Line… Je ne sais vraiment quel parti prendre sur elle. La laisser à Paris, c’est comme un rêve effrayant, par la mauvaise influence du personnage qui vient de te récrire encore[37].

Bref, au mois de février, le portrait n’avait pas été rendu, car Prosper n’avait pas trouvé le courage de répondre d’une manière ferme et de le réclamer. Sa femme se vit obligée d’intervenir énergiquement pour le forcer à prendre un parti. Comme il faisait mine de la consulter pour la dixième fois, elle lui écrivit :

Je t’ai répondu, relativement au dessin dont on t’offre la restitution, car je te laissais libre de le redemander. Fais comme tu l’entendras, sans mots blessants[38].

Valmore savait ce que parler veut dire. Avant la fin du mois, il eut gain de cause. Il reçut le malheureux portrait, mais Latouche s’était vengé. Il avait collé derrière le dessin de l’oncle Constant la lettre de Mme Récamier, datée de 1825, lui annonçant que, sur sa prière, elle avait fait attribuer à Mme Desbordes le traitement académique de Mathieu de Montmorency.

Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense !

rugit le tragédien, blessé jusqu’à l’âme. Il se

plaignit amèrement à son épouse, qui venait de lui attirer une pareille mornifie ; d’un simple petit geste, leur ingratitude les souffletait.

Marceline n’en était plus à souffrir de ces blessures d’amour-propre. La plaie ouverte dans son cœur, depuis près d’un an, était autrement saignante et profonde. C’était elle qu’il fallait cautériser, et elle s’y employa aussitôt en se livrant à une fausse allégresse :

Tu as donc reçu mon portrait ? Tant mieux ! Tout de moi retourne à toi, comme l’âme retourne à Dieu ! Mon oncle doit être content, triste qu’il était de sentir ce portrait dans les mains d’un méchant[39].

J’ai brûlé ses vers imposteurs et vaniteux[40]. Cette lettre, collée derrière le portrait pour attester sa coopération à la pension refusée, fait rougir pour lui. Laissons ce malheureux dans ses replis. Il avait bien assez éveillé d’orgueil dans cette âme pure, qu’il voulait souiller pour en faire de l’avenir. Elle est, au moins, restée digne du ciel. Je ne lui ai pas fait lire toutes ces phrases tortueuses. J’ai pris peur et j’ai tout jeté dans le feu.

Garde avec lui ta noble simplicité et la distance maintenant rétablie entre nous[41].

Ceci, semblait-il, devait marquer le point final de ce long déchirement. Que restait-il de commun entre ces deux êtres, qu’un destin cruel avait attachés l’un à l’autre pour souffrir ? En fait, le portrait renvoyé avec ses dernières flèches, la dernière image, la dernière ombre de Marceline partie de l’ermitage du Val, ils n’avaient plus de raison de penser l’un à l’autre. Cependant, durant dix-sept années encore, jusqu’à la mort de Latouche, Marceline ne cessera de s’inquiéter de lui, de sa manière de vivre, de ses relations, des amitiés qui l’entourent, malgré ce qu’elle a toujours prédit et répété. Et si elle est maintenue ainsi dans cet état d’énervement et d’angoisse, elle le prétend du moins, c’est parce qu’elle est tirée de la sérénité où elle voudrait tant avoir la liberté de vivre, par des lettres anonymes, des billets mystérieux, des communiqués bizarres… Est-ce son ancien amant qui amuse l’hypocondrie de son déclin en lui décochant ces flèches empoisonnées ? Elle le laisse entendre du moins ; elle s’en plaint jusqu’à son mari, qui s’en étonne, qui en est excédé.

Il ne s’agit plus de Louise Ségaut, qu’à la suite de tous ses ennuis, le « Roi des Aulnes » a chassée avec la dernière violence.

Mais pour cela l’Ermitage n’est point désert. Une autre femme y est apparue, qui, elle, accompagnera, gardera, aimera Latouche jusqu’au delà du tombeau.

Au mois de mars, Valmore, qui se laissait aller avec soulagement à la pensée que toutes ces histoires étaient enfin terminées, recevait de sa femme l’étrange nouvelle suivante :

On m’a écrit, dans un style d’orgueil et de médisance, sur la Portugaise. C’est petit. Je ne vois pas cette dame. Et puis, c’est à ne pas le croire, on m’a envoyé sous une enveloppe, dont l’écriture était celle d’une cuisinière, une lettre adressée à lui par M. David, statuaire, pleine de compliments sur son génie et son caractère honorable. Vraiment, je crois toujours qu’il déraisonne. C’est si bête[42] !

Ah ! oui, c’était vraiment bête. Prosper en haussa les épaules. Mais, en même temps, il s’interrogeait. Lui, c’était toujours ce Latouche, dont on ne devait plus prononcer le nom, ce Latouche, plein de taquineries, qui distrayait ses ennuis à expédier des billets énigmatiques. Et la Portugaise ?

Elle n’était nullement compatriote de Camoëns. Tout bonnement, une vieille fille du Rouergue, que Hyacinthe avait dû connaître aux temps déjà lointains où il inaugurait, avec l’affaire Fualdès et les Mémoires de Mme Manzon, les grands reportages judiciaires. Elle s’apelait Pauline Flaugergues ou de Flaugergues, étant la fille de quelque grand homme de là-bas ! Une muse de département. Puis elle avait disparu durant de longues, très longues années. Elle venait de rentrer en France, ayant conquis une petite fortune et une certaine renommée à la cour de Portugal, où elle avait été chargée par la reine Maria de l’éducation de trois princesses[43].

Comment cette quadragénaire avait-elle conçu la pensée de retrouver Latouche ? À cause de son goût pour les littératures étrangères ? Ou bien, en son âge mûrissant, essayait-elle de réaliser auprès de lui un rêve lointain de sa jeunesse aveyronnaise ? Et lui, comment acceptait-il les soins empressés de cette petite femme mince et laide, humblement vêtue, qui n’avait pour elle que des yeux clairs assez pénétrants ? Marceline n’en revenait pas. Il n’avait pas voulu chasser Louise Ségaut pour elle, et maintenant il accueillait cette Pauline, hier inconnue ! C’était un tel sujet d’irritation, d’exaspération, qu’elle ne pouvait se tenir d’en parler à son mari.

Dans sa « solitude peuplée » de Lyon, le tragédien, tout en étudiant les austères alexandrins du Louis XI de Casimir Delavigne, les pimpantes répliques du Richelieu de Mademoiselle de Belle-Isle, de Dumas, finissait par se demander si la singulière attitude de sa femme, cette haine toujours en éveil, ne dérivait pas d’une sournoise et secrète jalousie. Certes, sauf à de rares intervalles, ils avaient bien peu fréquenté M. de Latouche. Il le savait de mœurs assez libres, et fort répandu. Mais enfin, pourtant, s’il allait, si invraisemblable que cela lui parût, découvrir le mot de cette énigme douloureuse qui tenaillait encore, sinon son amour, du moins sa vanité, toutes les fois qu’il relisait les poésies, charmantes, d’ailleurs, de son épouse ?

C’est alors qu’il s’avisa d’un stratagème assez bizarre, qui prouvera, tout au moins, qu’il n’était dépourvu ni de finesse ni de bon sens. Dans un vif mouvement, assez bien réussi pour paraître spontané, il déclara à Marceline qu’il avait un aveu à lui faire. Leur âge leur permettait, à lui de le formuler, à elle de l’entendre. Ils avaient passé l’heure des grands élans passionnels. Leur tendresse et leur confiance mutuelles assuraient la solidité de leur union. Il ne devait rester entre eux aucune ombre, aucun doute, aucun silence. Tout serait net et propre. Il éprouvait donc le besoin irrésistible de lui confesser que, parfois, il ne lui était pas demeuré fidèle, depuis qu’elle l’avait laissé seul, dans ce monde des coulisses, si rempli de tentations pour un artiste encore jeune, et beau, et applaudi… Car enfin, Lyon n’était pas Rouen.

Il pensait, naïvement, le brave homme, qu’à ce généreux meâ culpâ sa femme ne pourrait manquer de répondre par un geste identique. Elle aussi, touchée par sa sincérité, même si elle regimbait au premier moment, elle ouvrirait le coffret de son cœur. Il saurait enfin le nom, le nom soupçonné, jamais avoué, de l’amant mystérieux qui avait gonflé les ailes de tant d’envolées lyriques, si ce n’est peut-être de tous ceux dont le souvenir lointain faisait encore frissonner sa pauvre femme.

Il ne la connaissait pas. Elle répondit, sans embarras apparent, avec une délicieuse indulgence, qui parait tout de suite le coup qu’on avait voulu lui porter, qui lui permettait de s’effacer avec grâce et de fuir tout débat :

Oh ! que ta dernière lettre m’a fait mal ! Pourquoi, Prosper, es-tu triste à ce point du passé ? Pourquoi te navrer de ce qui n’est plus et des peines confuses dont tu m’as toujours épargné la connaissance ?

Par quel miracle aurais-tu échappé aux entraînements que la chaleur de l’âge et les facilités de notre profession plaçaient devant toi ? Tu es assurément le plus honnête homme que je connaisse au monde, et je veux qu’une fois pour toutes tu apprécies à leur juste valeur des incidents que tu n’as pas cherchés et qui n’ont rien rompu de l’inviolabilité de nos liens. Laisse donc aller ces jours frivoles. Ils étaient inévitables avec les idées reçues du monde. Ne soyons pas plus austères que Dieu même et ses bons prêtres qui relèvent et embrassent leurs enfants de retour… Je n’en veux à personne de t’avoir trouvé aimable, mon cher mari. N’avaient-elles pas à me pardonner d’être ta femme, et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur ?

