Le Roman conjugal de Monsieur Valmore/06

Les éditions de France (p. 73-108).

VI

LE MARI DE LA POÉTESSE


Prosper Valmore aimait. Nous en tenons dès à présent une preuve éclatante. Fut-il aimé ? Oui, si nous voulons bien appeler ainsi un attrait physique très vif, une sorte d’impulsion tendre à se reposer sur la force saine d’un être qu’on estime et qu’on admire. Nous en avons la démonstration patiente et tenace dans les innombrables lettres que lui écrivit sa femme et qu’il conserva pieusement. Elle le trouvait admirable, et elle avait raison. Un jour qu’elle avait rencontré l’élégant M. de Forbin-Janson, elle lui mandait :

— Ah ! qu’ils sont loin, tous ces beaux, de ta grâce romaine, non, grecque, toute pure, et mieux, s’il est possible !

On devine que son être sensible et meurtri s’élança vers ce superbe garçon avec une fougue qui dut certainement l’enivrer. Elle le lui répétait, elle le lui prouvait, il en était sûr ; et quand ils étaient obligés de se séparer, elle se sentait fort triste, dans leur logis qui paraissait agrandi par la solitude et le silence, et plus encore dans le lit conjugal, où elle se couchait « comme un petit loup » et qui lui semblait « un désert ». On ne peut pas être plus explicite[1].

Les difficultés qui ne manquent pas de surgir au début d’un ménage furent assez facilement vaincues. Valmore et sa femme étaient appréciés à Bruxelles.

Ces succès permirent à Marceline de braver les premières attaques, qui lui vinrent naturellement de sa belle-mère. Orpheline, elle avait beaucoup, redouté ses beaux-parents, qui admirateurs enthousiastes de leur fils, avaient tout fait pour l’éloigner d’un mariage qu’ils estimaient ridicule. Un garçon comme Prosper, jeune, distingué, promis au plus brillant avenir, épouser une comédienne de trente et un ans, sans diplômes, sans fortune, sans beauté et qui avait roulé dans tous les ruisseaux ! Une fille séduite, abandonnée avec un enfant, qu’elle n’avait même pas su élever ! Quelle folie ! Cependant, ils finirent par céder.

Votre mère sera donc la mienne, écrivait Mlle Desbordes à son fiancé. Votre père va remplacer celui que je pleure encore… Mais, moi, m’aimeront-ils ? Oh ! demandez-leur de m’aimer, de commencer à présent pour ne jamais finir.

C’était délicat. Mme Valmore accueillit sa bru d’assez mauvaise grâce. Puis elle sembla désarmer devant sa bonne volonté, l’amour qu’elle marquait pour son fils, et surtout sa première grossesse. Car, dès le début de son mariage, Marceline devint enceinte, et, le 22 juillet 1818, elle accoucha d’une fille, Junie… Tous leurs enfants porteraient des noms de tragédie.

Malheureusement, Junie vécut très peu ; le 11 août suivant, au bout de vingt jours d’une frêle existence, elle était morte. Ce fut l’occasion de nouvelles critiques sur le peu de santé de la jeune femme, sur son défaut de savoir où remontaient de perpétuelles allusions à un passé que Prosper, avec une volonté désespérée, voulait effacer. Plus tard, à ces insinuations, à ces « tracasseries jalouses d’une mère aigrie par de petites prétentions d’autorité menacée », Marceline attribuera les soupçons renaissants de son mari.

Ce premier orage ne dura pas beaucoup. Car si Valmore était troublé et traqué par ces remarques lancinantes, il avait découvert en son père un allié. Le vieil acteur n’avait pu résister au charme de sa belle-fille, à sa façon prenante d’interpréter la tragédie. Comme son fils, il se croyait poète et connaisseur. Quelques strophes de Marceline l’avaient enthousiasmé. Il était convaincu que la gloire les attendait tous deux, mais à Paris. Là seulement trouveraient-ils des théâtres et des éditeurs dignes de leur talent. Aussi ne cessait-il de presser sa bru de réunir ces romances, ces pièces éparses qui avaient obtenu déjà tant de succès et d’en former un volume.

Prosper et sa femme ne demandaient qu’à se laisser convaincre. C’est alors qu’ils formèrent fermement le projet dont l’échec obstiné a rempli leur vie de misère et de ruines : pour lui, rentrer au Théâtre-Français et y conquérir les premiers rôles ; pour elle, abandonner la scène et régner dans le monde littéraire.

Comment amorcer un tel programme en demeurant à Bruxelles, et en consacrant au Théâtre de la Monnaie la majeure partie de leur temps ? « Qui ne risque rien n’a rien », dit un proverbe cher à tous les téméraires. Ils décidèrent de ne pas continuer à s’enliser à l’étranger. Par un coup de tête qui devait leur être trop familier, ils prirent prétexte des nouvelles espérances de maternité de Marceline pour résilier leur engagement.

Les voilà donc Paris, dès le printemps de 1819, Valmore en train de courir chez les directeurs et sa femme après les éditeurs.

Quand on s’est beaucoup surexcité avant de tenter de pareilles équipées, la désillusion et les déboires ne sont que plus amers. Dans ce couple naïf, qui lâchait ainsi trop aisément la proie pour l’ombre, l’homme n’aboutit à rien ; nul besoin de ce petit tragédien chez Molière, on le lui avait montré six ans auparavant ; pourquoi s’acharner ? La femme se heurtait à des difficultés encore pires, que son entourage n’avait nullement prévues. Non seulement les libraires ne montraient aucune envie de la « persécuter » pour reprendre le mot de Mascarille, mais encore elle se reconnaissait bien incapable de former, de ses poésies éparses, un recueil susceptible d’être publié. Elle avait le génie d’exhaler en vers quasi inconscients les soupirs et les ardeurs de son âme brûlante, mais elle ignorait l’art indispensable de disposer les pièces dans un ordre harmonieux, de distinguer ce qui devait être corrigé ou conservé. C’étaient des cahiers informes qu’elle apportait aux éditeurs. Elle s’étonnait douloureusement qu’on ne les lût pas.

