Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/09

Les éditions de France (p. 175-198).

IX

LE MARI IRRITÉ


La révélation est un peu dure pour ceux qui ont eu la patience de suivre pas à pas cette crise familiale. Elle seule cependant explique ce que Prosper Valmore devait toujours ignorer.

Que sa fille Hyacinthe, surnommée Ondine, fût, en réalité, issue des amours adultérines de sa femme avec son protecteur, nul n’oserait l’affirmer, ce sont là choses infiniment trop délicates, surtout quand il s’agit d’un jeune ménage étroitement uni, que traverse par hasard une passion fougueuse ; mais il est impossible de nier que Latouche le crut, ou, tout au moins, en acceptant le pire, feignit d’en être persuadé. Intellectuellement, Ondine lui ressemblait ; elle affirmait les mêmes goûts que les siens, et aussi cet esprit tourné volontiers vers l’humour, et même la raillerie. Très fine, peu sentimentale, souvent silencieuse, quand elle n’était pas mordante elle déconcertait son père et sa mère, elle enchantait l’ermite du Val.

À quel moment Marceline l’avait-elle laissé croire à cette paternité clandestine, qui le flattait secrètement ? Très probablement à l’époque, où, rentrée de Lyon, elle avait essayé de renouer avec lui des liens dont il ne voulait plus. Par là elle pensait le ressaisir encore. Malgré son âge, aggravé de sa laideur affligeante et pénible de femme usée par la vie, elle s’était ainsi rapprochée de l’homme unique dont l’amour occupait ses nuits et ses jours. Il n’était plus amant, il serait père. À la faveur du sentiment nouveau qu’elle venait de lui suggérer, elle s’était, et durablement, espérait-elle, insinuée dans son existence. Valmore installé à Lyon, dont il ne pouvait décidément plus sortir, elle se laissait aller à l’illusion dont elle avait toujours rêvé, d’un ménage avec Latouche. Leur enfant les unirait. Ils se pencheraient ensemble sur elle, sinon avec passion, du moins avec une certaine tendresse. Et là, dans ces premiers mois du retour, Marceline, au prix de bien des renoncements, semblait avoir enfin trouvé comme une sorte d’ombre de bonheur.

On comprend le trouble effrayant qu’avait apporté au milieu de ces rêveries la visite de Louise Ségaut, et la crise qu’elle avait déclenchée. Maintenant, on s’explique, on reconstitue jour par jour la mystérieuse bataille engagée entre les anciens amants.

Depuis longtemps, bien longtemps, Marceline était devenue complètement indifférente à Latouche. On peut même supposer que, tour à tour, elle le fatiguait ou l’irritait, et que sa cinquantaine éprouvait encore, loin d’elle, le besoin de quelques dérivatifs. Mais il aimait Ondine, chez laquelle il s’efforçait de retrouver un peu de sa jeunesse.

Que, chez un homme aussi bizarrement romantique, ce sentiment paternel prît une forme trop vive, on peut l’admettre : il est non moins sûr que nous imaginons trop cette prétendue déviation d’après les plaintes de sa vieille maîtresse. Elle disait à Valmore, en lui parlant de sa fille :

Je te recommande surtout de ne lui faire aucune question sur l’homme dont je t’ai parlé. Tu détruirais ainsi l’ignorance profonde où je veux la laisser de ce que j’ai appris et tu éveillerais une curiosité, dangereuse chez une jeune fille, quand elle soupçonne qu’on s’occupe d’elle. Le vice a des yeux purs prend la forme de l’amour et l’amour est déjà fort dangereux. Que tout ce que je t’ai dit et ce que je te dirai soit pour nous deux, au nom de ta tendresse pour moi. J’ai tout ménagé, tout déjoué, sans justifier le ressentiment de personne. Je force ainsi la méchanceté à se couvrir encore d’un voile de bienveillance à laquelle j’ai l’air de croire[1]

Au vrai, quand on connaît le dessous des cartes, le jeu n’est guère difficile à deviner. Installée par sa fille, et d’une manière qu’elle croit définitive, dans la vie de Latouche, Marceline découvre soudain qu’elle a une rivale, plusieurs peut-être : que n’a-t-il pu sortir de ses entretiens avec Louise, beaucoup mieux renseignée qu’elle-même sur la vie intime de son amant ! Si elle eût raisonné froidement, pourquoi s’émouvoir de ces révélations ? Il y a des années et des années que leur vie amoureuse est finie, et il ne demeure aucune chance qu’elle se rallume un jour… Alors, qu’importe une liaison, moins qu’une liaison même, quelques frasques sans intérêt ?