Mais cette union était marquée du ciel, voulue par ton père et nos amis que je remercie encore et toujours de m’avoir choisie, car je t’aimais tant ! Et trouves-tu que je ne t’aime plus de toutes les facultés de mon âme ? Sois sûr de moi, cher ami, dans la vie et dans la mort et reçois mes actions de grâces pour la tendresse dont tu payes la mienne, je ne la changerais pour quoi que ce soit dans le monde, et je te suivrai avec joie partout où Dieu sera assez bon pour nous permettre de vivre ensemble. Je te conjure de trouver là dedans toutes les compensations du passé dont les rêves tristes n’existaient plus pour moi. Je te prie de les traiter toi-même avec indulgence et de rien haïr de ce qui t’a aimé[44].

Sur ce dernier mot peut-être, Valmore aurait pu poursuivre l’enquête. Il n’osa point. Au lieu de demander d’où aurait bien pu provenir une telle indignité, il crut plus habile de se faire encore plus humble, d’attester le ciel que c’était lui le coupable, lui qui avait entraîné dans une existence affreuse un ange comme elle ! Fausse manœuvre dont elle profita pour reprendre l’avantage, et avec quelle maîtrise !

Tiens, Valmore, tu me fais bondir hors de moi-même en me supposant une si petite et si vaine et si basse créature ! Me supposer une idée ambitieuse, un regret d’avarice ou d’envie pour les plaisirs du monde, c’est me déchirer le cœur qui n’est rempli que de toi et du désir de te rendre heureux…

… Je te suivrais avec joie au fond d’une prison ou d’une nation étrangère, tu le sais, et ces pensers, pour mon malheur, ne t’assaillent jamais qu’après la lecture de mauvais barbouillages, dont j’ai honte, en les comparant aux belles choses que tu m’as donné le goût de lire. Après quoi, je te dirai simplement, vraiment et devant Dieu, qu’il n’existe pas un homme sur terre auquel je voulusse, appartenir par le lien qui nous unit. Tous leurs caractères ne m’inspireraient que de l’effroi. Ne te l’ai-je pas assez dit pour t’en convaincre ? Mais, hélas ! c’est donc vrai : « On ne voit pas les cœurs ! »

Rien. Il ne saurait rien. Il ne savait pas lire l’aveu qui tremblait jusque dans cette lettre de dénégation. Et pourtant, il ne se résignait pas. Époux vieilli d’une femme laide et ruinée, il s’acharnait à la torturer, à lui demander le motif de ces sanglots d’amour que chacun répétait et qui faisaient sa gloire, à elle, son angoisse, à lui. Au milieu de leur vie étroite et pauvre, empoisonnée de dettes et de misère, d’inquiétudes et de démarches, il revenait sans relâche à la charge. Pourquoi as-tu écrit ceci ? Et cela ? Parle. Je t’ai dit toute la vérité sur ma vie. Tu peux lire en moi comme en un livre ouvert. Pourquoi ne pas dissiper les ombres qui me dérobent le fond de ta pensée, de tes rêveries peut-être, de désirs insatisfaits et évanouis qui n’eurent rien de coupable, mais qui, enfin, m’expliqueraient ton mystère !

Comme ce bel homme à succès ignorait les femmes ! Rivée désespérément à l’attitude qu’elle avait choisie, Marceline n’avouerait jamais ; ainsi qu’un enfant pris en faute, elle recommencerait passionnément ses éternelles explications :

… Le sort nous a fait bien du mal en nous séparant, mais je me sens aussi pénétrée de l’espoir que ce n’est qu’une grande et sévère épreuve ; après quoi je serai réunie à toi, Valmore, pour qui je donnerais vingt fois ma vie.

Si ce serment, vrai devant Dieu, ne suffit pas à la tendre exigence de ton affection pour moi, je suis alors bien malheureuse, et si tu vas chercher dans le peu de talent dont j’abhorre l’usage à présent, des recherches pour égarer ta raison, où sera le refuge où j’abriterai mon cœur ? Il est à toi tout entier.

La poésie n’est donc qu’un monstre, si elle altère ma seule félicité, notre union. Je te l’ai dit cent fois, je te répète ici que j’ai fait beaucoup d’élégies et de romances de commande sur des sujets donnés, dont quelques-unes n’étaient pas destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des pleurs et des plaintes de Pauline se sont traduites dans ces vers que tu aimes, et dont elle est, en effet le premier auteur.

Après quoi notre vie a été si grave, si isolée, si indépendante et si la hâte tout ensemble, que je n’ai pas, je te l’avoue, donné une attention bien profonde à la confection de ces livres que notre sort nous a fait une obligation de vendre.

Toute ton indulgence sur le talent que je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me console pas d’une arrière-pensée pénible qu’il aura fait naître en toi.

Molière avait raison, Rousseau disait vrai et Mlle Lenormand était donc aussi éclairée en me disant d’un ton d’oracle : « N’écrivez jamais ! »

Tu vois bien que j’ai raison, mon bon ange, en n’éprouvant pas l’ombre de contentement d’avoir employé (mon temps) à barbouiller du papier, au lieu de coudre nos chemises, que j’ai pourtant tâché de tenir bien en ordre, tu le sais, toi, cher camarade d’une vie qui n’a été à charge de personne…

X

ÉLOIGNEMENT D’UN VIEIL AMI


À partir de 1840, il ne fut plus question de Latouche dans la famille Valmore. Le portrait une fois rendu, la lettre déchirée et brûlée, les explications de sa femme vainement attendues, Prosper n’avait plus aucune raison de s’occuper de son ancien protecteur. Il ne devait jamais le revoir. Il n’en continuerait pas moins, durant plusieurs années encore, jusqu’au seuil de la vieillesse, à obséder Marceline de ses questions aussi peu délicates que peu perspicaces. Et, celle-ci, constamment retournée sur le gril, le supplierait de chasser les « souvenirs poignardants » qui la tuent. Il remonte, en effet, très haut, avant leur mariage ; et ce sont des débats lamentables entre ce couple plus que mûrissant. Marceline est obligée de reconnaître que, dans sa jeunesse, elle a commis des « erreurs inévitables » ; et elle s’écrie :

— Pourquoi n’étais-je pas digne de toi ? Pourquoi cette idée humiliante a-t-elle eu l’influence la plus néfaste sur toute notre vie à deux ?

Ce sanglot exprime dans sa simplicité une des pensées les plus justes de la pauvre femme. Lui reprocher, trente ans après, de n’avoir pas vécu une jeunesse irréprochable, alors que les fautes de cette jeunesse étaient bien connues, quelle pénible querelle ! Quand on a un tempérament aussi jaloux, on n’épouse pas une comédienne, qui vient de perdre son enfant naturel ; ou si l’on décide de le faire, on ne doit pas avoir le mauvais goût de le lui reprocher plus tard.

À ces disputes, le nom de Latouche ne se trouvait jamais mêlé. Les enfants ne parlaient plus de lui. Hyacinthe renonça même formellement à son prénom et, dès 1841, ne signa plus qu’Ondine. Quant à leur mère, elle affectait de se désintéresser totalement de l’homme bizarre et séduisant dont sa vie douloureuse était encore hantée, et le serait, maladivement, jusqu’à la mort.

Lui, menait, à Aulnay-sous-Bois, une existence de véritable reclus. Il avait même songé, après la dernière crise qui avait secoué ses tristes jours, à vendre son ermitage du Val et à se retirer dans la Creuse. L’opération n’eût pas été mauvaise, car son habitation solitaire représentait pour lui de 1 000 à 1 200 francs de loyer. Or, on lui en offrait 24 000 francs peut-être, 20 000 à coup sûr. Cependant, il ne put s’y résoudre.

Il fallait dire adieu aux bois qui me connaissaient, a-t-il écrit plus tard, aux mousses grises, aux bruyères couleur de giroflée, à l’aménité surtout d’un paysage ravissant que j’ai appris à classer à sa juste valeur, depuis que j’ai revu les horizons du Berry. Chemins de sable ou de mousse, mouvement des coteaux, ombrages séculaires, où vous retrouver ? Quand je pense que j’ai mis en rivalité avec cet Eden, découvert par Chateaubriand et plus poétique que Velléda et René, un pays d’ornières raboteuses, où ne peuvent être en paix ni les rêveries ni les bottes, où chacune de vos semelles déplace un arpent du terrain d’autrui !

Évidemment, il n’était pas homme à vivre en province. Mais dans la paix de l’Île-de-France, à deux pas de Paris dont lui parvenaient les rumeurs, et où il pouvait aller se plonger s’il en ressentait l’envie, il calma peu à peu ses rancœurs. Deux volumes de vers, Les Adieux en 1843 et Les Agrestes, en 1844, témoignèrent de ce nouvel état d’esprit. Son ancienne combativité l’abandonnait. Il devenait meilleur. Il vieillissait.

Au mois d’août de cette année 1844, il avait accepté de dîner chez Mme G…, de Charleston, en compagnie de Lamennais et de Papineau, du Canada. Comme il se plaignait de son mauvais état de santé, la maîtresse de maison lui dit :

— Que parlez-vous de maladie ? Vous n’avez jamais eu vingt ans comme aujourd’hui.

— Hélas ! Madame, répondit-il avec amertume, je perds un à un tous mes péchés mortels.

Quelques instants à peine après cette boutade, il s’affaissait sur sa chaise. Il venait d’être frappé de congestion cérébrale, chose qu’il redoutait par-dessus tout depuis plus d’un an. Le 1er  juin précédent, en effet, à la suite d’un accident demeuré inaperçu, il avait commencé à éprouver certains troubles de la parole, qui faisaient présager une paralysie de la langue.