Heureusement — ou malheureusement, suivant le point de vue auquel on se place — quelqu’un allait reparaître, quelqu’un qui possédait justement les qualités qui lui manquaient : la culture, le goût, le sens critique, la connaissance avisée du public. C’est grâce à Latouche que la France et le monde ont connu André Chénier ; c’est grâce à lui également que nous avons eu Marceline.

Il s’en occupa vers la même époque. Rentrant de Rodez, où il avait inauguré avec ses lettres du Sténographe parisien sur l’affaire Fualdès le grand reportage judiciaire, il s’occupait, tout en polémiquant avec Clarisse Manzon, de publier les admirables poèmes de Chénier, dont aucun éditeur ne voulait. Baudoin et Foulon les avaient déjà refusés. Mais il s’entêtait, car nul ne saurait lui refuser la perspicace divination de la beauté.

Le même sentiment le rapprocha de son ancienne maîtresse. Il sentait qu’il y avait dans les vers épars qu’il avait lus d’elle plus de poésie que chez tous les rimailleurs du moment. Et il savait bien que, sans lui, elle n’arriverait jamais à rien. Ce rôle de révélateur lui plaisait. Il contenait quelque chose d’extrêmement flatteur, surtout dans le cas présent, où il ne pouvait douter que la plupart de ces beaux vers avaient été inspirés par lui. Ce sentiment extrêmement complexe le guida vers Marceline. Elle le vit revenir avec terreur.

Il était riche, redouté, presque célèbre. Sa femme avait fini par prendre son parti de ses infidélités et de son existence follement indépendante. Il jugeait élégant de tendre la main à celle qui l’avait tant aimé, et de l’aider à faire applaudir une œuvre qui, en somme, était sa louange. Il accomplit ce que Prosper eût été bien incapable même d’essayer. Il refit l’ouvrage, le corrigea, le rendit présentable, lui trouva un éditeur.

… Un homme d’un talent immense, avoua bien plus tard Marceline, m’a un peu aimée jusque-là de me signaler dans les vers que je commençais à rassembler les incorrections et les hardiesses dont je ne me doutais pas…

Et elle soupirait en même temps, toute tremblante :

D’où sait-il que je l’aime encore ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il dit que l’amour sait attendre

Et deux cœurs mariés s’entendre !
Et ce lien défait par lui

Il vient le reprendre aujourd’hui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai rien trouvé à répondre ;

Dans sa voix qui sait me confondre
Le passé vient de retentir.

Après la victoire de l’édition de Chénier, Latouche pouvait, plus que quiconque, servir son ancienne amie, l’imposer aux libraires et à la critique ; mais, pour cela, il lui fallait une pleine liberté. Il n’acceptait pas de l’aider et de la recevoir honteusement, dans l’ombre. De son appartement de la rue des Saints-Pères, il lui écrivit, le 5 octobre 1819, comme il se serait adressé à une femme de lettres qu’il n’aurait jamais rencontrée. En lui envoyant les poésies de Chénier, il lui demandait avec une courtoisie parfaite la permission d’aller la saluer chez elle.

Il me semble, disait-il, que je m’y présenterai comme un ami, tant vos écrits m’ont déjà fait connaître et estimer l’auteur.

Elle lui répondit sur le même ton, mais avec quelque chose de plus, ce frémissement intérieur qui ne trompe pas :

Monsieur,

Je vous dois beaucoup plus que je puis l’exprimer pour les marques d’intérêt qui m’honorent et me touchent.

Venez comme ami, n’oubliez pas que c’est vous-même qui avez tracé ce mot et qu’il double le plaisir de votre lettre. Le même titre, si vous y tenez un peu, terminera la mienne, et je me rappelle qu’il y a longtemps que j’en éprouve les sentiments.

Mme Desbordes-Valmore.

Et elle ajoutait en post-scriptum :

Demain, après-demain, tous nos jours vous appartiennent. Mon mari vous remerciera lui-même de votre présent. Je vous sais un gré infini du plaisir que m’a fait la lecture de ce charmant ouvrage.

C’est ainsi que M. Valmore ne tarda pas à voir arriver dans son logement conjugal ce M. de Latouche, dont il avait si souvent entendu parler, et qui, de toutes les relations de sa femme, lui paraissait l’homme le plus influent et le plus utile. Ce n’était plus seulement un statuaire comme Théophile Bra, ou un peintre comme Hilaire Ledru : un journaliste, un auteur dramatique, un poète, fort élégant, lancé dans le monde et qui connaissait tout Paris. De quel prestige ne jouissait-il pas aux yeux de ce jeune acteur, dont, par-dessus le marché, il était l’aîné de sept ou huit ans ?

Reçu avec admiration par le mari, qu’il éblouissait de sa faconde et de ses projets, Latouche se réinstallait auprès de Marceline. Très librement, maintenant, on causait à trois de ce premier livre, Élégies, Marie et Romances sorte d’« olla podrida », qui avait enfin paru sous la simple signature de Mme Marceline Desbordes, à la librairie française et anglaise de François Louis, 10, rue Hautefeuille. On en commentait le succès. On préparait une deuxième édition, d’où l’on extrairait Marie, nouvelle en prose, que l’on réservait pour un volume de récits à intituler Veillées des Antilles : et cette deuxième édition, Prosper l’exigeait, et son père aussi, serait signée Desbordes-Valmore. Ils étaient fiers de leur poétesse. En attendant les triomphes du théâtre qui ne pouvaient manquer au tragédien, une belle place dans la littérature était marquée à sa femme. Ils s’en réjouissaient, sans jalousie d’aucune sorte.

Peut-être, ici, certains seraient tentés de mal juger Prosper. Les uns le taxeront de légèreté, peut-être de complaisance coupable, ou, ce qui peut sembler pire, de sottise. Tous ces jugements sont injustes.

On pourrait plaider l’aveuglement : sur ce chapitre, que ne pourrait-on plaider, puisqu’il s’agit d’un jeune homme et surtout d’un comédien amoureux ? La réalité des faits s’y oppose. Valmore n’était pas assez niais pour ne pas s’inquiéter de la signification secrète de ces poèmes dont le succès littéraire l’enorgueillissait. Si étrange que cela paraisse chez l’époux juvénile d’une femme déjà flétrie, il était jaloux. Il poursuivit Marceline de ses soupçons, de ses récriminations, de ses injures même, et cela durant de longues années, jusqu’à la fin.