Si Marceline pensait ainsi, elle ne serait plus elle-même. Un amour comme le sien est une sorte de cas pathologique, dont la caractéristique principale est d’échapper à tout bon sens. Il la porte à être jalouse sans motif, comme ces femmes, entièrement séparées de leurs maris, mais qui ne peuvent accepter l’idée qu’ils pourraient, par suite de quelque fantaisie charnelle, tomber sous la domination d’une autre, et par conséquent échapper à la leur. Elle tremble de le perdre. C’est pourquoi elle élève le ton, se retire sous sa tente, parle de rompre toutes relations, menaces qui laisseraient Latouche bien indifférent si elles n’avaient pour corollaire le départ de sa fille, la solitude, la ruine de son foyer, illégal certes, mais si doux à un homme, qui n’est pas un « vieillard », mais qui, tout de même, sent venir le crépuscule.

Quand il devine le danger, il ne veut pas céder, car il n’a aucune envie de tomber sous le joug d’une ancienne maîtresse, lui qui, par sauvage indépendance, a quitté sa famille : il fait appel à celui contre lequel Marceline aura le plus de mal à lutter, il s’adresse au mari.

— Hé quoi ! Votre femme menace de rompre parce qu’une charmante amie est venue à Aulnay me rendre visite et cherche à renouer avec moi ! Est-ce sérieux ? Suis-je donc désormais condamné à la continence ? Et de quel droit ? C’est bouffon.

Sûrement, c’est bouffon, et Valmore ne peut que s’évertuer à le démontrer à son épouse indignée. Pour qui ne sait pas le fin mot de la situation, il a mille fois raison. De quoi diable Marceline va-t-elle se mêler ?

Latouche a mieux joué qu’elle. Allons ! Il ne lui reste qu’à fermer les yeux, à laisser libre son vieil amant, à renoncer à jouer contre lui la dernière carte, celle de sa paternité.

Ah ! ce n’est pas la connaître ! Puisqu’il l’a si délibérément évincée de son cœur, elle se vengera. Elle lui enlèvera Hyacinthe, qui, désormais renoncera jusqu’à son nom. Tout est fini, bien fini. Et comme Valmore commence à s’étonner, à juger bizarre une semblable fureur, elle tire d’autres griefs de la tendresse malhabile d’un père tardivement révélé à lui-même. Elle déguise en passion redoutable et funeste une affection, qui, à aucun prix, ne saurait s’avouer. Ce faisant, elle n’ignore pas qu’elle brûle ses vaisseaux, que jamais le passé, dont elle se souvient avec délices et épouvante, ne pourra refleurir : elle s’est trop avancée pour reculer et engager de nouvelles négociations.

Lui, cependant, n’y avait pas renoncé. Il espéra encore, durant tout l’automne, parvenir à renouer. Il n’osait pas se représenter chez elle, appréhendant quelque scène. Il rôdait dans la rue La Bruyère, cherchant une occasion de rentrer en grâce, ou, du moins, d’avoir des nouvelles. Le 22 octobre, n’y tenant plus, il se hasarda à grimper les étages, à toquer timidement à la porte, puis à tirer le cordon de la sonnette : mais, du balcon, Inès l’avait aperçu et signalé. L’huis ne s’ouvrit pas.

Quelques jours après, il eut recours à un médiateur de marque. Marceline vit arriver le personnage papelard et cafard, qu’elle connaissait bien, et auquel elle devait déjà tant, M. de Sainte-Beuve, comme elle disait. Il avait dans la famille ses grandes et petites entrées. Il s’était assis avec Latouche à la table des Valmore, et il nourrissait, lui aussi, pour Ondine une affection, qui, assurément, n’avait rien de paternel.