Cette crise eut un résultat tout à fait inattendu : elle le rapprocha de sa femme, qu’il avait délaissée depuis trente-cinq ans environ. Il vint à Paris prendre un appartement dans la maison qu’elle habitait rue Notre-Dame-de-Lorette, mais à l’étage supérieur.

Avait-il caressé l’espoir, dicté par son égoïsme habituel, qu’elle accepterait de le soigner ? L’événement démontra qu’il avait calculé juste. En effet, cette excellente personne accueillit avec beaucoup de bonté ce mari tellement prodigue. Elle alla le voir, s’apitoya sur son état, sans lui adresser le moindre reproche, et l’entoura de ses soins. À toute heure, elle montait lui apporter des remèdes et des consolations, ce dont il était visiblement touché.

Il eût pu ainsi jouir d’une fin de vie tout à fait conjugale, après tant de vagabondages, si le destin n’en avait décidé autrement. Tandis qu’il se remettait peu à peu de sa nouvelle alerte, sa compagne, qui avait toujours été une valétudinaire, ne tardait pas à succomber, en 1845 : peut-être la fatigue de ces quelques mois avait-elle hâté son décès.

Latouche n’eut pas l’indécence de la pleurer bruyamment. Mais il écrivit à M. de Lourdoueix cette lettre pleine de tact :

Depuis de fort longues années, nous avions cessé d’être unis comme l’entend le monde ; jamais par les liens d’une réciproque et profonde amitié ! Que de soins touchants elle a eus de moi dans ses souffrances et combien je suis fier d’avoir adouci pour elle les pressentiments de sa perte[45]

En gage de parfaite réconciliation, Mme de Latouche avait laissé à son mari tout ce qu’elle possédait. Il pouvait donc se retirer à Aulnay avec les ressources nécessaires pour subvenir à ses besoins, pour parer à ses infirmités. Mais, déjà, dans de pareilles circonstances, l’argent seul se révélait insuffisant à susciter les dévouements indispensables.

Heureusement, après avoir perdu Marceline, Louise et sa femme, Latouche allait garder auprès de lui Pauline de Flaugergues. Nous le savons, elle avait reparu dans sa vie depuis 1841, mais ce n’est qu’après son veuvage qu’elle vint s’installer complètement avec lui. Il l’y avait conviée dans ces vers de La Vallée aux Loups :

… Et quand viendra la Parque, à la main meurtrière,
Du flambeau de mes jours incliner la lumière,
Heureux si je t’entends ! Assise auprès de moi,
Donne ta main si faible et qu’elle me soutienne ;
Et que ma bouche encor s’arrête sur la tienne,
Que mon dernier baiser soit mon dernier soupir,
Que tes yeux en pleurant me regardent mourir !

Marceline avait-elle quelque motif de détester cette rivale du bord de la tombe ? Si pénible que cela soit, quand on considère l’âge respectif de Latouche et de sa dernière amie, la laideur presque ridicule de Pauline, on est bien obligé tout de même de conclure, en lisant de tels vers, qu’il y avait encore ici de l’amour. Certes, Mlle de Flaugergues a écrit :

Il existe un amour qui n’est pas seulement
L’ardeur du plus bel âge et son propre tourment…
C’est l’âme qui de l’âme est éprise, et, dit-on,
Pensif, loin des cités, c’est le divin Platon
Qui rêva cet amour si profond et si tendre :
Les vulgaires esprits ne le sauraient comprendre,
Il ne peut envahir que les cœurs généreux.
… À la foule idolâtre

Ne demandez le nom de ce dieu sans autel.
Il n’est point de la terre, il s’élève immortel.

Mais, dans Son ermitage, elle a dit aussi :

Tu m’appelas ta sœur et ta fille et ta mère !
Tu me donnas des noms encor plus doux parfois[46]

Et quand il sera mort, elle poussera de tels cris de douleur qu’il nous importe fort peu de savoir si cette vieille fille a été, matériellement, la maîtresse de Latouche : ce qui est sûr, c’est qu’elle l’a passionnément aimé.

Née à Rodez, le 4 fructidor an VII (21 août 1799), elle avait contracté de très bonne heure la douce manie de la littérature. Élevée à Saint-Denis, où elle devint une polyglotte remarquable — elle connaissait douze langues anciennes et modernes — elle ne tarda pas à répandre ses productions poétiques dans les cénacles de la province et de la capitale. Dès 1829, elle traduit le poème de lord Haygart sur son voyage en Grèce ; en 1833, c’est le tour des Infants de Lara ; elle s’émeut, dans le Journal des Femmes, sur la mort de Walter Scott ; elle concourt aux Jeux Floraux, et son premier recueil de poésies, en 1835, s’intitule La Violette d’Or en souvenir de la légende des troubadours couronnés par l’hypothétique Clémence Isaure. On parle d’elle dans les salons parisiens et notamment chez Sophie Gay.

La mort de son père, survenue en 1836, fut pour elle une véritable catastrophe. Elle admirait autant qu’elle aimait cet homme aux aptitudes multiples, savant, homme politique, philosophe, orateur, qui, très fier de sa fille, la soutenait efficacement et l’aidait dans sa conquête de la renommée. Brusquement, elle se trouva seule, en plein désarroi. Un instant, elle songea à prendre le voile. Puis elle se ravisa et partit pour le Portugal.

Elle en revint en 1840, à bord du vaisseau l’Ibérie, et, comme Marceline rentrant des Antilles, elle se fit attacher au grand mât, sur le pont, pour repaître ses yeux d’une épouvantable tempête : les femmes de lettres romantiques avaient toutes les mêmes goûts.

Elle rapportait de Lisbonne quelques ressources, un peu d’expérience et un volume de vers : Au bord du Tage. C’est sans doute pour trouver un éditeur qu’elle se présenta, elle aussi, au Val, avec un chapeau de paille d’Italie et un imposant schall en cachemire. Latouche était seul. Il s’ennuyait affreusement. Elle conçut pour lui ce que l’amour peut inspirer de plus ardent et de plus fort.

Pour vivre avec le poète qu’elle idolâtrait, Mlle de Flaugergues eut à vaincre bien d’autres préjugés que n’en avait jadis rencontré Marceline. Elle appartenait à une famille et à un milieu qui ne savaient pas en faire fi. Aussi tourna-t-elle la difficulté avec une rouerie innocente. Aux yeux de ses lointains et naïfs compatriotes, Latouche, républicain sceptique et anticlérical, se changea en quelque vénérable chanoine achevant ses jours en odeur de sainteté.

Mon père, écrivait-elle à une de ses parentes, m’a recommandée en mourant à l’abbé de La Touche, qui prend soin de moi comme si j’étais sa fille, et il me conserve la même amitié qu’il avait pour mon père…

Fallait-il qu’on eût oublié dans ces paisibles châteaux du Rouergue les lettres du Sténographe parisien !

D’ailleurs, l’innocent subterfuge de Pauline se rapprochait bien vite de la réalité. Qu’était-elle, sinon une sorte de sœur de charité laïque auprès d’un malade dont l’état ne cessait d’empirer ? Avec l’âge et surtout les infirmités, Latouche s’était replié sur lui-même ; il n’apparaissait plus que comme un petit vieillard, maussade, aigri, envieux, quinteux, avare, qui vivait de fruits et de lait, et ne conservait quelque générosité que pour l’installation et l’ameublement. Sa misère physique augmentait l’irritabilité de ce caractère dont Marceline avait déjà tant souffert. Il grognait sans discontinuer. Parfois, insatisfait encore de sa violence, il s’oubliait jusqu’à frapper la pauvre femme, petite, mince, vêtue comme une religieuse avec sa robe noire et son bonnet blanc, et qui s’empressait à le servir.

Ce que cette intelligente, courageuse et modeste femme a souffert auprès de ce mourant si aimé, a écrit George Sand, nul ne le saura jamais, car jamais une plainte ne sortira de son cœur. Jamais un regard, jamais un soupir d’impatience ou de découragement ne firent pressentir au malade ou à ses amis l’énormité d’une tâche si rude pour un être si frêle[47].

Cette existence d’abnégation que, seul, peut expliquer l’amour en ce qu’il a de plus réellement passionné, dura de cinq à six ans. Enfin, le 27 février 1851, à midi, après un délire où Latouche, mourant en poète comme il avait vécu, murmurait des lambeaux de vers, Pauline lui ferma les yeux. Son roman était interrompu, sinon terminé. Elle fit ouvrir le corps de son ami, se fit donner son cœur, qu’elle mit pieusement dans un coffret de métal ; elle enterra ce reliquaire au pied d’un mélèze que l’ermite chérissait d’une dilection particulière. Le reste de la dépouille mortelle fut inhumé au cimetière de Châtenay.

La vie de la Portugaise est désormais plus calme, mais toujours en fonction du disparu. Elle lui élève un caveau funéraire, sur lequel elle fait graver les inscriptions suivantes :

H. De Latouche
patriae litteris amicitiae vitam consecravit.

Et, sur le tombeau ces vers :

Confiés à la terre ainsi qu’un grain futile,
Nous en ressortirons sous ton regard fertile,
Mon Dieu ! Refleuris-nous par tes dons inconnus,
À des cœurs sans verdure, à des fronts déjà nus,
Viens imposer demain ta féconde puissance !
La mort, c’est le printemps, c’est notre renaissance.

Plus tard, elle ajouta à la noble sépulture l’admirable médaillon que David d’Angers. avait fait naguère de ce borgne adoré.

