Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/11

Les éditions de France (p. 217-236).

XI

DERNIERS EFFORTS


Cependant que son ancien ami Latouche mourait à petit feu, solitaire et rageur, en compagnie de Pauline de Flaugergues, sa dernière muse, Valmore s’était vu obligé de quitter Lyon où il jouait depuis si longtemps. C’est encore le malheur des comédiens de province ; au bout d’un certain nombre d’années, ils finissent par lasser un public qui ne se renouvelle pas, et ils sont obligés de porter ailleurs leurs manies, leurs tics, et jusqu’à leurs qualités trop connues.

En 1840, Prosper regagna ce Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, où il était venu après son déplorable accident à la Comédie-Française, où, un quart de siècle auparavant, il avait connu Marceline. Quels souvenirs, amers et doux tout à la fois ! Car s’il se remémorait le jeune et frémissant attrait qui les avait jetés alors l’un vers l’autre, il lui était aussi bien difficile d’oublier ici cette jeune mère, qui pour enterrer décemment l’enfant de ses premières amours, avait dû recourir aux bons offices de M. de Bonne. Tout cela le mettait en fort mauvaises dispositions. Il n’eut aucun succès en Belgique. Il essuya même quelques-uns de ces sifflets dont le calme Lyon lui avait fait perdre l’habitude depuis Rouen.

Il se fut tout à fait découragé si Marceline n’était venue passer un mois en sa compagnie. Elle venait de publier Violette, roman en deux volumes, et Villemain, en quittant le ministère, avait eu l’amabilité d’élever sa pension à 1 200 francs. Donc ses affaires littéraires étaient en bonne voie, et cela ne pouvait manquer de servir la carrière théâtrale de son mari. En rentrant rue Saint-Honoré, elle verrait M. Thiers, en qui elle espérait beaucoup et l’on forcerait enfin, avec son appui, les portes du Théâtre-Français.

Fin octobre, elle revint en France, car le public de la Monnaie devenait plus houleux. Il fallait se hâter. Elle s’arrêta cependant à Douai pour voir son frère Félix, ce qui était une initiative bien malheureuse. Cet imbécile ne s’était-il pas mis en tête qu’il ferait, lui aussi, des vers comme sa sœur ?

Les poètes ont parfois cette guigne que leur entourage s’imagine participer de leur talent, et croit facilement que la littérature est un apanage de famille. Autour de Marceline, tout le monde s’était mis à rimailler : Ondine, qui peut-être tenait aussi ce goût de son père, Hippolyte, qui se croyait doué pour tous les arts, Valmore lui-même, hélas ! Incontestablement le plus burlesque, c’était Félix, son beau-frère. Il écrivaillait des choses inouïes, comme celles-ci sur le départ de nos troupes pour la campagne d’Italie :

Le cruel montagnard dans un plaisir féroce
N’en asservit pas moins une vengeance atroce…
Un Français reste-t-il éloigné de ses rangs,
Des milliers de vautours lui déchirent les flancs !
D’autres, nouveaux Fulberts, outrageant la nature,
Retracent d’Abeilard la sanglante aventure…

Marceline était obligée d’écouter patiemment de telles insanités, et même d’emporter à Paris ce précieux manuscrit pour lui trouver un imprimeur. De quelles peines surérogatoires n’a-t-elle pas été écrasée !

À peine rentrée, Valmore la rejoignait. Décidément, les Belges l’avaient oublié, ils ne voulaient plus l’entendre. À partir du 1er janvier, on se retrouva sur le pavé de la rue Saint-Honoré, et au milieu de quelles difficultés ! Malgré les bonnes paroles de M. Thiers, le tragédien demeurait sans emploi. « Il est écrit que Paris nous repoussera toujours ! » lui disait sa femme. Sa pension avait été réduite très vite, car le gouvernement voulait réaliser des économies pour fortifier la capitale. Elle avait perdu jusqu’à son anneau de mariage, mis en gage à Rouen, au moment de la grande crise, et qu’elle n’avait jamais pu retirer. Sa sœur, espérait-elle, aurait renouvelé les frais. Probablement s’en était-elle trouvée empêchée à son tour, car elle n’en parlait plus…