— Notre ami se trouve malade, très souffrant, déclara-t-il d’un air pénétré, et il est obligé de garder le lit. Il m’a prié de venir vous voir pour l’excuser, et pour vous supplier d’aller le voir. Il vous attend, il vous espère, étant trop fatigué pour sortir.

Marceline n’en crut pas un mot. La veille encore, dans la soirée, elle l’avait aperçu en train de faire les cent pas sur le trottoir.

— Non, monsieur, répondit-elle avec effort au parlementaire. Je ne puis me rendre à Aulnay. J’ai besoin de beaucoup de temps, de repos et de travail pour ma famille. Le caractère un peu trop violent de M. de Latouche me détermine à profiter de ce qu’il s’est éloigné de lui-même par des susceptibilités déplorables… Je ne veux pas le revoir.

L’entretien se prolongea pourtant. Il est bien difficile d’imaginer les confidences qui y furent échangées. Sainte-Beuve demeura-t-il fidèle à la cause de celui qui l’avait envoyé ou ne le ménagea-t-il que par intérêt et par crainte ? En tout cas, il s’efforça d’obtenir quelques paroles plus modérées, qu’il pût rapporter sans trop de difficultés à l’ermite du Val.

— C’est un homme, aurait-il dit, dont la situation littéraire est finie. Il n’a plus d’amis à force d’être tracassier. Je ne veux pas me le camper comme ennemi. Je serai poli pour vous et pour moi.

Malgré cette prudente diplomatie, la réconciliation ne pouvait avancer d’un pas, et quelque temps après, Latouche écrivait à son envoyé cette lettre navrée :

Vous m’aviez offert de semer un mot pacifique sur le sentier d’une femme auteur, là où les ronces sont toujours faciles à naître. Je ne vous ai pas encouragé à cette bonne action, parce qu’on ne peut pas me pardonner là les torts qu’on a eus. Les calomnies sottes, les jalousies sans objet, les rancunes qui ont successivement empoisonné contre moi les regards de tout ce que je rencontre de cette famille par les rues sont implacables.

La seule affection qui m’y reste est virile : elle est à Lyon.

Ne compromettez pas trop votre crédit près du fantasque poète. Mais il me serait consolant, je l’avoue, que la pauvre et jeune souffrante sût que je l’aimerai toujours comme si elle était mon enfant[2].

C’est probablement à cette même époque qu’il écrivait ces vers désolés, publiés dans Les Adieux :

Pourtant j’avais prié, j’avais, avec des larmes,
Dit, à l’heure où minuit assoupit mes alarmes,
J’avais dit à genoux : « N’éveillez pas demain,
Mon Dieu, le voyageur fatigué du chemin !… »

Il avait bien raison d’être abattu : mais où il se trompait, c’est quand il comptait encore sur l’amitié de Prosper Lanchantin. Celui-ci, vivement inquiet au sujet de sa fille, allait participer à la rupture finale, à laquelle de toutes manières, il se trouvait incité.



Nous sommes ici avec des gens de théâtre : puisque la rupture est effective, elle doit être marquée par un geste théâtral. Marceline n’avait pas à rendre à Latouche des lettres que sa vie conjugale l’avait obligée prudemment à détruire ; de son côté, il n’avait en sa possession aucun billet compromettant, son amie ayant exhalé publiquement, en vers, à peu près tous les sentiments qu’il lui avait inspirés ; mais il y avait un portrait, comme dans Le Joueur :

… Et ta maîtresse encor, hier, promit à Valère
De lui donner dans peu, pour prix de son amour
Son portrait, enrichi de brillants tout autour[3]

Il n’était pas aussi précieux, mais à coup sûr très ressemblant. L’oncle Constant Desbordes l’avait peint, et dans les premiers temps du ménage à trois, dix-neuf ans auparavant, Latouche l’avait reçu avec un vaniteux plaisir.