Comment se disculpait-elle ? Oh ! c’est très simple. Elle soutenait devant un homme qui se croyait poète, et qui ne l’était pas, l’explication de la littérature. Elle tentait de lui persuader, et elle y parvenait la plupart du temps, que ces vers, ces romances surtout, étaient de purs exercices de virtuosité. Il fallait écrire des compositions mélancoliques dans le goût de cet âge élégiaque, elle s’y était appliquée de son mieux. Elle rêvait la gloire. Les romances l’y conduiraient. Il lui suffisait de trouver des paroles aux mélodies d’Amédée de Beauplan ou d’Édouard Bruguière.

La réponse semblait parfaitement conforme aux prescriptions de L’Art poétique. Comment Valmore ne l’eût-il pas reconnu ? D’ailleurs, si, parfois, quelque vers plus vibrant, quelque strophe plus explicite le poussait à interroger sa femme, à lui demander comment elle avait trouvé telle notation de sentiment, tel cri de passion que tout de même on ne rencontre pas dans les manuels, elle lui racontait les aventures de Délie, d’Albertine Gantier, de Douai, de telle autre de leurs amies. Dans sa vie déjà longue de théâtre et de coulisses, que de confidences n’avait-elle pas reçues ! Elle les notait, et puis elle les transposait dans ces poésies qui l’inquiétaient si fort, et si faussement, d’ailleurs, car il ne pouvait raisonnablement douter qu’elle l’aimât !

L’année suivante, elle devait connaître une personne, qui viendrait corroborer ces dires, qui collaborerait de toute manière avec elle pour rassurer Valmore. C’était Antoinette-Pauline de Montet, née à la Martinique, mais amenée jeune en France où elle avait épousé le baron Désiré Duchambge d’Ehlbhecq, aide de camp de son père, ancien général de l’armée des Pyrénées-Orientales. Cette union n’avait pas été heureuse. La belle Créole, bientôt séparée de son mari, cantatrice et compositeur de musique, portait au cœur la même blessure que Marceline, car elle fut assez vilainement abandonnée par Auber, qu’elle aimait follement. Elle s’éprit de la muse, trouva en elle un écho à ses désespoirs, et s’attacha à répandre les poésies de son amie en les faisant chanter dans les salons.

Désormais, Pauline Duchambge et sa passion délaissée deviendront l’alibi de Marceline. Ces cris, ces sanglots, ces appels douloureux et mélancoliques, c’est à Auber qu’ils s’adressent. « Ils étaient en prose… Je n’ai fait que les mettre en vers ! »

Si donc Prosper a joué sans trop se fâcher le rôle éminemment délicat de mari d’une femme de lettres, ce n’est pas qu’il ait placidement accepté que son épouse exhalât du soir au matin des soupirs d’amour, qui, notoirement, ne s’adressaient pas à lui ; mais c’est qu’il se voyait bien obligé de se rendre aux bonnes raisons qu’on lui fournissait.

Qu’il ait reçu amicalement M. de Latouche, qu’il ne l’ait pas soupçonné, qu’il l’ait considéré comme son ami et son protecteur, quoi de plus naturel ? Ce rédacteur au Constitutionnel, cet homme important et souriant, n’éprouvait aucun amour coupable pour Marceline, c’était visible. D’autre part, il était réellement dévoué pour son ménage et sa famille. Ricane qui voudra. Il le demeura, de très longues années.

Tout ce que nous venons de dire n’altérait pas la parfaite union du ménage, puisque, le 2 janvier 1820, il leur naissait un second enfant, Hippolyte, le seul qui dût leur survivre[2].

En même temps, s’avérait un fait actuel : c’est que, si la jeune mère avait conquis déjà l’audience des salons et des lettrés, s’il s’affirmait qu’elle pouvait espérer prendre place dans ce grand Paris, qui renaissait à la poésie, son mari éprouverait de très grosses difficultés à rentrer dans ce Théâtre-Français où il avait subi une chute si malencontreuse. On s’était empressé de se substituer à lui, et l’amitié de M. de Latouche lui causait plus de torts qu’elle ne lui donnait de droits.

Valmore était tragédien. Il n’acceptait pas de passer par la petite porte, de jouer des utilités ; il avait été Achille, Oreste, Jupiter ; il ne serait pas Albin ou Fabian. En attendant mieux, il se décida à aller interpréter les grands premiers rôles à Lyon, sous la direction d’Alexis Singier. Marceline l’y accompagnerait, à titre de forte ingénuité, comme à Bruxelles.

Cela n’alla pas sans quelques difficultés. En ce moment, la jeune femme répugnait extrêmement à quitter Paris. Nous devinons pourquoi :

Deux cœurs mariés s’entendront toujours,

dit-elle dans L’Étonnement. Mais il faut bien comprendre de quel mariage il s’agit ici, et de quelle entente, qui persiste malgré les liens légaux. Elle objectait ses travaux littéraires, la nécessité de poursuivre de près une carrière si bien commencée ; on rééditait les Élégies et les Romances ; elle préparait Les Veillées des Antilles, quatre longues nouvelles en prose, qui certainement seraient un grand succès de librairie, après ce qu’avaient obtenu ses poésies. Ces ouvrages seraient signés Desbordes-Valmore, cette fois. Ainsi, Prosper leur serait-il associé.

Cette attention touchait médiocrement le jeune homme ; non seulement les vers de sa femme, qu’il ne pouvait se défendre d’admirer, l’irritaient en secret, mais encore il ne se sentait nullement fait pour cet autre rôle de second plan que Marceline lui offrait. Il voulait triompher, lui aussi, connaître la gloire plus bruyante des bravos, gagner de l’argent, être le premier dans le ménage. Il imposa l’engagement de Lyon ; et il partit seul, en avant, ayant accordé, en manière de concession, quelque délai pour achever de tout régler.

Première séparation : elle ne fut pas très longue. Cependant elle ne manqua pas d’engendrer quelque froideur. Valmore, qui a religieusement conservé les lettres de sa moitié, en avait bien peu de cette époque, où elle vivait un nouveau drame d’une inénarrable douleur. Mais tout la pressait de partir. Il fallait sans retard aller jouer la comédie.