À cette heure d’angoisse, l’Odéon offrit de nouveau refuge à M. Valmore, sous le titre qui ménageait son amour-propre, de sous-directeur. Il émigra aussitôt avec les siens dans la rue d’Assas, « déserte et froide comme la Russie » ; et il s’acharna bravement à ramer sur la vieille galère, qui faisait eau de toutes parts. Il s’y occupait d’administration, de régie, y jouait même quelques rôles sans gloire. Les littérateurs le poursuivaient pour obtenir des billets de faveur et le payaient en applaudissements ou en articles. Car, de son côté, Mme Desbordes-Valmore ne se décourageait pas. Elle publiait une nouvelle édition de ses Poésies, que Sainte-Beuve acceptait de présenter au public, et bientôt un autre volume, intitulé Bouquets et Prières. Ces efforts leur permirent de s’installer rue de Tournon, où ils avaient au moins un balcon et un peu de soleil.

Ils vécurent ainsi trois ou quatre années épuisantes, et d’autant plus cruelles qu’ils voyaient lentement dépérir et agoniser leur fille Inès, envahie par la tuberculose.

C’est ici que l’on sent l’injustice qu’il y aurait à comparer M. Valmore à Delobelle ; rien n’est moins exact. Le mari de Marceline n’avait pas de talent, mais, toute sa vie, il a lutté pour aider les siens, acceptant toutes les tâches ; tantôt allant jouer à Lyon une médiocre Agrippine, du marquis de La Rochefoucauld — du moins était-ce une tragédie ! — tantôt essayant une tournée en Savoie, ou même retournant à Bruxelles pour administrer la Monnaie, en compagnie de deux associés, Charles Haussens et Van Ganeghem. De son dévouement réellement méritoire, on ne peut douter. Nous en retrouvons les traces dans les lettres de sa femme :

Garrottée comme je le suis loin de toi, je sens avec angoisse le délaissement où tu es là-bas, qui double les dégoûts de ta profession. Tu sais mieux que moi pourtant que c’est elle qui nous sauve de l’abîme et que, sans toi, il faut que je périsse.

Tout fut inutile : le 4 décembre 1846, Inès mourait. Le malheureux père l’apprit par une lettre tragique et simple de son fils Hippolyte :

… Le soir, Inès voulut donner un thé ; ce fut une triste communion, elle seule riait, et encore n’était-ce pas à plein cœur. Nous jouions tous une triste comédie. La nuit amena du mieux ; enfin, elle a souffert, menaçant à chaque instant d’en finir, en parlant sans cesse à sa mère, à moi, traitant d’ignorant son dévoué médecin, qui ne pouvait rien contre ce décret de la nature. Plus d’huile, dans la lampe, sa pauvre poitrine détruite, ne mangeant plus, désirant et repoussant mille choses dans un jour… On ne savait plus qu’inventer. M. Veyne cherchait à adoucir une fin inévitable. Il était consterné et n’osait plus entrer. Ce qu’il y avait de plus déchirant, c’était ses projets enfantins dont elle caressait son mal et qu’il fallait nourrir près d’elle. Maman a épuisé près d’elle ses veilles, son cerveau et son cœur. Tantôt Inès pleurait de reconnaissance, tantôt elle ne voulait voir personne. Tous les meubles, le secrétaire, la commode, le guéridon avaient passé chez elle. En revanche tout ce qui était à Ondine en était parti. La jalousie était une de ses maladies.