On ne le lui réclama pas. Mais, voyant que la brouille s’affirmait, il lui vint l’idée, par une audace quelque peu cynique, qui était bien dans son caractère, d’offrir à Valmore de le lui rendre. Il espérait que le comédien, qu’il considérait toujours comme son obligé et son ami, bondirait à cette proposition pénible, morigénerait son ingrate moitié, agirait enfin efficacement en sa faveur.

Il n’en fut absolument rien. Depuis six mois, Marceline avait eu le temps d’agir, de préparer le terrain. Elle ne cessait de répéter à son mari :

Mon Dieu ! Rien n’est vrai dans cet homme, c’est un joueur de sentiment. Il nous avait fascinés autrefois, mais ce temps même, j’ai eu peur souvent et je m’en fais un crime. Il est bien malheureux, car il est bien haï[4] ?…

Prosper reçut donc la nouvelle lettre de Latouche presque avec soulagement. Enfin ! Il prenait les devants, ce triste sire ! Il communiqua la missive à sa femme, qui en fut amèrement et secrètement ravie. Elle lui répondit aussitôt :

Je voudrais bien, puisqu’on te l’offre, que mon portrait rentrât dans tes mains. Accepte-le naturellement, car je le trouve bien déplacé où il est. D’un autre côté, c’est peut-être difficile pour la vanité qui le possède. Mais tu as une manière agreste de dire les choses qui les rend décisives sans offense. Du reste, il a rencontré Hippolyte et Line, et les a regardés du haut en bas. Tant mieux ! Line ferait cent lieues sur un cheveu pour ne pas le voir. Hippolyte s’empourpre quand on le nomme seulement…

Quelle singulière bataille familiale !

C’est fini pour le monde… comme avec le Roi des Aulnes[5]. N’écris que du vague et accepte mon portrait. Surtout ne dis pas que les enfants pourraient rester à Paris. Il le sait ou le suppose. Il sait que je pars…

Mais comme tous ces artifices disparaissaient vite pour laisser place au cri essentiel de la jalousie, qui, seule la dévorait secrètement :

Il a fait une scène horrible, en pleine rue, à la pauvre petite dame, criant comme un possédé qu’il la poursuivrait jusqu’en enfer pour se venger d’elle ! Oh ! puis-je ternir ma lettre à toi par un tel nom[6]

Mais non, Marceline, vous n’avez pas écrit ce nom… Cela vous est arrivé bien rarement, et avec, chaque fois, de telles réticences ! Il vous occupe, il vous torture tellement, ce nom-là, que vous n’avez jamais pu le prononcer librement, que vous croyez l’avoir lâché, alors qu’il demeure irrésistiblement au bout de votre plume !

Malgré tant d’exclamations furibondes, Valmore était tout à la fois irrité et perplexe. Que signifiaient cette offre de Latouche, cet empressement de sa femme à vouloir qu’il l’acceptât ? Certes, bien qu’il n’eût jamais eu ni le goût ni le temps de faire causer sa fille, durant son séjour à Lyon (et l’on sait que Line n’était guère bavarde), il ne doutait pas que son ancien ami eût joué auprès d’ellé le vilain rôle d’un suborneur. Et comme il était fort honnête homme, paré déjà de la solennité d’un père noble, il ne transigerait pas avec son devoir, il écarterait ses enfants de l’ermitage du Val, où séjournait un vieux loup… Mais quel rapport entre ces relations interrompues et le portrait de sa femme ? Que Latouche eût mal agi vis-à-vis de la jeune fille qui portait son nom, cela empêchait-il qu’il eût été le patron de sa mère dans les lettres, et qu’elle lui dût la publication de ses poésies, son succès, sa notoriété, sa pension, la plupart de ses relations littéraires ? Et lui-même…

Aussi se trouvait-il inquiet, chagriné, gêné, il ne savait trop pourquoi, et les négociations, aussi pénibles que ridicules, traînèrent-elles en longueur. Valmore ne répondait pas. Latouche le harcelait. Marceline ne se décidait à rien, continuellement hantée par l’image et le souvenir de celui qu’elle voulait punir de son mépris :

Line… Je ne sais vraiment quel parti prendre sur elle. La laisser à Paris, c’est comme un rêve effrayant, par la mauvaise influence du personnage qui vient de te récrire encore[7].