Tous les jours, été comme hiver, cette courageuse amante de cinquante-deux ans allait à Châtenay ; elle passait la plus grande partie de son temps au cimetière ; on disait même qu’elle y restait la nuit. Le reste de sa vie, elle le consacrait à son ami. En 1852, elle publiait ses derniers poèmes, intitulés : Encore adieu. Quand, en 1854, elle donna à l’impression son propre recueil, Les Bruyères, c’était en hommage à Latouche.

Ah ! ne me parlez pas de fuir cette retraite ;
Ah ! ne me dites plus que ces lieux sont déserts ;
Ici, tout me le rend, ici son vœu m’arrête :
C’est encor mon Eden, c’est tout mon univers.


Je suis seule partout, hors de ce cher asile
Où, sans effroi, je passe et mes nuits et mes jours ;
Car pour me protéger contre tout être hostile
Quelque chose de lui sur moi plane toujours.

En vain, au sombre appel de la cloche vibrante,
Ils me l’ont pris, gisant sous le plomb du cercueil ;
En vain, environné d’une foule pleurante,
De son doux ermitage il a franchi le seuil.

Il n’est pas tout entier là-bas sous cette pierre
Où mes mains, chaque jour, posent de tristes fleurs.
Il est, il est ici, l’accent de ma prière
L’attire, et d’un soupir il répond à mes pleurs…


On sait comment se termina cette étonnante histoire. Lorsque, au bout de vingt ans, les Prussiens envahirent la France et vinrent investir Paris, le maire de Châtenay fut obligé d’employer la force pour arracher Pauline de l’ermitage du Val ; alors, elle se réfugia dans la capitale assiégée, au couvent des dames de la Retraite, où elle fut blessée par un obus qui avait crevé le plafond de sa chambre.

Réchappée de la guerre, elle s’empressa de revenir à Aulnay. Quel désastre ! La maison que Latouche lui avait léguée, avec tout ce qui lui restait, présentait l’aspect le plus affreux. Une troupe de Bavarois l’avait saccagée, dispersant les meubles, les livres, les portraits, jusqu’aux irremplaçables manuscrits d’André Chénier. La soldatesque était allée, dans sa rage destructrice, jusqu’à fouiller au pied du mélèze sacré, à exhumer le précieux coffret, et à disperser au vent la cendre du poète !

On peut imaginer le désespoir de la pauvre vieille Pauline devant de telles constatations. Elle essaya de relever, de nettoyer les ruines, de rassembler les débris de son cher passé. Elle se heurtait alors à de nouvelles difficultés, à la terrible : question d’argent. Si bien qu’elle se vit obligée de vendre l’ermitage, moyennant une rente viagère qui assurerait ses derniers jours.

Déchirement sans nom ! Quand il fallut exécuter ce qu’elle avait signé, elle crut qu’on lui arrachait l’âme. Elle se cramponnait aux murs, jetait des cris aigus. On dut la transporter à l’asile Sainte-Anne d’Auray, à Châtillon, où elle mourut le 2 février 1878. Elle avait survécu vingt-sept ans à son poète, qu’elle vint rejoindre dans son caveau, à la place qu’elle s’était préparée.

Y trouva-t-elle enfin le repos ? Non, hélas ! comme si Latouche, même au delà de la tombe, devait infliger à celles qui l’aimaient de perpétuelles tribulations !

En 1916, leur sépulcre fut violé : le cercueil de l’ermite brisé, les lames de plomb arrachées, le squelette changé brutalement de place. Qu’avaient voulu les malfaiteurs ? Pensaient-ils découvrir là des trésors, peut-être des papiers inédits de Chénier, de Balzac, de Marceline Desbordes-Valmore ? Pauline, en effet, avait eu l’imprudence de noter dans Les Épaves, qu’une boîte de zinc, cachée, entre deux dalles, contenait les œuvres complètes de son unique ami, douze beaux volumes reliés, dont plusieurs imprimés sur parchemin. Mais, vraiment, les cambrioleurs se recrutent-ils parmi les gens de lettres ?

Aux dernières nouvelles, la sépulture du couple étonnant n’est pas encore assurée de sa concession à perpétuité. En 1930, la municipalité de Châtenay avait parlé de supprimer le caveau du poète, que ne représente plus dans la commune aucune postérité. Quelques fidèles l’ont priée de surseoir. Jusqu’à quand ?…



Latouche est un mort oublié. Quand il expira, nous venons de le voir, les Valmore l’avaient abandonné au dévouement, plein à la fois d’abnégation et d’exclusivisme, de la Portugaise.

Cependant Sainte-Beuve, qui était au courant de sa vie intime, savait bien que, malgré les déceptions, les mépris, les intrigues désespérées et la rupture, Marceline, mieux que personne, pourrait le renseigner sur lui. Il avait conservé avec elle des relations assez étroites pour lui permettre de prendre ce qu’on appelle aujourd’hui une « interview ». Voici le passage essentiel de la lettre qu’il en obtint, et où l’on parviendra facilement à lire tant de choses :

… Je n’ai pas défini, je n’ai pas deviné cette énigme obscure et brillante. J’en ai subi l’éblouissement et la crainte. C’était tantôt sombre comme un feu de forge dans une forêt, tantôt léger, clair comme une fête d’enfant ; un mot d’innocence, une candeur qu’il adorait, faisaient éclater en lui le rire franc d’une joie retrouvée, d’un espoir rendu. La reconnaissance alors se peignait si vive dans ce regard-là que toute idée de peur quittait les timides. C’était le bon esprit qui revivait dans son cœur tourmenté, bien défiant, je crois, bien avide de perfection humaine, à laquelle il voulait croire encore.

Il semblait souvent gêné de vivre et quand il se dégoûtait de l’illusion, quelle amertume venait s’étendre sur cette fête passagère !… Admirer était, je crois, le besoin le plus passionné de sa nature malade, car il était bien malade souvent, et bien malheureux !

Non, ce n’était pas un méchant, mais un malade, car l’apparition seule d’un défaut dans ses idoles le jetait dans un profond désespoir, ce n’est pas trop dire. Il en avait un quand nous l’avons connu. Jamais il n’en parlait ouvertement dans nos entretiens, qu’il cherchait sans doute pour distraire un passé plein d’orages.

Quelle organisation fut jamais plus mystérieuse que la sienne ? Pourtant, à force de charme, de douceur sincère, mon oncle, qu’il aimait tout à fait, mon oncle, d’un caractère droit, pittoresque et religieux, le jugeait simple, candide, affectueux. Il l’a été ! Il l’a été ! Et heureux et soulagé aussi de pouvoir l’être par cette affection tout unie[48]

M. Valmore ne lut certainement jamais cette lettre. Elle l’eût profondément surpris, et il n’y aurait compris goutte. Hé quoi ! C’était ainsi que, maintenant, sa femme jugeait l’ami dont elle l’avait obligé à se séparer, l’homme qu’elle lui avait montré méchant, aigri, sournois, débauché ! Comme elle avait changé dans ses appréciations, depuis douze ans ! La mort était passée par là, accomplissant son œuvre d’embellissement et d’oubli. Marceline ne se souvenait plus, elle ne voulait plus se souvenir des mauvaises heures d’abandon ou de trahison… Les jours les plus anciens remontaient du fond de sa mémoire, ces jours qui marquèrent sa vie d’une empreinte ineffaçable. Elle a beau ne pas vouloir se mettre en scène, écrire « nous » et non pas « moi », évoquer le souvenir de l’oncle Constant qui n’en peut mais, on sent bien que son cœur est plein. Il palpite entre les lignes. Et c’est animée des mêmes sentiments, toujours irrésistibles, qu’elle rimait ces vers, ces vers de sexagénaire, où se justifiait une fois de plus sa parole célèbre : « En amour, on a toujours vingt ans. »

Allez en paix, mon cher tourment,
Vous m’avez assez alarmée,
Assez émue, assez charmée,
Allez au loin, mon cher tourment !
Hélas ! mon invisible amant,
Votre nom seul suffira bien
Pour me retenir asservie ;
Il est alentour de ma vie
Roulé comme un ardent lien :
Ce nom vous remplacera bien…
De mon cœur ôtez votre main.

XI

DERNIERS EFFORTS


Cependant que son ancien ami Latouche mourait à petit feu, solitaire et rageur, en compagnie de Pauline de Flaugergues, sa dernière muse, Valmore s’était vu obligé de quitter Lyon où il jouait depuis si longtemps. C’est encore le malheur des comédiens de province ; au bout d’un certain nombre d’années, ils finissent par lasser un public qui ne se renouvelle pas, et ils sont obligés de porter ailleurs leurs manies, leurs tics, et jusqu’à leurs qualités trop connues.

En 1840, Prosper regagna ce Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, où il était venu après son déplorable accident à la Comédie-Française, où, un quart de siècle auparavant, il avait connu Marceline. Quels souvenirs, amers et doux tout à la fois ! Car s’il se remémorait le jeune et frémissant attrait qui les avait jetés alors l’un vers l’autre, il lui était aussi bien difficile d’oublier ici cette jeune mère, qui pour enterrer décemment l’enfant de ses premières amours, avait dû recourir aux bons offices de M. de Bonne. Tout cela le mettait en fort mauvaises dispositions. Il n’eut aucun succès en Belgique. Il essuya même quelques-uns de ces sifflets dont le calme Lyon lui avait fait perdre l’habitude depuis Rouen.

Il se fut tout à fait découragé si Marceline n’était venue passer un mois en sa compagnie. Elle venait de publier Violette, roman en deux volumes, et Villemain, en quittant le ministère, avait eu l’amabilité d’élever sa pension à 1 200 francs. Donc ses affaires littéraires étaient en bonne voie, et cela ne pouvait manquer de servir la carrière théâtrale de son mari. En rentrant rue Saint-Honoré, elle verrait M. Thiers, en qui elle espérait beaucoup et l’on forcerait enfin, avec son appui, les portes du Théâtre-Français.