Avant de s’éloigner — pour combien de temps ? — quels gages de son amour tremblant et coupable donna-t-elle à Latouche ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle lui laissa son portrait, un portrait que, quelques mois après, elle désirait ardemment se faire rendre. Tout n’était-il pas fini entre eux ? Elle le connaissait, ne doutait pas de sa vie frivole, inconstante, volage. Avec quelles femmes ne riait-il pas maintenant, en leur montrant cette image déjà tout éplorée ? Comme elle n’osait pas la lui demander, elle l’écrivait à mots couverts à Sophie Gay, qui lui répondait :

Je brûle d’entendre cette histoire de portrait qui vous change en pierre, à propos de cette personne qui a le don d’opérer sur nous deux des miracles. J’en viens de recevoir, après trois mois de silence complet, un petit billet, par lequel elle me conjure de vouloir bien la mettre au nombre de mes amis les plus dévoués. Quel dévouement ! Dans le temps que je le voyais tous les jours, je l’appelais mon ennemi intime. Depuis, l’intimité a cessé. Je vous demande ce qui reste

Évidemment, l’homme était redouté. La commission bien malaisée à exécuter. Après de longues tergiversations, Latouche, pour plus de vingt ans, allait garder ce fameux portrait, et aussi son influence dominatrice sur la pauvre femme qui l’adorait presque malgré elle.

Au milieu de toutes ces angoisses, il avait fallu remonter sur les planches, devant un public inconnu et exigeant. Le répertoire de province dans son épuisante variété.

Ah ! Valmore n’avait plus à se plaindre de son oisiveté ! Tragédie, comédie, drame, tout lui était bon. Il jouait le Sylla, de M. de Jouy, en s’efforçant d’imiter Talma, qui, dans cette pièce médiocre, avait obtenu un immense succès, en imitant l’Empereur ; il jouait Les Fourberies de Scapin et Le Dépit amoureux, Le Joueur de Regnard, Les Châteaux en Espagne, de Colin d’Harleville, l’insupportable Nanine, de Voltaire, Frédégonde et Brunehaut, de Népomucène Lemercier. À ses côtés, essayant de dissimuler les fatigues de sa troisième grossesse, sa pauvre femme, usée et brisée, interprétait le plus gaiement qu’elle le pouvait les Zerbinette et les Marinette, ou, à volonté, la reine Brunehaut, dans le drame mérovingien. Quel effort d’apprendre, pour quelques représentations à peine, ce texte rocailleux et sans vie ! Elle le fit pour être agréable à Valmore, qui, lui, rayonnait. Secouant son opulente chevelure, magnifique et sonore, il était le jeune Mérovée, fils de Chilperic, haï par sa marâtre, trahi par son épouse. Il essayait de faire vibrer le public lyonnais à l’audition de cette vieille histoire, sans couleur locale, et toute bourrée d’anachronismes. Il n’y réussissait pas et n’y comprenait rien.

Alors, il revenait à la comédie, où sa grandiloquence le desservait. Au cours de sa carrière mouvementée, il devrait s’essayer ainsi dans tous les genres. On l’entendit avec Marceline dans Le Dissipateur ou l’honnête friponne, cette pièce que Destouches, dès 1736, avait imitée du Timon d’Athènes de Shakespeare, en y mélangeant tous les styles. Marceline incarnait Julie, la jeune veuve, que Cléon veut épouser, et qui, avec l’aide de sa servante Finette, entreprend de le guérir de sa prodigalité. Elle jouait ces scènes, où passe le souvenir du Retour imprévu, de Regnard, avec une gaieté extérieure, qui dissimulait une lassitude infinie.

Elle était enceinte de six mois, quand elle essaya, à force de poudre, de fards et de vermillon, de jouer l’Agnès de L’École des Femmes et aussi La Fausse Agnès, du même Destouches, dont nous avons oublié la vogue persistante.

Quelle misère ! Et Valmore interprétait Arnolphe, menaçait sur un ton rugissant de s’arracher un côté de cheveux. C’était lui, dont elle déchirait innocemment le cœur, et c’était elle qui respirait à peine, de son amour inavouable et étranglé. À chaque vers, elle sentait des allusions et ne le disait que mieux. Malgré ce que sa situation avait de pénible, presque de ridicule sous des jupes bouffantes qui la soulignaient en prétendant la dissimuler, elle était longuement applaudie, beaucoup plus que son pauvre mari.

Elle retrouvait le même succès dans la comédie de Destouches. L’auteur, cependant, ne l’avait composée que pour sa distraction particulière, pour la jouer lui-même avec des amateurs de ses amis, dans son domaine de la Motte. Mais ce grossissement de l’idée moliéresque plaisait beaucoup au public de la Restauration. Il s’amusait de la déconvenue burlesque de M. Desmasures, poète campagnard, vaniteux et sot, complètement berné par la jeune Angélique, qu’il a fait élever à la campagne : « élever » est une façon de parler, car il est convaincu qu’elle n’a appris à écrire que depuis deux mois. On y applaudissait à tout rompre une réplique qui est de tous les temps :

Une baronne écoute des vers que récite l’ingénuité. « Cet endroit-ci, dit-elle, n’est pas clair ; mais c’est ce qui en fait la beauté.

— Assurément, répond le baron. Quand je lis quelque chose et que je ne l’entends pas, je suis toujours dans l’admiration. »

Valmore et sa femme se prodiguaient. Il fallait des spectacles copieux, où le public lyonnais, qu’on ne berne pas aisément, eût la conviction profonde d’en recevoir pour son argent. Ils jouaient éperdument, presque tous les soirs, souvent deux fois par jour. Marceline prenait du théâtre jusqu’à la nausée. C’est probablement ces derniers mois si pénibles et si amers qui lui donneront cette horreur des planches qui ne l’abandonnera plus.

Elle touchait alors à la fin de sa carrière théâtrale. Le 2 novembre 1821, elle mettait au monde une petite fille. Elle l’appela Hyacinthe. Ondine ou Line ne fut plus tard qu’un surnom. Hyacinthe ! Et pourtant l’homme qui portait ce nom bizarre n’était pas son parrain.