Bref, au mois de février, le portrait n’avait pas été rendu, car Prosper n’avait pas trouvé le courage de répondre d’une manière ferme et de le réclamer. Sa femme se vit obligée d’intervenir énergiquement pour le forcer à prendre un parti. Comme il faisait mine de la consulter pour la dixième fois, elle lui écrivit :

Je t’ai répondu, relativement au dessin dont on t’offre la restitution, car je te laissais libre de le redemander. Fais comme tu l’entendras, sans mots blessants[8].

Valmore savait ce que parler veut dire. Avant la fin du mois, il eut gain de cause. Il reçut le malheureux portrait, mais Latouche s’était vengé. Il avait collé derrière le dessin de l’oncle Constant la lettre de Mme Récamier, datée de 1825, lui annonçant que, sur sa prière, elle avait fait attribuer à Mme Desbordes le traitement académique de Mathieu de Montmorency.

Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense !

rugit le tragédien, blessé jusqu’à l’âme. Il se

plaignit amèrement à son épouse, qui venait de lui attirer une pareille mornifie ; d’un simple petit geste, leur ingratitude les souffletait.

Marceline n’en était plus à souffrir de ces blessures d’amour-propre. La plaie ouverte dans son cœur, depuis près d’un an, était autrement saignante et profonde. C’était elle qu’il fallait cautériser, et elle s’y employa aussitôt en se livrant à une fausse allégresse :

Tu as donc reçu mon portrait ? Tant mieux ! Tout de moi retourne à toi, comme l’âme retourne à Dieu ! Mon oncle doit être content, triste qu’il était de sentir ce portrait dans les mains d’un méchant[9].

J’ai brûlé ses vers imposteurs et vaniteux[10]. Cette lettre, collée derrière le portrait pour attester sa coopération à la pension refusée, fait rougir pour lui. Laissons ce malheureux dans ses replis. Il avait bien assez éveillé d’orgueil dans cette âme pure, qu’il voulait souiller pour en faire de l’avenir. Elle est, au moins, restée digne du ciel. Je ne lui ai pas fait lire toutes ces phrases tortueuses. J’ai pris peur et j’ai tout jeté dans le feu.

Garde avec lui ta noble simplicité et la distance maintenant rétablie entre nous[11].

Ceci, semblait-il, devait marquer le point final de ce long déchirement. Que restait-il de commun entre ces deux êtres, qu’un destin cruel avait attachés l’un à l’autre pour souffrir ? En fait, le portrait renvoyé avec ses dernières flèches, la dernière image, la dernière ombre de Marceline partie de l’ermitage du Val, ils n’avaient plus de raison de penser l’un à l’autre. Cependant, durant dix-sept années encore, jusqu’à la mort de Latouche, Marceline ne cessera de s’inquiéter de lui, de sa manière de vivre, de ses relations, des amitiés qui l’entourent, malgré ce qu’elle a toujours prédit et répété. Et si elle est maintenue ainsi dans cet état d’énervement et d’angoisse, elle le prétend du moins, c’est parce qu’elle est tirée de la sérénité où elle voudrait tant avoir la liberté de vivre, par des lettres anonymes, des billets mystérieux, des communiqués bizarres… Est-ce son ancien amant qui amuse l’hypocondrie de son déclin en lui décochant ces flèches empoisonnées ? Elle le laisse entendre du moins ; elle s’en plaint jusqu’à son mari, qui s’en étonne, qui en est excédé.

Il ne s’agit plus de Louise Ségaut, qu’à la suite de tous ses ennuis, le « Roi des Aulnes » a chassée avec la dernière violence.

Mais pour cela l’Ermitage n’est point désert. Une autre femme y est apparue, qui, elle, accompagnera, gardera, aimera Latouche jusqu’au delà du tombeau.