Fin octobre, elle revint en France, car le public de la Monnaie devenait plus houleux. Il fallait se hâter. Elle s’arrêta cependant à Douai pour voir son frère Félix, ce qui était une initiative bien malheureuse. Cet imbécile ne s’était-il pas mis en tête qu’il ferait, lui aussi, des vers comme sa sœur ?

Les poètes ont parfois cette guigne que leur entourage s’imagine participer de leur talent, et croit facilement que la littérature est un apanage de famille. Autour de Marceline, tout le monde s’était mis à rimailler : Ondine, qui peut-être tenait aussi ce goût de son père, Hippolyte, qui se croyait doué pour tous les arts, Valmore lui-même, hélas ! Incontestablement le plus burlesque, c’était Félix, son beau-frère. Il écrivaillait des choses inouïes, comme celles-ci sur le départ de nos troupes pour la campagne d’Italie :

Le cruel montagnard dans un plaisir féroce
N’en asservit pas moins une vengeance atroce…
Un Français reste-t-il éloigné de ses rangs,
Des milliers de vautours lui déchirent les flancs !
D’autres, nouveaux Fulberts, outrageant la nature,
Retracent d’Abeilard la sanglante aventure…

Marceline était obligée d’écouter patiemment de telles insanités, et même d’emporter à Paris ce précieux manuscrit pour lui trouver un imprimeur. De quelles peines surérogatoires n’a-t-elle pas été écrasée !

À peine rentrée, Valmore la rejoignait. Décidément, les Belges l’avaient oublié, ils ne voulaient plus l’entendre. À partir du 1er janvier, on se retrouva sur le pavé de la rue Saint-Honoré, et au milieu de quelles difficultés ! Malgré les bonnes paroles de M. Thiers, le tragédien demeurait sans emploi. « Il est écrit que Paris nous repoussera toujours ! » lui disait sa femme. Sa pension avait été réduite très vite, car le gouvernement voulait réaliser des économies pour fortifier la capitale. Elle avait perdu jusqu’à son anneau de mariage, mis en gage à Rouen, au moment de la grande crise, et qu’elle n’avait jamais pu retirer. Sa sœur, espérait-elle, aurait renouvelé les frais. Probablement s’en était-elle trouvée empêchée à son tour, car elle n’en parlait plus…

À cette heure d’angoisse, l’Odéon offrit de nouveau refuge à M. Valmore, sous le titre qui ménageait son amour-propre, de sous-directeur. Il émigra aussitôt avec les siens dans la rue d’Assas, « déserte et froide comme la Russie » ; et il s’acharna bravement à ramer sur la vieille galère, qui faisait eau de toutes parts. Il s’y occupait d’administration, de régie, y jouait même quelques rôles sans gloire. Les littérateurs le poursuivaient pour obtenir des billets de faveur et le payaient en applaudissements ou en articles. Car, de son côté, Mme Desbordes-Valmore ne se décourageait pas. Elle publiait une nouvelle édition de ses Poésies, que Sainte-Beuve acceptait de présenter au public, et bientôt un autre volume, intitulé Bouquets et Prières. Ces efforts leur permirent de s’installer rue de Tournon, où ils avaient au moins un balcon et un peu de soleil.

Ils vécurent ainsi trois ou quatre années épuisantes, et d’autant plus cruelles qu’ils voyaient lentement dépérir et agoniser leur fille Inès, envahie par la tuberculose.

C’est ici que l’on sent l’injustice qu’il y aurait à comparer M. Valmore à Delobelle ; rien n’est moins exact. Le mari de Marceline n’avait pas de talent, mais, toute sa vie, il a lutté pour aider les siens, acceptant toutes les tâches ; tantôt allant jouer à Lyon une médiocre Agrippine, du marquis de La Rochefoucauld — du moins était-ce une tragédie ! — tantôt essayant une tournée en Savoie, ou même retournant à Bruxelles pour administrer la Monnaie, en compagnie de deux associés, Charles Haussens et Van Ganeghem. De son dévouement réellement méritoire, on ne peut douter. Nous en retrouvons les traces dans les lettres de sa femme :

Garrottée comme je le suis loin de toi, je sens avec angoisse le délaissement où tu es là-bas, qui double les dégoûts de ta profession. Tu sais mieux que moi pourtant que c’est elle qui nous sauve de l’abîme et que, sans toi, il faut que je périsse.

Tout fut inutile : le 4 décembre 1846, Inès mourait. Le malheureux père l’apprit par une lettre tragique et simple de son fils Hippolyte :

… Le soir, Inès voulut donner un thé ; ce fut une triste communion, elle seule riait, et encore n’était-ce pas à plein cœur. Nous jouions tous une triste comédie. La nuit amena du mieux ; enfin, elle a souffert, menaçant à chaque instant d’en finir, en parlant sans cesse à sa mère, à moi, traitant d’ignorant son dévoué médecin, qui ne pouvait rien contre ce décret de la nature. Plus d’huile, dans la lampe, sa pauvre poitrine détruite, ne mangeant plus, désirant et repoussant mille choses dans un jour… On ne savait plus qu’inventer. M. Veyne cherchait à adoucir une fin inévitable. Il était consterné et n’osait plus entrer. Ce qu’il y avait de plus déchirant, c’était ses projets enfantins dont elle caressait son mal et qu’il fallait nourrir près d’elle. Maman a épuisé près d’elle ses veilles, son cerveau et son cœur. Tantôt Inès pleurait de reconnaissance, tantôt elle ne voulait voir personne. Tous les meubles, le secrétaire, la commode, le guéridon avaient passé chez elle. En revanche tout ce qui était à Ondine en était parti. La jalousie était une de ses maladies.

Enfin, vendredi (on s’y attendait un peu, mais comme tous les jours depuis quinze jours) quand, à quatre heures, je suis rentré, tout était fini depuis deux heures. Elle avait beaucoup souffert jusqu’au dernier jour, mais elle a perdu, le matin, toute énergie. Vers deux heures, elle t’a appelé deux fois, papa ! papa ! et peu après elle a expiré. Maman demandait ce qu’elle avait. On lui a dit qu’elle prenait Virginie pour toi et que c’était le délire. On l’a emmenée et empêchée de venir voir. Tous les détails ont été faits sous l’aide de Mme Abbéma, de M. Marin et de M. Fournier. Ondine n’a rien su que dimanche, après les derniers. devoirs. Je ne voulais pas qu’elle pût voir ce que j’ai vu : elle est trop délicate.

Et ceci, d’une cruauté tellement sincère :

… Il me semble que le petit martyr qui s’accrochait à notre barque sans que nous puissions le secourir, et qui entravait tout, a coulé au fond et nous laisse les mains libres pour ramer. Il est affreux de le dire, mais pour elle, pour maman qui ne menait plus une vie normale, pour nous deux qui avons besoin d’être placés, c’est mieux ainsi.

N’allons pas à Bruxelles. Notre malheur même intéresse tous nos amis et ils viennent de le prouver… Dans ce bouleversement du Théâtre-Français, Mlle Mars et d’autres vont te pousser. La vie sera maintenant plus facile. C’est énorme ce que nous avons dépensé pour cette maladie, pour sa fin[49].

M. Valmore, qui n’avait pas connu les affres de ces derniers jours, l’impression d’affreux soulagement qui étreignait les siens, fut littéralement désespéré. Il n’avait gardé de sa fille que les souvenirs charmants de son enfance, de son espièglerie et de sa grâce. Il se reprochait de n’avoir pu lui faire une vie plus heureuse, plus facile, plus confortable, de l’avoir entraînée dans sa misère.

Tout l’écrasait à la fois. Il perdait son enfant, et ce décès obérait encore leur budget déjà si lourd. De quel côté se retourner ? Il ne goûtait même plus les rares succès de théâtre, qui, durant de longues années, l’avaient dédommagé de temps en temps, et lui permettaient de croire à son talent méconnu. Finis les bravos, même ceux de la claque ! Il n’osait plus paraître sur les planches. Le malheureux homme songea au suicide, et ses lettres reflétèrent à un tel point ses sombres pensées que Marceline lui écrivit :

Mon ami ! Puisque toi seul au monde, toi seul ! peux me consoler, je te le demande par toutes les afflictions du passé, par ma volonté ferme et constante de les supporter par amour pour toi, je te demande plus que ma vie mille fois, je te demande de m’aimer. Tu n’as qu’une seule manière de me le prouver, mon cher enfant, une seule, c’est de passer avec moi généreusement ce moment d’attente et de faire pour moi ce que je n’ai fait que pour toi, parce que tu es à la fois mon ami, mon amant, mon mari, mon frère, mon père et mon enfant. Cela dit, cela juré du fond de nos entrailles, je te demande ce qui va m’abriter du désespoir où je suis, je te demande la seule garantie en laquelle je crois, et qui me suffira, qui me fera reconnaître, mais donne-la moi, ta parole de m’appartenir comme je t’appartiens[50], de vivre pour nous deux et les chers êtres qui t’aiment avec adoration et de penser à leur laisser un avenir serein au lieu d’un avenir épouvantable. Si tu mets cette prière sainte sur ton cœur, tu pleureras et tu auras regret à l’orage qui m’ébranle, tu m’embrasseras comme ta plus faible moitié, tu m’enrichiras de cette parole d’honneur que je te demande et que le véritable honneur t’oblige de m’envoyer. N’y mets pas de retard. Je crois en Dieu, au ciel et en toi sur la terre ! Ne m’abandonne pas ! Pardonne-moi si j’ai omis quelque tendresse, si je ne t’ai pas assez dit que partout je serai contente d’aller, mais avec toi. Tu n’as donc pas pensé que je te suivrais partout ?