À partir de ce moment, Marceline ne voudra plus être actrice. Elle se sentait épuisée par ses quatre maternités. Sa taille, sa fraîcheur, sa voix étaient perdues. Comment pourrait-elle jamais recommencer à dire : « Le petit chat est mort » ? Elle n’avait rien de celles qui s’obstinent. Elle ne voulait plus s’exhiber, laide et fanée, à côté de son mari jeune et piaffant. Elle lui cédait la place. Elle sentait, Latouche le lui avait fait comprendre, qu’elle avait autre chose à faire que de débiter les vers des autres.

Certes, elle avait eu bien tort d’épouser un comédien, mais elle était trop fière pour le reconnaître jamais. Tout le plan de sa vie serait de ramener ce pauvre homme à Paris, la seule ville où elle pourrait enfin être elle-même, vivre et triompher. Valmore, d’ailleurs, ne demandait pas mieux. Et, pour lui rouvrir les portes du Théâtre-Français, il comptait au premier rang sur M. de Latouche, dont la situation littéraire et mondaine ne cessait de s’affermir.

En attendant, il fallait se contenter de la province, s’arranger pour y vivre le mieux possible. De Lyon, en 1823, ils vinrent à Bordeaux[3], ayant laissé leurs deux enfants en nourrice : Hippolyte à Saint-Rémi, près des Andelys, chez sa tante Cécile ; Hyacinthe, chez de braves paysans aux environs de Lyon.

Je suis bien aise que Prosper ait accepté, écrivait à sa belle-fille le père Valmore, surtout dans la circonstance où nous sommes. Non seulement il n’aurait pas trouvé mieux, mais à coup sûr jamais aussi bien : une belle ville, la certitude du paiement, et moi l’espoir d’aller vous rejoindre.

D’ailleurs, Bordeaux, « illuminé de soleil, pavé de sable blanc et d’huîtres, et rose du reflet de son vin, qui calme et anime l’esprit », plaisait beaucoup au ménage, logé rue de la Grande-Taupe, n° 7. Il les consolait des brouillards de Lyon. Ils y retrouvaient leurs souvenirs d’enfance. Toute leur vie, ils garderont ainsi la hantise du Sud-Ouest ensoleillé, rêveront de finir leurs jours à Toulouse, à Pau, à Bayonne, près des Pyrénées, — sans y parvenir jamais.

Prosper, premier rôle de tragédie et de comédie, débuta dans Le Menteur, où l’on apprécia ses qualités physiques, son débit net et nuancé ; mais il parut inégal dans Monsieur de Crac, L’Éducation ou les deux cousines, de Casimir Bonjour, Gaston et Bayard, tragédie de du Belloy, Le Mariage de Figaro, Les Comédiens, de Casimir Delavigne. Le critique bordelais, Edmond Géraud, l’appréciait ainsi, avec indulgence :

J’ai déjà dit que, dans ses rôles les plus ternes, cet acteur avait au moins des éclairs d’un talent très distingué ; mais j’ai remarqué de trop longues éclipses ; je lui ai reproché de n’être pas toujours en scène et de laisser quelquefois errer son esprit dans les espaces imaginaires.

Il pensait sans doute trop à sa femme, qui, elle, secouait ses tristesses en se disant que sa carrière théâtrale était finie.

Ne pas jouer la comédie, écrivait-elle à l’oncle Constant, est un genre de bonheur que je ressens jusqu’aux larmes…

Cela lui suggérait des éclats de gaieté fort imprévus. En petit comité, elle se laissait aller à chanter des romances burlesques, notamment celle-ci, sur l’air de : Femmes, voulez-vous éprouver, toute trouée de cocasses hiatus :

Adèle, je t’ai vue hier,
Tu avais ton chapeau aurore ;
Avec ce hussard qui te perd,
Tu allais au bal de Flore.
Ô Adèle ! Ô objet charmant !
Méfie-toi de ces bons apôtres.
Fille qui a eu un amant,
Peut peu à peu en avoir d’autres !

Valmore souriait, avec une condescendance un peu dégoûtée, à ces couplets ineptes, si parfaitement déplacés dans la bouche d’une femme dont il n’ignorait pas tous les malheurs ; mais il ne se fâchait pas, car Marceline était si bonne, si dévouée, surtout depuis qu’il était seul à monter sur les planches ! Sa mère était morte, et, avec elle, les vieux soupçons endormis.

D’ailleurs, il poursuivait son idée mirobolante. Puisque sa compagne était poète, si parfaitement poète que chacun admirait ses vers, elle écrirait des pièces de théâtre. Elle les composerait avec son grand talent, il les jouerait avec son génie et avec son cœur. Il n’eut de cesse qu’elle mît debout un scénario, auquel il collabora. Quel enthousiasme ! « Ce sera plus beau que toutes les œuvres de Molière ! » s’écriait-il.

Marceline sentait bien qu’il s’illusionnait. Comment, faite uniquement pour laisser vibrer son âme au gré de la poésie, pourrait-elle jamais écrire une comédie, où il lui faudrait exprimer des sentiments qui lui seraient totalement étrangers ? Un tel effort lui répugnait. Elle s’en ouvrit à l’un des auteurs qu’elle avait interprétés jadis, à ce brave Jars, député et librettiste de Spontini. « Pour me consoler, lui disait-elle, je vais me cacher dans une élégie. » Et il ne fut plus question de ce mirifique projet, qui avait enchanté Prosper durant quelques mois.

La littérature ne cessait pas de les hanter pour cela. Ils fréquentaient, dans les salons de Bordeaux, Garat, Jacques Arago, Alfred de Vigny lui-même, et ils publiaient leurs vers dans les journaux et revues de la ville : car Valmore continuait de rimailler, et l’on retrouve dans Le Kaléidoscope deux pièces exécrables de sa composition : À Celle que j’aime et Le Bal.

Cependant l’heure n’était plus aux beaux rêves… Un de ces brusques accidents dont est semée l’existence incertaine des artistes les rejetait au hasard. La mort du directeur Fourès fermait le Grand Théâtre provisoirement, les obligeait à regagner Lyon. Ils s’y attardèrent le moins possible, rallièrent Bordeaux au bout de peu de temps, avec moins d’argent et plus de charges. Il avait fallu reprendre la petite Hyacinthe qui venait d’être sevrée, et Marceline enceinte allait encore accoucher d’une autre fille, le 24 novembre : celle-là on l’appela Inès, sans doute à cause d’Inès de Castro, la célèbre tragédie de Houdart de La Motte, que depuis un siècle on ne cessait de jouer avec un succès prodigieux[4].