Enfin, vendredi (on s’y attendait un peu, mais comme tous les jours depuis quinze jours) quand, à quatre heures, je suis rentré, tout était fini depuis deux heures. Elle avait beaucoup souffert jusqu’au dernier jour, mais elle a perdu, le matin, toute énergie. Vers deux heures, elle t’a appelé deux fois, papa ! papa ! et peu après elle a expiré. Maman demandait ce qu’elle avait. On lui a dit qu’elle prenait Virginie pour toi et que c’était le délire. On l’a emmenée et empêchée de venir voir. Tous les détails ont été faits sous l’aide de Mme Abbéma, de M. Marin et de M. Fournier. Ondine n’a rien su que dimanche, après les derniers. devoirs. Je ne voulais pas qu’elle pût voir ce que j’ai vu : elle est trop délicate.

Et ceci, d’une cruauté tellement sincère :

… Il me semble que le petit martyr qui s’accrochait à notre barque sans que nous puissions le secourir, et qui entravait tout, a coulé au fond et nous laisse les mains libres pour ramer. Il est affreux de le dire, mais pour elle, pour maman qui ne menait plus une vie normale, pour nous deux qui avons besoin d’être placés, c’est mieux ainsi.

N’allons pas à Bruxelles. Notre malheur même intéresse tous nos amis et ils viennent de le prouver… Dans ce bouleversement du Théâtre-Français, Mlle Mars et d’autres vont te pousser. La vie sera maintenant plus facile. C’est énorme ce que nous avons dépensé pour cette maladie, pour sa fin[1].

M. Valmore, qui n’avait pas connu les affres de ces derniers jours, l’impression d’affreux soulagement qui étreignait les siens, fut littéralement désespéré. Il n’avait gardé de sa fille que les souvenirs charmants de son enfance, de son espièglerie et de sa grâce. Il se reprochait de n’avoir pu lui faire une vie plus heureuse, plus facile, plus confortable, de l’avoir entraînée dans sa misère.

Tout l’écrasait à la fois. Il perdait son enfant, et ce décès obérait encore leur budget déjà si lourd. De quel côté se retourner ? Il ne goûtait même plus les rares succès de théâtre, qui, durant de longues années, l’avaient dédommagé de temps en temps, et lui permettaient de croire à son talent méconnu. Finis les bravos, même ceux de la claque ! Il n’osait plus paraître sur les planches. Le malheureux homme songea au suicide, et ses lettres reflétèrent à un tel point ses sombres pensées que Marceline lui écrivit :

Mon ami ! Puisque toi seul au monde, toi seul ! peux me consoler, je te le demande par toutes les afflictions du passé, par ma volonté ferme et constante de les supporter par amour pour toi, je te demande plus que ma vie mille fois, je te demande de m’aimer. Tu n’as qu’une seule manière de me le prouver, mon cher enfant, une seule, c’est de passer avec moi généreusement ce moment d’attente et de faire pour moi ce que je n’ai fait que pour toi, parce que tu es à la fois mon ami, mon amant, mon mari, mon frère, mon père et mon enfant. Cela dit, cela juré du fond de nos entrailles, je te demande ce qui va m’abriter du désespoir où je suis, je te demande la seule garantie en laquelle je crois, et qui me suffira, qui me fera reconnaître, mais donne-la moi, ta parole de m’appartenir comme je t’appartiens[2], de vivre pour nous deux et les chers êtres qui t’aiment avec adoration et de penser à leur laisser un avenir serein au lieu d’un avenir épouvantable. Si tu mets cette prière sainte sur ton cœur, tu pleureras et tu auras regret à l’orage qui m’ébranle, tu m’embrasseras comme ta plus faible moitié, tu m’enrichiras de cette parole d’honneur que je te demande et que le véritable honneur t’oblige de m’envoyer. N’y mets pas de retard. Je crois en Dieu, au ciel et en toi sur la terre ! Ne m’abandonne pas ! Pardonne-moi si j’ai omis quelque tendresse, si je ne t’ai pas assez dit que partout je serai contente d’aller, mais avec toi. Tu n’as donc pas pensé que je te suivrais partout ?