Au mois de mars, Valmore, qui se laissait aller avec soulagement à la pensée que toutes ces histoires étaient enfin terminées, recevait de sa femme l’étrange nouvelle suivante :

On m’a écrit, dans un style d’orgueil et de médisance, sur la Portugaise. C’est petit. Je ne vois pas cette dame. Et puis, c’est à ne pas le croire, on m’a envoyé sous une enveloppe, dont l’écriture était celle d’une cuisinière, une lettre adressée à lui par M. David, statuaire, pleine de compliments sur son génie et son caractère honorable. Vraiment, je crois toujours qu’il déraisonne. C’est si bête[12] !

Ah ! oui, c’était vraiment bête. Prosper en haussa les épaules. Mais, en même temps, il s’interrogeait. Lui, c’était toujours ce Latouche, dont on ne devait plus prononcer le nom, ce Latouche, plein de taquineries, qui distrayait ses ennuis à expédier des billets énigmatiques. Et la Portugaise ?

Elle n’était nullement compatriote de Camoëns. Tout bonnement, une vieille fille du Rouergue, que Hyacinthe avait dû connaître aux temps déjà lointains où il inaugurait, avec l’affaire Fualdès et les Mémoires de Mme Manzon, les grands reportages judiciaires. Elle s’apelait Pauline Flaugergues ou de Flaugergues, étant la fille de quelque grand homme de là-bas ! Une muse de département. Puis elle avait disparu durant de longues, très longues années. Elle venait de rentrer en France, ayant conquis une petite fortune et une certaine renommée à la cour de Portugal, où elle avait été chargée par la reine Maria de l’éducation de trois princesses[13].

Comment cette quadragénaire avait-elle conçu la pensée de retrouver Latouche ? À cause de son goût pour les littératures étrangères ? Ou bien, en son âge mûrissant, essayait-elle de réaliser auprès de lui un rêve lointain de sa jeunesse aveyronnaise ? Et lui, comment acceptait-il les soins empressés de cette petite femme mince et laide, humblement vêtue, qui n’avait pour elle que des yeux clairs assez pénétrants ? Marceline n’en revenait pas. Il n’avait pas voulu chasser Louise Ségaut pour elle, et maintenant il accueillait cette Pauline, hier inconnue ! C’était un tel sujet d’irritation, d’exaspération, qu’elle ne pouvait se tenir d’en parler à son mari.

Dans sa « solitude peuplée » de Lyon, le tragédien, tout en étudiant les austères alexandrins du Louis XI de Casimir Delavigne, les pimpantes répliques du Richelieu de Mademoiselle de Belle-Isle, de Dumas, finissait par se demander si la singulière attitude de sa femme, cette haine toujours en éveil, ne dérivait pas d’une sournoise et secrète jalousie. Certes, sauf à de rares intervalles, ils avaient bien peu fréquenté M. de Latouche. Il le savait de mœurs assez libres, et fort répandu. Mais enfin, pourtant, s’il allait, si invraisemblable que cela lui parût, découvrir le mot de cette énigme douloureuse qui tenaillait encore, sinon son amour, du moins sa vanité, toutes les fois qu’il relisait les poésies, charmantes, d’ailleurs, de son épouse ?

C’est alors qu’il s’avisa d’un stratagème assez bizarre, qui prouvera, tout au moins, qu’il n’était dépourvu ni de finesse ni de bon sens. Dans un vif mouvement, assez bien réussi pour paraître spontané, il déclara à Marceline qu’il avait un aveu à lui faire. Leur âge leur permettait, à lui de le formuler, à elle de l’entendre. Ils avaient passé l’heure des grands élans passionnels. Leur tendresse et leur confiance mutuelles assuraient la solidité de leur union. Il ne devait rester entre eux aucune ombre, aucun doute, aucun silence. Tout serait net et propre. Il éprouvait donc le besoin irrésistible de lui confesser que, parfois, il ne lui était pas demeuré fidèle, depuis qu’elle l’avait laissé seul, dans ce monde des coulisses, si rempli de tentations pour un artiste encore jeune, et beau, et applaudi… Car enfin, Lyon n’était pas Rouen.