Ce second séjour, avec deux enfants en bas âge, marque le début de la gêne dans laquelle le ménage allait se débattre jusqu’à la fin. Valmore jouant seul ne pouvait décemment soutenir et nourrir une famille, qui avait dévoré toutes ses économies. Il ne se reposait guère. On l’entendit dans L’École des Vieillards, de Casimir Delavigne ; Jeanne d’Arc et Clytemnestre, de Soumet ; Le Tasse, d’Alexandre Duval ; Pauline brusque et bonne, de Dumersan ; L’Agiotage, de Picard et Empis ; L’Homme habile, de d’Epagny ; Sémiramis, Alzire, Athalie, et encore Eugénie, de Beaumarchais, et Tartuffe… Quel affreux méli-mélo, et comment un artiste eût-il pu se reconnaître dans un répertoire aussi hétéroclite ? Mais en regard de ce que ce brave homme gagnait en s’époumonant chaque soir, les gains littéraires de Madame côtoyaient le néant.

Pourtant, elle ne se décourageait pas. Elle avait écrit beaucoup de vers, durant ces toutes dernières années. Elle les envoyait à Latouche, qui les recevait avec joie, les classait, les corrigeait, les faisait passer dans les revues, notamment La Psyché et Le Mercure. On y retrouvera son apologue À un Vieillard. En critique pénétrant, il savait goûter cette chanson lointaine, si personnelle. Il ne cessait de la prôner ou de la défendre.

Marceline, dans son exil et sa misère, ne manquait point d’être délicieusement émue de ce zèle attentif. Et bien qu’elle écrivît à l’oncle Constant : « Ils font tout cela comme si j’étais morte », elle ne pouvait manquer d’ajouter :

Je suis très confuse et presque affligée des soins que prend pour nous M. de Latouche. Comment pourrons-nous jamais les reconnaître ? Ce sera donc dans un autre monde ? Que de dettes à payer pour celui-ci !

Bref, on lui trouvait un nouvel éditeur, meilleur que le précédent. C’était Ladvocat, qui accepta de publier les Élégies et Poésies nouvelles, de Mme Desbordes-Valmore. Ajoutons que ce personnage, une sorte de mécène, devait mourir complètement ruiné.

En cette affaire, il se confiait à Latouche, dont la renommée et l’influence depuis cinq ou six ans n’avaient cessé de croître. Journaliste, critique, essayiste, il s’affirmait aussi comme poète. Il était célèbre, admiré plus encore que redouté. Et Valmore se félicitait de voir dans son jeu un pareil maître.

Parfois, tout de même, la vie devenait tellement dure, que le pauvre homme s’avouait en secret que la gloire littéraire est aussi creuse, sinon plus, que la popularité théâtrale. Publier des vers dans de vagues gazettes, se voir loué dans Le Mercure, savoir qu’un vieil académicien ou qu’un jeune romantique a récité par cœur une de vos strophes, cela ne désarme ni un propriétaire ni un épicier. Mieux valait encore perdre son temps à jouer Nanine !

Latouche n’ignora point ces difficultés, qu’il les apprît par quelque plainte discrète de la femme ou du mari. Il ne résista pas au désir d’en parler à Mme Récamier, qu’il entourait du culte le plus fervent.

Lors de sa fugue en Italie, il l’avait rencontrée à Rome, en 1813. Il était allé la saluer respectueusement dans les grands salons du premier étage qu’elle occupait au palais Fiano, sur le Corso. Il lui avait parlé comme il savait parler aux femmes. Longtemps il compterait au premier rang de ses familiers. On les avait revus ensemble dans l’atelier de Canova, et à Naples, dans la résidence royale de Murat.

Sous la Restauration, il reparut auprès d’elle à l’Abbaye-aux-Bois, lorsque la divine Juliette, à peu près ruinée, vint s’y installer, après avoir quitté son hôtel de la rue d’Anjou-Saint-Honoré. Dans ces appartements carrelés, incommodes, mal distribués, elle lui apparaîtrait toujours reine, au milieu d’une véritable cour. Le dieu de la maison l’y accueillait avec bienveillance et son amie n’avait que des sourires pour ce « paysan de la Vallée-aux-Loups », qui avait osé écrire à M. de Chateaubriand :

Fils du ciel, inhabile aux crimes de la terre,
Viens, reviens habiter mon hameau solitaire ;
Assez, dans les ennuis d’un si stérile honneur
Ton nom s’est obscurci du nom de Monseigneur ;
Reviens du val d’Aulnay visiter la chapelle :
Ton belliqueux ami, Montmorency, t’appelle.

Depuis 1817, en effet, René avait vendu son ermitage à Mathieu de Montmorency, mais parfois, durant l’été et l’automne, il s’y retrouvait avec Mme Récamier, et devenait ainsi le voisin de Latouche, installé dans un modeste et célèbre pavillon.

Dans ces diverses réunions, au faîte de la société française, il était souvent question des pauvres Valmore, exilés dans les froides coulisses de Lyon ou de Bordeaux. Hyacinthe y lisait de sa voix prenante, quoique voilée, des vers de Marceline : plus tard, il la présenterait en personne, et toute tremblante, au cénacle de l’Abbaye-aux-Bois.

Or, en 1825, le poète se rendait bien compte que la publication tant escomptée des Élégies nouvelles ne parviendrait pas à alléger le budget si embarrassé des Valmore. Il fallait inventer autre chose. Il ne pouvait offrir de l’argent à Marceline, qui aurait vu dans cette offre la plus cruelle injure. Que faire ?

L’idée vint de Juliette. Le duc de Montmorency, élu à l’Académie, en remplacement de Bigault de Préameneu, déclarait qu’il ne toucherait pas sa pension académique, qui atteignait alors douze cents francs, et qu’il l’attribuerait très volontiers à un littérateur dans l’embarras. Pourquoi pas à cette touchante Mme Desbordes-Valmore, chargée de famille, là-bas, à Bordeaux, et dont les vers s’affirmaient si délicieux ? L’affaire fut réglée en un tournemain.