Ah ! c’est la première fois que tu me déchires le cœur. Je suis ta femme et tu me dois mon mari que je te demande à genoux. Ma chère vie ! Toi qui te prives de tout pour moi, tu l’inquiètes de ne pas m’envoyer assez ! Calme-toi. J’ai tout ce qu’il nous faut[3]

Et pour le lui prouver, pour lui montrer qu’elle a trop des deux cents francs mensuels qu’il lui adresse, elle lui en retourne cinquante. Ne va-t-elle pas toucher le trimestre de sa pension ?

Valmore retrouva un peu de raison, sous tant de témoignages d’affection et de dévouement. Tout s’était apaisé en lui, et il ne demandait plus à sa vieille femme si elle ne se repentait pas de l’avoir épousé.

Quand il regagna Paris, au printemps suivant, il avait renoncé à tout. Vainement lui parlait-on, pour le distraire, de sa rentrée au Théâtre-Français, qu’il avait quitté depuis plus de trente ans. Thiers, Sainte-Beuve, Hugo, qui lui étaient indulgents à cause de Marceline, avaient l’air de s’en occuper… Il savait bien qu’ils n’aboutiraient pas. Il se résignait, sombrement, mais sans trop d’aigreur. Et comme son oisiveté l’inquiétait amèrement, il se déclarait prêt à accepter avec joie n’importe quel travail, n’importe quel emploi, dans l’administration, dans les chemins de fer, avec un rond-de-cuir, ou même une casquette… On peut en sourire, mais, quand on a été Achille, Jupiter, Louis XI ou Buridan, il y a là quelque chose d’héroïque.

Héroïsme qui d’ailleurs, n’aboutissait pas à grand’chose, car, à cinquante-quatre ans, il est difficile pour un artiste de débuter dans un bureau. Personne ne vous croit capable de faire une addition juste, d’arriver à l’heure, de fixer votre esprit sur des intérêts purement matériels. C’est un drame affreux et ridicule.

Pendant ce temps, le ménage se débattait dans une crise inextricable, dont la Révolution de février allait marquer le point extrême.

Quelque temps auparavant, la liquidation d’une faillite théâtrale leur avait fourni un subside inattendu de 400 francs. Ils avaient considéré cela comme une inondation d’argent, et en furent ivres de joie durant quelques heures… Mais, maintenant, tout changeait. La tourmente, sévère pour les bourgeois et les rentiers, fut désastreuse pour les pauvres. Impossible pour Valmore de trouver un emploi ; la pension de sa femme fut carrément supprimée ; aucun éditeur, malgré les démarches incessantes de l’excellent Brizeux, ne se hasardait à publier un volume de Marceline. Seuls, les enfants qui restaient commençaient à se débrouiller un peu : Hippolyte, qui, à l’exemple de son père, avait courageusement renoncé à tous les rêves artistiques dont sa mère l’avait bercé, gagnait quarante francs par mois comme surnuméraire au ministère de l’Instruction publique, et Ondine, l’énigmatique et délicieuse Ondine, résignée, elle aussi, était entrée comme sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles.

Il n’était que temps, car les appuis leur manquaient de tous côtés. À Rouen, les sœurs de Marceline se débattaient dans une misère comparable à la sienne, Félix, le malencontreux poète, n’ayant pas atteint la gloire, avait dû se réfugier, pour y finir ses jours, à l’hospice de Douai. À Paris, la grande Mars, qui avait toujours si généreusement défendu ses partenaires d’autrefois, mourait au milieu de la tourmente, bientôt suivie d’un autre protecteur influent et dévoué, Martin du Nord. Partout, les deuils, les angoisses, la plus pénible gêne. Et Valmore considérait avec étonnement son épouse dont la Révolution exaltait le lyrisme.

— Rien de plus beau, de plus simple et de plus grand, s’écriait-elle. Le peuple pur… le peuple de Dieu !

Les idées républicaines de Latouche revivaient en elle avec les enthousiasmes de 1830, si vite calmés. Ces souvenirs de sa jeunesse et de ses amours la galvanisaient, lui faisaient tout oublier, lui permettaient même de supporter sans faiblir les horribles journées de juin qui dessillèrent les yeux de tant de gens et préparaient l’Empire.