Ah ! c’est la première fois que tu me déchires le cœur. Je suis ta femme et tu me dois mon mari que je te demande à genoux. Ma chère vie ! Toi qui te prives de tout pour moi, tu l’inquiètes de ne pas m’envoyer assez ! Calme-toi. J’ai tout ce qu’il nous faut[51]

Et pour le lui prouver, pour lui montrer qu’elle a trop des deux cents francs mensuels qu’il lui adresse, elle lui en retourne cinquante. Ne va-t-elle pas toucher le trimestre de sa pension ?

Valmore retrouva un peu de raison, sous tant de témoignages d’affection et de dévouement. Tout s’était apaisé en lui, et il ne demandait plus à sa vieille femme si elle ne se repentait pas de l’avoir épousé.

Quand il regagna Paris, au printemps suivant, il avait renoncé à tout. Vainement lui parlait-on, pour le distraire, de sa rentrée au Théâtre-Français, qu’il avait quitté depuis plus de trente ans. Thiers, Sainte-Beuve, Hugo, qui lui étaient indulgents à cause de Marceline, avaient l’air de s’en occuper… Il savait bien qu’ils n’aboutiraient pas. Il se résignait, sombrement, mais sans trop d’aigreur. Et comme son oisiveté l’inquiétait amèrement, il se déclarait prêt à accepter avec joie n’importe quel travail, n’importe quel emploi, dans l’administration, dans les chemins de fer, avec un rond-de-cuir, ou même une casquette… On peut en sourire, mais, quand on a été Achille, Jupiter, Louis XI ou Buridan, il y a là quelque chose d’héroïque.

Héroïsme qui d’ailleurs, n’aboutissait pas à grand’chose, car, à cinquante-quatre ans, il est difficile pour un artiste de débuter dans un bureau. Personne ne vous croit capable de faire une addition juste, d’arriver à l’heure, de fixer votre esprit sur des intérêts purement matériels. C’est un drame affreux et ridicule.

Pendant ce temps, le ménage se débattait dans une crise inextricable, dont la Révolution de février allait marquer le point extrême.

Quelque temps auparavant, la liquidation d’une faillite théâtrale leur avait fourni un subside inattendu de 400 francs. Ils avaient considéré cela comme une inondation d’argent, et en furent ivres de joie durant quelques heures… Mais, maintenant, tout changeait. La tourmente, sévère pour les bourgeois et les rentiers, fut désastreuse pour les pauvres. Impossible pour Valmore de trouver un emploi ; la pension de sa femme fut carrément supprimée ; aucun éditeur, malgré les démarches incessantes de l’excellent Brizeux, ne se hasardait à publier un volume de Marceline. Seuls, les enfants qui restaient commençaient à se débrouiller un peu : Hippolyte, qui, à l’exemple de son père, avait courageusement renoncé à tous les rêves artistiques dont sa mère l’avait bercé, gagnait quarante francs par mois comme surnuméraire au ministère de l’Instruction publique, et Ondine, l’énigmatique et délicieuse Ondine, résignée, elle aussi, était entrée comme sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles.

Il n’était que temps, car les appuis leur manquaient de tous côtés. À Rouen, les sœurs de Marceline se débattaient dans une misère comparable à la sienne, Félix, le malencontreux poète, n’ayant pas atteint la gloire, avait dû se réfugier, pour y finir ses jours, à l’hospice de Douai. À Paris, la grande Mars, qui avait toujours si généreusement défendu ses partenaires d’autrefois, mourait au milieu de la tourmente, bientôt suivie d’un autre protecteur influent et dévoué, Martin du Nord. Partout, les deuils, les angoisses, la plus pénible gêne. Et Valmore considérait avec étonnement son épouse dont la Révolution exaltait le lyrisme.

— Rien de plus beau, de plus simple et de plus grand, s’écriait-elle. Le peuple pur… le peuple de Dieu !

Les idées républicaines de Latouche revivaient en elle avec les enthousiasmes de 1830, si vite calmés. Ces souvenirs de sa jeunesse et de ses amours la galvanisaient, lui faisaient tout oublier, lui permettaient même de supporter sans faiblir les horribles journées de juin qui dessillèrent les yeux de tant de gens et préparaient l’Empire.

Ainsi rêvant, écrivant, se privant de tout, ils passèrent ces temps de hasard. La République finit par rendre quelques subsides à la poétesse ; et, en 1850, celle-ci réussit à publier enfin un livre de contes enfantins, Les Anges de la Famille, que devait suivre, cinq ans plus tard, un autre ouvrage du même genre : Jeunes têtes et jeunes cœurs. Il fallait bien vivre. Là aussi, les grandes ambitions étaient mortes. Marceline Desbordes-Valmore ne donnait plus de vers. La source en était-elle donc tarie en elle ? Non certes ! Elle disait encore à Pauline Duchambge : « Nous pleurerons toujours ; nous pardonnerons et nous tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers. » … Et elle avouait même à son mari, un jour d’expansion : « On n’oublie pas. On reste jeune en dedans. Je suis prise quelquefois de transports que je n’ose pas te montrer… » La vie, cruelle et brutale, s’était chargée de la bâillonner ; son lyrisme incomparable n’intéressait pas les éditeurs. Ils avaient trouvé moyen de transformer cette Sapho en une vieille dame qui rédigeait des livres niais pour les enfants sages. Et l’Académie, qui avait toujours ignoré ses élégies immortelles, applaudissait à cette évolution navrante. Elle couronnait la conteuse de deux prix successifs, à quatre ans de distance, de deux et de trois mille francs, « en raison de la moralité de ses écrits ». Valmore, à la recherche d’un emploi de comptable, n’avait plus rien à lui reprocher

En 1851, un rayon de soleil vint éclairer leur triste automne. Ondine se maria très honorablement, et même brillamment. Elle épousa M. Jacques Langlais, député de la Sarthe. Elle atteignait alors ses vingt-neuf ans.

Il était dit, hélas ! que cette joie ne devait pas durer. Prosper et sa femme arrivaient à ce moment de la vie où rien d’heureux, de véritablement heureux, ne peut plus arriver. Autour d’eux, depuis la terrible agonie d’Inès, les oiseaux de la mort tournaient en vols concentriques.

D’abord, ce fut, en Normandie, la sœur aînée, Eugénie, qui s’en alla, au mois de septembre 1850, suivie de très près, en octobre, par la bruyante, dévouée et un peu fatigante Caroline Branchu, l’amie et la confidente des jours tumultueux ; six mois après, on eut à déplorer la mort de l’insupportable Félix, que l’on avait traîné longtemps, avec de si pénibles difficultés. En 1852, il fallut se rendre compte que la pauvre Ondine, comme sa cadette, était marquée d’un mal qui ne pardonne pas.

C’est bien là le moment le plus douloureux de cette longue lutte contre la destinée. Que de soins, que de soucis, leur avait coûté cette petite Hyacinthe, dite Line, conçue à Paris, née à Lyon, laissée en nourrice au hasard des campagnes théâtrales de ses parents, puis attachée à leur existence dramatique et bousculée ! Plus tard, chargée d’un lourd secret, elle avait traversé la vie mûrissante de Latouche, éveillé l’admiration, peut-être la convoitise, de Sainte-Beuve. Beaucoup plus cultivée et plus intelligente que sa mère, elle avait écrit des vers que chacun admirait. Vint un moment où la cruauté du siècle se chargea de lui démontrer, comme à son frère, que tant de beaux rêves ne mènent à rien, n’empêchent pas de mourir d’inanition. Sa jeunesse lyrique aboutissait à un demi-professorat. Elle s’y résigna avec assez de facilité, car il semble bien qu’elle était profondément différente de sa famille, où sa mère ne comprit jamais son caractère un peu pincé, où sa jeune sœur s’était mise à la haïr furieusement. Un mariage inespéré venait de la tirer de son ombre et de sa solitude : comme pour beaucoup d’autres êtres, atteints sans qu’on s’en doute, il avait déclenché soudain l’attaque furieuse de la phtisie.

Ondine mourut dans son logement de Passy, en février 1853. Elle n’avait pas dépassé trente-deux ans.

Depuis la mort d’Inès, les Valmore demeuraient rue Feydeau. Ils ne purent supporter de rester dans ce décor, où tant de nouvelles sinistres étaient venues les accabler. Ils émigrèrent pour la dernière fois : leur quatorzième déménagement ! L’humble mobilier, réduit par tant de misères, le mobilier que chaque décès restreignait, fut transporté dans un cinquième de la rue de Rivoli, dans une maison qui portait le numéro 75, au coin de la rue Étienne, devenue aujourd’hui rue du Pont-Neuf. Un logis extrêmement exigu et modeste qu’on leur concédait pour un loyer annuel de 1 000 francs. On y grimpait par les quatre-vingt-quinze marches d’un escalier raide comme une échelle, que Valmore montait en soufflant un peu, et qui exténuait sa femme, profondément atteinte.

Cependant, là-haut, ils se reprenaient, les deux blessés de la vie, le tragédien dont le théâtre ne voulait plus, la poétesse dont aucun éditeur n’acceptait les derniers vers. Ils ouvraient leur fenêtre, ils s’avançaient sur un petit balcon ; par les jours clairs, il y avait du soleil, et, au-dessous d’eux, l’immense moutonnement de Paris. Cette vue seule les dédommageait de n’avoir pu réaliser leur dernier désir, si longtemps caressé, d’aller finir leurs jours dans le Midi.