Il pensait, naïvement, le brave homme, qu’à ce généreux meâ culpâ sa femme ne pourrait manquer de répondre par un geste identique. Elle aussi, touchée par sa sincérité, même si elle regimbait au premier moment, elle ouvrirait le coffret de son cœur. Il saurait enfin le nom, le nom soupçonné, jamais avoué, de l’amant mystérieux qui avait gonflé les ailes de tant d’envolées lyriques, si ce n’est peut-être de tous ceux dont le souvenir lointain faisait encore frissonner sa pauvre femme.

Il ne la connaissait pas. Elle répondit, sans embarras apparent, avec une délicieuse indulgence, qui parait tout de suite le coup qu’on avait voulu lui porter, qui lui permettait de s’effacer avec grâce et de fuir tout débat :

Oh ! que ta dernière lettre m’a fait mal ! Pourquoi, Prosper, es-tu triste à ce point du passé ? Pourquoi te navrer de ce qui n’est plus et des peines confuses dont tu m’as toujours épargné la connaissance ?

Par quel miracle aurais-tu échappé aux entraînements que la chaleur de l’âge et les facilités de notre profession plaçaient devant toi ? Tu es assurément le plus honnête homme que je connaisse au monde, et je veux qu’une fois pour toutes tu apprécies à leur juste valeur des incidents que tu n’as pas cherchés et qui n’ont rien rompu de l’inviolabilité de nos liens. Laisse donc aller ces jours frivoles. Ils étaient inévitables avec les idées reçues du monde. Ne soyons pas plus austères que Dieu même et ses bons prêtres qui relèvent et embrassent leurs enfants de retour… Je n’en veux à personne de t’avoir trouvé aimable, mon cher mari. N’avaient-elles pas à me pardonner d’être ta femme, et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur ?

Mais cette union était marquée du ciel, voulue par ton père et nos amis que je remercie encore et toujours de m’avoir choisie, car je t’aimais tant ! Et trouves-tu que je ne t’aime plus de toutes les facultés de mon âme ? Sois sûr de moi, cher ami, dans la vie et dans la mort et reçois mes actions de grâces pour la tendresse dont tu payes la mienne, je ne la changerais pour quoi que ce soit dans le monde, et je te suivrai avec joie partout où Dieu sera assez bon pour nous permettre de vivre ensemble. Je te conjure de trouver là dedans toutes les compensations du passé dont les rêves tristes n’existaient plus pour moi. Je te prie de les traiter toi-même avec indulgence et de rien haïr de ce qui t’a aimé[14].

Sur ce dernier mot peut-être, Valmore aurait pu poursuivre l’enquête. Il n’osa point. Au lieu de demander d’où aurait bien pu provenir une telle indignité, il crut plus habile de se faire encore plus humble, d’attester le ciel que c’était lui le coupable, lui qui avait entraîné dans une existence affreuse un ange comme elle ! Fausse manœuvre dont elle profita pour reprendre l’avantage, et avec quelle maîtrise !

Tiens, Valmore, tu me fais bondir hors de moi-même en me supposant une si petite et si vaine et si basse créature ! Me supposer une idée ambitieuse, un regret d’avarice ou d’envie pour les plaisirs du monde, c’est me déchirer le cœur qui n’est rempli que de toi et du désir de te rendre heureux…

… Je te suivrais avec joie au fond d’une prison ou d’une nation étrangère, tu le sais, et ces pensers, pour mon malheur, ne t’assaillent jamais qu’après la lecture de mauvais barbouillages, dont j’ai honte, en les comparant aux belles choses que tu m’as donné le goût de lire. Après quoi, je te dirai simplement, vraiment et devant Dieu, qu’il n’existe pas un homme sur terre auquel je voulusse, appartenir par le lien qui nous unit. Tous leurs caractères ne m’inspireraient que de l’effroi. Ne te l’ai-je pas assez dit pour t’en convaincre ? Mais, hélas ! c’est donc vrai : « On ne voit pas les cœurs ! »