Ainsi rêvant, écrivant, se privant de tout, ils passèrent ces temps de hasard. La République finit par rendre quelques subsides à la poétesse ; et, en 1850, celle-ci réussit à publier enfin un livre de contes enfantins, Les Anges de la Famille, que devait suivre, cinq ans plus tard, un autre ouvrage du même genre : Jeunes têtes et jeunes cœurs. Il fallait bien vivre. Là aussi, les grandes ambitions étaient mortes. Marceline Desbordes-Valmore ne donnait plus de vers. La source en était-elle donc tarie en elle ? Non certes ! Elle disait encore à Pauline Duchambge : « Nous pleurerons toujours ; nous pardonnerons et nous tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers. » … Et elle avouait même à son mari, un jour d’expansion : « On n’oublie pas. On reste jeune en dedans. Je suis prise quelquefois de transports que je n’ose pas te montrer… » La vie, cruelle et brutale, s’était chargée de la bâillonner ; son lyrisme incomparable n’intéressait pas les éditeurs. Ils avaient trouvé moyen de transformer cette Sapho en une vieille dame qui rédigeait des livres niais pour les enfants sages. Et l’Académie, qui avait toujours ignoré ses élégies immortelles, applaudissait à cette évolution navrante. Elle couronnait la conteuse de deux prix successifs, à quatre ans de distance, de deux et de trois mille francs, « en raison de la moralité de ses écrits ». Valmore, à la recherche d’un emploi de comptable, n’avait plus rien à lui reprocher

En 1851, un rayon de soleil vint éclairer leur triste automne. Ondine se maria très honorablement, et même brillamment. Elle épousa M. Jacques Langlais, député de la Sarthe. Elle atteignait alors ses vingt-neuf ans.

Il était dit, hélas ! que cette joie ne devait pas durer. Prosper et sa femme arrivaient à ce moment de la vie où rien d’heureux, de véritablement heureux, ne peut plus arriver. Autour d’eux, depuis la terrible agonie d’Inès, les oiseaux de la mort tournaient en vols concentriques.

D’abord, ce fut, en Normandie, la sœur aînée, Eugénie, qui s’en alla, au mois de septembre 1850, suivie de très près, en octobre, par la bruyante, dévouée et un peu fatigante Caroline Branchu, l’amie et la confidente des jours tumultueux ; six mois après, on eut à déplorer la mort de l’insupportable Félix, que l’on avait traîné longtemps, avec de si pénibles difficultés. En 1852, il fallut se rendre compte que la pauvre Ondine, comme sa cadette, était marquée d’un mal qui ne pardonne pas.

C’est bien là le moment le plus douloureux de cette longue lutte contre la destinée. Que de soins, que de soucis, leur avait coûté cette petite Hyacinthe, dite Line, conçue à Paris, née à Lyon, laissée en nourrice au hasard des campagnes théâtrales de ses parents, puis attachée à leur existence dramatique et bousculée ! Plus tard, chargée d’un lourd secret, elle avait traversé la vie mûrissante de Latouche, éveillé l’admiration, peut-être la convoitise, de Sainte-Beuve. Beaucoup plus cultivée et plus intelligente que sa mère, elle avait écrit des vers que chacun admirait. Vint un moment où la cruauté du siècle se chargea de lui démontrer, comme à son frère, que tant de beaux rêves ne mènent à rien, n’empêchent pas de mourir d’inanition. Sa jeunesse lyrique aboutissait à un demi-professorat. Elle s’y résigna avec assez de facilité, car il semble bien qu’elle était profondément différente de sa famille, où sa mère ne comprit jamais son caractère un peu pincé, où sa jeune sœur s’était mise à la haïr furieusement. Un mariage inespéré venait de la tirer de son ombre et de sa solitude : comme pour beaucoup d’autres êtres, atteints sans qu’on s’en doute, il avait déclenché soudain l’attaque furieuse de la phtisie.

Ondine mourut dans son logement de Passy, en février 1853. Elle n’avait pas dépassé trente-deux ans.