Marceline, que rien ne retenait plus à Paris, ni amour, ni lambeaux d’illusions, aurait voulu pouvoir retrouver le Sud-Ouest de la France, qui lui avait laissé, à travers les hasards de sa jeunesse, des images enchantées : Toulouse, avec ses briques rouges sur un ciel cru et pommelé, Tarbes au pied des Pyrénées, Bayonne, qui chante sur son double fleuve, Bayonne où elle avait reçu, petite fille, un si bienveillant accueil, Bordeaux, où elle avait connu Valmore, où elle pensa endormir jadis les troubles de son cœur…

Aux coteaux de Lormont j’avais légué ma cendre ;
Lormont n’a pas voulu d’un fardeau si léger ;
Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger ;
Dans la barque incertaine il faut donc redescendre.
Venez, chers alcyons, pressez-vous sur mon cœur ;
Jetez un tendre adieu vers la rive sonore ;
Je le sens, quelque vœu nous y rappelle encore,
Quelque regard nous suit, plein d’un trouble rêveur.
Adieu… Ma voix s’altère et tremble dans les larmes ;
Enfants, jetez vos voix sur l’aile des zéphyrs :
Dites que j’ai pleuré ; dites que mes soupirs
Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes ;
Là, de quatre printemps j’ai respiré les fleurs[52]

Toutes ces rêveries étaient bien mortes. L’heure du crépuscule ne connaît plus qu’une muse, compagne austère : la résignation.

Mme Alphonse Daudet, dans ses précieux Souvenirs, nous a donné du ménage un croquis étonnamment précis et vivant :

… De longues boucles blondes, qui devaient être factices, entourant un visage amaigri pétri de tristesse et de bonté, aux yeux bleus levés sans cesse plus haut que la vie, la voix douce, le geste dolent. Dans un modeste intérieur, à un cinquième étage de la rue de Rivoli, je revois la chère femme dans ses toilettes surannées sentant les débuts au théâtre, et le visage mélancolique de M. Lanchantin, mari de la grande poétesse.

Elle suivait la mauvaise chance de son mari, artiste incompris, le soignait comme un enfant, comme un enfant mécontent, usait en préoccupations ménagères ses poétiques tendances, et, sortant des coulisses, courait s’agenouiller dans les églises[53]

Y a-t-il quelque chose à ajouter à cette évocation ? Une seule : c’est que Marceline se mourait.

Comment avec une existence aussi déchirée, et de toutes manières, avait-elle pu résister si longtemps ? L’énergie de cette âme de flamme, qui galvanisait, depuis des années de souffrance et de misère, ce corps prodigieusement usé, explique seule ce miracle. Fatigues, privations, déboires, angoisses de toute sorte n’avaient pu en avoir raison. Pour en triompher, il fallut, non point une crise de ces maladies auxquelles ses filles avaient succombé, mais l’attaque sournoise et implacable d’un cancer. Rongée intérieurement, envahie peu à peu par des douleurs atroces, elle languit pendant des années, refusant de se laisser abattre, voulant mener jusqu’au bout son labeur nécessaire. Toute sa vie, ainsi, n’avait-elle pas porté une plaie intérieure, cachée héroïquement, et que, seules, les irrésistibles effusions de son génie lyrique avaient révélée ? Elle était accoutumée à vivre douloureusement. Cependant, longtemps avant l’heure de la délivrance, elle dut s’aliter, définitivement terrassée, pauvre crucifiée qui achevait sa courbe comme elle l’avait commencée.

On devine ce que furent ces derniers temps. Hippolyte, pris par ses heures de présence au ministère, pouvait rendre à la malade bien peu de services. Valmore ne savait que pleurer, errant comme un fou d’une chambre dans l’autre. Les tragédiens font de pitoyables infirmiers. Ils traversent la vie sans en comprendre le sens humble et quotidien. Quand le malheur les atteint, ils cultivent leur désespoir. Prosper s’efforçait seulement de dérober à sa malheureuse femme la gêne qui les étreignait, et les peines morales qui auraient pu encore augmenter l’horreur de son état. C’est ainsi qu’il lui cacha soigneusement la mort lamentable et indigente de Pauline Duchambge, qui survint en 1858, ainsi que celle de la Bigottini, qu’ils avaient connue au théâtre. Ces derniers chagrins d’amitié lui furent ainsi épargnés.

Enfin, le 23 juillet 1859, à une heure du matin, elle cessa d’agoniser. Par une bizarre coïncidence, on avait joué, ce soir-là, au Théâtre-Français, Le Philinte de Molière, de Fabre d’Églantine, son premier succès, et une autre actrice, qu’elle ne connaissait pas, avait susurré ces vers médiocres, qu’elle soupirait si naturellement jadis :

Quelle triste prudence,
De vouloir s’isoler, de se lier les mains,
Et d’étouffer son cœur au milieu des humains !

Ah ! certes, elle n’avait jamais eu cette prudence-là, elle n’aurait pu l’avoir, même si elle avait voulu s’y condamner. Qu’avait-elle fait d’autre que répandre son cœur, depuis les jours si lointains déjà où, à la suite d’une mère extravagante, elle commença de courir le monde et de s’abandonner à sa destinée ? Sa lyre avait vibré pour toutes les amours ; elle venait de se briser. Nul ne sembla y prêter attention. Même dans les milieux purement littéraires, d’autres événements se révélaient de plus d’importance… Il faudrait attendre de longues années avant que des poètes, d’une inspiration plus souple, d’une compréhension plus profonde, vinssent éveiller la morte dans son suaire et lui demander le secret de ses inoubliables sanglots.

Pour l’heure, on ne lui accorda point de grands honneurs funèbres. Les pauvres subissent encore cette humiliation de ne pouvoir décemment accompagner leurs morts. Et cette femme dont toute l’œuvre est pleine de Dieu, qui invoquait la Vierge à chaque heure du jour pour tous ceux qu’elle aimait, fut inhumée civilement au cimetière Montmartre. Valmore, ancien tragédien, se croyait-il, ainsi que sa femme, sous le coup de la vieille excommunication janséniste ? Ou bien, dans l’âme de Marceline finissante, triomphait-il, l’anticléricalisme républicain de Latouche, de ce Latouche dont l’esprit et la chair l’avaient en quelque sorte marquée à son insu, pour le temps et l’éternité ?

XII

FIN D’UN VIEUX FONCTIONNAIRE


Après la mort de sa femme, qui couronnait la série des deuils qui venaient de le frapper, M. Valmore ne quitta point ce petit appartement de la rue de Rivoli où s’était longuement déroulé le cinquième acte du drame. Lui, comme son fils Hippolyte, par une sorte de piété envers la morte, ils ne voulaient rien changer à l’existence qu’ils avaient vécue près d’elle, et qu’elle s’était efforcée de leur rendre douce, malgré toutes les cruautés du destin. Ils se rapprochèrent encore davantage. Le soir, ils ne sortaient jamais. Assis tous deux sous la petite lampe familiale d’autrefois, ils relisaient les papiers laissés par Marceline, ses brouillons, ses ébauches, la correspondance qu’elle leur avait adressée et qu’ils classaient minutieusement, les vers encore inédits qui bercèrent ses derniers jours.

De cette lente évocation, elle surgissait dans la pénombre, belle comme elle ne l’avait jamais été, infiniment touchante, dépouillée de tout halo d’énigme ou de bizarrerie. Il y avait déjà bien longtemps, plus de dix ans, que Prosper avait cessé d’être jaloux, même d’une manière rétrospective. Au point d’affreuse solitude auquel il était parvenu, les aventures amoureuses, réelles ou probables, s’effaçaient de sa mémoire, aussi bien celles qu’il avait connues ou imaginées que celles qu’il avait vécues pour son compté. Il demeurait leur union, traversée de tant de désillusions et de douleurs, d’efforts pénibles et de désirs irréalisés, quarante ans de travail et de peines, où ils s’étaient appuyés l’un sur l’autre. Le reste, c’était de la littérature. Pauvres amusements de papier qu’il importait de ne pas trop prendre au sérieux, puisque, dans la famille, chacun avait écrit des vers et savait bien ce qu’en valait l’aune.

Sans trouble maintenant, sans soupçons inquiets, Valmore relisait, de sa voix grave, accoutumée au ronflement des alexandrins, les dernières poésies de Marceline. Il en goûtait le rythme et l’harmonie si pure, le lyrisme passionné mais toujours ingénu, la musique plus racinienne que romantique, qui lui rappelaient les vers qu’ils alternaient jadis, à Bruxelles ou à Lyon.

C’était là les seuls et derniers hommages qu’à l’ombre discrète de ses pénates Prosper Valmore rendait à la poésie, culte de toute sa vie, si mal récompensé. Car, on le pense. bien, il n’était plus acteur. Il ne l’était plus, en réalité, depuis de longues années, depuis cet hiver de 1840 où il avait quitté les bords du Rhône. Là, pour la dernière fois, il avait réellement abordé la scène de manière à s’en souvenir sans trop d’amertume. À partir de cette date, l’incompréhension du public l’avait ramené de l’autre côté du décor, dans les coulisses poussiéreuses, les magasins à costumes, les loges d’administration, les paperasses, tout ce qu’il détestait le plus au monde.