Malheureusement, ce secours qui leur tombait du ciel, les Valmore n’en voulurent pas. Non point que Prosper y vît l’occasion d’y fixer sur quelqu’un sa jalousie toujours en éveil. Il n’en avait conçu que plus d’estime et de reconnaissance pour son grand ami parisien ; mais Marceline en fut atrocement blessée. Hyacinthe avait agi à son insu, et alors qu’elle souffrait à mourir de son absence, il s’ingéniait à lui procurer de l’argent. Pensait-il la dédommager ainsi ? Comment ne sentait-il pas que mêler à leurs sentiments si profondément ulcérés de telles questions, c’était en quelque sorte les déshonorer ?

Ils refusèrent donc. Valmore avec regret, sa femme avec une sorte de fureur. De son humble foyer bordelais, où l’existence quotidienne devenait de plus en plus problématique, elle écrivit qu’elle ne voulait pas être surnommée « la pauvre de M. de Montmorency ». On dut en passer par là.

Cependant, ses bienfaiteurs, au lieu d’être froissés par ces manières orgueilleuses, n’en conçurent pour elle que plus d’estime et d’intérêt. Ils ne s’en tinrent donc point à leur première démarche. Le duc se chargea de parler de la poétesse et de son mari au roi Charles X, qui accorda une pension de mille francs.

Cette fois, l’irascible muse accepta une faveur qui venait de si haut, et d’autant plus facilement que Latouche ne pouvait y être mêlé que d’une manière fort indirecte, puisque, par toutes ses idées, il appartenait à l’opposition. Cependant, il n’avait cessé de s’occuper de l’affaire, on en a la preuve dans ce petit billet qu’il adressait quelque temps après à Mme Récamier :

J’ai vu, il y a peu de jours, un bon et honnête vieillard qui s’afflige profondément de votre oubli. Il n’y a point de caractère et d’âge différents qui puissent échapper à cette peine-là. Il est si honorable et si doux d’avoir avec vous quelques rapports que le sentiment de son chagrin est bien naturel. Vous comprenez, Madame, que je parle de M. Valmore[5].

Du reste, Marceline, comme dit le respectable oncle, a enfin touché sa pension. Ses amis ont triomphé de ses scrupules. Elle viendra elle-même vous remercier au printemps prochain.

En réalité, cette visite n’eut lieu que dix ans après. La bénéficiaire, toujours scrupuleuse, avait hésité longtemps à toucher un secours si nécessaire et si opportun : elle l’abandonna au pauvre diable de peintre, dont il vient d’être question et qui subsistait misérablement. Le 30 avril 1828, il finit par mourir, et Marceline prit possession de cette pension, qui devait jusqu’à la fin constituer son principal, pour ne pas dire son presque unique revenu. Ses admirables poèmes n’ont cessé d’être publiés et republiés ; ils ont pu enrichir certains éditeurs ; à elle, ils ne lui ont rien rapporté. C’est l’éternelle histoire de Chatterton, dont Vigny n’a jamais réussi à faire sentir la tragique amertume.

Pour vivre, pour faire vivre les siens, Valmore continuait à débiter des alexandrins, à endosser des costumes bizarres, à se barbouiller de blanc gras et à se poudrer de vermillon. Une grande lassitude l’envahissait ; car il ne voyait rien poindre du côté de Paris, et le jeu de navette recommençait entre les villes de province. Il avait fallu regagner Lyon. et pour plusieurs années ; la presse l’accueillait bien, tout en faisant les plus grands compliments à sa femme, ce qui finissait par lui être désagréable. Il est gênant d’être le mari d’une muse, mais quand on est comédien, que l’on a soi-même un besoin impérieux de réclame et de popularité, cela devient très difficile.

Son humeur s’en ressentit. Leur petit logement situé tour à tour sur la vaste et célèbre place Bellecour ou sur la moins glorieuse place Saint-Clair, abrita plus d’une bouderie. Que Marceline demeurât auprès de lui à raccommoder ses costumes ou à peigner ses perruques, elle n’avait aucun soin de sa renommée ou de sa carrière, alors qu’il lui eût été si aisé de le ramener triomphalement à Paris, avec l’aide de tous les écrivains qu’elle avait conquis : Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Victor Hugo, tant d’autres ! Mais qu’elle parlât de revenir seule là-bas, pour s’y livrer à de fatigantes et indispensables démarches, c’était pour rencontrer quelque amant, celui-là même dont l’image flottait au travers de ses poèmes, de ses élégies, dont la publication récente tourmentait encore le pauvre homme !

Quelle conduite tenir ? Marceline se taisait. En pareilles circonstances, son expérience douloureuse lui démontrait que le silence était le meilleur remède. Les regrets, les angoisses qui l’obsédaient dans cet affreux exil, elle les renfermait en elle-même, n’en laissait rien paraître. Si, dans Les Annales romantiques, elle s’abandonnait à dédier à M. H. de Latouche son transparent Bouquet à la Croix :

Et moi, j’ai rafraîchi les pieds de la Madone
De lilas blancs, si chers à mon destin rêveur ;
Et la Vierge sait bien pour qui je les lui donne,
Elle entend la pensée au fond de notre cœur,

elle n’en parlait jamais que le plus froidement du monde, et quelquefois avec une espèce d’irritation secrète qu’un homme plus perspicace que Prosper aurait vite déchiffrée.

De passage dans la capitale, en avril. 1827, elle lui racontait sur un ton enjoué qu’elle avait déjeuné avec une Mme O’Donnell, sorte de gendarme déguisé, à la voix grosse comme un basson, qui lui disait un mal affreux de M. de Latouche ; et elle ajoutait :

À la bonne heure ! Il est à la campagne, ce qui me dispense d’aucune démarche où je ne suis pas portée.

Il est sûr qu’à partir de ce moment, leurs relations allaient singulièrement s’espacer. Tandis que Marceline atteignait la quarantaine, Hyacinthe, qui maintenant se faisait appeler Henri, ne pouvait plus la considérer que comme un gracieux souvenir ; directeur du Mercure du XIXe siècle en attendant Le Figaro, il menait une bataille enragée sur le double terrain politique et littéraire. D’autres soucis le hantaient que l’amour tenace et désolé de cette pauvre femme, exilée en province avec son ridicule cabotin de mari !