Depuis la mort d’Inès, les Valmore demeuraient rue Feydeau. Ils ne purent supporter de rester dans ce décor, où tant de nouvelles sinistres étaient venues les accabler. Ils émigrèrent pour la dernière fois : leur quatorzième déménagement ! L’humble mobilier, réduit par tant de misères, le mobilier que chaque décès restreignait, fut transporté dans un cinquième de la rue de Rivoli, dans une maison qui portait le numéro 75, au coin de la rue Étienne, devenue aujourd’hui rue du Pont-Neuf. Un logis extrêmement exigu et modeste qu’on leur concédait pour un loyer annuel de 1 000 francs. On y grimpait par les quatre-vingt-quinze marches d’un escalier raide comme une échelle, que Valmore montait en soufflant un peu, et qui exténuait sa femme, profondément atteinte.

Cependant, là-haut, ils se reprenaient, les deux blessés de la vie, le tragédien dont le théâtre ne voulait plus, la poétesse dont aucun éditeur n’acceptait les derniers vers. Ils ouvraient leur fenêtre, ils s’avançaient sur un petit balcon ; par les jours clairs, il y avait du soleil, et, au-dessous d’eux, l’immense moutonnement de Paris. Cette vue seule les dédommageait de n’avoir pu réaliser leur dernier désir, si longtemps caressé, d’aller finir leurs jours dans le Midi.

Marceline, que rien ne retenait plus à Paris, ni amour, ni lambeaux d’illusions, aurait voulu pouvoir retrouver le Sud-Ouest de la France, qui lui avait laissé, à travers les hasards de sa jeunesse, des images enchantées : Toulouse, avec ses briques rouges sur un ciel cru et pommelé, Tarbes au pied des Pyrénées, Bayonne, qui chante sur son double fleuve, Bayonne où elle avait reçu, petite fille, un si bienveillant accueil, Bordeaux, où elle avait connu Valmore, où elle pensa endormir jadis les troubles de son cœur…

Aux coteaux de Lormont j’avais légué ma cendre ;
Lormont n’a pas voulu d’un fardeau si léger ;
Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger ;
Dans la barque incertaine il faut donc redescendre.
Venez, chers alcyons, pressez-vous sur mon cœur ;
Jetez un tendre adieu vers la rive sonore ;
Je le sens, quelque vœu nous y rappelle encore,
Quelque regard nous suit, plein d’un trouble rêveur.
Adieu… Ma voix s’altère et tremble dans les larmes ;
Enfants, jetez vos voix sur l’aile des zéphyrs :
Dites que j’ai pleuré ; dites que mes soupirs
Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes ;
Là, de quatre printemps j’ai respiré les fleurs[4]

Toutes ces rêveries étaient bien mortes. L’heure du crépuscule ne connaît plus qu’une muse, compagne austère : la résignation.

Mme Alphonse Daudet, dans ses précieux Souvenirs, nous a donné du ménage un croquis étonnamment précis et vivant :

… De longues boucles blondes, qui devaient être factices, entourant un visage amaigri pétri de tristesse et de bonté, aux yeux bleus levés sans cesse plus haut que la vie, la voix douce, le geste dolent. Dans un modeste intérieur, à un cinquième étage de la rue de Rivoli, je revois la chère femme dans ses toilettes surannées sentant les débuts au théâtre, et le visage mélancolique de M. Lanchantin, mari de la grande poétesse.

Elle suivait la mauvaise chance de son mari, artiste incompris, le soignait comme un enfant, comme un enfant mécontent, usait en préoccupations ménagères ses poétiques tendances, et, sortant des coulisses, courait s’agenouiller dans les églises[5]

Y a-t-il quelque chose à ajouter à cette évocation ? Une seule : c’est que Marceline se mourait.