Un beau jour, même cette collaboration effacée et sacrifiée à l’ouvre artistique vint à lui manquer. Le théâtre, qu’il avait tant aimé, le rejeta tout à fait. Et comme il fallait vivre, honnêtement, et non point aux crochets de sa femme et de son fils, il chercha un emploi, n’importe lequel. Ah ! la misère des tragédiens déclinants, surtout quand ils ne sont pas montés bien haut ! Triste sujet de méditation à cette époque, où M. Poirier voulait bien encourager les arts, mais non pas les artistes, et où le public s’imaginait déjà que la misère des acteurs est cent fois méritée et sans aucun soupçon d’intérêt. La cigale a toujours tort.

Heureusement, Marceline n’avait pas brisé ses hautes relations littéraires. On la plaignait secrètement d’avoir lié sa vie à celle de ce pauvre diable sans talent qui secouait sur un monde bourgeois une crinière jadis léonine qui n’impressionnait plus personne. Des amis s’entremirent généreusement auprès des diverses administrations auxquelles ils pouvaient avoir accès, et enfin, après quatre ans de la plus pénible oisiveté, Valmore fut casé.

Le 1er  septembre 1852, il débutait, à soixante ans ! à la Bibliothèque nationale, comme attaché à la rédaction du catalogue. Travail méticuleux et fastidieux, qui ne correspondait en rien à ses aptitudes, mais qui lui procurerait du pain. Très peu, d’ailleurs. Il toucherait tout juste 1 300 francs par an.

L’homme se soumit. Il était vaincu. Chaque jour, de ce pas égal et ferme avec lequel, pendant près d’un demi-siècle, il avait arpenté les planches, il se rendait de la rue de Rivoli à la rue de Richelieu. Il allait à la Bibliothèque, ponctuellement, comme il était allé au théâtre. Il s’installait, sans paroles inutiles, enfilait des manches de lustrine et rédigeait des fiches. Seulement, parfois, lui revenaient en mémoire ces vers qu’il avait déclamés jadis :

Il est sur ce rivage une race flétrie,
Une race étrangère au sein de sa patrie ;
Sans abri protecteur, sans temple hospitalier,
Abominable, impie, horrible au peuple entier,
Les Parias ; le jour à regret les éclaire,
La terre sur son sein les porte avec colère
Et Dieu les retrancha du nombre des humains
Quand l’univers créé s’échappa de ses mains[54]

M. Prosper Lanchantin, dit Valmore, fut nommé « employé » deux ans après, en décembre 1854. Mais que l’on ne croie pas que ce titre lui accordât des appointements beaucoup plus élevés ; c’est à peine si, au bout de quinze ans d’un travail assidu, il était arrivé à un traitement misérable de 2.000 francs par an !

Voilà quelles étaient les occupations de l’ancien tragédien, au moment où la mort, à coups redoublés, frappait autour de lui et émondait sa famille. Il ne pouvait y trouver d’éléments pour adoucir et endormir ses chagrins. Besogne matérielle, bonne, tout au plus, à l’éloigner quelques heures d’un foyer lugubre et d’un logis désert.

Cela dura longtemps. Malgré les inquiétudes qu’elle avait, de tout temps, inspirées à Marceline, la santé de M. Valmore était robuste. Les souffrances morales dont Henri Heine se chargeait si allégrement, ne l’ébranlèrent pas. Presque jusqu’à la fin du second Empire, on vit le vieillard revenir quotidiennement s’enfermer à la Bibliothèque nationale, et y poursuivre le morne labeur qui le mettait à l’abri du besoin.

Quelques subsides commençaient à lui venir aussi, grâce à la persistante renommée posthume de sa femme, renommée à laquelle il travaillait avec Hippolyte, et qui ne cessait de grandir. Dès 1860, un an après la mort de Marceline, il parvenait à faire éditer ses poésies inédites par Gustave Revilliod, à Genève. En 1866, Garnier publiait les Contes et scènes de la vie de famille et, dès lors, les rééditions se succédèrent. Quand, à soixante-quinze ans, M. Valmore, donna sa démission, il pouvait espérer ne plus mourir de faim. Le cap des tempêtes était doublé.

Le 1er  novembre 1868, Prosper Lanchantin fut donc rayé des contrôles de l’administration. Il rentra chez lui, paisiblement, pour attendre la mort. Ce dernier stade de sa vie fut long. Il eut encore treize ans à passer sur terre, à consacrer au souvenir de la poétesse tourmentée et douloureuse dont il avait côtoyé l’existence sans trop la déchiffrer.

Son fils, demeuré célibataire, l’aidait dans cette tâche pieuse, qu’il poursuivit jusqu’à la fin, encouragé par des écrivains comme Émile Montégut et Barbey d’Aurevilly. Au bout d’un certain temps, il avait quitté Paris, ce Paris si longtemps l’objet de toutes ses ambitions, et par économie, il se retira à Clamart. Il y vivait d’une existence effacée, inconnue, On ignorait tout de la carrière de ce petit vieux trottinant et courbé, aux longues mèches de cheveux blancs, à la figure glabre et ridée, qui ne sortait presque plus de son très humble logement. Il y expira sans bruit le 25 octobre 1881. Il atteignait alors sa quatre-vingt-neuvième année. Ses obsèques n’attirèrent personne.

Qui donc se serait douté que ce vieillard inconnu avait rêvé la grande gloire, et qu’à certains moments il avait pensé l’atteindre ? Qui surtout aurait deviné qu’il était le mari de cette dame, dont les enfants, à l’école, apprenaient les délicates poésies ? En marge il avait toujours vécu, en marge il demeurait.

Si la vie est un songe, rien ne le démontre mieux que l’histoire de ce brave garçon épousant une femme déjà meurtrie par l’amour, et que sa robuste et honnête tendresse ne parviendra jamais à guérir de cet amour-là. Sifflé, trompé, ruiné, il a participé à un étonnant et douloureux roman passionnel, dont il n’a dirigé aucune des péripéties. Prodigieusement inconnu et oublié, il a tout de même attaché son faux nom de Valmore, le seul auquel il tint, à une œuvre immortelle, de laquelle il sera, d’ailleurs, toujours absent.

Si, de ses mains défaillantes, il s’est occupé de préserver pieusement cette œuvre-là, le pauvre cher brave homme, un instinct sauveur l’a guidé. De ce côté seulement son personnage falot a quelque chance d’atteindre un semblant de réalité.


FIN
  1. Sur H. de Latouche, il est indispensable de consulter l’ouvrage de M. Frédéric Ségu, Un romantique républicain, auquel nous avons beaucoup emprunté.
  2. Élégie IX. Rupture.
  3. Le Retour à Bordeaux.
  4. En 1833 encore, elle lui écrivait après son départ : « Hier, c’était bien triste, le soir. J’ai pris Line dans mon lit, mais elle est bien plus petite que toi. » (Lettre de Rouen, 23 avril.)
  5. Il est mort le 2 janvier 1892, exactement à soixante-douze ans.
  6. Sur ce séjour à Bordeaux, voir deux remarquables articles de M. Paul Courteault dans La Revue historique de Bordeaux et du Département de la Gironde (mars, avril et mai, juin 1923).
  7. « Aucune pièce n’a plus constamment soutenu et alimenté la curiosité publique », a écrit Geoffroy.
  8. Il veut dire M. Desbordes, car le contexte prouve qu’il s’agit ici du cher oncle Constant, le peintre.
  9. Lettre du 2 décembre 1832.
  10. Tous les détails de cette triste aventure m’ont été communiqués par mon érudit confrère de Normandie, M. René Herval.
  11. Lettre du 24 décembre 1836.
  12. « Lettre de Femme ». Milan, juillet 1838.
  13. La servante.
  14. Lettre du 21 avril 1839.
  15. Lettre du 25 avril 1839.
  16. Lettre du 29 avril 1839.
  17. Lettre du 2 mai 1839.
  18. Lettre du 6 mai 1839.
  19. Lettre du 21 mai 1839
  20. Lettre du 23 juin 1839.
  21. Lettre du 23 juin 1839.
  22. Lettre du 2 juillet 1839.
  23. Même lettre du 2 juillet.
  24. Lettre du 10 juillet 1839.
  25. Lettre du 23 juillet 1839.
  26. Lettre du 6 août 1839.
  27. Lettre du 19 août 1839.
  28. Lettre du 21 août 1839.
  29. Par M. Frédéric Ségu, loc. cit.
  30. Les Adieux. — Prévision
  31. Lettre du 30 août 1839.
  32. Lettre du 25 décembre 1839.
  33. Le Joueur, acte I, scène II.
  34. Lettre du 6 décembre 1839.
  35. Surnom de Latouche, à cause de sa résidence à Aulnay-sous-Bois et aussi de sa traduction de la fameuse ballade allemande.
  36. Lettre du 19 décembre 1839.
  37. Lettre du 12 janvier 1840.
  38. Lettre du 16 février 1840.
  39. Il devait être malheureux depuis longtemps, car il était mort en 1828.
  40. Des vers de Latouche, évidemment ; de Latouche, dont Marceline, comme d’habitude, ne parvient pas à prononcer le nom.
  41. Lettre de fin février 1840.
  42. Lettre du 6 mars 1840.
  43. Sur Pauline de Flaugergųes, cf. l’ouvrage de M. B. Combes de Patris : Une muse romantique, Pauline de Flaugergues et son œuvre.
  44. Lettre du 27 août 1840.
  45. Lettre du 22 janvier 1845.
  46. Les Bruyères.
  47. Notice de La Vallée aux Loups.
  48. Lettre du 18 mars 1851.
  49. Lettre du 10 décembre 1846.
  50. « Mon père avait la religion de la parole d’honneur », a noté Hippolyte.
  51. Lettre du 20 février 1847.
  52. Poésies, tome II.
  53. Souvenirs d’un groupe littéraire.
  54. Casimir Delavigne, Le Paria, acte premier, scène première.