La révolution de 1830, les Valmore ne la verront que de Lyon, derrière leurs fenêtres closes, tandis que Latouche prendra une part active aux Trois Glorieuses, en attendant de les évoquer dans une série de « Scènes historiques » : Les Barricades de 1830.

À ses malheureux amis, le changement de régime n’apporte qu’un redoublement de calamités : les théâtres se ferment ; l’émeute, à Lyon, descend périodiquement dans la rue. Au contraire, d’immenses perspectives s’ouvrent devant Latouche et les hommes de sa génération, alors en pleine force. Il dirige Le Figaro, avant de le céder au gouvernement de M. Thiers. On parle de sa grande comédie, La Reine d’Espagne, que, maintenant, enfin, le Théâtre-Français va pouvoir représenter. Il est un des maîtres de l’opinion. George Sand lui dédie son premier roman, Lélia, quoique leurs relations n’aient pas longtemps continué : elle s’était vite aperçue qu’elle avait affaire à un personnage beaucoup trop autoritaire et jaloux pour elle.

Une telle vie rendait à Marceline une liberté qu’elle détestait, mais qui lui permettait, en toute bonne foi, de jurer à son mari que jamais d’une parole imprudente elle ne réveillerait le passé qui l’irritait, que ce passé était anéanti pour elle.

« Je te conjure de l’oublier de même, lui disait-elle. Sois liant, sois sans crainte. Je n’ai de rancune contre quoi que ce soit. Embrassons-nous, Prosper, veux-tu ? »

Il finissait par céder, car il estimait singulièrement vain d’augmenter encore par des crises de jalousie rétrospective les peines de leur existence. Il constatait quotidiennement quelle était la vie obscure et dévouée de sa femme. Était-ce l’heure de lui reprocher un passé qu’elle ne lui avait pas caché, alors que leur avenir, au lieu de s’éclairer de quelques lueurs, devenait de plus en plus sombre ?

Avec la chute de Charles X, la pension de Marceline avait été supprimée, et il faudrait de patientes démarches de Latouche auprès de M. Thiers pour la faire rétablir. Les deux petites, Line et Inès, avaient été atteintes de la fièvre scarlatine. C’était la misère dans l’épouvante, car Lyon, secrètement travaillé par les légitimistes, ne cessait de gronder sourdement…

Un poète vint les voir dans leur dénuement. Un clerc d’avoué, nommé Auguste Barbier, auquel, brusquement, ses Iambes venaient de donner la célébrité. Au dernier étage d’une maison laide, vieille et humide comme elles peuvent l’être à Lyon quand elles s’y mettent, il trouva Marceline entre Line et Inès à peine convalescentes. Prosper était sorti. Il ne gardait rien, au cours ordinaire des journées, du héros rugissant, voué à l’interprétation des passions violentes qu’il était le soir ; il allait quotidiennement à cette heure-là, en bon père de famille, querir au collège son petit Hippolyte.

Auguste Barbier avait du cœur. Il fut touché par tant de misère et de résignation. Il parla de la révolution, des espoirs échevelés qu’elle avait déçus, de la vie qui reprenait peu à peu, comme auparavant. Marceline lui confia ses derniers rêves. Quitter cette sinistre ville, rentrer à Paris. Là, elle pourrait travailler efficacement, collaborer aux gazettes littéraires, comme elle l’avait fait auparavant. On la soutiendrait. On ferait augmenter sa pension. L’Académie la couronnerait. Elle pourrait publier le roman auquel elle travaillait depuis cinq ou six ans et où elle mettrait beaucoup d’elle-même, L’Atelier d’un Peintre : l’oncle Constant y revivrait, et quelques autres avec lui. Puis, elle aurait toutes facilités pour donner à ses enfants une sérieuse éducation, qui leur permettrait plus tard de mener une vie moins incertaine que celle de leurs parents. Il lui serait loisible de revoir ses amis, sa famille, de faire entrer aux Invalides son pauvre frère Félix, auquel, en se saignant aux quatre veines, elle ne réussissait à envoyer que vingt francs par mois ! Enfin, là-bas, Valmore trouverait un emploi digne de son talent, échapperait à l’abominable métier de comédien de province, qui l’étouffait.

Auguste Barbier, auquel sa poussée violente de lyrisme avait laissé son esprit pratique d’homme de loi, essayait de la ramener à l’exacte appréciation de la réalité. Comme elle énumérait les protections notoires sur lesquelles elle comptait pour faire rouvrir les portes du Français à son mari, il lui dit :

— Chère Madame, il ne faut pas compter sur la force pour réinstaller M. Valmore dans la maison de Molière. Croyez-moi, le baron Taylor est très opposé à ces sortes de réintégrations. Ceux qui en profitent sont, d’ailleurs, très mal vus. On fait la grimace à ceux qui entrent ainsi par l’appui des autorités…

Cela, Marceline le savait, mais il lui était plus cruel encore de l’entendre dire. Au vrai, son but, son désir, son idée fixe, on les connaissait : regagner la ville où elle avait connu l’amour, où elle pourrait enfin revoir, fût-ce pour ses dernières années, l’homme qu’elle aimait toujours de la même passion douloureuse. À tout prix, il lui fallait quitter Lyon, où elle végétait, en somme, depuis dix ans, sauf les deux trop rapides saisons de Bordeaux.

L’événement allait la servir selon ses souhaits, beaucoup plus rapidement qu’elle n’osait l’espérer.

  1. En 1833 encore, elle lui écrivait après son départ : « Hier, c’était bien triste, le soir. J’ai pris Line dans mon lit, mais elle est bien plus petite que toi. » (Lettre de Rouen, 23 avril.)
  2. Il est mort le 2 janvier 1892, exactement à soixante-douze ans.
  3. Sur ce séjour à Bordeaux, voir deux remarquables articles de M. Paul Courteault dans La Revue historique de Bordeaux et du Département de la Gironde (mars, avril et mai, juin 1923).
  4. « Aucune pièce n’a plus constamment soutenu et alimenté la curiosité publique », a écrit Geoffroy.
  5. Il veut dire M. Desbordes, car le contexte prouve qu’il s’agit ici du cher oncle Constant, le peintre.