Rien. Il ne saurait rien. Il ne savait pas lire l’aveu qui tremblait jusque dans cette lettre de dénégation. Et pourtant, il ne se résignait pas. Époux vieilli d’une femme laide et ruinée, il s’acharnait à la torturer, à lui demander le motif de ces sanglots d’amour que chacun répétait et qui faisaient sa gloire, à elle, son angoisse, à lui. Au milieu de leur vie étroite et pauvre, empoisonnée de dettes et de misère, d’inquiétudes et de démarches, il revenait sans relâche à la charge. Pourquoi as-tu écrit ceci ? Et cela ? Parle. Je t’ai dit toute la vérité sur ma vie. Tu peux lire en moi comme en un livre ouvert. Pourquoi ne pas dissiper les ombres qui me dérobent le fond de ta pensée, de tes rêveries peut-être, de désirs insatisfaits et évanouis qui n’eurent rien de coupable, mais qui, enfin, m’expliqueraient ton mystère !

Comme ce bel homme à succès ignorait les femmes ! Rivée désespérément à l’attitude qu’elle avait choisie, Marceline n’avouerait jamais ; ainsi qu’un enfant pris en faute, elle recommencerait passionnément ses éternelles explications :

… Le sort nous a fait bien du mal en nous séparant, mais je me sens aussi pénétrée de l’espoir que ce n’est qu’une grande et sévère épreuve ; après quoi je serai réunie à toi, Valmore, pour qui je donnerais vingt fois ma vie.

Si ce serment, vrai devant Dieu, ne suffit pas à la tendre exigence de ton affection pour moi, je suis alors bien malheureuse, et si tu vas chercher dans le peu de talent dont j’abhorre l’usage à présent, des recherches pour égarer ta raison, où sera le refuge où j’abriterai mon cœur ? Il est à toi tout entier.

La poésie n’est donc qu’un monstre, si elle altère ma seule félicité, notre union. Je te l’ai dit cent fois, je te répète ici que j’ai fait beaucoup d’élégies et de romances de commande sur des sujets donnés, dont quelques-unes n’étaient pas destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des pleurs et des plaintes de Pauline se sont traduites dans ces vers que tu aimes, et dont elle est, en effet le premier auteur.

Après quoi notre vie a été si grave, si isolée, si indépendante et si la hâte tout ensemble, que je n’ai pas, je te l’avoue, donné une attention bien profonde à la confection de ces livres que notre sort nous a fait une obligation de vendre.

Toute ton indulgence sur le talent que je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me console pas d’une arrière-pensée pénible qu’il aura fait naître en toi.

Molière avait raison, Rousseau disait vrai et Mlle Lenormand était donc aussi éclairée en me disant d’un ton d’oracle : « N’écrivez jamais ! »

Tu vois bien que j’ai raison, mon bon ange, en n’éprouvant pas l’ombre de contentement d’avoir employé (mon temps) à barbouiller du papier, au lieu de coudre nos chemises, que j’ai pourtant tâché de tenir bien en ordre, tu le sais, toi, cher camarade d’une vie qui n’a été à charge de personne…

  1. Lettre du 30 août 1839.
  2. Lettre du 25 décembre 1839.
  3. Le Joueur, acte I, scène II.
  4. Lettre du 6 décembre 1839.
  5. Surnom de Latouche, à cause de sa résidence à Aulnay-sous-Bois et aussi de sa traduction de la fameuse ballade allemande.
  6. Lettre du 19 décembre 1839.
  7. Lettre du 12 janvier 1840.
  8. Lettre du 16 février 1840.
  9. Il devait être malheureux depuis longtemps, car il était mort en 1828.
  10. Des vers de Latouche, évidemment ; de Latouche, dont Marceline, comme d’habitude, ne parvient pas à prononcer le nom.
  11. Lettre de fin février 1840.
  12. Lettre du 6 mars 1840.
  13. Sur Pauline de Flaugergųes, cf. l’ouvrage de M. B. Combes de Patris : Une muse romantique, Pauline de Flaugergues et son œuvre.
  14. Lettre du 27 août 1840.