Comment avec une existence aussi déchirée, et de toutes manières, avait-elle pu résister si longtemps ? L’énergie de cette âme de flamme, qui galvanisait, depuis des années de souffrance et de misère, ce corps prodigieusement usé, explique seule ce miracle. Fatigues, privations, déboires, angoisses de toute sorte n’avaient pu en avoir raison. Pour en triompher, il fallut, non point une crise de ces maladies auxquelles ses filles avaient succombé, mais l’attaque sournoise et implacable d’un cancer. Rongée intérieurement, envahie peu à peu par des douleurs atroces, elle languit pendant des années, refusant de se laisser abattre, voulant mener jusqu’au bout son labeur nécessaire. Toute sa vie, ainsi, n’avait-elle pas porté une plaie intérieure, cachée héroïquement, et que, seules, les irrésistibles effusions de son génie lyrique avaient révélée ? Elle était accoutumée à vivre douloureusement. Cependant, longtemps avant l’heure de la délivrance, elle dut s’aliter, définitivement terrassée, pauvre crucifiée qui achevait sa courbe comme elle l’avait commencée.

On devine ce que furent ces derniers temps. Hippolyte, pris par ses heures de présence au ministère, pouvait rendre à la malade bien peu de services. Valmore ne savait que pleurer, errant comme un fou d’une chambre dans l’autre. Les tragédiens font de pitoyables infirmiers. Ils traversent la vie sans en comprendre le sens humble et quotidien. Quand le malheur les atteint, ils cultivent leur désespoir. Prosper s’efforçait seulement de dérober à sa malheureuse femme la gêne qui les étreignait, et les peines morales qui auraient pu encore augmenter l’horreur de son état. C’est ainsi qu’il lui cacha soigneusement la mort lamentable et indigente de Pauline Duchambge, qui survint en 1858, ainsi que celle de la Bigottini, qu’ils avaient connue au théâtre. Ces derniers chagrins d’amitié lui furent ainsi épargnés.

Enfin, le 23 juillet 1859, à une heure du matin, elle cessa d’agoniser. Par une bizarre coïncidence, on avait joué, ce soir-là, au Théâtre-Français, Le Philinte de Molière, de Fabre d’Églantine, son premier succès, et une autre actrice, qu’elle ne connaissait pas, avait susurré ces vers médiocres, qu’elle soupirait si naturellement jadis :

Quelle triste prudence,
De vouloir s’isoler, de se lier les mains,
Et d’étouffer son cœur au milieu des humains !

Ah ! certes, elle n’avait jamais eu cette prudence-là, elle n’aurait pu l’avoir, même si elle avait voulu s’y condamner. Qu’avait-elle fait d’autre que répandre son cœur, depuis les jours si lointains déjà où, à la suite d’une mère extravagante, elle commença de courir le monde et de s’abandonner à sa destinée ? Sa lyre avait vibré pour toutes les amours ; elle venait de se briser. Nul ne sembla y prêter attention. Même dans les milieux purement littéraires, d’autres événements se révélaient de plus d’importance… Il faudrait attendre de longues années avant que des poètes, d’une inspiration plus souple, d’une compréhension plus profonde, vinssent éveiller la morte dans son suaire et lui demander le secret de ses inoubliables sanglots.

Pour l’heure, on ne lui accorda point de grands honneurs funèbres. Les pauvres subissent encore cette humiliation de ne pouvoir décemment accompagner leurs morts. Et cette femme dont toute l’œuvre est pleine de Dieu, qui invoquait la Vierge à chaque heure du jour pour tous ceux qu’elle aimait, fut inhumée civilement au cimetière Montmartre. Valmore, ancien tragédien, se croyait-il, ainsi que sa femme, sous le coup de la vieille excommunication janséniste ? Ou bien, dans l’âme de Marceline finissante, triomphait-il, l’anticléricalisme républicain de Latouche, de ce Latouche dont l’esprit et la chair l’avaient en quelque sorte marquée à son insu, pour le temps et l’éternité ?

  1. Lettre du 10 décembre 1846.
  2. « Mon père avait la religion de la parole d’honneur », a noté Hippolyte.
  3. Lettre du 20 février 1847.
  4. Poésies, tome II.
  5. Souvenirs d’un groupe littéraire.